Sur « L'Absente »

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Charles Morice, « Sur "l'absente"  », Mercure de France, t. I, n° 6, juin 1890, p. 181-184.


SUR « L'ABSENTE »

I


 À lire un livre de bonne foi, comme cette Absente, mais d'ambitieuse émission quant au volume de la voix et au nombre des lecteurs souhaités, une incertitude naît de la question de savoir si le vœu secret de « s'adresser à plusieurs » n'infirme pas en quelque point le dessein initial de l'œuvre et son mérite. Ce pénible problème de la destination de nos livres ! Comment ne pas aisément pardonner cette angoisse à l'auteur : par qui serai-je aimé ?
 — Par tes semblables.
 Un original n'est pas une exception solitaire dans la grande production des caractères humains. Il réunit en soi des éléments harmoniques épars à l'entour et nous en offre la vivante synthèse. La langue populaire, en dérision mais en vérité, dit : « un type ». Un auteur est aimé par les exemplaires humains de la même statue, ou statuette, qui s'est constituée tout entière dans sa pensée.
 On voudrait qu'un roman tâchât d'être un plutôt que complet, sans autre souci que celui d'expliquer de ses langes et de ses limbes l'objet réel et le vrai sujet, sans hors-d'œuvre étranger par le ton, sans nul effort de vulgarisation vers tels esprits moins alertes, ou non encore initiés (initiables ou non qu'ils soient), sans le prosélytisme d'un apôtre, lequel peut grandir dans l'ombre d'un poëte mais fait avec lui deux - ou trois. Tant pis si la gerbe est succincte : l'important est qu'elle ne soit pas disparate. Il s'agit d'aller simplement devant soi, en soi, et c'est une indiscrétion, une perte de temps aussi, que de héler des autres chemins les passants occupés d'un autre but et qui ne nous entendront pas sans que nous perdions bien de la voix à leur ouvrir les oreilles. En d'autres termes, il faut se contenter. C'est le seul moyen de contenter quelques autres, car si nous voulions travailler pour l'hypothétique joie des inconnus, il nous faudrait consacrer une première existence à nous assimiler leur nature. La vie est courte.
 Il serait téméraire d'affirmer qu'Adrien Remacle a manqué de l'essentiel et saint égoïsme littéraire, qu'il a trop songé au public et aux publics. Ne peut-on pourtant induire de la diversité du ton, ― lyrique et mélodramatique, métaphysique et scientifico-sensualiste, descriptif, suggestif, moral et d'anecdote, ― qu'il n'a peut-être pas réalisé cette concentration entêtée qui fait à la fois la possibilité et la beauté de la vie intime d'un poëte ? Aurait-il voulu satisfaire à la fois les artistes et les gens, et les gens qui lisent dans le train et ceux qui demandent à s'informer, et les artistes qui apprennent le barbare jargon des chimistes égarés dans la littérature et d'autres épris d'un art défendu par de solides frontières contre la science « intruse dans la maison » ― comme dit Paul Verlaine ?


II


 Là me semble être le principal tort de l’Absente. J'ai voulu souscrire d'abord à cette critique. Remacle est un joli peintre sentimental qui, dans la fumée des suggestions d'une vie verte et rouge, de labour et de nuage, de chair et de fleur, perçoit souvent les révélations spirituelles des grandes analogies. Il réussit mieux dans le symbolisme inexpliqué que dans les commentaires directs de ce symbolisme. Je l'en loue. Mais d'autres ont le courage ― un Francis Poictevin, par exemple, jusqu'à l'héroïsme ― de se réduire, quitte à les laisser dénouées, aux choses offertes à leurs sens et que leur esprit dispose de manière à permettre, à des lecteurs de la même famille, d'y voir l'épanouissement cérébral dont l'œuvre ne nous donne que le germe sensualiste. Car le domaine de chacun est étroit. On ne gagne rien à peiner pour y annexer par des artifices les domaines voisins. On avait une fleur, on veut un bouquet. Mais, comme on est un artiste, pour mettre en harmonie avec ses alliées l'unique fleur personnelle, il faut en atténuer les trop vives couleurs. C'était une fleur dans un jardin : la voilà dans l'herbier. Remacle est un peintre : il s'est ingéré d'être un métaphysicien et un psychologue et, dans une atmosphère de drame, nous donne en virtuose la spécieuse illusion d'étrangères ambitions réalisées au détriment d'une originalité gênée par des végétations parasites. Le sentimental perd le ton juste en enflant la voix, le peintre se risque dans de secondaires spéculations d'atavisme ou broie sur sa palette étonnée des vocables de formation savante qui ne me font rien voir. Et l'intrigue tient une place ! Sans doute, de la grosse couleur qu'il fallait pour cette intrigue ― mais l'intrigue, la fallait-il ? ― viennent les secrètes tendances à l'exagération qui parfois compromettent de délicats paysages, des observations singulières, des traits de sentiment, de rares naïvetés de passion.


