Notre ami et collaborateur Louis Dumur vient de publier une série de poèmes sons ce titre: La Néva.
L'œuvre se recommande à l'attention par des qualités de premier ordre ; elle étonne par le caractère tout spécial de sa prosodie.
Celle-ci offre de telles nouveautés qu'elle demande une sérieuse critique, l'étude de tous autres points intéressants dût-elle — de par les limites que nous impose cette revue — en souffrir peu ou prou, à notre très grand regret.
À l'encontre de la plupart des poètes de ce temps, qui demandent pour le vers et la strophe une liberté sans cesse grandissante, M. Dumur veut enserrer la poésie française dans de nouveaux liens. Non-seulement il compose, à de très rares exceptions près, ses poèmes en vers de longueur pareille et en strophes de contexture identique, mais il leur impose encore un rythme implacable, auquel il leur interdit de se soustraire jamais.
« Les présentes pièces, écrit-il dans une note préface placée en tête de La Néva, sont toutes rythmées d'après les lois de l'accent tonique. » Et, après avoir donné une théorie de l'accent tonique, qu'il importe de discuter, car elle lui est absolument personnelle, il ajoute : « Le vers se scande en pieds. Les deux pieds les plus propres à notre langue sont : l’ïambe(une syllabe atone et une syllabe tonique), l’anapeste {deux syllabes atones et une tonique) ; ils sont dans l'essence de la langue. Il y aura donc des vers ïambiques, des
vers anapestiques et des vers anapesto-ïambiques : ces derniers résultant de la combinaison
dans un même vers d'ïambes et d'anapestes. »
Si, résistant à la tentation de voir immédiatement quelle physionomie ont les vers ainsi
désignés, on se donne le loisir de réfléchir un peu sur la théorie de M. Dumur, on remarque tout d'abord que ce n'est pas la première fois que se produit en France une tentative de poésie basée sur la tonalité.
Au XVIe siècle, Jean-Antoine Baïf, qui fut de la Pléïade, écrivit, et appela de son nom : baïfins, des vers cadencés et mesurés à la manière des Grecs et des Latins. Il ne préconisait pas, il est vrai, comme M. Dumur, le seul emploi des vers ïambiques, anapestiques ou anapesto-ïambiques, mais il en admettait le principe.
Il avait eu un devancier en la personne d'Étienne Jodelle, qui, en 1553, avait précédé de ce distique les œuvres poétiques d'Olivier de Magny :
Ton vers et chef d'umbre, de flammes, de fleurs.
Jodelle et Baïf eurent d'assez nombreux imitateurs, au nombre desquels : Claude Butet, Ramus, Jean Passerat, Etienne Pasquier et Nicolas Rapin, « lieutenant-criminel en robbe courte dans Paris. »
Or, ces derniers ne laissèrent point de maltraiter Baïf, tout en suivant ses traces et en se défendant véhémentement d'être ses successeurs.
« Toutefois, en ce subject (Baïf fut) si mauvais parrain, écrit Étienne Pasquier, que non-seulement il ne fut suivy d'aucun, mais au contraire découragea un chacun de s'y employer. D'autant que tout ce qu'il en fit estait tant dépourveu de cette naïfveté qui doit accompagner nos œuvres, qu'aussitôt que cette sienne poésie vit la lumière, elle mourut comme un avorton. »
Nous n'avons pas la prétention de juger l'œuvre de M. Dumur avec une pareille citation, car, si Étienne Pasquier trouvait détestables les vers métriques, lorsqu'ils étaient Composés par Baïf, il les jugeait excellents lorsqu'ils avaient pour auteur lui-même ou son ami Ramus.
Après avoir cité une pièce que lui adressa ce dernier, il la loue en, ces termes :
« Il n'y a rien en tout cela que beau, que doux, que poly et qui charme malgré nous nos âmes.
Paraventure arrivera-t-il un temps que, sur le moule de ce que dessus, quelques-uns s'estudieront de former leur poésie. »
M. Dumur est venu confirmer cette prévision par son exemple. A-t-il eu raison ? A-t-il eu tort ? - Nous le verrons tout à l'heure. Quoi qu'il en soit, il lui a fallu quelque hardiesse pour n'hésiter point dans entreprise : le peu de succès de ses prédécesseurs était bien propre à le décourager.
Tous, d'accord sur ce seul point : que le vers devait avoir pour base là longueur ou la brièveté des syllabes, étaient-en parfaite hostilité sur tout le reste, et en particulier sur ce point précis de savoir : quelle syllabe était longue et quelle autre était brève ; quelle était tonique et quelle était atone.
Au sujet de ces vers de Claude Butet :
Pasquier écrit : « En ce premier couplet, vous trouvez deux fautes notables. L'une qui fait l'e féminin long par la rencontré de deux consonantes qui le suivent : en quoy il s'abusoit, parce que cet e n'est qu'un demy son, que l'on ne peut aucunement rendre long ; l'autre : que quand cet e tombe en la fin du vers, il n'est point compté pour une syllabe comme il a voulu faire. »
La peur d'une semblable discussion sur son œuvre future aurait fait hésiter un poète moins' innovateur que M. Dumur. Un autre, tout en convenant qu'on peut assembler de beaux vers ïambiques et anapestiques en français, aurait peut-être été retenu du souci d'en écrire, arrêté par la difficulté de préciser sûrement la qualité tonique ou atone des syllabes constitutives de ses mots, ses devanciers l'ayant déterminé chacun à sa manière.
Notre collaborateur ne s'est point embarrassé pour si peu. Il a, dans la note-préface de La Néva, donné une règle infaillible pour résoudre toute difficulté.
« L'accent tonique, dit-il, se place en français
sur la dernière syllabe des mots à terminaison masculine et sur l'avant-dernière des mots à terminaison féminine ; les trissyllabes et les polysyllabes ont, en outre, un second accent, qui frappe leur première syllabe."
Voilà qui est net. C'est aussi, par malheur, absolument faux.
C'est une erreur sans rémission de croire qu'il y a un accent tonique sur la première syllabe d'un trissyllabe ou d'un polysyllabe. Je n'en veux pour preuve que cette citation de la Grammaire historique de la langue française de Brachet, qui fait autorité en la matière :
« Dans tout mot de plusieurs syllabes, il y en a toujours une sur laquelle on appuie plus fortement que sur les autres. On nomme, accent tonique ou simplement accent cette élévation de la voix, qui, dans un mot, se fait sur une des syllabes.... Dans tout mot : bâtonner par exemple, il y a une syllabe accentuée tonique, et il n'y en a qu'une ; les autres syllabes sont inaccentuées ou, comme disent les Allemands, sont atones. Ainsi, dans bâtonner, la tonique est e ; a et o sont atones. »
Il est inutile d'entrer dans une plus longue discussion : le système de M. Dumur est condamné. Le mot bâtonner, qui, d'après lui, a la première syllabe tonique, l'a atone de par la philologie.
Mais, admettons pour un instant le système de l'auteur de La Néva, et ouvrons enfin le livre pour en voir l'application. Quelle n'est pas notre stupéfaction de lire ce vers, qualifié d'heptapodeïambique :
Scandons : les sept pieds se composent chacun d'un ïambe (une syllabe atone et une tonique). - Nous trouvons :
Par quel ensorcellement la première syllabe do du polysyllabe dominateur est-elle atone ? D'après le principe établi par le poète, elle devrait être
tonique ; la suivante : mi, serait atone ; la troisième na, atone aussi ; et la quatrième: teur, tonique.
Aucune explication ne se présente à l'esprit, sinon que M. Dumur a commis, par mégarde, une légère erreur.
Hélas ! La Néva fourmille d'erreurs semblables. En voici encore une parmi cent autres :
Suivant la grande Règle : Tro, de Troïtzky, est tonique, comme première syllabe d'un trissyllabe. M. Dumur le fait pourtant bref. Le vers où il se trouve est un tripode anapestique, dont le mot Troïtzky forme le second pied, composé nécessairement de deux atones et d'une tonique.
