Camille de Sainte-Croix :La Libre critique

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Paul Margueritte, « Camille de Sainte-Croix : La Libre critique », Mercure de France, t. III, n° 20, août 1891, p. 65-69.


CAMILLE DE SAINTE-CROIX

LA LIBRE CRITIQUE


 Camille de Sainte-Croix a débuté dans les lettres par deux romans d'un art et d'un style très personnels : La Mauvaise Aventure et Contempler. Si ces romans, conçus d'après une vision neuve et spéciale de la vie, écrits avec le burin ferme d'un graveur du XVIIIme siècle, n'obtinrent pas immédiatement de la presse et du public la justice qu'ils méritaient, du moins leur valeur, consacrée aux yeux de francs camarades, sert d'assise hautement littéraire à ces Lundis de la Bataille, à ces Mœurs Littéraires que, romancier hier, polémiste aujourd'hui, notre ami vient de publier en un volume de notes sèches, vibrantes et moqueuses, pleines de dédain et de bravoure, chez l'éditeur Savine.
 Là, comme dans La Mauvaise Aventure, comme dans Contempler, s'affirme un exceptionnel tempérament de jeune lutteur, épris d'action, de vie mâle et fière, une de ces natures vers qui — souvenez-vous — à l'école, s'empressent les sympathies d'enfant, parce qu'elles pressentent là un généreux et hardi camarade, narguant le pion, emboursant parfois les punitions des autres, défendant les faibles, bourrant les forts, loyal avant tout ! Tel, homme, reste et apparaît Sainte-Croix. Nul Don-Quichottisme, point d'apostolat dans son attitude batailleuse et libre : elle ne fait qu'attester un sincère et noble esprit, soucieux uniquement de dire aux gens en face ce qu'il pense d'eux, sans se laisser entamer par aucune compromission d'intérêt, aucun leurre de vanité. Désintéressée, impertinente et hautaine s'affiche, avant tout, cette critique qu'un des écrivains du Mecure, M. Remy de Gourmont, qualifiait très bien d'« incorruptible », et qui serait périlleuse en d'autres temps, si l'on se battait encore pour ses idées. Ces notes de Bataille n'ont-elles pas valu déjà, à leur auteur, un duel ?
 Au reste, Camille de Sainte-Croix ne nous laisse aucun doute sur la manière dont il entend son rôle, tout accidentel et fortuit, de polémiste. Ce n'est point pour lui une fonction, une de ces places de jurés-experts comme l'entendent messieurs les critiques; il ne sent là qu'une occasion de dire, au hasard de l'actualité, ce qu'il voit « dans les faits journaliers de la vie des lettres à Paris. » Il le dit vite, net et clair. Sa crânerie est faite d'élégance. Injuste, ou plutôt extrême, comme les passionnés, au nom de la justice et pour l'amour d'elle, il n'a rien de pédant, de nuageux, de flottant. Il sait ce qu'il aime et ce qu'il déteste ; son patron, s'il en avait un, serait Saint-Barbey d'Aurevilly.
 Laissons-le parler, d'ailleurs ; quelques citations préciseront la physionomie de ce rare et vigoureux écrivain. Ses idées sur la polémique, d'abord :
 « Je veux largement admettre que, par le fait de ses tendances instinctives, un écrivain s'exaspère de la plus franche haine contre certains dont le succès l'obsède ; j'admets que cela monte en lui comme un ferment et que, un beau jour, il y ait éclatement. Ce sont des mouvements dont on n'est pas maître et je connais trop la souffrance d'étouffer une telle colère pour n'être pas indulgent à ceux qui lui cèdent.
 Mais, de grâce, que cela n'ait pas de suites ! Que l'auteur de quelques chroniques ardentes, et qui auront. amusé la galerie par leur éloquence d'indigestion, ait garde de se croire, par ce fait, armé pour la défense de tout ce qui existe, hommes et œuvres ! Qu'il ne fasse pas série!...
 Car un polémiste littéraire qui n'est que polémiste ne peut compter qu'à la condition d'être un polémiste pour rire! »
 N'est-ce pas très significatif ? Dans son interview de l'Écho de Paris, une des seules où fussent exprimées des idées, au lieu des injures et des dénigrements qui trop souvent remplirent le bloc-notes de M. Jules Huret, dans son interview Sainte-Croix appuyait aussi sur cette élégance de ne pas prendre la littérature au sérieux, de n'y point voir un métier plus ou moins productif, mais une des formes de la vie, pensée qui l'occupe et qui revient souvent dans les Mœurs Littéraires, comme en cette phrase, d'un contour si bref et d'un sens si pur : .
