La Mort Saint-Innocent (1). — Jusqu'à la Renaissance,jusqu'à cette monstrueuse jobarderie du classicisme, sorte de terreur intellectuelle qui courbe encore l'humanité sous le couperet métaphysique des grammairiens (le Truquage ou la Mort!), jusqu'à la fin du XVe siècle, les poètes, tant latins que de toutes vulgaires langues, s'ingénièrent à diversivier le diadème de la très laide et inéluctable Reine.
C'est saint Bernard:
- O miranda vanitas ! O divitiarum
- Amor lamentabilis ! O virus amarum!
- Cur tot viros inficis, faciendo charum
- Quod pertransit citius quam flamma stuparum?
- Homo miser, cogita : mors omnes compescit ;
- Quis est ab initio, qui morti non cessit?
- Quando moriturus est, omnis homo nescit :
- Hic vivit hodie, cras forte putrescit.
C'est Martial d'Auvergne, en sa Dance des femmes:
- Après, nouvelle mariée,
- qui avez mis vostre désir
- à dancer et estre parée
- pour festes et nopces choisir,
- en dançant je vous viens saisir,
- au jour dhuy serés mise en terre!
- Mort ne vient jamais à plaisir.
- Joye sen va comme feu de ferre.
- Las ! demy an entier na pas
- que commençay tenir mesnaige,
- par quoy si tost passer le pas
- ne mest pas douleur ains grant raige,
- car javois bon petit couraige
- de marchier et faire marveilles.
- Mais la mort de trop près me charge.
- Petit de vent abat grant feuilles.
La Mort qui, en les vignettes de ce poème, se diversifie selon mille attitudes, est fort reconnaissable ; ce n'est pas un squelette, c'est la hideuse Mort Saint-Innocent, au sexe liquéfié, à la peau du ventre vide retombant sur des cuisses pareilles à des os que ronge un chien et autour desquels se voient des restes de chair. Cette putréfaction qui tient debout se couronne encore de quelques foufes de cheveux (on dirait blonds!) et elle en profite pour faire la belle, tendre le jarret, se camper, une main appuyée sur un bouclier à ailes, dresser l'autre en l'air, comme une menace.
Statue d'albâtre, elle trônait jadis, comme en une guérite, dans une sorte de cercueil sans couvercle attaché à la tour Des Bois, au cimetière des Innocents, — et de là veillait les morts et surveillait les vivants.
Le bouclier porte cette inscription :
- II n'est vivant tant soit plein d'art
- Ne de force pour résistance
- Que je ne frappe de mon dart
- Pour bailler aux vers leur pitance
- Priez Dieu pour les tspass.
La main qui tenait le menaçant dart est inerme, à cette heure, — mais le doigt levé suffit à se faire comprendre.
L'Imagier.
(1) Au Louvre. Œuvre, dit-on, de François Gentil Troyen, qui mourut vers 1540. Je la crois plus ancienne.