Pour ceux qui savent toute la conscience d'artiste apportée par M. Dumur à la moindre de ses productions, une telle contradiction réclamait impérieusement une excuse sinon une justification.
Dans l'espoir de trouver notre ami indemne de toute faute, nous avons interrogé la préface de ses Lassitudes, encore inédites, qu'a publiée M. Charles Morice dans son excellent livre la Littérature de tout à l'heure. Nous y avons lu ceci :
« D'après le dessin rythmique du vers et la règle des positions, il arrive qu'un mot de trois syllabes peut perdre l'accent de sa première syllabe ; qu'un mot de plus de trois syllabes peut transposer l'accent de sa première syllabe, etc... » ce qui n'explique rien. Quelle est la règle de position invoquée ? Est-elle la même qu'en latin, savoir : qu'une voyelle brève devient longue, lorsque, par sa position dans le vers, elle est suivie de deux demi-consonnes ? - Mystère !
Pasquier, dans ses observations sur les vers plus haut cités de Claude Butet, nie pour la langue française la règle de position, indiscutable pour la langue latine mais, quand même on en ferait la concession à M. Dumur, elle expliquerait simplement le changement de quantité de la dernière syllabe d'un mot, elle n'indiquerait point pourquoi
la première ou la seconde syllabe, ou toute autre d'un polysyllabe, peut être tonique ou non.
C'est donc l'arbitraire du poète qui déterminera la quantité de telle ou telle syllabe : la phonétique lui refuse ce droit.
D'où cette conclusion : que M. Dumur s'est étrangement abusé lorsqu'il a cru composer des vers anapestiques ou ïambiques. À part la tonalité de la dernière syllabe des mots à terminaison masculine et la tonalité de la pénultième des mots à terminaison féminine, il a royalement traité la quantité des autres syllabes selon son bon plaisir.
De sa tentative, et des tentatives précédentes, il ressort assez, pour qu'il soit inutile d'invoquer tout autre argument, que le vers scandé, avec ou sans rime, est impossible en français.
Après cette longue discussion philologique -et partant un peu pédante, - il resterait à étudier les vers de M. Dumur au point de vue de l'harmonie, du nombre, de l'ampleur, sans tenir compte de leur division en pieds et de la quantité — d'ailleurs erronée — de leurs syllabes.
Nous aurions alors la joie de reconnaître que notre collaborateur a fait de fort beaux vers et que certaines de ses pièces, telle le Tsar, où la forme rythmique qu'il a rêvée s'allie à la forme classique du vers français, ont une allure dont sont capables peu de poètes contemporains.
Il faudrait dire aussi l'acuité et la personnalité de sa perception du monde, montrer le lien qui unit ses poèmes les uns aux autres ; proclamer son glorieux souci du symbole dans tous les spectacles qu'il dévoile... mais la place — la place légendaire — nous fait défaut. Et cependant il ne convient pas de clore cet article sans exprimer notre toute estime littéraire pour M. Dumur. Il demeure un pur artiste jusque dans ses erreurs, hautaines au moins, et commises par le seul amour de cette rénovation de la Poésie française, à laquelle s'efforcent quelques poètes de ce temps.
Édouard Dubus.
Ha ! cette nuit est dure,
- Il cingle des vents d'on ne sait pas où,
- Un homme qui s'enfuyait comme un fou
- M'a failli jeter sous une voiture...
Ah ! pitoyable petit monsieur romanesque- Pourquoi t'en aller ainsi tous les soirs
- Rouler des yeux blancs pour les beaux yeux noirs
- De cette Dame ? — oh ! si belle ! mais tant honneste !
- Mais honnête à faire pleurer !
Et je pleure à là lune- Pour ses beaux yeux
- C'est, disent mes aïeux,
- Être en bonne fortune.
- — Ah ! vraiment non... aucune.
- Mais honnête à faire pleurer !
Tiens ! La lumière s'est éteinte... C'est dommage :- Elle était vraiment suggestive. — Hélas ! peut-être
- Nichais-tu, mon jaloux ramier, à l'autre étage ?
- Mais elle était douce à mes yeux — cette fenêtre.
Ainsi partir ! S'en aller, toujours s'en aller,- Sans avoir pu lui dire un petit : « Je vous jure... »
- Ah ! c'est qu'Elle m'est si bien toute la Nature !
- — Avec les bois, les sources, les oiseaux, parler
- Gentiment, comme François d'Assise, ô mon Dieu,
- Qui rêvez dans ces vois profondes, en tout lieu,
- Et qui nous envoyez toute cette musique !
- — C'est qu'elle est si bien toute ma Métaphysique !
Ha ! ha ! Du vent ! Ah ! la nuit est dure,- Il me semble qu'il y a longtemps que ça dure.
- Et je pleure à la lune...
- La lune, où donc ?... Aucune,
- Mais des nuages noirs à gros ourlets, d'argent
- D'enterrement.
Louis Denise
Ton pied charnu — dans l'ombre où gîte ma mélancolie —
O destinée, écrase un poids terrible sur mes os :
Et la faiblesse triste et solennelle des roseaux,
Qui seule est l'âme, ne saurait que croire à la folie.
Un jour, je vis une innocente et frêle jeune fille
Que séduisit un rustre malveillant qui la tua.
Le laid soupçon prit place : un escargot dans sa coquille.
Ce que je vis depuis l'accrut et le perpétua.
Au fond, j'ai désiré la paix fatale et sans retour.
Mais, la matière et les instincts ont des soucis de vivre.
Un bruit lointain de guerre — cliquetis, tambour et fifre —
Me tient l'oreille au guêt, lassé, toujours pandour.
Aux armes ! — Le sourire désolé de l'impuissance
Se vient unir au grand mépris railleur pour l'action.
Ah ! je dirais vraiment des mots subtils et clairs, si on
Pouvait en des paroles exprimer ce que l'on pense.
L'énigme nette se proclame dans le noir du cœur.
Il faut que ce martyre disparaisse. — Un glas moqueur
Répond aux invectives fabuleuses que je râle.
La lourde nuit se farde d'une lune sépulcrale.
Un vieux satyre prétendait que la luxure avait
Le don superbe d'entraîner l'esprit hors des amares,
Et qu'il n'était oh ! rien de tel que le moelleux duvet
Des chairs, où l'on enfonce, ainsi qu'un pied dans l'eau des mares.
Et je croirais à tout, si tout ne me semblait si louche,
Si tout ne s'entachait d'un ironique résultat !
Et je voudrais gémir : le pleur me reste dans la bouche.
Qui donc me crut un serf si dépravé ? Qui m'insulta ?
Il faut, sans doute, que je cherche encore dans mon âme
Quelque recoin moins tourmenté, moins pauvre, moins infâme,
Pour m'y complaire, loin du monde absurde et hobereau,
Comme on s'enfuit aux champs lorsque la ville pèse trop.
Et s'il existe, ce recoin, sera-ce enfin l'oubli ?
Sera-ce la retraite au sein du débonnaire cloître
Où la vertu de quelques-uns, dit-on, a pu s'accroître
Jusqu'à se résigner au mal, à le trouver joli ?
Louis Dumur.
À Stéphane Mallarmé
Le blond troupeau bourdonne autour du fier sultan, du sultan aux cornes d'argent : c'est Tauris, courtisé de plus de collines que l'amour n'amène d'amoureuses, que la peur ne presse de peureuses aux flancs du mâle flamboyant.
Sur les coupoles, les arbres font de la dentelle : Ali la jaune, Hassein couleur de rouille, Cazem la toute blanche, et des lunes brisées brillent sur tous les dômes.
Au plus creux de la vasque sableuse, deux rivières joignent leurs eaux confluentes, la verte Spincha, douce et trouble au printemps, non moins qu'un œil de femme, et l'Agi, noir torrent salé.
Zaël méprisait de s'anonchalir aux bazars (où l'on vend des étoffes brodées de contes de fées), aux cafés (où de tremblantes mains défrisent la chevelure parfumée des adolescents). Quand il avait fait ses dévotions à la Mosquée du Roi du Monde, cet inquiétant coffret tout doublé d'or, tout vêtu d'or, il sortait de la ville, montait vers les Yeux d'Ali, l'hermitage fleuri de rêves, radieux comme les yeux du plus beau des Califes.
