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« tous les suffrages », car dans le bas esclavage
moral où nous croupissons, peuple gâteux,
deux choses seules sont estimées par le public, —
je ne parle pas de l'argent, — le galon et le
diplôme.
Mais ce ne fut que par occasion qu'Aurier livra bataille au taureau; il avait, comme critique,
une besogne plus urgente : mettre en lumière les
« isolés », comme il disait, forcer vers eux l'attention
de quelques uns. La première étude de ce
genre, son Van Gogh (12), eut un succès inattendu;
elle était excellente, d'ailleurs, disait la vérité sans ménagements pour l'opinion, et vantait le peintre
du soleil et des soleils sans ces emballements
puérils qui sont la tare de l'enthousiasme. Dès
là, il exprimait les deux inquiétudes dont il se
souciait avant tout : le peintre est-il sincère? et
que signifie sa peinture? La sincérité, en art, est
bien difficile à démêler de l'inconsciente fraude
où se laissent aller les artistes les plus purs et les
plus désintéressés; l'extrême talent dégénère très
souvent en virtuosité : il faut donc, en principe,
croire l'artiste sur sa parole, sur son œuvre. A la
seconde question, la réponse est généralement
plus facile. Voici ce qu'Aurier dit à propos de
Van Gogh (13), et cela peut servir de définition
assez nette du symbolisme en art:
« C'est, presque toujours, un symboliste. Non point, je le sais, un symboliste à la manière des Primitifs Italiens, ces mystiques qui éprouvaient à peine le
besoin de désimmatérialiser leurs rêves, mais un
symboliste sentant la continuelle nécessité de revêtir ses idées de formes précises, pondérables, tangibles, d'enveloppes intensément charnelles et matérielles. Dans presque toutes ses toiles, sous cette enveloppe morphique, sous cette chair très chair, sous cette matière
très matière, git. pour l'esprit qui sait l'y voir, une pensée, une Idée, et cette Idée, essentiel substratum
de l'Œuvre,en est, en même temps, la cause efficiente