Notes sur G.-Albert Aurier

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<center>'''Remy De Gourmont, «  Notes sur G.-Albert Aurier », ''Mercure de France'', t. VI, n° 36, novembre 1892, p. 289-303.'''</center>
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<center>'''Remy De Gourmont, «  Notes sur G.-Albert Aurier », ''Mercure de France'', t. VI, n° 36, décembre 1892, p. 289-303.'''</center>
 
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Remy De Gourmont, «  Notes sur G.-Albert Aurier », Mercure de France, t. VI, n° 36, décembre 1892, p. 289-303.


NOTES SUR G.-ALBERT AURIER



 De toutes les tâches qui peuvent incomber à tel, selon les hasards plus ou moins sinistres de la vie, il n'en est guère d'aussi délicate que celle-ci : juger, un mois après sa mort, un jeune écrivain dont on fut l'ami.
 Si l'on se tient dans les termes du strict, si l'on n'additionne que des résultats évidents: on risque, en voulant être trop juste, d'être trop dur; en voulant être trop vrai, d'être trop sec ; en se bornant au fait visible par tous, de s'enfermer dans une littéralité trop discrète et même fausse.
 D'autre part, si l'on ouvre l'oreille au conditionnel passé, si l'on soumet à la même opération arithmétique les dons et les promesses, il est à craindre que des envieux, un peu bornés, mais d'autant plus influents sur la foule de leurs pareils, ne contestent la légitimité du total.
 Malgré ce dernier inconvénient, peu grave au fond, j'essaierai de dire ce qu'Aurier a été et aussi ce qu'il aurait dû être, en l'accomplissement de sa vie, suivant la logique des choses et suivant la logique de son talent.

I


 Avec un tempérament outrancier d'observateur ironiste, une tendance à des jovialités rabelaisiennes, Aurier se trouva, dès ses premières années d'étudiant, engrené dans un mouvement littéraire en apparence très opposé à ses penchants. Il voyait loin, déjà, et de haut, parmi une série de poètes fantoches, myopes et criards; par laisser-faire, par paresse de les mépriser, il voulut bien être leur dupe et, plus décadent que l'intelligence de M. Baju ne pouvait le concevoir, il leur récita des vers où nul ne soupçonna la parodie, vers « pourris » qui sortaient du cerveau le plus sain et le plus conscient. Mais, de même que tout n'était pas ridicule dans le Décadent, tout n'est pas de pure fumisterie dans les vers qu'Aurier y donnait abondamment; ce sonnet, Sous Bois, daté de Luchon, août 1886, n'a pas qu'une valeur de précocité:

 Les forêts de sapins semblent des cathédrales
 Qu'ombrent d'immenses deuils. Infinis, sans espoir,
 Montent les noirs piliers se perdant en le noir,
 Et l'ombre bleue emplit les voûtes colossales !...

 Tandis que, pour voiler l'invisible ostensoir,
 Pendent sur les vitraux des loques sépulcrales,
 Vagues, passent des chants tristes comme des râles,
 Les chants de la forêt à la brise du soir.

 — O Temple! Bien souvent je suis le labyrinthe
 De tes nefs, par la nuit cherchant ton Arche-Sainte!...
 Mais, en vain! L'horizon, toujours sombre et béant,

 Fuit devant moi ; le Vide dort au fond des salles!
 — Ainsi, mon cœur, sondant les célestes dédales,
 Marche, toujours heurtant l'implacable néant! (1)


 Si, après cette estampe romantique, j'extrais du même recueil la Contemplation, on aura peut-être une idée assez juste d'Aurier très jeune, partagé entre le vouloir d'être sérieux et 1'amusement de ne pas l'être:

 Le cœur inondé d'une ineffable tristesse,
 Je contemple le crâne aimé de ma maîtresse.

 Dans ses orbites creux, d'épouvantes remplis,
 J'ai fait coller deux très beaux lapis-lazulis;

 J'ai mis artistement sur l'os blanc de sa nuque,
 Poli comme un ivoire, une vieille perruque;

 J'ai, dans ce faux chignon, répandu ses parfums
 Préférés (souvenir de mes amours défunts);



 J'ai placé, pour cacher son rictus trop morose,
 A ses troublantes dents ma cigarette rose.