D'autres fois, à l'heure de la moindre chaleur, il rôdait sur la Grand'Place, s'arrêtait devant une danse de loups (Tauris avait les meilleurs loups-danseurs de toute la Perse) ; devant un combat de béliers, se ruant férocement tête contre tête (des paquets de préservatrices amulettes sonnaient à leur cou comme des sonnailles) ; devant la lutte aérienne d'un aigle et d'un épervier : les deux oiseaux fusaient en l'air, et tandis qu'étourdi l'aigle ramigeait en vain, l'épervier, tel qu'une pierre de foudre, se laissait choir sur son ennemi, et tous les deux tombaient avec de grands bruits d'ailes. L'épervier, grisé par les clameurs, reprenait son vol, planant çà et là dans sa joie, mais l'oiseleur, d'un coup de tam-tam, le rappelait vers la cage.
Un mystérieux escamoteur se montrait périodiquement, et ses magies, qui enchantaient les enfants, déconcertaient les mollahs ; dans une poignée de terre, un noyau de pêche, et voilà que sous l'agitation de son turban
déroulé, le pêcher surgissait, poussait du bois, des feuilles, des fleurs, des fruits qui se gonflaient, veloutés et vermeils.
Voyant cela, Zaël se demandait s'il n'est point des mots qui domptent la nature et si l'esprit de certains prédestinés n'a pas sur les choses une domination pareille à celle du vent sur les sables ; mais, quand il interrogeait Yezid-Hagy, son maître, le maître souriait, et rien de plus.
Depuis longtemps, précocement sage, il avait délaissé les jeux : le gaujaphé (qui se joue avec des signes peints sur de petites planchettes), les œufs (où l'on choque, au plus fort, des œufs durs et dorés), les échecs (où l'on crie « cheic-chamat », quand le roi va être pris), l'arc (où l'on lâche douze flèches, en disant à la dernière : « Entre au cœur d'Omer ! »)
Il ne se plaisait qu'aux entretiens de Yezid, ou solitaire.
Jusqu'en ces derniers temps, on l'avait vu royalement habillé : chemise de soie perse semée d'astres d'argent ; jupe en cloche d'un pers assombri, bombant autour des cuisses ; justaucorps soutaché or sur or et doublé avec la laine des moutons de Bactriane, plus fine et plus soyeuse que des cheveux de blonde ; jambières en drap gris d'acier à talons rouges ; babouches de chagrin pers ; turban blanc sommé d'un diamant.
Zaël possédait de semblables costumes combinés en jaune orange, en rose rubis, en vert lavande, en vert de mer et en vert aventurine, mais n'en portait aucun : la robe noire lui suffisait pourvu qu'elle fût de drap souple, doucement fourrée, tombante en beaux plis.
Jadis, c'était un jeune homme de médiocre savoir, dissipateur et fou, pourtant inquiet, tel qu'un avare, de la richesse intellectuelle dont il portait en lui le sombre trésor. Yézid lui enseigna toutes les sciences, dont la première, et celle qui les contient toutes, est : le silence, avec cette formule : regarde en toi-même et tais-toi.
« Il faut, lui dit son maître, un jour, qu'avant de te vouer à la permanente méditation, avant d'assumer un irrévocable mépris pour le verbe (qui n'atteint jamais le Point central que déformé, dans sa trajectoire, par la répulsive épaisseur des cervelles humaines), il faut que tu voies le monde. Prends un cheval et des serviteurs, gagne Ispahan. C'est le centre de la sottise et de la cupidité universelles, car la ville est peuplée dix fois comme Tauris, et l'ignominie natale, invétérée en toute
créature, n'atteint son épanouissement parfait qu'au milieu du grouillement tumultuaire des larges capitales. Va, que la monnaie soit ton seul truchement, et sans proférer aucune syllabe tu seras compris ».
Zaël se mit en route, ayant fait le vœu du silence.
Il passa par l'humide Vaspinge, striée de ruisselets, flabellée de peupliers, brodée de la glauque frondaison des saules ; — par l'Agi-Aga, où pâturent, le ventre dans l'herbe, des générations de chevaux noirs, issues du formidable troupeau de cent mille crinières qu'entretenaient là les anciens rois de Médie ; — par des villages blancs ; — par des plaines rouges ; — par une montagne bleue.
Il passa par Sircham, le caravansérail des Sables, où l'on soupe d'un ragoût de chèvre, pimenté de hiltit noir ; — par le pays d'Arakayem, qui n'est que de chardons bleus et de bruyères roses ; par Zerigan, la fleur des ruines, le village acrobate poussé, comme des giroflées sauvages, d'entre les disjointures des vieux murs écrasés ; — par Sultanie, la ville des roses fanées, des tours penchantes, des mosquées aux dômes crevés, aux pavés que bousculent les folles herbes, les hystériques végétations qui dansent la sarabande dans les temples hantés.
Il passa par Ebher toute en jardin, nuagère perspective de pêches en fleurs, et dans les cultures : les tulipes barbares, les fragiles anémones, les jasmins grimpeurs et ces lourdes couronnes dont le pourpre impérial penche comme un vieux trône les jonquilles, les narcisses, les muguets, les lys, les œillets jaunes et les œillets couleur de sang, les diaphanes mauves et la rose.
À Casbin, il but du vin violet qui semblait une effusion d'améthystes.
À Kom, où, chacun en son clos, reposent les cinq cents fils d'Ali, il acheta une épée qui ployait comme un jonc, s'enivra d'eau fraîchie dans le ventre des oiseaux blancs, fuma du tabac noir mêlé à du chenevis, mangea les tartines de graisse de cabri saupoudrées de graine de pavot, dormit sous un platane, ce qui préserve de la peste, assista à l'auto-da-fé d'un gulbad, cet arbre magique dont les fleurs empoisonnent le vent, visita les Fontaines souterraines de la Mosquée des deux Rois, près de laquelle une enceinte aux grilles sacrées emprisonne d'inviolables roses, nées de la chair de Fathmée. Un prêtre veillait, Zaël souriait : de ses doigts comme distraits des tomans d'or tombèrent sur le sable, et ses yeux fixaient la plus large des roses. Le prêtre apporta la
rose à Zaël, et Zaël, sans même la respirer, l'effeuilla d'une chiquenaude, — content : car, pour une simple aumône, l'incorruptible gardien des inviolables roses avait vendu les roses, son vœu, la majesté des tabernacles et la virginité de la fille de Mousa, fils de Gazer.
Cachan fut la dernière étape. Avant d'entrer dans cette ville redoutée, il avait murmuré en lui-même, selon l'usage : « Scorpions, je suis étranger, ne me touchez pas ». Il fut piqué, guéri par une vieille femme qui lui en offrit une jeune. C'était disait-elle, une assez sauvage gazelle, volée à des vignerons, mais Zaël apprit la vérité : « Ma petite maman, susurra la mignonne, attendait le voyageur résolu à payer le prix de ma réelle beauté, et c'est toi : je suis ton esclave. » Il la fit déflorer par son premier serviteur, Thamas, et, avant de la rendre humiliée aux mains maternelles, voulut qu'elle subît les fougues barbares de son palfrenier Piri, de Cofrou le muletier et du convoyeur Mirzathaer.
Quelques heures plus tard, ils touchaient à Ispahan.
Une petite maison meublée, pourvue d'esclaves, lui fut indiquée ; Zaël l'arrêta et chargea Thamas de l'urgente acquisition de quelques femmes, car un homme dépourvu de femmes est taxé de mauvaises mœurs : l'hypocrisie exige un certain décor, à Ispahan, comme à Tauris.
Elles étaient convenables et toutes trois blondes, mais teintes en brunes, avec des sourcis d'idoles, une mouche noire au coin de l'œil et une violette au menton. Il les habilla magnifiquement, attacha des pierreries au bout de leurs tresses tombantes, voulut les chemises de la plus caressante soie, les manteaux du plus magistral damas, les voiles de la plus rêveuse dentelle : boîtes de senteur flottant à des chaînes d'or, anneaux à tous les doigts et à tous les orteils, colliers de perles, pendants d'oreilles et boucles de narine, paquets d'inutiles bagues, pendulant comme des amulettes entre leurs seins.
