Sur Echasses

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Jules Renard, « Sur Echasses », Mercure de France, t. II, n° 16, avril 1891, p. 202-205.


SUR ÉCHASSES



 Aucune voix intérieure ne m'a crié : «Par ici ! » — Il s'en faut de plusieurs longueurs que j'arrive à l'enthousiasme. J'écris bien, mais je ne sais lire que dans les journaux. J'ai étudié des choses autrefois, je m'en rappelle, quand j'allais à l'école. Je ne regarde ni autour de moi où je ne vois que moi, ni en moi où je ne vois rien, et je n'en suis pas moins littérateur qu'un autre.

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 J'ai fait d'abord de la critique, pour enlever le morceau, ensuite du roman, pour le rendre, et puis j'ai continué, pour me curer les dents, et toujours j'aurai la bouche mauvaise. Si cette image vous dégoûte, j'en chercherai de plus sales encore.

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 Bons confrères, j'ai aboyé à toutes vos lunes. Que ceux qui ne m'ont pas entendu me pardonnent et considèrent l'intention. J'ai agi de mon pire. Que les autres ne prennent pas mes gros mots de travers. On me rendra cette justice, qu'en insultant tout le monde je n'ai voulu me brouiller avec personne.

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 Je fais tour à tour, à m'y méprendre, du Concourt, du Daudet, du Zola, du Bourget original. Ils croient à un vol, feuillettent leurs cartons, pensifs, furieux!

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 Un conseil : pas trop, trop d'art. Je vous assure que le peuple, mon seul juge, comme disait le général Boulanger, n'y tient pas. Songez à Démosthène. Quand on s'applique, ça sent le gaz. L'idée en forme a peur, ainsi qu'un lièvre. Venez donc me voir, vous me trouverez toujours cul sur table, en train de pondre sans douleur. Si cette image.....

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 Cependant il y a un mépris de l'art qui est excessif. X écrit trop vite. Je ne peux plus le suivre.
 On doit souffler.

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 J'ai du métier : voici mes petits accessoires : un pinson pour les passages gais; une vieille pendule pour les palpitants; de l'odeur achetée au litre pour les tendres; des plumes de corbeau pour les lugubres.
 En somme, je cuisine habilement les divers ingrédients d'un roman, hors les larmes. La sensibilité n'est point ma partie. J'ai beau mouiller, avec mon doigt, les yeux de mes bonshommes : ils les ont toujours secs comme des pissotières mal entretenues. Est-ce que ça se voit?

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 On dit que la pensée est une sécrétion du cerveau. C'est étonnant comme le mien salive.

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 20 ans. — En tout nouveau présenté je devine un ennemi, et j'observe avec intérêt le premier mouvement de sa main. Elle se détache du dos ou sort de la poche, et vient à moi lentement. Est-ce qu'elle s'avance pour une étreinte cordiale ou pour une gifle? Douces transes !

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 30 ans. — Ça va; je suis de première force en sympathie instantanée et en stéréotypie de sourires Je tape sur les ventres qui ont quelque chose. Les ailes me travaillent les épaules, et la sagesse les gencives. Chaque jour, c'est une dent de plus qu'on a contre moi; mais je me retourne, je compte les kilomètres d'écriture parcourus et me voilà consolé. Il me semble que je tiens mon avenir, en forme d'œuf, au creux de ma main.

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 La grenouille tenta d'égaler le bœuf en grosseur, pour l'avaler. Je suis envieux au point d'accorder, sans le leur dire toutefois, aux incompris, quelque talent.

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 Le toi est haïssable. Pour vivre dans une société de muets où je parlerais tout le temps tout seul, je consentirais qu'ils fussent sourds.

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 J'aime dans ma gloire ce qu'elle a de vexant pour les autres. A part cela, je m'en f... Il ne faut pas me faire plus mauvais que je ne suis.

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 Le commerce des lettres a une belle âme. Par année on imprime, dit-on, trois mille romans environ. C'est donc, ô rage, une moyenne de deux mille neuf cent quatre-vingt-quinze que je n'ai pas signés !

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— « Ah ! Ce garçon m'ennuie. Il est là, c'est ma place. Il est jeune à ma place. Il a du talent à ma place. Que faire?»  
— « Tue-le !»

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 Quand un monsieur me dit :  
— « Nous avons une revue où viennent se poser, à notre signe, tous les talents, comme des colombes savantes. »  
Je prends son bras et je lui serre le poignet légèrement:  
— « Par sympathie ? Merci ! »  
— « Non pas : je suis le faiseur d'anges de la littérature, le médecin des revues qui vont mourir, et je vous tâte le pouls. Votre heure est proche, mon ami. Vous en avez encore pour deux numéros. Deux et un font trois. Aujourd'hui la mode est aux collections courtes. »

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 Je n'ai plus d'affection que pour les inoffensifs, les vieux littérateurs en enfance qui, bavant déjà, écrivent, une serviette nouée autour du cou, et les tout petits emmaillottés qui ne poussent encore que de vagues cris d'imitation.

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— « C'est du joli ! poseur, va ! »  
— « Impitoyable éventeur de mèches, subtil chipeur de clefs, gros malin aux fosses profondes, on ne pourra donc jamais vous en faire accroire ? Ah ! vous connaissez les sépulcres blanchis, le coup de la vessie et de la lanterne, les trucs des faiseurs d'embarras et de tours, et c'est bien vous, n'est-ce pas, qui disiez ce matin,en voyant passer le convoi de troisième classe d'un riche défunt : « Encore un qui veut se faire remarquer sans ostentation ! »



Jules Renard.

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