 Puis j'ai posé le tout (à la place d'un saint)
 Dans une niche, sur les velours d'un coussin.

 Et je songe qu'ainsi (méditations mornes!)
 La Catin ne peut plus me gratifier de cornes ! (2)

 Ces deux notes, l'une de mélancolie, l'autre d'ironie, persistèrent à sonner jusqu'à la fin dans les vers d'Aurier, et on les retrouvera dans le Pendu (3) et dans Irénée (4).
 Quant aux caractères propres, différentiels, de sa poésie, ce sont, il me semble, la spontanéité et l'inattendu. Il ne fut jamais un chercheur de pierres précieuses: il sertissait celles qu'il avait sous la main, plus soucieux de leur mise en valeur que de leur rareté ; mais, pêcheur de perles, il le fut aussi trop peu et, trop confiant en sa force improvisatrice, il laissa, même en des morceaux jugés par lui définitifs, échapper des à peu près et des erreurs. Cela vaut-il mieux que d'être trop parfait ? Oui, quand la perfection de la forme n'est que le résultat d'un pénible limage, d'une quête aveugle des raretés éparses dans les dictionnaires, d'un effort naïf à tirer, sur le vide d'une œuvre, un rideau constellé de fausses émeraudes et de rubis inanes. Il est cependant une certaine dextérité manuelle qu'il faut posséder; il faut être à la fois l'artisan et l'artiste, manier le ciseau et l'ébauchoir, et que la main qui a dessiné les rinceaux puisse les marteler sur l'enclume.
 Mais là, Aurier pécha moins par omission que par jeunesse, et s'il montra un talent moins sûr que son intelligence, c'est que toutes les facultés de l'âme n'atteignent pas à la même heure leur complet développement ; chez lui, l'intelligence avait fleuri la première et attiré à soi la meilleure partie de la sève.
 L'intelligence et le talent, voilà, je crois, une distinction qui n'a guère jamais été faite en critique littéraire; elle est pourtant capitale. Il n'y a pas un rapport constant ni même un rapport logique entre ces deux manières d'être ; on peut être fort intelligent et n'avoir aucun talent ; on peut être doué d'un talent littéraire ou artistique évident et n'être qu'un sot; on peut aussi cumuler ces deux dons : alors on est Gœthe ou Villiers de l'Isle-Adam, ou moins, mais un être complet.
 Aurier manqua de quelques années pour s'harmoniser définitivement. Il en était encore à la période où l'on ressent une si grande tendresse pour toutes ses idées qu'on se hâte de les revêtir, même d'étoffes un peu frustes, de peur qu'elles n'aient froid dans la chemise aux notules: d'ailleurs, presque rien de ce que nous connaissons de lui, en fait de vers, n'avait reçu la suprême correction.
 Mais que l'on ne prenne pas cette opinion pour absolue; sans parler de quantité de vers inédits que j'ignore encore, je connais d'Aurier des poésies très pures et d'art complet. Quelle objection, par exemple, contre le Subtil Empereur?

 Le voici:

 En l'or constellé des barbares dalmatiques,
 La peau fardée et les cheveux teints d'incarnat,
 Je trône, contempteur des nudités attiques
 Dans la peau royale où mon rêve s'incarna...

 Je regarde en raillant agoniser l'empire
 Dans les rires du cirque et les cris des jockeys,
 Et cet écroulement formidable m'inspire
 Des vers subtils fleuris de vocables coquets !...

 Je suis le Basileus dilettante et farouche!
 Ma cathèdre est d'or pur sous un dais de tabis...
 Quand je parle, on dirait qu'il tombe de ma bouche
 Des anges, des saphirs, des fleurs et des rubis ..(5)