Il leur donna un souper : elles mangèrent des dattes de Jaron conservées en des courges creuses ; des pistaches fricassées au sel ; des pavis, des grenades blanches et des roses, des prunes de Boccara : des abricots à chair rouge dont on grignotte l'amande, le noyau s'ouvrant aisément d'un coup d'ongle ; du raisin bleu cultivé par les Guèbres de Neyesabad et qui se sert sur un lit de violettes.
Toutes les trois reçurent les faveurs de leur maître : elles le souffrirent avec complaisance, en créatures qui savent
que l'homme ne saurait être le dispensateur d'aucun plaisir et que la femme seule connaît les ressorts secrets d'une chair de femme. Zaël, désormais, les laissa s'amuser entre elles et corrompre à leur aise un jeune et divin petit eunuque qu'il leur avait choisi comme joujou.
Dans un café, au milieu des fumeurs d'asium, des joueurs d'échecs, des dormeurs, un mollah prêchait, ensuite faisait la quête. Tout à coup, se dressant de même qu'un songe, un derviche lançait, d'une puissante voix de hurleur, un aphorisme sur la vanité du monde, retombait dans ses prières. Le poète conteur, qui commençait l'histoire de Mouça chez les Pharaons, fut interrompu par une troupe de danseuses. Elles roulaient des ventres nus, au nombril peint d'une fleur obscène, et, quand les jupes glissaient sur les cuisses, leur sexe épilé faisait songer à de grandes fillettes impubères et lascives. Calmées, quelques-unes et quelques turbans disparurent vers le fond du café ; mais la luxure allait aux jeunes Circassiens qui apportaient les narghilés et les tasses avec de languides allures : à chaque instant le service s'interrompait, toute cette jeunesse étant en proie, dans les salons secrets, à de lucratives émotions.
Zaël, qui voyageait pour s'instruire, ne résista pas à la curiosité de sa race, mais ces jeunes complaisants joignaient la rapacité de la gueuse à la niaiserie de l'enfance : c'étaient des joies vraiment désolantes, vraiment trop évocatrices du Sahara, où, pérégrins maudits, nos désirs fantômes ne joignent que des spectres. Il eut d'autres désillusions, il les eut toutes, car il acheta tout : il fut cazy, il fut mocaïb, il fut vakanevis, il fut daroga, il fut vizir, il fut chef des Porte-flambeaux « par l'ordre exalté et inexprimable du Très-Haut et Très-Saint Seigneur, vicaire de Dieu ».
Huit jours après, reprenant son état de philosophe libre et obscur, il écrivait à Yezid
« La vie ne contient rien. Le silence même est inutile. Relève-moi de mon vœu. Je veux pouvoir dire aux hommes que je les méprise. »
« À quoi bon ? répondra Yezid. Ils le savent, mais tout leur est indifférent, hormis la jouissance. »
Il n'envoya aucun messager vers Tauris.
Le ciel du soir s'alanguissait, là-bas, de fumées amarantes. Zaël traversa les faubourgs : de rouges ziégaris sommeillaient adossés au mur d'un corps de garde, et la pointe bleue de leurs bonnets s'inclinaient, semblait saluer les passants. Partout, rasant le sol, comme un flot,
couvrant les toits d'une neige imprévue, dressant en l'air des trombes croulantes d'ailes immaculées, des pigeons blancs : quelques têtes huppées animaient un instant les trous multiples des lourds colombaires.
Au-delà des Portes du couchant, la nuit éploya ses noires tarlatanes étoilées d'argent pâle : Zaël marchait toujours. Il était bien réellement, à cette heure, le Pèlerin du Silence : aucun grelot ne sonnait dans son crâne, nul verbe ne luisait dans les limbes de sa pensée, et il allait, goûtant la fraîcheur du soir et la douceur des négations définitives.
Zaël marchait toujours, et la nuit éployait ses noires tarlatanes lamées d'argent lunaire. D'un bois de saules, une chanson monta :
Celle qui tient mon cœur m'a dit languissamment :
« Pourquoi donc es-tu triste et pâle, ô mon charmant ? »
M'a dit languissamment celle qui tient mon cœur.
Celle qui tient mon cœur m'a dit moqueusement
« Quel miel d'amour a donc englué mon Charmant ? »
M'a dit moqueusement celle qui tient mon cœur.
Moi, j'ai pris un miroir et j'ai dit à la Belle :
« Regarde en ce miroir, regarde ô ma Cruelle ! »
Et j'ai dit à la Belle, en brisant le miroir :
« Comme une perle d'ambre attire un brin de paille,
La langueur de son teint m'appelle, je défaille,
Je suis le brin de paille et toi la perle d'ambre. »
« — Apportez-moi des fleurs fleurantes et des cinnames
Pour ranimer le cœur de mon Roi qui se pâme,
Des cinnames pour son âme et des fleurs pour son cœur ! »
Zaël entra dans le bois de saules. Penchée vers la fontaine, une jeune fille emplissait des outres et elle était charmante, bras nus, cheveux roulés et son voile envolé.
Avec de grands yeux calmes, elle regarda l'inconnu : Zaël s'approcha, et, s'agenouillant, toujours muet, leva vers son menton un pli de sa robe.
« Si tu es le roi, dit la jeune fille, retourne en ton palais, si tu es l'ange visiteur, remonte au ciel, mais si tu es un voyageur, ferme les yeux car je suis dévoilée. »
L'outre qu'elle plongeait dans la fontaine lui glissa des mains, et ses naïves lèvres se laissèrent couvrir par les lèvres de Zaël. Elle ne parla plus, et, dans l'adorable silence des vallées endormies, Zaël, pour la première fois, buvait un peu d'âme.
Maintenant , blottie aux flancs de l'Homme, dont elle serrait les genoux de ses bras adorants, la Femme redisait passionnément le chant de la Vierge :
« Apportez-moi des fleurs fleurantes et des cinnames,
Pour ranimer le cœur de mon Roi qui se pâme,
Des cinnames pour son âme et des fleurs pour son cœur ! »
Zaël songeait à des paroles de son maître :
« Si tu trouves le Désintéressement et qu'il ait des vêtements d'homme, prosterne-toi le front dans la poussière : S'il a des vêtements de femme, prends cette femme et rentre à la maison. »
Ayant songé, il tira sa bourse et la vida dans la robe entr'ouverte, mais la jeune fille secoua sa robe et pleura.
Alors Zaël rompit son vœu :
« Viens, tu es Celle que je ne cherchais pas. Viens, et dis-moi ton nom.
« — Mon nom est Amante et je t'aime. »
Dans l'adorable silence des vallées endormies, Zaël pour la première fois buvait un peu d'âme, et Amante, amoureusement, picorait les pièces d'or et une à une les fourrait dans sa chevelure.
Ils étaient deux : au plus creux de la vasque sableuse, deux rivières joignaient leurs eaux confluentes, la verte Spincha, douce et trouble au printemps, non moins qu'un œil de femme, et l'Agi, noir torrent salé.
Ils étaient deux : sur les coupoles les arbres faisaient de la dentelle : Ali la Jaune, Hassein couleur de rouille, Cazem la toute blanche, et des lunes brisées brillaient sur tous les dômes.
Ils étaient deux : le blond troupeau bourdonnait autour du fier sultan, du sultan aux cornes d'argent : c'était Tauris, courtisé de plus de collines que l'amour n'amène d'amoureuses, que la peur ne presse de peureuses aux flancs du mâle flamboyant.
« Vous êtes deux, dit Yezid, avec une ironie qui troubla Zaël, vous êtes deux ?...
Remy de Gourmont
de la parfaite admonition
« Voici venir le Buffle, le Buffle, des buffles, le Buffle ! Lui seul est buffle et tous les autres sont des bœufs. Voici tenir le Buffle,le Buffle des buffles, le Buffle ! »
Le verbe sesquipédalier,
Le discours mîtré, la faconde
Navarroise du Chevalier,
À Poissy comme dans Golconde,
Essorillent le pleutre immonde.
