C'est à un art laborieux et requérant de très spéciales facultés que se voue le talent de M. Jean Lombard. Dans L'Agonie, parue il y a deux ans, revit la Rome décadente d'Héliogabale, livrée aux turpitudes dont lui donne l'exemple son empereur asiatique : La Ville n'est plus qu'un immense lupanar où les patriciens et la majeure partie du peuple rivalisent d'ignominie, et seules quelques âmes chrétiennes se révoltent devant tant de débauches et de cruautés. Byzance ressuscite le monde oriental du VIIIe siècle, dans un épisode de la longue guerre des Images. Mais, ici, les hontes impériales — car l'Excrémentiel ne fut pas de mœurs absolument orthodoxes — ne sont point dépeintes comme dans L'Agonie, moins que là curieuses du reste, et pas une fois l'on ne pénètre l'intimité du Grand-Palais.
Le drame commence alors que Constantin Copronyme, le Cavallin, l’Excrémentiel, est Bazileus de Byzance, depuis longtemps partagée en deux factions religieuses : l'Iconolâtrie, dont le grand chef est Hybréas, l'Hégoumène de la Sainte-Pureté, et qui rallie les Démocraties de Byzance et les Verts : c'est l'Orthodoxie, la religion de Jésus, des Humbles, des Faibles, des Pauvres, le Bien, la Vie ; et l'Iconoclastie, qui obéit au Patriarche châtré de la Sainte-Sagesse, avec qui sont le Grand-Palais, les Dignitaires, l'Armée, les Bleus : c'est la religion des Fiers, des Forts, des Riches, le Mal et la Mort.
Depuis Léon III l'Isaurien, père de Copronyme, la guerre des Images a été presque uniquement religieuse, l'Iconolâtrie n'ayant à élever au Basiléat que cinq vieillards de race Helladique, descendants de Théoclose, incapables de parleur infirmité — le Basileus Philippicus leur a fait crever les yeux — de gouverner l'Empire. Mais un portefaix thrace, le batelier de la Corne-d'Or Haraïvi,
« aventureux et porté au sacrifice et à la propagation » apprend à Hybréas l'existence d'un enfant mâle du sang de Justinien, le Sclavon Oupravda, qui vit obscurément avec sa sœur Viglinitza, son aînée d'une dizaine d'années, dans un quartier pauvre de la ville, et la guerre devient politique — Constantine V sera renversé, Oupravda, qu'Hybréas instruit dans la religion des Eikônes, nommé Basileus. Puis, comme partie des Verts tiennent pour les cinq frères aveugles, Oupravda sera uni à Eustokkia, la petite-fille du plus âgé d'entre eux, Arghiras, et leur seule descendance. De sorte que la race isaurienne asiatique, iconoclaste, sera remplacée au pouvoir par la jeune race sclavonne alliée à la vieille race helladique, Iconolâtres.
Le batelier Haraïvi, le spathaire Sepeos et l'hénioque Solibas fomentent la conjuration. On résout de précipiter du Cathisma, aux premières courses de l'Hippodrome, l'Autokratôr Constantin — mais contre l'avis d'Hybréas, qui ne voudrait agir qu'à coup sûr, une fois en possession d'une force terrible que lui ont révélée des livres aryens, qu'il travaille à conquérir et certainement conquerra : le feu détonant. L'entreprise échoue, et Sepeos, saisi par les soldats, est mutilé on lui coupe une main, un pied, et on lui crève un œil. Une deuxième sédition des Verts échoue encore, malgré l'emploi du feu détonant , incomplètement asservi par Hybréas. Oupravda, dans la défaite, tombe aux mains de Constantin V, qui lui fait crever les yeux.
Laissé libre pourtant, Oupravda épouse Eustokkia, qui le console et le soutient de son inébranlable foi en l'avenir : il leur naîtra un enfant, un mâle, et ce fils, du sang de Théodose allié au sang de Justinien, sera Basileus. Et « à l'écouter, Oupravda avait de mélancoliques joies, mieux alors serrait Eustokkia en ses faibles bras ; il versait des pleurs lents sur son sein aux étoffes. resplendissantes et revivait malgré la mort de ses regards ».
Au reste, ce ne fut jamais par ambition de dominer qu'Oupravda voulait l'Empire d'Orient, « dont les magnificences lui allaient moins que les, paroles mystiques d'Hybréas. Comme d'un sol vierge, l'Art des Éikônes, l'Orthodoxie par leur culte, le combat du bien contre le mal, l'union de la race sclavonne et helladique pour la prééminence, à Byzance, de la religion du Iezous, lui éveillaient de confuses idées, des sensations et des plaisirs tout cérébraux, illuminés, comme d'un rubannement de soleil, par l'enseignement de l'Hégoumène ». C'est
Viglinitza, sœur d'Oupravda, qui a hérité des aïeux l'amour de la puissance et de la domination. Elle chérit à la fois, méprise et jalouse son frère. La grande tristesse de son âme barbare et virile est que, sœur d'Autokratôr quand Oupravda aura remplacé Constantin, elle ne sera pas même Augusta. Mais, son frère aveuglé elle ne réfrène plus ses convoitises : Oupravda est débile et n'aura point de postérité ; or, un fils d'elle aussi serait du sang de Justinien et pourrait prétendre à l'Empire d'Orient. Vainement, pour être fécondée, elle se donne au mutilé Sepeos — qui Meurt peu après — vainement, à Haraïvi,
qui a subi l'ablation du nez lors de la dernière défaite, vainement à, Solibas amputé des deux bras..,
Cependant Eustokkia va mettre au monde un enfant, et, pour le préserver d'un attentat probable du Pouvoir, elle se réfugie avec Oupravda et Viglinitza dans l'église de la Sainte-Pureté, inviolable asile. Constantin V, en effet, à l'instigation du Patriarche de la Sainte-Sagesse, a résolu de tuer dans le ventre de la mère le rejeton d'Oupravda. Il fait cerner la Sainte-Pureté de ses troupes et de ses machines de guerre et l'édifice est sapé, démoli, détruit de fond en comble avec ses richesses artistiques, et sous ses ruines périssent écrasés en même temps qu'une foule de kaloyers et de Verts, Haraïvi, Solibas, l'Hégoumène Hybréas, Oupravda, Eustokkia, Viglinitza — Viglinitza qui ne voulait point mourir, qui meurt sans se confesser : « j'étais jeune,j'eusse pu être fécondée. Et une génération serait née de moi, qui aurait plus tard obtenu l'Empire et intronisé la race sclavonne au Grand-Palais... Infécondée et seule, que ferai-je ? Je meurs, mais n'accepte pas la mort : je la subis. Quant à mes fornications, ah ! Théos, le Iezous et la Panaghia m'en absoudront sans confession ».
Telle est, dans sa grande ligne, cette œuvre compacte, une, de si périlleuse ordonnance. Combien de qualités n'exige point un livre semblable, et quel effort. Rien que par l'intégrité de sa conception, M. Jean Lombard décèle d'infiniment précieuses aptitudes de pensée ; il se montre dans l'exécution, écrivain de beaucoup de talent, mais surtout artiste supérieur. C'est avec un tact rare, un sentiment parfait des valeurs qu'il dose et combine les trois éléments dont est formée l'œuvre : le drame individuel, où se dessinent, se développent, évoluent des caractères particuliers ; le drame social, vaste tableau de mœurs où se distinguent, représentés par des
factions, les divers courants d'esprit de la population sous Copronyme ; enfin la reconstitution architecturale et topographique de Byzance. Cette dernière partie, qu'un écrivain moins artiste n'eût point sauvée de la fastidiosité, est prodigieusement traitée par M. Jean Lombard. Sa description n'est pas seulement une féerie de couleur, mais — ce que n'ont pas du tout compris certains descriptifs naturalistes — elle est fractionnée, graduée, toujours correspondante et proportionnelle à une action. Rien n'est plus inharmonique et contraire à l'art que la description en bloc, ennuyeuse, morte, et, pour tout dire, absurde comme le serait l'étude à fond, dès qu'il apparaît, de tel personnage qui doit entrer dans la composition du livre et ne se dévoiler que peu à peu. M. Jean Lombard se garde bien d'une si déplorable hérésie. Ce n'est qu'en accompagnant les personnages du drame — conduits par l'enchaînement normal des circonstances — que le lecteur assiste aux courses du cirque, à un concile, à des suppliées, pénètre dans les prisons du Grand-Palais, dans les cellules des kaloyers et dans l'église de la Sainte-Pureté, resplendissante d'Eikônes ; navigue sur la Corne-d'Or incendiée de soleil, dansante, de nefs, bariolée de voiles de forme latine ou helladique ; voit et sent revivre enfin Byzance, magnifique sous le pur ciel oriental, avec ses édifices bombés de coupoles la Sainte-Sagesse surmontée de la croix helladique, des églises et des monastères, l'Hippodrome, l'Aqueduc de Valens, des jardins, des statues, des thermes, des portiques, des nymphées, des tribunaux, des marchés, puis les quartiers pauvres, les faubourgs grouillants de population composite. — Or, le livre lu, toutes les descriptions partielles emmagasinées — sans ennui possible, j'insiste — simultanément avec les fragments de l'action auxquels elles correspondent, il se trouve que le lecteur possède la somme des personnages étudiés individuellement, le tableau complet des mœurs sociales, la vision totale de la ville : le poème archéologique se dresse dans toute son intégralité. Peu importe, d'ailleurs, qu'il renferme plus ou moins de vérité historique : c'est un roman.