Et quelle objection contre le Sarcophage vif? (6) Cette ironie n'est-elle pas sertie dans l'or des rimes les plus sûres et rythmée merveilleusement ? Il reste seulement certain que, de même que tous les esprits très féconds, Aurier était un poète inégal. Ce défaut n'est-il point une quasi supériorité ? Encore une fois,je ne dirai pas non.
 Entre ces ébauches, la plus notable, par l'importance qu'elle devait avoir, semble être Irénée. Il n'écrivit qu'un acte à peine de cette tragi-comédie où il voulait expliquer non pas seulement l'inutilité, mais la nocuité de l'expérience et du savoir humains ; ce peu est déjà d'un grand intérêt: on y sent une réelle force de pensée et, dans tels passages, celui des femmes de jadis, par exemple, celui où sont dits les méfaits de la science, il y a des vers exquis ou formidables.
 Irénée, l'Innocence, est sollicité par le démon Asmodeus qui veut lui apprendre la science, c'est-à-dire l'amour— puisque tout est dans ce mot et que la science n'est que désir, c'est-à-dire amour (7).
 « Viens, dit Asmodeus.
 « Non ! Viens ! Mes lèvres ont le goût des ambroisies. »
 L'Archange qui veille sur le frêle Irénée répond (je cite d'après un premier texte modifié dans le dernier manuscrit):
 « Le savoir est un puits aux murailles moisies. »
 Asmodeus:
 « Le savoir est un ciel d'éternel germinal.»
 Tel est le débat, entremêlé d'aristophanesques bouffonneries. Irénée succombe, et, dès qu'il est savant, « la nature lui paraît abominable », (8).
 Fâcheusement, l'éducation classique, la lecture, souvent maladroite, des tragédies de la belle époque, de séculaires préjugés, la routine où, depuis la Renaissance, les professeurs de belles- lettres se suivent à la queue-leu-leu, une grande paresse d'esprit, enfin, nous font croire que les personnages des temps historiques s'exprimaient avec la même gravité pompeuse que la Rodogune de Corneille ou la Mérope de Voltaire ; on ne fera jamais admettre à un homme sérieux et instruit que César Auguste ait jamais pu appeler sa femme : « mon petit cœur », ou « mon petit œil », ocellus; ces mots-là et d'autres ont dû être inventés par les Jésuites quand ils faisaient des vaudevilles — en latin ! Aurier n'avait point de telles créances, un peu naïves, et dans Irénée il mêle toutes les époques et tous les mythes, il pratique bravement ce que les critiques appelent l'anachronisme, — comme si, pour un poète ou un écrivain idéaliste, il y avait des chronologies, — comme si, depuis « les temps les plus reculés », aucun document eût jamais pu faire supposer au plus féroce érudit que les cellules du cerveau humain vibraient il y a six mille ans autrement qu'aujourd'hui.
 Disons plutôt que tout se passe dans le rêve — et que le Rêve est toujours identique à lui-même, et que Gauguin ne s'est pas ridiculisé autant que le croient des sages en introduisant « des coiffes et des fichus de Ploërmel, des Bretonnes, et de cette fin de siècle » (9), dans un tableau qui s'intitulera Lutte de Jacob avec l'Ange, — et qu'Irénée a le droit de converser avec un archange, même en un temps où les Dominations sont muettes.