Mais, loin de tout bourgeois nigaud,
Hurle ta palabre féconde :
Sois grandiloque et bousingot.
Bourget, ce fameux bachelier,
Cultive, pour les gens du monde,
Quelques navets en espalier.
O Will ! monsieur Dorchain t'émonde
Et Paravey joue Esclarmonde ;
Qu'importe, fils ! Baise Margot,
Et dona Sol, et Rosemonde :
Sois grandiloque et bousingot.
Décris un geste singulier,
Pousse un juron admirabonde.
Voici venir le Timbalier !
Qu'à Hugo Bouchardy réponde !
Conquiers les Iles de La Sonde
Et maint Royaume Visigoth
Par ta durantal sans seconde :
Sois grandiloque et bousingot.
Prince, le seigle a son ergot
Et des poux vivent sur l'aronde.
Pécuchet tient la mappemonde :
Sois grandiloque et bousingot.
Laurent Tailhade.
À Alfred Vallette
(Sapho devant la mer chante)
Vous somnolez, vogueurs, vogueurs au front bruni,
Par ce midi qui fait tomber, lourdes, les voiles,
Tandis que, regrettant la fraîcheur des étoiles
Et le pâle matin des alcyons béni,
Toute la mer ondule et brûle, à l'infini.
La mer, elle murmure encor.... mais combien lasse !
Comme nous, on dirait que, la poitrine en feu,
À la férocité du jour tranquille et bleu,
Dans sa vaste agonie, elle demande grâce.
Parfois un vol lassé de grands oiseaux blancs passe.
Un vol blanc et lassé d'alcyons éblouis.
Ah ! leurs ailes, ainsi que les voiles, sont lourdes.
Mais, ô clartés du ciel d'été, vous restez sourdes.
Et, soleil implacable, ô soleil, tu jouis
De voir nos corps pâlis, nos corps évanouis !
Vainement nous avons, chairs malades d'étreintes,
Demandé la fraîcheur à ce golfe, où le flot
Berce nos deux ennuis d'un placide sanglot.
Et le sable foulé gardera nos empreintes
Que baisera longtemps la mer avec des plaintes.
O ma sœur, qui maudis comme moi le jour dur,
Dont la joie, emplissant nos âmes d'amertume,
Boit la triste moiteur qui, sur nos gorges, fume
Je vais, dans tes cheveux, lavés d'un parfum pur,
Je vais cacher mes yeux, aveuglés par l'azur !
Oui, que le sable luise au bord des grèves blanches,
Que l'algue suive l'algue et roule aux flots marins,
Pendant que le sommeil alanguira nos reins,
Et que, dans les cheveux profonds que tu m'épanches,
J'évoquerai la fraîche obscurité des branches.
Louis Le Cardonnel.
J'adore l'indécis, les sons, les couleurs frêles,
Tout ce qui tremble, ondule, et frissonne et chatoie,
Les cheveux et les yeux, l'eau, les feuilles, la soie
Et la spiritualité des formes grêles :
Les rimes se frôlant comme des tourterelles,
La fumée où le rêve en spirales tournoie,
La chambre au crépuscule où Son profil se noie
Et la caresse de Ses mains surnaturelles.
L'heure de ciel au long des lèvres câlinée,
L'heure qui meurt ainsi qu'une rose fanée,
L'âme comme d'un poids de délice inclinée ;
Et surtout tel cœur d'ombre, embaumé de mystère,
Où veille comme le rubis d'un lampadaire,
Nuit et jour, un amour mystique et solitaire.
Albert Samain.
À Rachilde.
L'épouse dort, le corps alourdi par les baisers que l'époux a laissé tomber, sans compter, un peu partout, et plus spécialement aux fossettes, aux petites cavités, aux rigoles, aux endroits où la chair se creuse, des baisers tantôt écrasés comme les larges gouttes d'une averse, tantôt petits, ronds, à peine sonores, ininterrompus, envolés des lèvres comme des bulles de savon d'un fétu de paille. Mais déjà la chère femme pèse bien lourdement sur le bras du cher mari. D'abord, par petites secousses prudentes et répétées, il tente vainement de le dégager. Le bras semble collé. Il dit avec douceur:
— Aline, Aline, attends voir un peu !
Et, comme elle ne fait aucun mouvement, il s'enhardit, se roidit, et d'un seul coup arrache son bras, qui lui semble une chose cotonneuse, inerte, morte, ou plutôt disparue. Un vague ronron s'échappe des lèvres d'Aline, comme un bourdon d'une fleur qu'on a remuée, et du fond de son sommeil elle murmure:
— Oh que tu m'as fait mal, Albert !
— Je ne pouvais pourtant pas, dit Albert, attendre ainsi l'aurore. C'est bon pour Milon de Crotone, des situations pareilles !
Et il se retourne du côté du mur, car il a fait prendre à sa femme, dès le début de leur mariage, l'habitude de coucher « sur le devant ». Il prétend que de cette façon, à la naissance du premier enfant, elle n'aura pas à souffrir d'un changement de place, toujours pénible...
À peine Albert a-t-il retrouvé son bras que le supplice commence. Depuis quelques instants, en un point du coude, une piqûre l'agace, un chatouillement léger : c'est une aiguille, une vingtaine d'aiguilles, une pelote d'aiguilles. Réflexion faite, c'est plutôt une légion de fourmis subitement écloses. Comme une armée, elles se sont mises en mouvement à la moindre alerte. Elles exécutent leur œuvre, forant toutes ensemble mille petits trous sous la peau. Elles courent sur les veines, tournent le coude, longent l'avant-bras, arrivent serrées au poignet, un passage difficile, et,
plus à l'aise dans la paume de la main, se divisent par bandes, tant pour chaque doigt. C'est à la fois douloureux et doux. Sous l'ongle, au bout du doigt vibrant, comme au bord d'un précipice à pic, elles se retournent. Il y a là hésitation confuse, bousculade, nécessité de se reconnaître avant de remonter. Longtemps les travailleuses se croisent ainsi, vont à leurs affaires, aux provisions, descendent, grimpent, s'arrêtent à peine, repartent, suivent un réseau mince, s'accrochent à un muscle, traversent un filet de sang, se glissent à fleur de peau, comme pour prendre l'air, et se dépêchent, hâtives, car Albert lève un doigt, puis deux, puis la main, le poignet, l'avant-bras, enfin le coude ; et, dans un pêle-mêle inattendu, les fourmis dégringolent, tourbillonnent, se perdent, sont mortes. « Ces petites bêtes deviennent insupportables, se dit Albert. Tous les soirs c'est la même chose, par notre faute bien entendu. On reste enlacé, bouche sur bouche, on se promet noblement de se réveiller le lendemain matin dans la même pose. Cinq minutes se passent. On en a plein les muscles, et, soudain, voilà que les fourmis partent pour l'exercice. Elles ne m'y reprendront plus ! »
Mi-hargneux, mi-tendre, jusqu'à s'apitoyer sur le sort des cariatides, il se pelotonne contre le mur, le nez enfoui dans les fleurs du papier peint.
Maintenant, c'est dans l'obscurité, entre Albert et Aline, la lutte des corps à corps. À toute rencontre involontaire sous les draps, ils éprouvent une sensation ou brûlante ou glacée, toujours désagréable. Mais les précautions deviennent inutiles. Leurs chairs sont ennemies. Si le mollet d'Aline, alangui, prend ses aises, s'écarte inconsidérément, se pavane, vagabond, et fait le beau hors de son gîte, Albert, adroitement, en ayant l'air de n'exécuter qu'un mouvement réflexe, d'un brusque coup de talon, remet le mollet à sa place. Réveillée en sursaut, Aline, naturellement peureuse, croit a une entrée furtive d'assassins qui, au préalable, la tirent par les pieds. Si le menton du mari creuse la nuque de la femme, d'un vigoureux coup d'épaule, donné à propos, Aline envoie rouler la tête d'Albert sur l'oreiller de l'autre bord. Il s'imagine encore au régiment. Sans doute « un de la classe » lui a fait « prendre le train ». Il va ramasser les planches de son lit éparses, et déjà se propose d'offrir demain matin au bon farceur un litre d'eau-de-vie pour sa peine !