Byzance est donc une belle œuvre d'art. Cependant — à des artistes tels que M. Jean Lombard, on doit son opinion tout entière — je noterai une impression fâcheuse que m'a laissée ce livre, impression d'automatisme dans les agissements. Trop souvent les personnages m'ont fait l'effet de héros d'opéra, sans spontanéité ni vibrance, obligés de ne se mouvoir que selon un
rythme voulu, emprisonnés dans une mesure le sais bien que la grandeur du cadre, la figuration innombrable, la solennité de certaines scènes, l'ampleur même de la synthèse et jusqu'à la splendeur du décor, contribuent à produire l'impression théâtrale ; pourtant cet écueil, qui me paraît être le plus dangereux de ces aventures archéologiques, peut être évité : témoin Salammbô. Il va de soi que je ne donne point la lance dans ce moulin à vent : le procédé employé par M. Jean Lombard — et que j'estime, d'ailleurs, indigne de son talent — pour frapper les physionomies en répétant à satiété les deux ou trois attributs avec quoi il les caractérise : Constantin V, une barbe noire sous un nez blanc que l'auteur rappelle à chaque rentrée en scène de l'empereur ; Scléros, anagnoste de la Sainte-Pureté, une barbe qui tombe dans le rire, remonte dans un claquement de dents, et chaque fois que surgit Scléros il rit, sa barbe tombe, remonte. Ce procédé, point neuf, est ici particulièrement malheureux en ce sens qu'il ajoute à l'allure mécanique des personnages; mais il n'est pas un défaut constitutif, et je n'en aurais certes point parlé si je n'avais eu à signaler l'automatisme que j'ai dit, bien, constitutif celui-là et qui tient l'âme même de l'œuvre.
Volontiers je querellerais encore M. Jean Lombard sur un point. Mais M. Camille de Sainte-Croix, dans un de ses récents articles de la Bataille, a excellemment écrit de cette question délicate, et je ne saurais mieux faire que de déférer à son autorité.
« Il faut d'abord que je me plaigne à l'écrivain, non point de la complication, de son vocabulaire, riche et savant, qui donne de si flamboyantes couleurs à ses tableaux , de reconstitution, mais bien de certains jeux de phrase qui n'ont d'autre byzantinisme que celui des erreurs littéraires contemporaines...........................................................................................
Entre les deux manières supérieures d'écrire, tout personnellement ou tout impersonnellement, c'est sans doute à la seconde, qu'a visé le romancier de Byzance. Il serait donc plus conforme à son plan, et par conséquent meilleur pour son œuvre, qu'il la dégageât mieux des amusements où se perd d'ingéniosité de nos blasés. »
Alfred Vallette
Août 1890.
1. 1 vol., par Jean Lombard (Albert Savine).
Le charme exquis d'un profil perdu
M'a pénétré si doucement l'âme
Que j'ai laissé mon cœur suspendu
Au charme exquis d'un profil perdu,
Dans le brouillard du sous-entendu,
Où l'espoir-encens brûle sans flamme.
Pour ne plus voir j'ai fermé les yeux,
Ne voulant pas tuer le mystère
Que tu cachais, Doute gracieux.
Pour ne plus voir j'ai fermé les yeux,
Mais j'ai gardé ton culte pieux
Au fond de mon rêve solitaire.
Un souvenir odorant et doux
M'en frôle encor comme une caresse,
Dans mes soirs de haine et de dégoûts.
Je le conserve, odorant et doux,
Ainsi que font les amoureux fous
Du mouchoir brodé par la maîtresse.
La douceur un peu triste et charmante de l'heure
Qui s'endort au parfum de l'amour respiré
Enveloppe le cher profil de l'Éspérée,
— Le cher profil fut cruel, — dans sa pâleur.
La musique des mots qu'on rêve sans les dire,
Dont l'âme danse au bon soleil de la mémoire,
Passe dans les rideaux alourdis par le soir,
Et notre pensée aime à ne rien voir venir.
Car notre amour ne veut plus de l'espoir des sens,
Notre extatique amour vit de sa propre essence
Et renonce, sachant que cela peut suffire.
L'âme des mots défunts au fond de la pensée
Psalmodie un doux Requiescat in pace...
Et c'est l'agonie adorable du Désir.
Va-t'en loin, si tu veux que je t'aime.
Que l'éloignement soit ton baptême.
O l'Inconnu trouble dont je doute,
Violon lointain qu'on ne voit pas !
C'est cela que j'aime seul, hélas !
Ne dis rien, si tu veux que j'écoute.
Cache bien l'espoir de ton visage
Et tes yeux, afin que leur image
Dans mon cœur soit plus douce et profonde.
Cherche donc si ton corps ne pourrait
Devenir un bon rêve discret
Où mon âme, dans la nuit, se fonde.
O mon Amour, ne soit pas déçue !
Il suffit, que mon cœur t'ait conçue.
Sois l'Inconnu subtil dont je doute,
Et tout cela qu'on ne peut saisir.
Le désir seul nourrit le désir.
Pars ! — Je t'aime. Et ne dis rien ! — J'écoute.
Louis Denise.
Dans la mer Jaune un blanc navire,
Porteur de deux ou trois péchés,
Bien innocent mais bien coupable,
Par l'ouragan s'est vu léché.
Il avait bien toutes ses voiles,
Son gouvernail et ses agrès :
Il a lutté, louvoyé, crâne
Sous l'aquilon qui l'égarait.
Jouer des vagues hypocrites,
Il a subi des calmes plats ;
Pour horizon de grandes lunes
S'écarquillant dans des cieux las.
Il a heurté bien des rivages
Au cours de ses nombreux chemins ;
Et ces pays plus ou moins drôles
Lui furent plus ou moins humains.
Après avoir erré sans suite
Sur l'océan tranquille ou gros,
Perdu ses mâts, troué sa coque
Contre des îles de coraux :
Un matin sombre, entre deux lames
Subitement il a coulé,
Laissant sur l'eau, pour seule trace,
Un léger trou sitôt comblé.
En somme, son hardi voyage
N'eut d'autre utilité, ni plan,
Que d'avoir mis, plaisant caprice,
Sur la mer Jaune un vaisseau blanc.
Louis Dumur.
Un jour, on m'a dit : « Si tu veux faire ton chemin, il faut aller dans le monde ! » Le soir même, en carcan, je suis parti de bonne heure, sur la pointe (il pleuvait) de mes bottines vernies. Le premier arrivé, j'ai découvert tout de suite le maître de la maison. L'État l'emploie quelque part. Je me suis mis bien avec lui, et nous avons allumé les bougies ensemble, celles du devant seulement, à cause de la tenture qui prend feu « pour un rien ». Je tenais la boîte où il jetait les vieux bouts. Madame s'habillait. Il commença:
« D'abord, pour votre peine, un conseil. Allez vite prendre dans l'antichambre votre chapeau et votre parapluie, et portez-les dans un petit coin que je vais vous « enseigner ». Ils y seront, je l'espère, plus tranquilles, et vous ne courrez pas le risque de retrouver votre chapeau neuf avec des poils roux, et votre parapluie de soie transformé en jonc exotique coupé dans le bois de Vincennes. Sachez qu'il défile, en un hiver, ici, plus de mille personnes. C'est comme chez le commissaire de police. Seulement, on vole « en sortant ».