 
II


 Poète, Aurier l'est encore jusqu'en sa critique d'art. Il interprète les œuvres, il en rédige le commentaire,— esthète, peut-être, mais non pas esthéticien, et la valeur de sa critique, presque toujours positive, tient en partie au choix qu'il sut faire, de main sûre, entre les artistes et entre les œuvres. Sa critique est positive; il exalte le sujet de son analyse; il dit les signifiances obscurément voulues par le peintre et, ce disant, recompose très souvent une œuvre un peu différente, par les tendances nouvelles qu'il y trouve, de celle qu'il a eue sous les yeux : ainsi, dans son étude sur Henry de Groux (10), un grandiose pendu nous apparaît, plus grandiose encore et plus lamentable aussi, parmi le renouveau luxuriant des sèves, que le grandiose et lamentable bonhomme du peintre de la Violence.
 Quant aux défauts des œuvres qu'il aimait, il les voyait bien, mais il préféra souvent les taire, sachant que l'éloge doit, pour porter, être un peu partial, et sachant aussi que le rôle du critique est de nous signaler des beautés et des joies, non des imperfections et des causes de tristesse. A l'œuvre mauvaise, médiocre ou nulle, le silence seul convient, et, contrairement à l'opinion d'Edgar Poe, j'affirme que la plupart des chefs-d'œuvre même ont besoin pour être compris, à l'heure où ils éclosent, de la charitable glose d'une intelligence amie. Malheureusement, la critique influente, si peu qu'elle le soit encore, étant devenue ou vénale ou inepte, ou les deux tout a la fois, il est nécessaire de la contredire de temps à autre, rien que pour montrer que l'on n'est pas dupe: cela seul induisit Aurier à démolir Meissonier (11), ce badigeonneur ignare au millimètre carré. Cela fut inutile, comme est toujours inutile la critique négative: la fièvre amoureuse des foules ne se guérit pas avec dix pages de sulfate de quinine; il en faudrait des hymalayas de tomes, — et encore! L'homme qui peint des états-majors ou des cuirassiers, comme celui qui narre les faiblesses de cœur des ingénieurs de l'Etat, enlève naturellement « tous les suffrages », car dans le bas esclavage moral où nous croupissons, peuple gâteux, deux choses seules sont estimées par le public, — je ne parle pas de l'argent, — le galon et le diplôme.
 Mais ce ne fut que par occasion qu'Aurier livra bataille au taureau; il avait, comme critique, une besogne plus urgente : mettre en lumière les « isolés », comme il disait, forcer vers eux l'attention de quelques uns. La première étude de ce genre, son Van Gogh (12), eut un succès inattendu; elle était excellente, d'ailleurs, disait la vérité sans ménagements pour l'opinion, et vantait le peintre du soleil et des soleils sans ces emballements puérils qui sont la tare de l'enthousiasme. Dès là, il exprimait les deux inquiétudes dont il se souciait avant tout : le peintre est-il sincère? et que signifie sa peinture? La sincérité, en art, est bien difficile à démêler de l'inconsciente fraude où se laissent aller les artistes les plus purs et les plus désintéressés; l'extrême talent dégénère très souvent en virtuosité : il faut donc, en principe, croire l'artiste sur sa parole, sur son œuvre. A la seconde question, la réponse est généralement plus facile. Voici ce qu'Aurier dit à propos de Van Gogh (13), et cela peut servir de définition assez nette du symbolisme en art:
 « C'est, presque toujours, un symboliste. Non point, je le sais, un symboliste à la manière des Primitifs Italiens, ces mystiques qui éprouvaient à peine le besoin de désimmatérialiser leurs rêves, mais un symboliste sentant la continuelle nécessité de revêtir ses idées de formes précises, pondérables, tangibles, d'enveloppes intensément charnelles et matérielles. Dans presque toutes ses toiles, sous cette enveloppe morphique, sous cette chair très chair, sous cette matière très matière, gît, pour l'esprit qui sait l'y voir, une pensée, une Idée, et cette Idée, essentiel substratum de l'Œuvre, en est, en même temps, la cause efficiente et finale. Quant aux brillantes et éclatantes symphonies de couleurs et de lignes, quelle que soit leur importance pour le peintre, elles ne sont dans son travail que de simples procédés de symbolisation. »
 En son étude sur Gauguin (14), un an plus tard, il revint sur cette théorie, la développa, exposant, avec une grande sûreté de logique, les principes élémentaires de l'art symboliste ou idéiste, qu'il résume ainsi:
 L'œuvre d'art devra être:
 « 1° Idéiste, puisque son idéal unique sera l'expression de l'Idée;
 « 2° Symboliste, puisqu'elle exprimera cette idée par des formes;
 « 3° Synthétique, puisqu'elle écrira ces formes, ces signes, selon un mode de compréhension générale;
 « 4° Subjective, puisque l'objet n'y sera jamais considéré en tant qu'objet, mais en tant que signe d'idée perçu par le sujet;
 « 5° (C'est une conséquence) Décorative — car la peinture décorative proprement dite, telle que l'ont comprise les Egyptiens, très probablement les Grecs et les Primitifs, n'est rien autre chose qu'une manifestation d'art à la fois subjectif, synthétique, symboliste et idéiste » (15).
 Après avoir ajouté que l'art décoratif est le seul art, que « la peinture n'a pu être créée que pour décorer de pensées, de rêves et d'idées les murales banalités des édifices humains », il impose encore à l'artiste le nécessaire don d'émotivité, en alléguant, seule, « cette transcendantale émotivité, si grande et si précieuse, qui fait frissonner l'âme devant le drame ondoyant des abstractions ».
 « Grâce à ce don, les symboles, c'est-à-dire les Idées, surgissent des ténèbres, s'animent, se mettent à vivre d'une vie qui n'est plus notre vie contingente et relative, d'une vie éblouissante qui est la vie essentielle, la vie de l'Art, l'être de l'Etre .
  « Grâce à ce don, l'art est complet, parfait, absolu, existe enfin.»
 Sans doute, tout cela est plutôt, au fond, une philosophie qu'une théorie de l'art, et je me méfierais de l'artiste, même supérieurement doué, qui s'appliquerait à la réaliser par des œuvres ; mais c'est une philosophie très haute et possiblement féconde : quelques artistes en seront peut-être touchés même à travers leur cuirasse d'inconscience.
 En critique, Aurier était encore d'avis que l'on doit examiner l'œuvre en soi et qu'il est ridicule de faire intervenir dans son jugement des motifs aussi vagues et aussi trompeurs que l'hérédité et le milieu (16). Il y a un lien de cause à effet, cela est naïvement clair, entre l'homme et l'œuvre, mais de quel intérêt peut bien être la connaissance de l'homme pour qui s'amuse aux fantastiques marines de Claude Lorrain ? La logique, si j'y réfléchissais, m'affirmerait ce Claude Napolitain ou Vénitien, Méridional tout au moins, et qu'il soit né en Lorraine, cela me suffoquerait, si j'étais M. Taine ; l'histoire, il est vrai, m'apprend qu'il séjourna à Naples et qu'il passa par Venise: je m'en doutais, mais cela n'ajoute rien à mon rêve, et Cléopâtre, appuyée à l'épaule de Dellius, n'y puise pas une beauté nouvelle.
 La critique d'art d'Aurier était fort appréciée ; on sentait la force de son originalité, et, dans le monde où l'on aime et où l'on comprend la peinture impressionniste-symboliste, elle faisait autorité,— monde nouveau et restreint, mais fort et qui peu à peu rejette dans l'ombre des vaines académies le monde ancien des copistes désespérés.