Comme le combat se prolonge, bientôt Albert se sent envahi. Il n'y tient plus, et, d'une voix ferme:
— Aline, dit-il, allume ! .
La chambre éclairée, le mari prie simplement la femme de jeter, mais sans bouger, un coup d'œil oblique sur leurs positions respectives. Il ajoute :
— Soulève-toi un peu.
Tous les deux se mettent sur les genoux. Albert plante un doigt de sa main gauche sur la ligne de démarcation imprimée par le corps d'Aline, et ouvre sa main droite en compas, le pouce d'un côté, les quatre doigts de l'autre, comme font les gamins joueurs de boule, puis il mesure :
— Deux longueurs pour moi, dit-il, et quatre et demie pour toi ! Autant dire que tu prends toute la place.
Il regarde Aline presque sévèrement, à croupetons, ses deux mains plaquées sur ses cuisses, ébouriffé, sa chemise à la russe fripée. Elle l'écoute, les yeux ternes sous les boucles de ses cheveux tombantes, pareille à une sauvage innocente. Ses épaules frissonnent à l'air, comme au contact d'une gaze humide.
— Voyons, demande Albert, est-ce que j'exagère ? Remarque que je veux bien faire la part belle, très belle, à tes hanches de femme. Mais où s'arrêteront-elles ?
II se tient prêt, à une discussion serrée, avec preuve entre les doigts, sur le point de vérifier les mesures.
Mais elle pleure !
— Qu'est-ce que c'est, encore ?
— Tu ne m'aimes plus.
— Bon, dit-il, ce n'est pas la question ; moi, vois-tu, je suis avant tout un homme pratique. Nous pouvons vivre trente années en commun. Je dis trente pour donner un chiffre. N'est-il pas excellent de s'installer, de prendre ses précautions ? Songe que nous devons dormir côte à côte une moyenne de dix-mille neuf-cent-cinquante nuits. Il ne faut rien accorder au hasard ni au caprice, sous peine d'enfer. C'est pour cela que je fais notre éducation. Nous avons, c'est vrai, la volonté de nous aimer par le cœur le plus longtemps possible ; mais il est prudent d'habituer nos deux corps l'un à l'autre, de compter avec leurs répugnances, leurs nervosités, leurs états maladifs, leurs bouderies. Apprenons l'art de passer nos nuits à reculons, d'éviter les heurts. Faisons-nous de mutuels sacrifices, désireux l'un et l'autre de supprimer
toute nouvelle cause de conflit. Je m'enfonce dans le mur. Suspends-toi au bord du lit. Comprends-tu ? Il s'agit de respecter nos sommeils, de ne nous accorder que des mouvements sur place, de nous interdire toute excursion imprudente au milieu, et de le laisser, ce milieu, inoccupé et neutre. Dormons longs et plats comme des lattes, si c'est possible. En un mot, et pour me résumer, évitons les fourmis et gardons les distances, notre bonheur en dépend.
— Alors, tu n'es pas fâché ?
— Es-tu bête ! Avec vous, femmes, dès qu'on raisonne, on se fâche ; me prends-tu pour un clinabare ?
— Un clinabare ?
— Oui, ou un cantabre, un barbare enfin !
Il avait lu, ce matin même, les premiers chapitres de Salammbô, et les noms sonores lui revenaient à la mémoire presque malgré lui.
— Enfin, puisque tu dis que tu m'aimes !
— Mais oui, sois donc tranquille, et je te le prouverai en temps opportun.
— Veux-tu m'embrasser ?
— Parbleu ! mais comment donc ? cela ne se demande pas.
Ils étaient encore à genoux et se faisaient face. Ils n'eurent qu'à se pencher. L'élasticité du sommier les déséquilibra, et ils ne purent s'embrasser qu'au petit bonheur, une boucle de cheveux, une portion de nez, tandis que les regards allaient mollement, involontairement, par l'entrebâillement des chemises, à des nudités bien connues et calmes. Le premier, Albert allongea son corps, ramena le drap sur lui, et, le front au mur, attendit le sommeil. Aline demanda :
— Je peux éteindre ?
— Parfaitement !
Au souffle d'abord maladroit, puis rectifié d'Aline, la flammèche de la bougie s'envola comme une petite âme dans les ténèbres. Craintivement et frileuse, Aline s'étendit tout au bord du lit, et, entre les deux époux, l'espace indifférent s'échauffa peu à peu aux effluves entrecroisés de leurs chairs, cependant que leurs deux haleines rythmiques et fortes chassaient régulièrement devant elles les essaims invisibles des globules d'air expiré.
Renard.
Ton sang n'a point fondu la neige de ces toiles !...
Sous ton sein dur, hélas, aucune aile ne bouge...
Me laisseras-tu donc voler seul au ciel rouge
Dont nos baisers seraient les mutines étoiles ?...
— Ton ventre est l'autel d'or du temple d'Aphrodite !...
— Je suis le prêtre impur qui n'offre point de cierges
Et qui veux, sur l'autel desservi par les vierges,
Chanter le rituel de la messe maudite...
Je suis le mage expert en l'art du Trismégiste !...
— Pourquoi me repousser de ton rire morose ?...
Concède que, devant le Tabernacle-Rose,
S'agenouillent mes vœux de malin théurgiste,
Que ma langue de miel chante la cantilène
Et les hymnes brûlants pleins de rimes choisies
Que Sappho récitait, à lèvres d'ambroisies,
Aux Nymphes fleurissant les prés de Mitylène !...
— Oh! rhythmer l'oraison de la messe maudite
Avec la bouche en fleurs des hiérodules vierges,
Prêtre blasphémateur qui n'offre point de cierges,
Sur ton Ventre, autel d'or du temple d'Aphrodite !...
G. Albert Aurier.
2 février 1890.
Tout miroite en la rue où glissent des luées
Sous l'averse, et vers le rond-point, où l'on peut voir
Un kiosque criard écailler d'or le noir,
L'avenue épaissir ses ténèbres, trouées
Par les clartés parallèles, sous les buées,
Des becs de gaz, plantés debout sur le trottoir,
La pluie engourdit tout de sa torpeur immense ;
Les marronniers, dont le haut sexe est mis à nu,
Laissent traîner dans l'air une odeur de semence.
— Son pied frappe le sol amolli d'avoir bu,
Et l'ennui dissolvant de cette eau d'indolence
Lui tire de tout l'être un soupir éperdu.
Sans but, il marche sous l'averse envahissante,
Torturé du besoin qu'a l'eau de féconder,
Lui ! qui n'a rien d'affectueux où se poser
Et qui demeure avec, à l'âme, une cuisante
Brûlure où ne vient pas la rosée apaisante
Des doux sommeils à deux attendris de baisers.
Le bruit qu'en se mettant au lit font les ménages
Du haut en bas de ces maisons à six étages,
Lui vient, et l'arrête à, sous des déluges d'eaux,
Dans le blanc cadre illuminé des courts vitrages,
Des ombres, comme on dit, chinoises de rideaux
Où des tendresses conjugales se propagent.
Puis, toutes les carcels aux globes dépolis
S'éteignent ; on croirait des éclipses de lune !
L'eau glougloute en se dégorgeant des plombs salis !
Et c'est à chaque étage, entre les draps de lit,
Les battements égaux sans peine et peur aucune
De deux chairs que l'amour lie à n'en faire qu'une.
Ah ! si de la nuit pluvieuse aux longs frissons
Quelqu'un allait jaillir comme une fleur des ondes !
Si dans la rue, au-dessus de ses frondaisons,
À droite comme à gauche, étageant ses maisons,
La sienne aux yeux de ciel empoussiéré de mondes
Surgisssait ! comme il l'a rêvée, aux tresses blondes.