« Prononcez, au hasard, pour voir, un nom d'homme célèbre. « Cher monsieur, vous dirai-je aussitôt en faisant une bouche de flûtiste, il était encore à notre dernier jeudi. Il n'en manque pas un, et nous l'attendons ». Mais la vérité est que vous en serez réduit à appeler « cher maître » le triste maître de maison que je suis. Heureusement,
tous les genres d'esprit se donnent rendez-vous chez moi : le fin, le subtil, l'aigu, le profond, le prime-sautier, le rude et le doux. D'habitude, ils font un tintamarre ! On se croirait dans un salon... sérieux, quand madame est bien gentille. Mais, par exception, ce soir, comme tous les soirs d'ailleurs, ce sera « un fait exprès ». On entendra la bêtise voler, la bêtise hannetonnante.
« Un homme est distingué et reçu dans le grand monde s'il ne crache pas sur le parquet, s'il ne tripote pas ses chaussettes en causant et s'il s'assure de temps en temps que son pantalon ferme bien. Une femme distinguée est une femme « qui ne se fait jamais remarquer », ou, plus simplement, une femme qu'on ne distingue pas. Ils s'asseyent, bâillent, se lèvent, marchent de long en large, sifflotent des airs. Qu'est-ce qu'ils font là ? Ceux qui ne s'ennuient pas, se raccrochent. C'est dégoûtant. Je suis obligé de me placer devant eux, en Christ, les bras écartés.
« Ils me stupéfient, viennent chez moi, me regardent à peine, mangent tout mon sucre, et ne me parlent que pour me demander « où sont les cabinets ». Je cloue le tapis afin de les empêcher de secouer leur linge bimensuel ; mais ils danseraient sur mon ventre. Je fausse le piano à l'avance ; mais ils joueraient sur un ratelier de dents fausses. En outre, ils aiment beaucoup le jeu des « petits papiers », ainsi appelé à cause des petites ordures qu'on écarte dessus. Par exemple, qui me mettra dans ma poche la clef des diseurs de vers ? Ho ! les sales gars ! Toutefois, j'ai mon bénéfice, le droit de couvrir, au vestiaire, les épaules croûteuses des plus vieilles dames et de glisser ma main dans leur dos, jusqu'aux reins.
« Nous avons un ami indispensable. Peut-être trouverait-on, en cherchant bien, une de ses chemises de nuit sous l'édredon de madame. Quand elle chante, il va de l'un à l'autre, en chien de berger, ramène au centre ceux qui s'éloignent, et, le premier jappe avec ses mains, aux bons endroits. Il prend le chouberski par l'oreille, le passe dans la salle à manger, et, très haut, trouve fameux un thé qui n'a encore séché que deux fois sur la fenêtre.
Puis, quand l'heure s'avance, il dit, inspirant, expirant avec force et lenteur sous sa main en abat-sons : « Si on s'en allait ? allons donc nous-en ; madame est lasse. » Il empêche les gens de rester trop tard et fait vider les lieux. Cet homme-là vaut son pesant d'appointements fixes.
« Mais, je le répétais encore à madame tout à l'heure, à notre dîner de pommes frites (il faut bien vivre), je veux faire mon chemin ! Vous aussi, n'est-ce pas ? Tant mieux. Permettez que nous fassions route ensemble. On sonne. Voilà, si je ne vous compte pas, le premier de nos imbéciles. Misère de misère ! Ils ne me prêteront donc jamais la paix ! Préparez-vous. Le moment est venu de s'amuser ferme. Aussi, tenez, cher monsieur, si j'étais à votre place, tandis qu'il en est temps encore, j'irais me coucher, et, rentré dans ma chambrette (un lit, une table, une chaise : je vois ça), las d'avoir fait mon tour du monde, je déchirerais, et comme on effeuille un manuscrit d'oraison funèbre sur une tombe poétique, j'émietterais pour les souris mon plastron de chemise en papier gommé. »
Jules Renard
Oh ! Les cochons ! Les cochons ! Les cochons !
S.M.
Or sus, venez, gens de plume et de corde,
Pauvres d'esprit, cacographes, soireux,
Blavet, Meyer dont la tripe déborde,
Champsaur égal aux Poitrassons affreux,
Et Wolff l'eunuque, et Mermeix le lépreux.
Montrez-vous sur les foules étonnées,
Cabots, sagouins, lécheurs de périnées :
Atollite portas ! Voici Daudet !
Formez des chœurs et des panathénées !
C'est Maizeroy qui torche le bidet.
Toi qu'un dieu fit, dans sa miséricorde,
Imperméable au style, gros foireux
Qui des duels aimes le seul exorde,
Ajalbert ! comme un fessier plantureux,
Haut le vis ! Marche à l'ombre de ces preux.
Sous les fanons aux lances adornées,
Albert Delpit, louche des deux cornées,
Et Jean Rameau, très innocent baudet,
Calme des vers pour deux ou trois guinées.
C'est Maizeroy qui torche le bidet.
Monsieur Papus, qu'il ne faut pas qu'on morde,
Fait voir la lune aux pantes généreux.
Ave, Drumont ! Sous une chemise orde,
Le Péladan et ses pieds buthyreux.
ItemSarcey (du genre macareux).
Paul Alexis, en phrases peu tournées,
Mène à Lesbos les gothons surannées.
Noël ! messieurs, Noël devant Cadet,
Peptone des gastralgiques dinées.
C'est Maizeroy qui torche le bidet.
Prince fameux chez les Instantanées,
Soldat que son régiment éludait,
Compilateur de cent macaronnées,
Baron aussi, depuis quelques années,
C'est Maizeroy qui torche le bidet.
Elle fait la victime et la petite épouse.
arthur raimbaud :
les premières communions
Certes, monsieur Benoist approuve les gens qui
Ont lu Voltaire et sont aux Jésuites adverses.
Il pense. Il est idoine aux longues controverses,
Il adsperne le moine et le thériaki.
Même il fut orateur d'une Loge Écossaise.
Toutefois ― car sa légitime croit en Dieu ―
La petite Benoist, voiles blancs, ruban bleu,
Communia. Ça fait qu'on boit maint litre à seize.
Chez le bistro, parmi les bancs empouacrés,
Le billard somnolent et les garçons vautrés,
Rougit la pucelette aux gants de filoselle.
Or Benoist qui s'émêche et tourne au calotin,
Montre quelque plaisir d'avoir vu, ce matin,
L'hymen du Fils Unique et de sa demoiselle.
Juin 1890.
Laurent Tailhade.
Avec sa Ballade et son Quatorzain, M. Laurent Tailhade, une des rares personnes à qui Dom Junipérien s'ouvre volontiers, adressait à notre rédacteur en chef la lettre suivante : nos lecteurs y verront que le saint ermite n'oublie pas le Mercure de France, et apprécieront comme il sied, nous n'en doutons point, l'aubaine promise.
« Mon cher ami,
« Le révérend Père Junipérien, absorbé par les soins de la prédication et la retraite annuelle qu'il a coutume d'effectuer chez les Dames de l'Amour Solitaire, me commet le soin de vous
rendre ses excuses et d'obtenir de vous quelques délais. La santé de ce saint religieux, affaiblie, comme je crois, par d'excessives austérités, demande les soins les plus délicats, un repos quasi absolu bien difficile à obtenir de son âme évangélique. Toutefois, à la requête de ses pénitents, desquels j'ai l'honneur d'être, Dom Junipérien consent à prendre quelques vacances. Mais, dévoré comme on le voit d'un zèle insatiable, il emploiera ses heures maladives à nous consoler de pieux écrits. Vos lecteurs bénéficieront les premiers de ces pages enflammées, où brillent une voix qui ne tombe guère, une ardeur que le monde n'éteint pas.
Laurent Tailhade. »
C'est d'un grain de satin la peau de son visage.
Bleue à croire qu'un bleu reflet de lune y joue,
Et le nez qui nuement fait ombre sur la joue,
La grâce en a modelé tous les cartilages !
Le cold-cream obligeant fixe le bleu nuage
Du riz sur le satin éclatant de la joue,
Et l'on surprend des reflets blancs de coquillage
À l'oreille, où sommeille un éclair de bijou.