III


 Sans être un bon roman, ni de bonne littérature, Vieux (17) est un roman amusant, et, avec cela, bien ordonné. La personnalité d'Aurier n'y est pas encore bien nette ; son esprit ne s'y affirme qu'à l'état de collaborateur, — collaborateur de Scarron et de Théophile Gautier, de Balzac et même de certains petits naturalistes qui tentèrent d'être goguenards. Mais le plus grave défaut de ce livre fut qu'il n'exprimait plus, quand il fut achevé, les tendances esthétiques de l'auteur, ou qu'il n'en exprimait que la moitié et la partie la moins neuve et la plus caduque. Qu'on lise, cependant, le chapitre VII : ce sont de fort belles pages et bien à leur place, quoique d'un ton plus élevé que le reste du roman ; qu'on lise, au chapitre XXI, la psychologie de l'« heure du coucher » et ce qui suit :c'est d'une finesse un peu simple, mais comme c'est observé et quelle belle ironie en action ! Qu'on lise encore la déclaration d'amour du vieux Godeau, les tendres paroles dont se soulage le malheureux pendant que la bien-aimée se livre, cyniquement, à d'autres soulagements : c'est d'un genre de comique qui n'a de vulgaire que la forme, et qui laisse dans le souvenir une impression de rabelaisianisme quasi grandiose.
 Enfin, Vieux est une œuvre très imparfaite, — mais non pas médiocre.
 Aurier annonçait plusieurs romans, Les Manigances, La Bête qui meurt : comme toujours, et comme tous les faiseurs de projets, il se préoccupa de réaliser ses promesses dans l'ordre inverse où il les avait faites. On a retrouvé dans ses papiers un manuscrit intitulé Edwige, mais qu'il avait verbalement débaptisé quelques semaines avant sa mort; il sera publié sous ce titre: Ailleurs (18).
 C'est plus qu'une esquisse et moins qu'une œuvre achevée, mais, tel quel, ce petit roman philosophique me semble d'une importance évidente. La fantaisie et l'ironie s'y dressent en des proportions d'épopée: c'est un duel tragi-comique entre la Science et la Poésie, entre l'Idéalité et le Positivisme, conté en un style adéquat au sujet, tantôt bizarrement familier, tantôt mesuré et stellé de belles métaphores. On y retrouvera l'auteur de Vieux, mais plus sobre ; on y retrouvera le poète et le critique d'art, mais plus sûr de sa philosophie et plus maître de l'expression de ses idées ou de ses sentiments.
 Aurier avait, comme romancier, un don assez rare et sans lequel le meilleur roman n'est qu'un recueil de morceaux choisis: il savait ériger en vie un personnage, lui attribuer un caractère absolu et dévoiler logiquement, au cours d'un volume, les phases de ce caractère, non par de vagues analyses, mais par la mise en scène de faits systématiquement choisis pour leur valeur révélatrice: tel, dans Vieux, M. Godeau ; tels, dans Ailleurs, Hans et l'Ingénieur. Cet ingénieur est une merveilleuse caricature : Aurier lui prête des propos d'un comique vraiment énorme et pourtant lamentablement vraisemblables, car, c'est encore un autre de ses dons, comme romancier, de n'outrer jamais que le vrai ou le possible: il y avait en lui le génie d'un Daumier,— et Daumier, seul, aurait pu conter avec des images un symbolique épisode aussi amèrement comique que la colère du Dr Cocon accusé d'héroïsme.
 Aurier serait allé très loin en ce genre, le roman de l'ironie comique, de l'amertume exhilarante: que de joies il nous eût données ! Là encore, il ne sera pas remplacé : sa mort aura fait dans la Littérature un trou qui demeurera toujours béant. D'un autre roman qui devait s'appeler le Pandaemonium philosophal, il a été écrit un fragment de plan fort curieux, que voici :