Celle vers qui le porte un milliard d'élans ;
Celle qui l'élira viril ! et qui, scellant
Dans son cœur généreux gonflé comme une voile
Un double orgueil de père et d'amant se mêlant,
Saura bien, le faisant tressaillir jusqu'aux moelles,
Arracher toute vive une âme de ses flancs.
Oui ! celle dont avec une âpre volupté
Il enguirlandera son cœur aux pierres noires
D'un feuillage de fleurs tendres de tiède Été,
Et qui doit transparaître au fond de sa mémoire
Ainsi que, sous les fûts d'un bosquet enchanté,
Le vif-argent d'une eau de lune aux blanches moires.
Mais nulle n'apparaît d'un visage assez pur,
Tout ce noir garde en lui, comme derrière un mur,
Celle qu'il a rêvée en façon de poème
Et qu'il cherche, poussé par un espoir suprême,
Loin de sa chambre nue où sans un coin d'azur
Il suffoque de solitude entre les murs !
Il marche en l'avenue où de l'eau persévère,
Il marche ! et plus il va dans tout ce noir vainqueur,
Où nagent de très longs reflets de réverbères,
Quelque chose de plus en plus se désespère,
Aux sources même (ô solitude dont on meurt)
De Son Être, à l'endroit le plus cher de son cœur.
Et comme un gueux qui tend la main pour qu'on lui donne
Souffre à ne recevoir d'aumône de personne,
Il s'en va, l'âme en peine, avec, sur le trottoir,
Sa longue ombre allongée ainsi qu'en un miroir,
Et son pas, dans la nuit boueuse où l'eau frissonne,
Son pas désert, dans l'avenue, au loin, résonne !
Ernest Raynaud.
1er avril 1890.
Monsieur le Rédacteur en chef,
« Permettez-moi de demander de votre courtoisie, qui m'est connue, l'insertion de ces quelques lignes rectificatives.
« Dans celles consacrées aux deux premiers livres de la première partie de mon Œuvre, il a été fait erreur en revenant sur mon Traité du Verbe intégral, de 88. Ce que l'on a donné comme mon « principe de Philosophie évolutive » n'est que la proposition géométrique qui me sert à démontrer, contre le cercle de Vico et la spirale de Goethe, que le mouvement de la Matière est elliptique. Pour plusieurs raisons qui seront dites : par exemple, le mouvement selon l'Ellipse explique seul la double hérédité, du Mal diminuant, du Bien progressant.
« Mon principe de Philosophie, en trois pages donné en ce Traité du Verbe de 88, part alors logiquement de cette proposition. Il ne doit rien à Hegel, ni philosophiquement à personne : ne doit qu'à la science expérimentale, dont il est synthétisé, pour les lois évolutives d'un Avenir évolutivement meilleur.
« L'Âme : c'est, en effet, l'Individu et la Collectivité en ce qu'ils furent et sont, - et seront surtout dans un Avenir sociocratique dont elle donnera les Lois rationnelles et les Odes de fêtes, selon l'idée du Devoir, substituée partout à celle de Droit, très fausse et cause de toutes les confusions. - L'on est libre de déclarer cela "fastidieux" : ce l'est moins, à mon avis démolisseur et fondateur, que les petites choses en recueils de hasards des parnassiens et des décadents, symbolistes et autres. Je le prouve et le prouverai en cette Œuvre, de onze livres strictement composés et unifiés.
« Quant à « l'Instrumentation verbale », mon expression d'art, le compte-rendu en la reconnaissant dit vain d'en fixer ses lois. Je pourrais rappeler simplement des articles et dédicaces de poètes qui portaient latente en eux cette idée, plus ou moins vaguement, et qui me remercient, étant venus à connaître mon Traité du Verbe, de leur donner ces lois d'Instrumentation, scientifiques, et si larges que toute personnalité peut les accepter. Je puis dire les noms de MM. Pierre Dévoluy, Louis Desloges, Georges Khnopff, Albert Lantoine, Stuart Merril, Jean Philibert, Eugène Thebault, etc... au talent indiscutable en sa logique marche à demain.
« Et la plupart, pour la Philosophie évolutive et la portée de l'Œuvre (ce qui pour eux comme pour moi est l'essentiel, car tous les poètes actuels, que nous ne reconnaissons pas, ne sont que de vides « formistes » égoïstes), la plupart pensent de même.
« J'apporterai et nous voulons une Poésie humaine, rationnelle
utile : selon le principe inattaquable rationnellement d'une philosophie évolutive, en mouvement elliptique. Pour un
Avenir meilleur sans cesse, logique, et de devoir.
« Je vous remercie, Monsieur le Rédacteur en chef, - et mes empressées salutations. »
René Ghil.
Poèmes anciens et romanesques, par Henri de Régnier (Librairie de l'Art Indépendant). - En ces vers qui évoquent de prestigieux décors de rêve et de légende, Henri de Régnier, plus absolument qu'en ses précédents recueils, subit, immédiate, la noble influence de Gustave Moreau. Un luxe inouï de pierreries pare les êtres, les choses, même les abstractions, au milieu desquels se complait la chevaleresque mélancolie du poète ; c'est ainsi qu'en dix vers on trouve des papillons d'hyacinthe, des escaliers d'onyx, des gloires de saphyr. A coup sûr, ces strophes sont serties par la main d'un maître lapidaire, et il y a dans les motifs de légende et de mélancolie une Belle au Bois dormant d'une extraordinaire beauté. Cependant, je reprocherai à M. Henri de Régnier des bizarreries de syntaxe - tel l'emploi de l'infinitif pour le participe présent - qui ne servent vraiment qu'à dérouter le lecteur :
... Où le cri né des clairons sacrés se prolonge
Promulguer son sommeil jusqu'à l'aube des Temps !...
Des phrases ainsi construites déconcertent d'autant plus qu'elles sont presque toujours ponctuées suivant la formule chère a M. René Ghil. Mais ceci n'est que chicane de pion, et je n'en aurais certes point parlé si je n'avais entendu souventes fois assimiler le très puissant poète qu'est Henri de Régnier, aux désastreux écrivains dont la seule originalité consiste à démolir bêtement la langue. Les inconscientes imitations qui de ci de là se révèlent en quelques vers libres des Poèmes anciens et romanesques constituent un grief plus grave à formuler contre ce nouveau livre :
...En leur conque de nacre torse ils t'ont chanté.
La chanson endormie en la concavité
Des spires bleuâtres et profondes
La Chanson de la mer maternelle aux vieux mondes...
Il y a là plus qu'une réminiscence des Funérailles de Jean Moréas. - Comment un poète aussi personnel que Henri de Régnier a-t-il pu abdiquer ce point sa personnalité ?
J. C.
Les Romanciers d'aujourd'hui, par Charles Le Goffic (1 vol., Léon Vanier). - Le capital défaut de ce livre est l'insuffisance, et ce précisément pour avoir visé trop complet. Comme M. Jules Tellier a fait naguère pour les poètes, M. le Goffic a divisé les romanciers en catégories, et chacune des dix catégories offre un pêle-mêle de noms dont beaucoup ne méritaient pas seulement d'être cités. « Je me suis complu, dit l'auteur dans une introduction, sur ces noms un peu trop, sans doute, et au détriment de noms plus
connus. Mais qu'ajouter à la gloire de M. Zola ou de M. Bourget ? » - Certes! Mais à quoi bon aussi parler d'œuvres qui ne
recèlent même pas une promesse de talent ? Et M. Charles Le Goffic est puni par où il a péché, car cet encombrement donne parfois à son livre l'allure d'un catalogue, et dans le grand nombre de notes qu'il consacre à de niaises choses s'atténuent ou se perdent de très justes aperçus critiques.