La lèvre sensuelle et molle, où saignent comme
Des pourpres de pivoine et de géranium,
Esquisse un rire, déceleur de perles franches,
Et les yeux, ô les yeux ! quels éclairs d'or ils ont,
Sous l'échafaudage artistisque des frisons
Que parachève un papillon de soie orange !
Ernest Raynaud.
Avec les livres habituels des solitudes, — et tant de feuilles où dorment inscrites en de grossières ébauches les œuvres qui apparurent si grandes, leur soir de rêve, si belles qu'il faut maintenant renoncer à leur réalisation vengeresse ; — sur la table où j'accoude, par le silence de la haute maison déserte, mes mépris des besognes et la sage indifférence conseillée par la douleur de savoir, je conserve en un respect attendri, dans leurs cadres de vielle forme et de vermeil expirant, les images de deux êtres que j'affectionnais aux jours détruits de la jeunesse. Les voici tels que je les retrouve, quand je descends dans la misère de mon cœur ; tels que je les revois en dépit des félicités mortes, par delà les heures de malaventure et comme en des évocations de bonheurs promis sous l'éveil éperdu des vingt ans. Celui qui fut mon père, et la chère, chère amie d'autrefois me restent en ces portraits d'incertaine ressemblance ; et je les aime comme des compagnons anciens et fidèles. J'ai conscience qu'ils m'ont soutenu et consolé, qu'ils m'ont souvent reconquis à l'illusion d'un soir. Par eux, et la communion de nos tristesses, j'ai traversé les désastres ; j'ai
supporté la vie, si lourde aux épaules qu'on en est las à sangloter. Ils m'ont conduit dans les détresses et les naufrages ; et nous sommes unis par tant de choses supportées qu'ils me parurent longtemps une partie de moi-même.
Mais je ne sais aujourd'hui qu'ils m'abandonnent. Mes images gardiennes jaunissent et s'effacent, et reculent derrière un voile de brouillard qu'aucun souffle ne lèvera jamais. — De nos voyages, naguère, ont-elles pris le deuil des soleils abolis ? — Gardent-elles des nostalgies d'aurores incendiées, de palais fabuleux à l'aventure des nuages, de villes violettes sur la royauté du couchant ? — D'avoir vu le large horizon de la mer, éclaboussée d'or et de lazulite, s'élancer au balancement des houles vers les ciels meurtriers, leur regard dut-il s'éteindre, devenir si vague qu'on le croirait aveugle, — aveugle depuis des splendeurs miraculeuses ? — Ou bien n'est-ce pas que l'immanente idéalisation dont elles voulurent fixer la promesse, défaille et graduellement s'atténue, et qu'à mesure elles s'enlinceulent ?…
Puisque nos pitoyables efforts ne réservent même pas l'intégrité du souvenir, elles doivent disparaître les images des deux êtres que j'affectionnais aux jours détruits de la jeunesse. Avec le temps dont s'assoupit le rappel des félicités mortes, s'abrogent et s'anéantissent les figures qui demeuraient si nettes malgré le reculement des années. Il ne restera rien bientôt de celui qui fut mon père, hormis un faible écho des vénérations disparues : et votre doux profil, Madame, laisse à peine sur le cadre de vieille forme et de vermeil expirant une
petite tache pâle, semblable à quelque blanche et divine hostie. Quand je descends dans la misère de mon cœur, votre occulte présence, déjà, n'est plus qu'un rêve flottant d'anciens espoirs et d'anciennes adorations, un rêve mélancolique, subtil comme des parfums d'antiques sachets et de bouquets flétris. La chère, chère amie d'autrefois s'en va dans la douleur apaisée des choses irrémédiables. Et parfois je me surprends à pleurer devant la destruction fatale des idoles jusqu'alors victorieuses ; et je songe avec angoisse à l'affreux délaissement et aux désespérances des jours d'avenir, — lorsqu'elles ne seront plus…
Charles Merki.
À Louis Dumur.
Les voici tous les deux, les pauvres ferrailleurs,
L'un à l'autre accolés pour l'éternel combat ;
Esclaves ennemis que les destins railleurs
Condamnent à porter le faix d'un même bât.
L'un butte aux vices égaillés en tirailleurs
Tout le long de la vie et rêve de Sabbat,
Mais l'autre, dans l'espoir de rivages meilleurs,
Se macère en l'exil d'un pieux célibat.
Chacun d'eux cependant aux ronces s'ensanglante,
Et, baisant du chemin la poussière aveuglante,
À ce trop long tourment réclame un peu de trêve.
Et sur le soir, sentant leur Passion s' accroître,
La Chair au lupanar et l'Âme au fond d'un cloitre,
Essayent d'apaiser l'inapaisable Rêve…
Jean Court.
Des ciels gris, ennuyés, salis par des suies d'usines... des champs plats, lugubres, avares, fumés de plâtras, de tessons de bouteilles et de coquilles d'huitres, de pitoyables champs qu'on devine proches des fortifications, anémiés, contaminés par la respiration viciée, par les sueurs pestilentielles de Paris... des arbres rabougris, chauves, trognonneux... des bouts de routes poussiéreuses et mornes, avec de ces rôdeurs à loqueteux bourgerons et à pantalons tire-bouchonnants, traînant leurs échines lasses vers des besognes vagues et suspectes... des coins d'industrie ords compliqués... des petits rentiers, doucement grotesques, occupés à badigeonner de vert la barrière d'un jardinet saharien ou à caresser, comme des enfants malades, leurs rosiers chlorotiques et leurs choux poitrinaires... des ouvriers suants, noirs, abrutis par la fatigue, avec de calleuses mains pareilles à des écorces de chêne-liège... des maraîchers... des guinguettes... des rues, de cartonneuses villas suburbicaires... des rosses apocalyptiques traînant de lourdes carrioles encombrées d'équivoques bric-à-brac, des charrettes geignant sous des pyramides de moellons ou d'immondices... des types et de petits intérieurs de commis retraités, fatalement notés en quelque Asnières... des camelots, des saltimbanques, des chiens errants, des horizons de toits, de cheminées et de hauts-fourneaux, des gazons alopécies et galeux, des gouges pouilleuses, des claque-dents, des mendigots, toute la vermineuse truandaille des barrières, tous les pitoyables êtres, toutes les lamentables choses de ce monde spécial, si complexe, si mornement et si monotonement divers, qu'est la Banlieue...
Puis, sans transition, l'Angleterre !... les ciels brouillardeux, lymphatiques d'Outre-Manche... le flegme, l'hypocrisie, le féroce mercantilisme, les policemen, les clergymen, les gentlemen et autres men, roux et rogues, à vestons bigarrés... et, s'élançant des confortables snow-boots, les idéales maigreurs, les blanches fluidités des flaves et pâles misses, qui font songer à des lys qui seraient poussés dans des boîtes à violon... les longs petits soldats imberbes, tuniqués d'écarlate, coiffés de toques d'enfants et armés de badines... les bonnes et les wet-nurses d'Hyde-Park... les gueux, les vagabonds, les alcooliques, toute la crapulerie, toute l'atroce misère de Whyte-Chapel... les élégants babies... les fillettes trop blondes à robes trop courtes et à mollets nus, dansant sur des pelouses...
les public-houses... les quais goudronneux... les villes à grand fracas industriel... les cabs, les matelots, les cafés-concerts, toute la vie de là-bas, grouillant dans son atmosphère sursaturée de brouillard, de fumée de houille et de protestantisme, parfumée de pale-ale, de whisky et de thé...