III


 Un peintre-poëte, un amoureux : un jeune homme, et dans ce temps. Fils adultérin, résultante d'une double filiation paternelle. Chez l'un des pères l'esprit domine au point que la sensualité et la sentimentalité sont réduites au minimum. Chez l'autre père une sensualité ardente paralyse l'esprit. L'enfant reste, toute sa vie durant, crucifié entre l'art et l'amour : l'amour réduira souvent l'artiste à balbutier : l'art refrénera souvent les élans de l'amoureux. L'au-delà mystérieux des lumières l'attirera ; de ces aspirations il retombera sans cesse dans les ombres de la tendresse et du plaisir. Il en arrivera naturellement à chercher les ombres dans les lumières, les lumières dans les ombres, avec ferveur, avec défiance, niant, affirmant, plein de force, avec une entorse. Aux âmes comme celle-ci, faites de complication dans la naïveté, la vie tend rarement la perche, ― et la perche (qu'on me pardonne), ce serait la femme. Mais la femme n'est elle-même ni assez simple ni assez compliquée pour indiquer le choix à cette âme errante ou pour chercher avec elle un chemin clair dans cette double nuit. Par un comble de malheur, André rencontre une de ces blanches jeunes filles, d'autant plus blanches que les prémisses de leur vie le furent moins ; des horreurs entrevues à travers une enfance trop libre Berthe garde une sorte d'attirance dégoûtée, qu'elle traduit par une furieuse obstination au silence. Aime-t-elle André ? Elle se tait. Il l'aime. Il réalise en elle son désir de mystiquement marier le bonheur et la vérité. De cette réalisation, la principale intéressée se doute-t-elle ? Elle se tait. Ce qui est probable, ce dont vous êtes sûrs, c'est qu'elle ne symbolise rien mieux que le désir du poëte et sa perpétuelle défaite. La Foi manque : voilà l'Absente.
 Cette vivante absence de foi, ce visible simulacre de cette absence, c'était pourtant quelque chose encore de présent. Mais où peut aller un délicat monceau de féminine chair qu'aucune croyance ne vivifie ? ― À la boue, répond le roman. Berthe tombe dans la boue.
 « Elle n'en ressortit point. »
 Et le livre se clôt sur cette belle phrase triste comme la tristesse de l'amoureux sans amour et de l'artiste sans œuvre :
 «... Il n'entendit plus que la voix plaintive et persistante de son propre abandon, de sa solitude, une voix comme le vent d'hiver qui pleure entre les ais et raconte l'effroi des immenses campagnes glacées, désertes, et la quête errante des âmes qui cherchent le lieu de pitié éternellement frissonnantes de crainte, de doute et d'inutile amour. »


IV


 Voilà, désencombré des choses de l'intrigue et drame bourgeois, le sens de ce livre. Si nous pouvions le dégager encore des amplifications et digressions desquelles je parlais en commençant, nous aurions une œuvre une. Telle quelle, elle est d'un noble accent, mélancolique et tendre. Il y a, parmi les personnages secondaires, deux ou trois visages modernes bien, et qui nous redisent quelques-unes de nos plus profondes préoccupations, de nos appréhensions les plus poignantes. On s'attarde avec une inquiète tristesse à des lignes comme celles-ci, que je cite à dessein pour montrer où s'arrêtent mes critiques quant aux insuffisances de la psychologie dans ce roman, — car en voici tout de même, de la psychologie :
 «...Une vieillesse prématurée neigea sur son esprit d'artiste : le regret des sensations enfuies, le cœur qui se serre dans l'effort inutile pour ressaisir le devenu insaisissable des impressions, dans l'angoisse de ne plus sentir en son âme que la place qui vibre naguère, la faculté du frisson au lieu des frissons perdus. »
 On pourrait désirer plus de joie. On croit que l'œuvre d'art est destinée à l'affirmation des conquêtes et du triomphe. Mais ne fût-ce qu'à titre de conversation avec un esprit de bon aloi, ou comme une arabesque élégante autour, peut-être, d'une œuvre mieux achevée, future, on aime des livres comme celui-ci. Presque peu importent les inégalités d'écriture, les soins perdus à la confection d'un mystère. On vient de nous entretenir de nos propres misères : dès qu'on m'en parle, si on cherchait à m'en consoler, je croirais qu'on ne m'estime pas.


Charles Morice


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