notes pour le « pandaemonium philosophal »


 Ch. I. — Hans sortant vers 5 heures d'un café du boulevard a, pour la première fois, la vision du boulevard (houle d'acéphales ventrus, promenade de dos courbes fouaillés, vices sans grandeur, stupidité, banalité, matérialité). Ecœuré, pleurant presque de dégoût, il éructe vers cette foule, indigne de ce haut hommage, le mot sublime, le mot héroïque qui ne devrait plus être prononcé que dans des Panthéons, par de glorieuses prêtresses, depuis que Cambronne le nimba des flambois de la légende
 Ch. II. — Rentré chez lui, il soliloque sa haine et son dégoût contre la société moderne, lorsqu'une voix objecte un:
 — Mais cependant...
 Rendu quasi-fou furieux par cette stupide et imprévue objection, il se précipite pour étrangler l'invisible interrupteur, hurlant:
 — Tai toi, Kakégo ! Stupide Kakégo !.. Je vais bien renfoncer tes basses inepties dans ton ventre en te serrant la gorge.
 Ce nom barbare de Kakégo (19) lui était venu à la bouche naturellement, comme le nom bien connu d'un familier.
 Les mains déjà crispées pour la strangulation du mystérieux interrupteur, n'ayant rencontré que le vide, il se remit vite, disant:
 — Enfin ! Qu'importe ! Maintenant, je te connais, toi, mon ennemi toujours cramponné à mes basques quand je veux sauter dans une étoile. Je te connais et je sais ton nom et je te vois malgré ton don d'invisibilité, gros joufflu imbécile, ventre d'hippopotame trimballé par des jambes de basset. Je te vois et c'est pourquoi je te crains moins, et pour te le démontrer je veux dorénavant discuter à loisir avec toi toutes les questions ès-quelles tu as pris la douce habitude de me contrecarrer.
 — Soit ! répondit Kakégo entre deux rots satisfaits.
 Ch. III. — Ils discutent les causes déterminantes de l'abjection de la société contemporaine.
 Ce qui distingue l'homme de la bête, c'est la faculté de se guider sur des entités abstraites, immatérielles, idéales : ex la religion, la morale, la métaphysique; l'art de la bête, elle, ne se guide que d'après ses besoins matériels.
 La société contemporaine repose sur une philosophie qui a mis à se constituer du XVIe au XIXe siècle, et qui est la négation pure et simple de toutes les entités abstraites précitées et le perfectionnement logique de tous les besoins matériels.
 L'homme qui subit son influence devient donc une bête perfectionnée — une bête parce que son seul but est l'assouvissement de ses besoins matériels — perfectionnée parce qu'il croit à la grandeur de cette basse religion et qu'il met tout en œuvre pour ce culte abject.
 Chapitre des femmes
 — Nous faisons, en somme, un roman psychologique.
 — Il n'y a pas de roman sans femme, de même qu'il n'y a pas de vie sans femme.
 Kakégo.— Tu crois à la femme, toi, l'idéaliste, à la femme, latrine de toute impureté et de toute laideur; tu ne les as donc jamais regardées ?
 Hans. — Jamais avec mes yeux, mais souvent avec mes rêves.
 Kakégo.— Je vais te les montrer, ça te dégoûtera peut-être, et, d'autre part, puisqu'il faut absolument une femme dans un roman, je vais, d'un coup, en faire entrer un millier dans le nôtre.
 Il se met à la fenêtre et se met à jongler avec des louis d'or en chantant d'un air distrait:
 Holà ! Là-bas! Les belles qui passez