A. V.
Les Chansons de la Morgue, par Angelin Ruelle (Vanier). - Ce sont des vers, et j'en ai relevé un, fort beau, qui donnera une idée des heureuses dispositions du jeune poète :
Exposition des Peintres-Graveurs. - Chez Durand-Ruel, les Peintres-Graveurs exposent un aimable fouillis de coups de crayon, de plume et de pointe, de taches de
couleurs et d'écrasures de pastels, une multitude de fines choses qui ont l'air d'avoir été griffonnées sur des coins de tables, à l'heure des libres rêveries et des visions confuses timides à s'objectiver. Tous ces riens-là vous ont un parfum très spécial d'intimité et, par leur débraillé même, établissent entre le visiteur et l'artiste un mutuel courant de sympathie. - Du choix aussi. Avec un plaisir différent, on va des hypnotisantes chimères d'Odilon Redon aux voluptueux pastels de Chéret, en passant par Marie Cassat, la reine incontestable de céans, Pissaro, Besnard, - entre autres choses un double portrait d'enfants d'une allure aristocratique, Fantin, Gœneutte et Jeanniot. Puis de verveux croquis de Sisley, de sincères études de Luce, de Jacques, de Rivière, dont le talent se dégage à travers les mille recherches d'un esprit inquiet d'art, et de Lunois, très intéressant avec des paysages marocains d'une si intense acuité de coloris et sa curieuse lithographie des "Disciples d'Emmaüs". Qui encore ! - Mais les gens que cela intéresse n'y sont-ils pas allés voir ?
L. De
Aux Indépendants (Pavillon de la Ville de Paris) - Passons sans y séjourner dans les trois premières salles, tapissées d'incolores croûtes, et pénétrons dans la dernière, dite : Salle des Impressionnistes. Tout à la gloire du pointillisme ! Comme partout, en ce lieu, la Médiocrité prospère, en dépit, mais sans doute à cause, du génie vulgarisateur de M. Ch. Henry, qui, ayant établi son fameux cercle chromatique, a mis désormais un procédé trop pénible à la portée des pires élèves des Beaux-Arts et de tout ignorant de la valeur des tons. Il y a là des Pissaro de Lucien qu'il ne faudrait pas confondre avec les Pissaro de Camille, le mémorable artiste, auteur de maints lumineux chefs-d'œuvre. - Seurat, qui a l'immense mérite de la création du genre, expose cette année, entre autres, une toile qui nous étonne :
Au concert. Son prétendu effet d'harmonie, cherché dans l'unité de lignes, apparaît vulgairement symétrique, rien de plus. La couleur est absente. Nous aimons peu la Femme à sa toilette, mais beaucoup une marine (732), dont les tons sont merveilleux. En somme, Seurat est un chercheur plus intelligent qu'artiste. - La marque de Ch. Angrand se reconnaît à l'originalité d'un tempérament subtil, plein de sensibilité délicate. La barque isolée et comme lointaine en la brume est une des meilleures choses de l'exposition. - Signac nous ennuie bien. Aucune personnalité. Des points, des points, et c'est tout. Est-ce assez horrible, cette scène d'intérieur sans lumière (à quoi bon, alors, la division de la couleur ?) sans style, et dont les personnages n'offrent aucun caractère ? Signac appelle cela « faire moderne ». Et ses marines, sa marine voulons-nous dire, car c'est toujours la même ! Chez Monet, lorsqu'en dix tableaux nous retrouvons le même arbre ou la même falaise, le même rocher, nous le sentons ; chez Signac, nous nous le demandons : quelque pensum infligé par Seurat. - Le talent de Luce manque de finesse sans parvenir à se montrer brutal ; c'est lourd et presque maladroit. Ses effets de jour sont sans vibration, ses effets de nuit sans mystère. Ses pastels sont bien supérieurs. - Dubois-Pillet est doué d'une inestimable patience. Pourquoi ce travail laborieux, lorsqu'avec infiniment moins de mal il réussirait à merveille dans l'art de bonne tenue, pour lequel il semble tout indiqué ? - Un grand portrait intéressant de Van Rysselberghe. - Et c'est Perrot, Finel, Daniel : rien qui sollicite le jugement. Les toiles de Guillaumin sont de fort belle coloration. Nous regrettons le sommaire d'une facture un peu hésitante chez l'artiste qui nous montre cette année d'aussi jolis coins d'intimité silencieuse que : la Femme aux cochons, la Pêcheuse, si solitaire, la Femme à l'enfant. Sa Liseuse est irréprochable. - Comme nous aimons le mysticisme de Filiger ! Il nous donne sa note dans quatre petits panneaux d'un art exquis. Il a le sentiment du religieux Jusqu'à l'élévation la plus rare. Sa personnalité, déjà très marquée, bien qu'il admire Puvis de Chavannes et Ingres, transparait surtout dans sa Prière et un Paysage. Cette sérénité appartient à lui seul. Filiger est le poète de la Foi. - Roy est plein de bonne volonté, nous `l'en félicitons, mais qu'il travaille. - Lautrec, qui a du talent, subit l'influente de Degas et Forain, dont il imite la manière sans se l'approprier. - Notre ami G. Albert Aurier a, dans cette revue, trop bien défini la nature du talent de Vincent Van Gogh pour qu'après lui nous y revenions. Mais quel grand artiste ! Instinctif, il est né peintre ; en lui, pas d'hésitations. Comme Salvator Rosa, c'est un esprit tourmenté. Sa puissance d'expression est extraordinaire, et tout dans son œuvre vit de sa propre vie. Peinture inanalysable, il ne faut pas y chercher de technique. Tempérament exalté à travers lequel la Nature apparaît comme dans les rêves, ou mieux : les cauchemars. Pondéré, puisque la ligne et la couleur s'unifient dans une harmonieuse étrangeté. Il entrevoit les objets dans la nature, mais ne les voit réellement qu'en
lui ; Ex : ce cyprès quasi mythologique aux reflets de métal, comme un dragon fabuleux. Des soleils, dans un pot, sont magnifiques. Il y a de Van Gogh aux Indépendants dix tableaux qui attestent un génie rare.
J. L.
Au sommaire de la Jeune Belgique, MM. Henry Maubel : In memoriam ; - J. K. Huysmans : Les dessins de Victor Hugo ; - Iwan Gilkin : Lucifer ; - Charles Buet : Les Dimanches de la rue Rousselet ; - Adolphe Frères : Irène ; - Jules Destrée : Transpositions modernes - Cirque ; Albert Leune : La Synthèse ; - Georges Vanor : Floramye ;- Valère Gille : Stéphane Mallarmé. - Puis une chronique littéraire de M. Valère Gille et une chronique musicale de M. Albert Giraud. Enfin une facétie décadente signée On. Cudoye : Vénerie esthétique, qui rappelle l'œuvre d'Adoré Floupette, de joyeuse mémoire.
Le Concert-Libre est une intéressante tentative de MM. Yves-Plessis, Amyot, Pianelli, Lemercier et Ed. Teulet, pour tirer la chanson du cloaque où elle s'est embrenée - ce qui n'est pas une mince affaire ! Le public, par ses bravos multipliés, a encouragé les efforts des jeunes rénovateurs. Le Concert-Libre tient ses assises chaque quinzaine, à la Salle des Capucines.
M. P. Lacomblez annonce la publication dans sa revue (La Pléiade) d'une série de poésies turques, et déjà le fascicule d'Avril donne quelques pièces de Tourian, traduites par M. Archag Tchobanian. - Au sommaire du même numéro, MM. Arthur Dupont, P. Marius André, Albert Arnay, Auguste Jenart, Stéphane Richelle, Jean Boels, Fernand Roussel, Léon Hennebicq, Charles Sluyts, Joseph Schwartz, Maurice Dormal, Auguste Souchez, Gontran Delrez, Frédéric Neyskens.
Lire dans la Revue Indépendante une originale et consciencieuse étude sur Camille Pissaro, de notre collaborateur G. Albert Aurier, et le très curieux article d'un autre de nos collaborateurs, M. Remy de Gourmont, qui traite d'une particularité peu connue de la vie littéraire du maitre Stéphane Mallarmé.
Art et Critique (N° du 12 Avril) publie une humoristique page signée Léo Trézenik sur la Néva, de Louis Dumur, - et de M. Joseph Caraguel un article... politique. - Tous nos regrets à M. Jean Jullien de ne pouvoir dire notre mot sur sa comédie et ses intéressants essais de vérité à la scène, le Théâtre-Libre ne nous ayant point fait le service.
Mercvre.