Enfin, derechef c'est la France, non plus la banlieue, les environs de Paris, mais Paris lui-même dans tout son polymorphisme kaléidoscopesque.... la vie fiévreuse, tapageuse.... l'universel coudoiement, l'éternelle bousculade... le pitoyable lupanar cosmopolite où le monde vient s'ébattre, tout jubilant de ce luxe en toc, de cette élégance de figurants, de cet esprit de paillasse qui bonimente !... Paris... les boulevards bien peignés et les quartiers pouilleux... les cafés similorés et les bouges sordides... des gens qui doivent être des députés ou bien des voyageurs de commerce, frôlant de haillonneux caïmands, des tondeurs de chiens, des chanteurs de cours.... des arbres rachitiques enracinés dans du bitume.... des scènes typiques de petits logements bourgeois, d'asiles de nuit, de bouillons populaires... des professeurs corrigeant en omnibus des devoirs d'élèves.... des ramasseurs de bouts de cigares et des notaires... des bateleurs de la foire du Trône, des afficheurs, des rémouleurs, des carreleurs de souliers, des marchands de quatre-saisons, des blanchisseuses et des trottins en course, d'enfontangées nourrices aux Champs-Élysées, des négociants faisant leur partie, des museaux glabres de cabotins, des pouffiasses d'interlopes beuglants secouant leurs adiposités pour d'infâmes chahuts, grimaçant pour des éjaculations lyriques et ordurières, des catins de boulevard extérieur, des tavernes du quartier de l'École Militaire encombrées d'ignobles paillasses à soldats.... des vendeurs de coco.... d'impubères bouquetières coureuses de pissotières, des aboyeurs de journaux, des hommes-sandwich, des chiffonniers, de louches meurt-de-faim affligés de professions improbables... Et tout cela, types et scènes de la Banlieue, d’Angleterre, de Paris, notés, saisis avec leur caractère propre, leur accent essentiel, dans leur coutumier aspect, avec l'exact geste qu'il faut !
Tel, où à peu près le brouhaha, le pittoresque pandœmonium qu'évoque en la mémoire ce seul nom : Raffaelli.
Au reste, je ne veux point dire que cette œuvre soit, en toutes ses parties, également admirable, ou même d'un art toujours très intéressant. M. Raffaelli est, parmi les peintres dignes de ce nom, un de ceux qui présentent le plus déconcertant mélange de défauts et de qualités. Pourtant, quelque imparfait que soit son talent, il est, je crois, digne de préoccuper la critique et de plaire aux vrais honnnêtes gens. En ce siècle qu'encombrent les trivialités hideusement jolies et « si-distinguées-ma-chère ! » des Adrien Marie, des Vibert, des Loustauneau et consorts, nous n'avons pas le droit de dédaigner un artiste qui, comme lui, peut s'enorgueillir de ces tant rares vertus : la sincérité ; la haine du banal, de la fausse élégance, des formules d'école, des techniques compliquées, du convenu et du chic ; l'acuité d'un esprit fureteur, à la fois pitoyable et ironique, patient à la recherche et prompt au pourchas des plus instantanées notations.
M. Raffaelli s'est baptisé lui-même autrefois « caractériste ».
Il a même tenté créer cette école en iste et en préciser l'esthétique dans des brochures. Ne retenons de tout cela que cette épithète de « caractériste », qui le définit assez exactement. Son esprit, en effet, très matérialiste, très réaliste et, en même temps, très analytique, est surtout attiré par l'extériorité des êtres et des choses, par le caractère de leurs surfaces, plus que par leur nature profonde, intime. Ce qui le préoccupe, ce sont les signes de la pensée plus que la pensée elle-même, et ces signes l'intéressent plutôt par le pittoresque de leur modalité propre que par leur sens représentatif.
Et c'est ce qui explique pourquoi M. Raffaelli passe sa vie à observer, à noter, avec un zèle et une pertinacité stupéfiants, de minuscules détails extrinsèques qui nous semblent, à nous, bien vains et bien puérils, et qui, pour lui, sont de la plus haute valeur. On l'étonnerait certainement en lui disant qu'il peut y avoir de très grands artistes qui sacrifient d'un cœur léger cette étude de l'écorce des êtres à des recherches plus profondes, en lui affirmant qu'on peut être psychologue, en peinture, sans posséder une science si complète des déformations et des stigmates professionnels, et qu'il existe d'admirables maîtres (tous ceux qui revêtent les idées pures de la somptuosité des symboles) dont l'œuvre est justement le contraire de la sienne.
Cette exclusive préoccupation du superficiel pas plus que cette manie de futile furetage n'impliquent d'ailleurs fatalement la froideur. M. Raffaelli observe et note des accidents épidermiques, mais il observe et note comme un artiste, non comme un savant, et il a le secret, vraiment, de vibrer devant ces accidents épidermiques, d'être égayé par une fossette, attristé par une ride, ému par une verrue ! Les phénomènes, pour insignifiants qu'ils soient, se colorent au prisme de sa sensibilité, de son âme d'artiste, et c'est ce qui nous permet de nous intéresser au minutieux en-dehors de l'œuvre, d'y lire cette gaité pessimiste, cette ironique pitié qui le singularise. Un pli d'étoffe, un crevassement de peau, c'en est assez pour nous faire deviner son moi de narquois observateur des extériorités, de sincère ennuyé des choses, qui s'amuse de son ennui et des choses !...
Pourtant, il faut bien l'avouer, cette émotion que l'on constate dans les œuvres de M. Raffaelli ne semble jamais, elle non plus — et c'est la conséquence de son mode de superficielle perception —, bien profonde ni bien grave. C'est une gaité, une pitié, une ironie volages, à fleur de cœur, s'éparpillant sur les détails, glissant sur les dermes, pénétrant à peine, suivant exactement son intelligence qui se diffuse en analyses superflues... Et c'est pourquoi, devant les tableaux de M. Raffaelli, malgré cette prodigieuse dépense intellectuelle donnée à l'étude des hiéroglyphes de ces vivants sépulcres que nous sommes, malgré leur merveilleusement nette compréhension, on se prend parfois à regretter un quelque chose.... je ne sais quoi ?... Peut-être l'immense vision térébrante, l'impressionnabilité de tout l'être, d'un Rembrandt ou d'un Daumier !...
Daumier !... Ici, point de vaine analyse ! point de myopes microscopies de rides, de poils, de durillons ! point cet air mystérieux de vous dire : - « Hein ? l'ai-je assez exactement noté, ce calus spécial de tel spécial ouvrier, cette dépression crânienne, ce pantalon typiquement ridicule de tel bourgeois idiot ? » Rien qu'une large synthèse des formes générales, du geste, de la silhouette, rien qu'une indication de la ligne d'ensemble pour cette magistrale fixation du caractère, rien que le strictement indispensable ! C'est moins exact, peut-être, mais, indiscutablement, c'est plus vrai. Et aussi, comme cet art est plus profond, plus émouvant et plus ému ! Comme on sent que le prodigieux lithographe n'a pas seulement copié une face, un accoutrement de grotesque, mais bien une âme de grotesque, une âme sur laquelle il a craché son éclat de rire, sa douloureuse gouaillerie !... En regardant une œuvre de M. Raffaelli, n'a-t-on pas souvent l'impression contraire ? Ne l'imagine-t-on pas, malgré soi, peintre très consciencieux et très intelligent, copiant, quasiment ainsi qu'il ferait d'une nature-morte, avec une vétillarde fidélité, le derme, les oripeaux d'un type, et n'arrivant à vous un peu suggérer la psychologie de ce type qu'à force de minutieuse exactitude dans le rendu de ses attributs extérieurs?
Il serait facile de multiplier d'autres analogues comparaisons, aussi concluantes. M. Degas, par exemple, pour nous traduire — combien intensément ! — la turpide bestialité de la femelle humaine, M. Forain pour nous montrer la cynique crapulerie, la rosserie cochonne de la fille, et pour nous imposer, celui-ci, son rire de cruel railleur, celui-là son morne dégoût, ont-ils besoin de tout ce mystérieux appareil de compliquée analyse, de ce formidable entassement de détails singularisateurs ? Ne nous disent-ils pas mieux ce qu'ils veulent nous dire avec infiniment moins de mots ? Ne sont-ils pas moins prolixes et, conséquemment, plus éloquents, plus clairs, plus pénétrants et, il faut bien le dire, plus artistes ?