   A pas pressés,

 Qui troussez tout en traversant les ponts

   Vos clairs jupons,

 Vos tendres yeux sont-ils pas éblouis

   Par ces louis

 Qui dansent, gais, dorés, entre mes doigts

   Et qu'on vous doit?

 La fortune est en haut de l'escalier,

   Sur le palier

 Montez ! Montez ! Toutes! Frappez ! Sonnez!

   Carillonnez!

 Montez causer de finance avec nous

   Sur nos genoux.

 Occasion rare, sans grands ébats,

   D'emplir vos bas !...


 Cette romance lointainement sentimentale agit avec la précision d'une formule de goétie. Des coups de sonnette retentirent, la porte s'ouvrit, une femme parut, puis une autre, puis dis autres, puis bientôt mille.
 Examen individuel de chacune. Kakégo met en saillie les défauts physiques ou intellectuels, mais surtout physiques.
 A la fin, Hans déclare qu'il n'a pourtant rien vu, et que la plus laide et la plus répugnante deviendra pour lui une Juliette ou une Desdemona, s'il daigne la baigner des encens de son amour.
 Ces notes semblent avoir quelque rapport avec Ailleurs; il est assez probable qu’Ailleurs n'est qu'un rejeton du Pandaemonium, une idée seconde qu'il aura plu à l'auteur de traiter avant l'idée mère ; mais, du moins, il sera prouvé que ce Pandaemonium préoccupait sérieusement Aurier et que c'était autre chose qu'un titre destiné à effarer les curiosités.


 Que cette brève et maladroite et incomplète étude suffise pour le moment. Ecrite avec des souvenirs plutôt qu'avec des documents, elle ne saurait être qu'un travail de bonne volonté : quand l'œuvre d'Aurier sera totalement imprimée, alors seulement une définitive appréciation pourra être donnée.
 Mais j'affirme que nous avons perdu un homme de talent et d'un talent peu ordinaire, un esprit supérieur, un de ces êtres qui sont les Princes du rêve et qui devraient être les Princes de la Vie. « O Mors surda prius !... » dit Prudence. Sourde, elle l'est redevenue, à tout jamais.


  le 13 Novembre.

Remy de Gourmont


(1) Le Décadent, 4 sept. 1886.
(2) Le Décadent, 12 juin 1886.
(3) Mercure de France, novembre 1892.
(4) Essais d'Art Libre, novembre 1892.
(5) Mercure, avril 1891.
(6) Mercure, mai 1891.
(7) Joseph de Maistre, Examen de la philosophie de Bacon.
(8) Essais d'Art Libre, novembre 1892, note additionnelle à Irénée.
(9) G.-Albert Aurier, Paul Gauguin (Mercure de France, mars 1891.)
(10) Mercure, oct. 1891
(11) Revue Indépendante
(12) Mercure de France. janvier 1890.
(13) Ibid.
(14) Le Symbolisme en peinture. Paul Gauguin (Mercure de France, mars 1891 )
(15) Aurier détourne un peu de sa signification la plus ordinaire dans ces deux derniers paragraphes le mot subjectif. Il faut se reporter à la définition qu'il en donne (§ 4), et ne pas être tenté de croire que l'art décoratif des anciens Egyptiens ou Grecs ait été subjectif, au sens de personnel.
(16) Voir plus loin l'étude d'Aurier intitulée: Préface pour un Livre de Critique d'Art.
(17) 1891, chez Savine.
(18) Dans le volume d'Œuvres posthumes en préparation.
(19) Littéralement : le Mauvais Moi. — R. G.


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