« Sixtine »

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Louis Denise, « Sixtine », Mercure de France, t. I, n° 11, novembre 1890, p. 402-404.


« SIXTINE »


 « Le Roman des cœurs, le roman des âmes, le roman des corps, le roman de toutes les sensibilités : — après cela il fallait le roman des esprits. » Ainsi formule son effort littéraire le héros de ce livre d'où se dégage un très pénétrant parfum de confessions. Ce n'est donc pas ici la stérile analyse d'une nature plus ou moins molle raisonnant péniblement les chocs des ambiances sur son système nerveux, mais la minutieuse étude d'une vie exclusivement cérébrale, chez un jeune homme, Hubert d'Entragues, dont la brûlante activité s'est localisée dans le crâne. En vérité, est-ce vivre, que ne se sentir vivre qu'en face de telle ou telle extérieure ? Hubert, lui, est « une âme qui veut, une âme qui sait l'inutilité de vouloir, une âme qui regarde la lutte des deux autres et en rédige l'iliade ». Néanmoins, d'une curiosité toute littéraire d'abord, une passion surgit, indéniable, encore que prisonnière du rêve et à ce point absorbée par lui qu’elle ne se réalisera pas.
 La crise, c'est « Sixtine » : intelligente, égoïste et vaine, avec l'auréole sombre d'un illusoire mystère, elle attend du fond de son ennui mondain et résigné que quelqu'un vienne la prendre sans qu'elle ait, marionnette exquise et sans âme, besoin de se donner. Or, comme les choses acquièrent une valeur d'autant plus grande que œil qui les contemple est plus puissant, il arrive que l'idée qu'Hubert d’Entragues se fait de Sixtine finit par le dominer lui-même. Car il le constata un jour, en un involontaire appel de luxure : « les idées que l'on évoque volontairement et de propos délibéré finissent par acquérir de mauvaises habitudes et par s'évoquer toutes seules. » Hubert comprend alors qu'il n'a qu'un moyen de se reprendre en sa souveraine intégrité première, c'est de posséder Sixtine. « J'aurais dû destiner cette femme au rôle  pur d'une Béatrice exemptée de l’œuvre charnelle, — mais elle n'aurait pas compris, étant femme. » Les deux mots embrasser et comprendre ont exactement le même sens à des plans différents. Les philosophes de profession ne regardent pas assez aux profondeurs des mots. Il faut donc qu'Hubert embrasse pour que Sixtine comprenne : « Car la fin d’une vie intelligente ce n’est pas de coucher avec la princesse de Trébizonde, mais de s'expliquer soi-même en ses motifs d'action par des faits ou par des gestes. L'écriture est révélatrice de l'acte intérieur. » Pourquoi donc Hubert n'a-t-il pas Sixtine, et pourquoi faut-il pour la prendre la banale précision d'un quelconque dramaturge ? C'est que la pratique d'un certain orgueil rend l'homme inhabile aux violences opportunes et nécessaires. Quia magis eligunt magni esse quam humiles, ideo evanescunt in cogitationibus suis. Mais de cet orgueil même naît la consolation, et les vaines pensées deviendront fécondes au premier souffle d'un catholicisme — trop loin, hélas ! de la foi du charbonnier — qu'impose la critique serrée des inutiles philosophies. « Il voyait des jardins froids, des arbres dépouillés de leurs illusions : pouvait-il d'un regard réchauffer la terre et vêtir les arbres ? Non, seulement il acquérait la certitude de son impuissance, immense acquisition. »
 Maintenant, s’il faut parler de l'ordonnance et de la forme de l’œuvre, il convient de signaler d'abord cette captivante et belle singularité : un candide, lyrique et lumineux symbole, « L’Adorant », transposant à un échelon supérieur de la série des idées le même thème d’amour impossible et lui donnant, sans monotonie, une double intensité et une portée plus clairement haute. Rare aussi ce style de théologien, fouilleur et fouillé plein d’images subtiles et — stimulant la pensée — parfois lointaines, que Remy de Gourmont semble avoir emprunté aux cléricales latinités dans l'étude desquelles il se complait ; un style affectant envers le simple récit une pindarique indépendance d'allures : ici, synthétisant un état d'âme, fleurit un poème ; une prose railleuse dit les difficultés de la chasse à « la Jolie Bête » ; parfois, coupant un dialogue, une vision s'évoque féerique et formulant l'arrière-vœu secret de ce qui ne doit pas arriver, une vision éloignée, certes, de la phrase tout à l'heure prononcée et qui pourtant, cela se sent, ne pouvait pas ne pas surgir au choc de tel mot ; ou bien s'écrit au feu du désir conscient une page qu'on dirait oubliée dans le Cantique des Cantiques : « Ensemble, nos âmes ont tressailli au retour de la clarté primordiale ; les midis ne nous ont pas aveuglés, car nous avons dormi pendant la chaleur du jour, à l'ombre de notre amour : nos tendresses, comme des ailes, nous éventaient, et la fraîcheur de nos respirations vaporisait des parfums. »
 Enfin, faisant tapisserie au groupe d'Hubert et de Sixtine, défilent d'ironiques silhouettes où s'exerça la verve du conteur des « Proses moroses ». Tel se présente en sa touffue et pourtant lucide complexité le précieux livre que Remy de Gourmont vient de publier chez Savine. À côté de l’« Albert » suicidé par Louis Dumur, quelqu'un pouvait bien dire sans doute : « Je ne méprise pas la vie : elle est indifférente, elle est l'état conditionnel du rêve et voilà tout ». C'est déjà ça.

Louis Denise.