Néanmoins, je le répète, l'œuvre de M. Raffaelli demeure, malgré tout, très intéressante, très séduisante. Cette superficialité, cette manie de dermatographie à outrance, toutes ces tares intellectuelles jointes aux nombreuses qualités qu'il possède, à son acuité visuelle, à son esprit net, à sa haine du banal et du joli traditionnel, à sa passion du vrai et du pittoresque distinctif, ont eu pour singulier résultat de faire de lui le premier et peut-être l'unique peintre anecdotier de notre temps. Ses peintures, ses dessins, ses aquarelles, racontent les mœurs, la piètre vie d'aujourd'hui, mieux que toutes les potinières historiettes des petits journaux. Ce sont moins des tableaux que des illustrations, mais de miraculeuses, d'incomparables illustrations. M. Raffaelli est, il faut le crier, un illustrateur de génie. Cette appellation, j'imagine, ne le blessera pas. Il est trop conscient artiste, trop logique et trop docte théoricien pour avoir marché au hasard dans la voie d'art
qu'il suit, et sans en savoir le nom. D'ailleurs, ce titre d'illustrateur, qui peut être infamant lorsqu'il s'agit d'un Bayard, d'un Meyer et de leurs banalités industrielles, ne saurait être qu'élogieux lorsqu'on parle d'un grand poète romantique tel que Doré, ou d'un grand artiste réaliste tel que Raffaelli.
Comme peintre, en effet, comme coloriste, pourquoi ne pas l'avouer ? M. Raffaelli existe à peine.
Sa palette est sale, boueuse, morose. Malgré de louables efforts vers le clair, ses toiles restent le plus souvent grises, veules, plâtreuses, souillées de lignes d'esquisses, de hachures noires qui pour être voulues n'en sont pas moins choquantes. Il ignore les réelles vibrations des ensoleillements, les mystérieuses colorations des ombres. Il n'a guère la science des valeurs. Trop souvent il ne sait différencier le solide des fluidités : je connais tel de ses tableaux où l'on marcherait sur le ciel avec plus de confiance que sur le terrain...
Mais qu'importe ? M. Raffaelli, je l'ai déjà dit, est un illustrateur, et, comme tel, peut aisément se passer du don de la couleur. Ce qu'il lui faut, c'est plutôt la science de la composition, celle du dessin. Or, à ce point de vue, il n'a rien à envier à personne.
La composition de ses moindres pochades, excellemment simple, naturelle, impressioniste, est presque toujours inoubliablement heureuse. Il sait se passer des clichés et des formules, se contentant du perspicace regarder de la réalité où, de soi-même, tout se compose. Aussi, ses profilements — bien que parfois ils manquent beaucoup de style — sont-ils en général, logiquement établis, caractéristiques, imprévus, amusants comme des apparitions trop vraies.
Quant à son dessin, il n'est pas moins insigne. Il a la compréhension nette du caractère des choses, des êtres, des moindres silhouettes, avec une tendance à la déformation pessimiste, qui va parfois jusqu'à la caricature. On peut cependant lui reprocher de ne point toujours s'adapter à l'esprit des divers sujets, de rester canaille, populacier, alors que, manifestement, il faudrait devenir élégant, aristocratique. Par exemple, M. Raffaelli n'a jamais pu se résoudre à dessiner un pantalon qui ne fit sur les tibias du plus impeccablement correct gentleman des milliers de plis, rappelant les spires d'un tire-bouchons. Est-ce scepticisme exagéré, touchant l'habileté des tailleurs ? Est-ce le résultat de cette tendance au caricatural que je signalais ? Ne serait-ce pas plutôt parti-pris de singulariser sa facture, de s'enclore dans un procédé graphique une fois pour toutes défini ? Le dessin de M. Raffaelli, en effet, toujours très personnel, est souvent si bizarrement personnel, si extravagamment original, qu'on est quelquefois tenté de se demander s'il n'y a pas préméditation d'originalité, excentricité voulue, création de toutes pièces, en haine des vieilles formules, d'une formule autre, mais qui n'en est pas moins artificielle, comme toutes les formules.
Quoi qu'il en soit, je préfère encore cela aux écœurantes trivialités des éternels élèves des éternelles écoles. Et puis, en somme, malgré ces tâtillonnements et ces charbonneux zigzagments intentionnellement maladroits, la ligne en général s'affirme caractéristique, ferme et spirituelle, tracée d'un crayon sûr, incisif et, pour tout dire, savant.
M. Raffaelli est aussi sculpteur, et, en sculpture, il apporte les mêmes qualités et les mêmes défauts qu'en peinture.
Là aussi, il est, dans toute la force du mot illustrateur — et si bien illustrateur qu'il s'est imaginé d'inventer quelque chose comme « l'illustration sculptée ». Une sculpture d'appartement ! une sculpture portative ! une sculpture de poche !...
Ce sont des silhouettes de bronze vissées à quelques centimètres d'une mince plaque de marbre ou de bois. Cela est d'un usage commode, facile à employer, même en voyage. Pourtant, je ne crois point que cette innovation s'imposait absolument. Ces bas-reliefs simulent, en réalité, à s'y méprendre, des ombres chinoises... Cette ingénieuse et fantaisiste bibeloterie me paraît peu compatible avec le haut style, la gravité, la décorative massivité nécessaires à la statuaire. Et puis (surtout par un éclairage artificiel de nuit) l'ombre-portée du sujet sur le fond produit des effets aussi singuliers que désagréables... Je souhaite à l'auteur, c'est tout ce que je puis faire, que son invention lui procure un lucratif succès auprès des gens du monde et détermine une complète révolution dans l'Art... industriel !
Allons ! A bientôt, n'est-ce pas, un Magazine, un très moderniste journal orné d'illustrations en demi bosse et en bronze, par M. Raffaelli, — b. v. s. g. d. g. !...
G.-Albert Aurier
Vincent Willem van Gogh est mort le 29 juillet dernier, à Auvers-sur-Oise, où il travaillait depuis quelques semaines après un séjour de deux années en Provence. Il était âgé de trente-sept ans.
On n'a pas oublié l'article (Mercure de France, n° 1) de notre ami et collaborateur G.-Albert Aurier sur l'art de ce Hollandais à la couleur éclatante. Bientôt s'ouvrira une exposition des principales œuvres du peintre il aura peut-être l'heure de célébrité qui lui est due, posthume, hélas ! avant d'être classé à son rang parmi les rares artistes hardis et personnels de cette fin de siècle. Nous devons ajouter que cette exposition aura lieu de par l'initiative de M. Th. van Gogh, l'habile expert de la maison Boussod et Valadon,le subtil connaisseur, qui avait rendu pleine justice au talent de son frère en lui procurant les moyens de se vouer entièrement à son art. Que cette indiscrétion nous soit pardonnée. La Famille, réduction et synthèse du public, méconnait si souvent, à moins d'apothéose (?)— le Prix de Rome ou l'estime de M. Albert Wolff — les artistes qui l'honorent !
On peut voir des tableaux de Vincent van Gogh chez M. Tanguy, 14, rue Clauzel.
Julien Leclercq
Les vieux quartiers de Paris : la bièvre, par j.-k. huysmans, avec 23 dessins et un autographe de l'auteur (Genonceaux). Le droit que n'avait jamais osé prendre l'ancienne monarchie, le droit d'expropriation, est parmi les plus monstrueux du code moderne. Au lieu que jadis, les villes, en une sorte d'état de nature se modifiaient lentement, sans heurts, par des transformations pour ainsi dire géologiques, — les styles, les fantaisies, les hasards du présent venant s'adjoindre aux styles, fantaisies, hasards du passé, — c'est d'un coup, à cette heure, que les ingénieurs-voyers jettent bas des quartiers de ville. Mais, heureusement, cela coûte cher, et des coins de Paris ont encore échappé à cette manie destructive : tel le tracé de la Bièvre, qui, malgré des remblais, des avenues où le vent se démène, des places où le soleil inflige aux imprudents des apoplexies, subsiste encore, — mais je dis bien tracé, car la moitié au moins de la vieille rivière a été mise en égout. M. Huysmans, qui seul, peut-être, connaît le Paris d'au-delà
le gaz (oui, par là, de fortunées ruelles s'éclairent avec de l'huile), — ou qui, cela revient au même, seul sait en parler congrûment, — conte les aventures de ce ruisselet méprisé. Que nul, excité par ses descriptions, n'aille faire un tours vers la rue de Peupliers ou la rue Croulebarbe ; il verrait des vestiges de Bièvre, il ne verrait pas ce que nous fait voir un verbe qui mord la planche de cuivre plus profondément que de l'eau seconde, produit, après le tirage, des estampes où Piranèse a fait les pierres et Callot les bonshommes. Voilà, dite par l'auteur (page 31), l'impression que me fait cette Bièvre écrite: « C'est une misère anoblie par l'étampe des anciens temps ; ce sont de lyriques guenilles, des haillons peints par Rembrandt, de délicieuses hideurs blasonnées par l'art .... l'admirable Paris d'antan renaît... ». — Une des illustrations, fragment du Plan de Bâle, est, dans sa vétusté, curieuse et bien attirante ; les autres... il y en a vingt-trois. — Typographié par Dumoulin, qui seul, avec l'Imprimerie de la Propagande, possède ce noble romain, ces caractères épiscopaux, cardinalices.
