A propos de « Sourires pincés »

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Alfred Vallette, « À propos de "Sourires pincés" », Mercure de France, t. I, n° 12, décembre 1890, p. 428-431.


À PROPOS DE « SOURIRES PINCÉS »


 Voici peu de jours que la librairie Alphonse Lemerre a mis en vente Sourires pincés, de M. Jules Renard, et déjà Poil-de-Carotte a la notoriété du loup blanc. À vrai dire, on n'aperçoit ici que le bout de son nez, en quelques scènes seulement de sa toute enfance ; mais son destin est de jouer le « héros » d'un prochain roman de M. Renard, qui - et pour cause - le chérit d'une grande tendresse.
 Poil-de-Carotte n'est pas, a proprement parler, un type, et, comme le chien est ce qu'il y a de meilleur dans l'homme, ce qu'il y a de plus typique en lui c'est Mme Lepic, sa mère. Mais quelle mère ! Vexatoire et contrecarrante autant que la Vie. Il n'existe, presque, et ne vaut littérairement que par son milieu : M. et Mme Lepic, grand frère Félix et sœur Ernestine. Naïf, ainsi que tous les enfants, avec des notions rudimentaires de logique et de justice, il est perpétuellement blessé par ses proches, en parfaite inconscience d'ailleurs, dans sa naïveté, sa logique, son idée de juste. C'est là que sa résignation sans amertume le sépare du commun. Il est, si l'on veut, de sensibilité rassise, et quand, après une des coutumières tracasseries de Mme Lepic ; il se dit in petto : « Tout le monde ne peut pas être orphelin », c'est doucement, sans acrimonie, sans tristesse même, comme on songerait d'un idéal chimérique ; par exemple : « On serait joliment bien dans la lune ». Alors donc qu'il passera du milieu familial au milieu social, et que la Vie, continuant Mme Lepic, le harcèlera de ses inéluctables bons tours d'illogisme, d'injustice, d'inutile cruauté, il subira la kyrielle des froissements et des déboires sans exaspération, sans révolte, sans incriminer ceci ou cela ou quiconque, ni se plaindre ; et, s'il lui vient quelque humeur d'une avanie par trop imméritée, il l'apaisera du coup par un de ces sarcasmes platoniques au service de son âme placide : « Tout le monde ne peut pas être orphelin ». Certes, il ne pensera pas que tout est pour la mieux dans le meilleur des mondes, et pas plus que celle de ses ainés sa conception de l'univers ne sera folâtre ; mais il ne sera point morose, et il s'abstiendra de montrer le poing au ciel, où peut être il n'y a rien.
 J'ai voulu dès l'origine lier à celui de son auteur le nom de ce personnage, parce qu'il me paraît devoir occuper dans l'œuvre de M. Jules Renard, qui sera probablement considérable, une des premières places ; et c'est, je crois, l'étude des impressions de Poil-de-Carotte qui servira le mieux la critique quand, plus tard, elle prendra souci d'expliquer au total le curieux (bizarre ?) esprit de qui le créa.