(La Bièvre fut imprimée d'abord dans une revue hollandais, De Nieuwe Gids, d'Amsterdam,—n°du 1 augustus 1886, — seules pages françaises que recèle le tome dont je lis le sommaire : c'était comme une illustration à l'étude sur l'auteur donnée dans le précédent n° par M. Ary Prins).
R.G.
Une heure chez M. Barrès, par un faux Renan (Tresse et Stock). — Il est arrivé à une de nos anciennes connaissances, M. Adoré Floupette, qui débuta dans la pharmacie pour se retirer des affaires comme tabellion de village, une bien étonnante aventure. Passant un jour devant le Palais-Bourbon, il fut salué profondément par « un jeune homme imberbe, de teint un peu bilieux, distingué, fort correctement vêtu ». Il rendit le salut, et, comme il portait la main à son front en se demandant : « Qui est-ce ? », le jeune homme prit le geste pour un appel, vint à lui chapeau bas et l'appela « cher maître ». M. Barrès, car c'était lui, s'imaginait en présence de M. Renan ! Floupette tenta honnêtement de se dévoiler, mais ne fut pas compris. Il ne résista point alors à l'idée de pousser un rien la farce, et, tout en marchant, laissa M. Barrès discourir de la politique. — « Et le général Boulanger ? » questionne le faux Renan. « Cher maître, nous voici arrivés à la porte de mon logis... Voulez-vous me faire l'honneur de vous y reposer un instant ? Le général Boulanger ? Ç'a été un très bon tremplin ! » Floupette consent à se reposer chez le jeune député : c'est l'histoire de cette visite qu'il raconte avec la malice bonhomme, la naïveté matoise, la sûreté de pastiche qui rendent si amusante la préface des Déliquescences. Par ce temps « d'engueulades » ineptes, où il semble qu'on ne sache plus dire ses vérités à quelqu'un sans l'injurier, Une heure chez M. Barrès est une perle inappréciable.
A. V.
Le Livre d'or, par la Comtesse Diane (Ollendorff). — Le
Livre d'or de la comtesse Diane renouvelle brillamment le succès des Maximes de la Vie. Rien ne passe en belle humeur cette anthologie notée jour par jour en ces causerie prestigieuses qui, dans un salon d'autrefois, exercèrent quiconque, maintenant, se pique d'être d'esprit.
Un jeu d'assez vulgaire sorte, lorsqu'il sert de tremplin à l'incurable stupidité des gens du monde, les petits papiers, fournit prétexte au Livre sans pareil que la comtesse Diane offre au public. Livre d'or, en effet, où la collaboration royale de Carmen Sylva réplique aux « pensiveness » de Sully-Prudhomme, aux agudashautaines des Boisjolin et des Bergeret ; où les noms d'Henri Martin, de Joseph Bertrand, de Félix de Saulcy, de Charles Tissot, d'Eugène Mouton, de Francis Wey, s'inscrivent près de l'harmonieuse Vacaresco, adolescente muse de Bukharest ; où le richomme José Maria de Hérédia songe au Popocatepelt gigantesque, et se trouve humilié par ce singe, lui si nègre cependant. Mais l'héroïne de ce décaméron est, sans conteste, celle qui, de sa présence et d'une âme inspiratrice, en ordonna les jeux. Comme dans sa maison, Madame la comtesse Diane de Beausacq règne, tout le long de ce volume, sur une élite charmée et, d'un orient incomparable, fait chatoyer aux yeux les facettes du bien dire et du joli penser :
Quelques citations prises au livre même rendront sensible l'agrément de cet esprit auquel ne manque, selon le vœu de ce Tertullien, le tour, le contour, ni le détour.
« D. — Quel est votre poète, et quel est votre peintre ?
« R. — Mon poète : l'Espérance ; mon peintre : le Souvenir.
« D. — Que peut-on demander à l'amitié ?
« R. — Bon souper et bon gîte...
« D. — Que doit-on à ses amis : l'indulgence ou la sévérité ?
« R. — La Partialité. »
N'est-ce pas là, comme il nous semble, la note des belles ruelles de jadis, cette noble préciosité que raille, pour ne l'entendre plus, la cuistrerie démocratique d'un temps où les cockneys enrichis, les snobs et les youtres multiformes tiennent le haut du pavé ?
L. T.
Lettre de l'Ouvreuse.— Voyage autour de la Musique, par Willy (Léon Vanier). « Mon cher M. Willy, je rends mon petit banc et mon bonnet rose, qui d'ailleurs est bleu. Prévenez M. Ernst — à vos souhaits ! — J'ai vu Blowitz (a bove principium), la Krauss en l'air, Mlle Berthe de Montalan (rien de celle qu'on arrête) potelée comme une rallonge, Henri Kerval compositeur de valses pour la maison d'édition Tellier, Lazzari et ses redingotes à sous-pieds, Stéphane Mallarmé professeur d'anglais, le vicomte en Melchior, Édouard Dujardin en complet inconvenance d'oie, Lascoux, le plus
charmant des juges d'instruction quand il ne parle pas musique, possesseur d'un lot formidable de notes pour servir à l'histoire de Richard Wagner, où revient périodiquement cette phrase qu'il répète avec amour : « Et ce génie alors m'invita à déjeuner ! » Goudeau : « Voici minuit, l'heure des crimes, c'est l'instant de nous y rendre !... » Péladan mage d'Epinal, Armand Silvestre, le Lamartine des soupirs inférieurs, Pousset, le brasseur célèbre, connu comme le houblon. J'ai vu Holmès dans un grand boa blanc (le boa sacré), Pierre de Bréville en pardessus fourré d'astrakan, (faites de bonne musique, jeunes gens, sic itur ad astrakan). Vitu à l'encyclopédie ignorance, Tiersot à la barbe bifide, comme celle d'un serpent, Alphonse Daudet, ce Zola des familles, doué d'un incontestable talent sur le tutu-panpan, Huysmans, ce chat courtois qui, selon Léon Bloy, « traîne l'image par les cheveux ou par les pieds, dans l'escalier vermoulu de la syntaxe épouvantée », Mariéton, un félibre qui possède un joli talent sur lou rasoir, Heny Baüer, qui se recueille, comme la Russie, M. Haraucourt (Edmond) à bout. J'ai vu l'illustre compositeur de la Nonne sanglante, exhibant à l'admiration des foules sa plus belle tête de « Victor Hugo sur son lit de mort ». J'ai vu Renan de la Ferté-sous-Jouarre et Jhouney (ô Jhouneysse, Jhouneysse !). Mais j'ai vu tout ce que je voulais voir. Assez. Je ferme à cause de l'abondance de ce que vous savez, hélas ! »
J. R.
Un cœur de femme, par Paul Bourget (Lemerre). — Ce roman nous paraît, de beaucoup, le plus faible de tous ses frères. Nous déclarons n'en avoir pas compris la signification et nous sommes absolument persuadé qu'il n'en contient aucune. Cela pourrait s'intituler — et pourquoi pas ! — Marguerite, ou deux amours, et au moins cela serait clair, tandis que c'est noir — je veux dire toute ma pensée — noir comme le rien, et noir comme l'absurde. Les personnages sont si vagues qu'on n'arrive à les distinguer l'un de l'autre que par un effort de comparaison, leurs actes étant empreints de cette banalité spéciale aux gens très riches et très snobs, collection que M. Bourget, avec une immense naïveté, appelle le monde. Leur activité se révèle par des actions sans intérêt, et tout se meut dans un brouillard plus anglais que le vrai brouillard anglais. Nous voilà loin des subtiles analyses de la vie par où cet auteur débuta dans le roman : celui-ci m'inquiète. — Et pourtant ce néant plaît, cela est déjà su, à nombre de femmes. C'est qu'il y a, même dans le plus mauvais Bourget, une certaine distinction, de discrètes caresses, une sympathie et nul mépris pour les inconséquences de leur nature, une constante habileté à les flatter, même quand il a l'air de les battre — et puis ce ton de supériorité dont elles sont toujours dupes ! Il faudrait sans doute se faire femme pour bien apprécier cette sorte de littérature. Mais voilà, peut-être, sa plus certaine condamnation.
R. G.
Miserere, par Jérôme Monti (B. Simon et Cie). — M. Monti est probablement un Corse qui aura vécu le monde
parisien à travers les brousses de son pays. Ses deux héros, gens d'un milieu où se croise l'évêque avec le député, se livrent aux exercices psychologiques les plus inattendus : « Elle eut un rire argentin, un de ces rires qui font frémir les moelles des os et les fibres du cœur ! et, l'attirant à elle, elle tendit ses jambes sur lesquelles il se mit à califourchon. » Bourget n'avait pas songé à celui-là, au moins en temps que psychologie !… Ce singulier viveur, traitant les femmes comme des chaises volantes, se suicide en s'enfonçant un poignard dans la poitrine. Tant mieux ! tant mieux ! Nous n'aimons guère les enfonceurs par cette fin de siècle. Miserere ! Ce qu'il y a, hélas ! de ces pauvres petits jeunes gens qui prennent le mauvais goût pour la désinvolture de Musset. Et encore, de nous jours, le par-dessous la jambe de Musset nous semble rudement prétentieux quand il s'agit d'amour… S'il s'agissait de littérature, ce serait une autre affaire ; mais dans le livre de M. Jérôme Monti, je crois qu'il ne s'agit pas de littérature.
***
Histoire d'amour, par Paul Déroulède (Calmann-Lévy). — Italie : marquise, fol amour, mari ombrageux et jaloux, poignard. — De Rome à Paris (cinq minutes d'arrêt) ; de Paris à Vienne (dix minutes d'arrêt) ; duel, balcon, ancienne maîtresse, femme voilée. — De Vienne à Pise (destination) : Mari ombrageux et jaloux : mort ! amour de la marquise : mort ! Couvent, désespoir, folie. — Toute, toute la lyre !
A. V.
au musée du louvre. — Le tableau du Sacre, de David, apporté du Musée de Versailles, vient d'être installé. — On achève de maroufler au plafond de la salle des dessins du pavillon de Beauvais le Gloria Mariæ Medicis, de Carolus Duran.
au musée de cluny.— À voir diverses récentes acquisitions très intéressantes (œuvres de ciselure renaissance, faïences, etc.)
Chez boussod et valadon. — (boulevard Montmartre). L'album de Lithographies d'après les tableaux de Monticelli, dont nous annoncions dans notre dernier numéro la prochaine apparition, vient d'être mis en vente. À voir : des Gauguin, Renoir, Raffaelli, Pissaro, Redon, Degas, Lautrec, Claude Monet.
Chez tanguy, (rue Clauzel). — À voir des Van Gogh, Guillaumin, Bernard, Luce, Gauguin, Cezanne, etc.
Chez coutet, (rue Lafayette, 34). — Des Camille Pissaro, des Schuffnecker.
G.-A. Aurier.
La Bibliothèque artistique et littéraire, créée naguère par M. Léon Deschamps, directeur de la Plume, et qui a déjà publié Dédicaces, de Paul Verlaine, et A Winter night's dream, de Gaston et Jules Couturat, va s'augmenter d'un intéressant ouvrage de notre collaborateur Louis Dumur : Albert, le roman que nous avons annoncé. — Il sera tiré de ce livre 500 exemplaires numérotés, dont 475 sur simili-japon, avec le portrait de l'auteur, et 25 sur japon avec la mention : Volume imprimé spécialement pour M***, le portrait de l'auteur et sa signature autographe. Mais ne seront mis dans le commerce que 30 exemplaires sur japon à 20 francs, et 350 sur simili-japon, à 3 fr. Les ouvrages de cette collection seront nécessairement très rares bientôt : tirée à petit nombre, elle ne sera jamais réimprimée.
Immédiatement après Albert, la Bibliothèque artistique et littéraire éditera un livre de poésies de notre collaborateur Ernest Raynaud : Les Cornes du Faune.
Ne quittons point la Plume sans y signaler une belle page de Léon Bloy : Cristophe Colomb devant les taureaux, une notice biographique de J.-K. Huysmans par Ernest Raynaud, un Maurice Rollinat d'Alphonse Boubert, une critique d’Albert, par Léon Deschamps, et des articles, poésies et nouvelle de MM. Abel Pelletier, Jules Bois, Paul Redonnel, Léon Durocher, Gaston Moreilhon, Georges d'Ale, Léon Dequillebecq, Émile Blémont, Eugène Thebault, Camille Soubise, Albert Lantoine, etc.
LeRappel a publié la lettre suivante :
« Cher ami,
« Le jeune sculpteur Henri Bouillon a collaboré avec Mme Judith Gauthier au buste de Théophile Gautier que nous devons inaugurer à Tarbes en août prochain. Son nom est passé sous silence dans une petite note que vous avez publiée ce matin au Rappel. Pourriez-vous faire un entrefilet un de ces jours indiquant cette double collaboration ? Le monument est signé des deux collaborateurs.
« Cordialement,
paul arène,
albert tournier. »
Nos félicitations à M. Henri Bouillon pour la mention que lui a value cette année sa Porteuse aux champs, notée dans son Salon par notre collaborateur Louis Denise.
Mme Elisa Bloch continue sa galerie de célébrités contemporaines par le buste de M. Henri de Bornier, dont on verra bientôt le modèle à la salle des dépêches du Figaro. Le buste de M. Camille Flammarion est maintenant en marbre à l'observatoire de Juvisy. Le Rêve, d'après le roman d'Émile Zola, et dont le modèle était au Salon des Champs-Élysée, a pour
destination probable le palais de la Résidence Générale de Tunis.
Dans l'avant-dernier numéro d’Art et Critique (9 août), une importante étude de M. Jean Jullien : Le Théâtre vivant, étude sur le théâtre nouveau, pour servir de préface à l’Échéance. La seule nomenclature des titres adoptés par M. Jean Jullien pour chacune des divisions de ce substantiel et excellent morceau donnera une idée de son intérêt: — 1. En quoi consiste le théâtre vivant ; — 2. Le théâtre sérieux est une image vivante de la vie ; — 3. Une pièce est une tranche de vie mise sur la scène avec art ; — 4. De la synthèse de la vie dans la pièce ; — 5. La vie doit exister dans la mise en scène ; — 6. L'interprétation de la vie sur la scène ; — 7. Du personnage sympathique.
C'est le 20 septembre que la librairie Albert Savine mettra en vente le roman annoncé de notre collaborateur Remy de Gourmont : Sixtine.
Dans la Revue Bleue, numéro du 20 août, une bien intéressante nouvelle de M. Alcide Guérin : Un Mari.
À joindre à la série des « Massacres » du Roquet : Paul Deroulède, par Jean Ajalbert. Dans le même journal : Petites pierres dans quelques jardins, de Willy ; le Magot de l'oncle Cyrille, de Léo Trézenik ; et un amusant article de L. de Saunier : Vive Bouddha !
Bien réjouissante cette question : « Pour être poète, faut-il surtout observer en dehors ? », dont la Revue Belge du 15 août fait précéder la reproduction d'un des passages de Villiers de l'Isle-Adam cités par Remy de Gourmont dans son dernier article du Mercure de France. — Surveillez vos échotiers, M. Tilman : ils nous paraissent ignorer beaucoup de choses, savez-vous, entre autres qu'il est au moins équitable d'indiquer où l'on prend ce qu'on reproduit.
M. Marius André prépare sur les Juifs une étude qui a l'ambition — si nous en croyons certains extraits parus çà et là — d'être une réfutation violente des doctrines chères à M. Drumont. L'auteur assure que l'apparition de cette étude (Michel Lévy, éditeur) fera scandale et rouvrira l'ère des polémiques fameuses de la France Juive. Attendons.
Le Théâtre idéaliste (Directeur, M. Louis Germain), qui devait donner sa première représentation en octobre, fusionne avec le Théâtre mixte (Directeur, M. Paul Fort), dont nous avons déjà parlé. Relevé dans la série des pièces qui seront jouées cet hiver : Les Fêtes Galantes, drame lyrique en deux actes, de Paul Verlaine, musique de M. Adrien Remacle.
Mercvre.