 S'il se pouvait - l'agréable hypothèse ! - que fussent anéantis tous les livres qui ne fleurent pas un spécial parfum, si faible soit-il, les pages de M. Jules Renard seraient de l'infiniment petit nombre de celles qu'aligneraient encore les rayons de la Bibliothèque Nationale. Non pas que je les proclame parfaites, mais il est incontestable que l'auteur de Sourires pincés ne sente d'une façon toute personnelle et n'ait une vision à lui des choses - ce qui, à mes yeux, le rachète de bien des petits défauts. Et le volume qu'il publie aujourd'hui est sans doute plus intéressant que ne le sera, même meilleur en soi, nul de ceux qui le suivront, en ce que, groupant un échantillon de ses divers travaux, il est symptomatique de tout son œuvre possible en même temps qu'il renseigne sur ses différentes habitudes de pensée.
 J'indiquerai seulement les divisions de l'ouvrage et n'en citerai rien, presque toutes les matières y incluses ayant été publiées ici même dans le courant de l'année. Ce sont, intercalées de nouvelles, trois séries de compositions intitulées : Pointes sèches, une dizaine de brefs « croquis de caractères » d'une observation rigoureuse et piquante ; Sourires pincés, de fugace et légers tableautins fait surtout d'humour ; Les Petits Bruyères, moins des pensées que des boutades paradoxales relevées d'humour.
 Le fumet sui generis de ce livre me semble émaner de la combinaison de trois éléments qu'on voit rarement réunis, et je qualifierais volontiers M. Renard analyste paradoxal et humoristique. Analyste évidemment beaucoup plus qu'artiste : il décompose avec bonheur, mais ne compose pas. Chez lui, en effet, aucune préoccupation de synthétiser, et l'unité de décomposition substitue l'unité de conception. On dirait que, pour écrire, il n'a pas besoin de trouver un sujet, mais saisit le premier fait venu, le moindre rien, et en édifie quelque chose avec ses seules facultés d'observateur aigu et d'analyste précis. Son observation, elle non plus, ne porte sur aucun ensemble : elle s'agglutine peu à peu , morcelée, concassée, menue, brésillée ; jamais elle ne recherche le caractère de l'objet : elle le tourne, le retourne, ne néglige et n'omet nulle de ses circonstances, s'attarde autant et point davantage à celle-ci qu'à celle-là. Ce procédé, fastidieux chez tant de bêtas qui s'étiquettent analystes, est ici intéressant et produit un résultat inattendu, parce que l'auteur voit avec son esprit foncièrement paradoxal et exprime avec humour. J'entends par humour, car il sied de définir chaque fois qu'il sert ce vocable élastique, naïveté dans le pittoresque et le spirituel.
 M. Jules Renard est au premier chef un esprit paradoxal. Or, là où beaucoup d'écrivains, qui n'ont point la patiente clairvoyance de Flaubert, le génie de Villiers de l'Isle Adam, estropient la vérité pour atteindre à l'ironie, M. Jules Renard rencontre naturellement, nécessairement, toute l'ironie tapie à l'envers des choses : et c'est là le principal gîte, sinon le meilleur. Mais il n'est pas un ironique. Taudis que paradoxal, il l'est dans presque toutes ses pensées, dans sa conversation, dans ses mots, ses qualificatifs, - dans la division de son livre ! Maladie, en somme, guère plus difficile à acquérir que celle du calembour ; aussi n'aurais-je qu'à l'en blâmer si chez lui c'était une acquisition, en non une disposition naturelle qui s'amalgame le mieux du monde avec ses qualités pour lui constituer un talent original.
 Cependant, cette disposition naturelle, il devra la surveiller, car elle l'induit en des excessivités qui donnent de ci de là - notamment dans ses nouvelles - une étrange sensation de déraillement, ou de chute au fond d'un trou noir. On le suit en ses observations exactes, méticuleuses, associées, en sa minutieuse et précise analyse ; ses bonshommes se révèlent petit coin à petit coin, la situation peu à peu se dessine ; et puis soudain le tableau - caricatural - s'efface, se brouille pour le moins et s'embue comme font parfois les ombres chinoises, pour ne reparaître dans sa netteté qu'au bout d'un moment. Je ne parle pas des morceaux, Baucis et Philémon par exemple, qui sont tout entiers dans cette note excessive : cela devient alors, conscient ou non, un procédé analogue à celui des idéalistes ou des grands fantaisistes, qui ne s'embarrassent point de l'exactitude des être et des agissements, mais au contraire les déforment selon le mode le plus favorable à l'exposition de la vérité fondamentale qu'ils sertissent. Toutefois, ce procédé de synthèse étonne et détonne chez un écrivain presque uniquement curieux du détail.
 En résumé, M. Jules Renard ne ressemble à personne : il présente ce phénomène rare de n'être pas influencé par les maîtres. Il est visiblement à l'aise dans son champ d'action - espace un peu étroit sans doute et à l'écart des jardins où éclosent les fleurs à l'âme très subtile - et produit sans effort, je dirai : naïvement, des pages d'une saveur particulière. Assurément, on aimerait qu'il discernât davantage, et que tel fragment, tel morceau même, fût retranché de son œuvre ; mais plus de sens critique ne lui ôterait-il point de son originalité ? Il est alors préférable ainsi. De même pour sa langue, si plus de raffinement dans l'expression devait nuire à son humour.

Alfred Vallette.

Novembre 1890.

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