 « Un amoureux disant vraiment et simplement sa peine, un sage formulant sa maxime, un héros contant ses batailles, seront toujours des écrivains. Les gens à grandes émotions sont de grands écrivains ; les gens à petites passions sont de petits écrivains ; et les gens vides ne sont pas des écrivains. C'est tout simple. »
 Veut-on savoir les justes réflexions, qu'inspire, au Lundiste de la Bataille, l'abus des interviews, leur puérilité et leur insignifiance ?
 « Une interview est une information Vicieuse, parce qu'elle trompe toujours quelqu'un : le public ou la personne interviewée. » -
 Et encore :
 « Le reporter ne connaît que certains noms clichés dans les pages de réclames, rengaines de librairie, vétérans de catalogues. Les oseurs,les penseurs tout crus, les subtils, les distingués et les forts ne sont jamais interviewés. Est-ce qu'un reporter connaît cela ? Je comprendrais qu'un reporter usât ses jambes à courir après les inconnus à produire, les méconnus à expliquer, les modestes à célébrer; qu'il se souciât d'élargir le cercle des connaissances du public, qu'il prit en main les intérêts et la défense des faibles, des insouciants, de ceux qui ne savent vraiment qu'être artistes et ciseler et créer, et se heurtent à des obstacles dont deux sous d'intrigue auraient raison!... »
 Toujours cette générosité qui fait à Camille de Sainte-Croix une place à part, vraiment enviable, entre les feuilletonistes débordés ou insouciants réduits à insérer des notes d'éditeur, et les critiques de profession capricieux et fatigués ! Avec quelle violence aussi, spirituelle et méprisante, il s'indigne contre l'abaissement d'une presse vendue, contre le boulangisme des grosses réclames. Je ne vois qu'Octave Mirbeau qui fasse preuve d'autant de verve, de franchise et de courage. Mirbeau, de façon intermittente au Figaro et à l'Écho de Paris, Sainte-Croix chaque lundi dans la petite et crâne Bataille, sans ces deux voix éloquentes, on étoufferait dans le mensonge, assourdi par l'impudence des réclamistes, tandis que les honnêtes gens se taisent !
 C'est pour cela que tous, aînés et cadets nous devons de la gratitude à notre confrère Octave Mirbeau et à notre camarade Sainte-Croix, et cela moins encore pour les articles dont ce dernier a louangé tant de jeunes d'entre nous, honni tant de choses que nous méprisons, que parce qu'il s'affirme comme un caractère, un élégant qui pense haut et agit droit, en un temps de médiocrité, et de jalousie impuissantes.
 On peut beaucoup attendre de l'écrivain qui, sans forfanterie comme sans faiblesse, exprime en ces termes l'idée se fait de l'art:
 « La première et peut-être l'unique condition pour rester artiste pur, c'est de l'être avant tout, contre tout, avec la fortune ou malgré la misère. »
 Ce désintéressement altier marque au front le romancier de La Mauvaise Aventure et de Contempler ; qui de nous n'applaudirait à son bel article contre la protection des chefs-d'œuvre, un des meilleurs du volume, lorsqu'il s'écrie :
 « On ne protège pas les chefs-d'œuvre ! Les chefs-d'œuvre sont des personnes animées, enfantées par de féconds cerveaux ; ils vivent de leur vie propre :et s'assurent eux-mêmes leurs moyens d'existence. Que celui qui les a faits n'ait pas su se débarbouiller dans la vie, la belle affaire ! Son ventre à jeun n'est ni plus intéressant, ni moins, qu'un ventre d'ouvrier sans ouvrage ! »
 Je pourrais insister sur l'intérêt qu'offrent ces Mœurs Littéraires, recenser, en cette sorte de revue d'année, les opinions formulées en l'actualité du moment sur des écrivains divers comme MM. de Glouvet, Feuillet, Dumas, de Bonnières, Bourget, Maupassant, etc. Je pourrais relever le nom de poètes et de romanciers dont les débuts ont été encouragés par ces articles parus chaque semaine, dans la Bataille: Jean Lombard, Remy de Gourmont, Marcel Luguet, Jacques Le Lorrain, L. Dumur et tutti quanti. A quoi bon ? J'ai préféré faire cet article avec des pages arrachées au livré de Sainte-Croix, moins pour montrer qu'il est un sobre et rare écrivain que pour faire voir que c'est un homme, chose rare aujourd'hui ; car, c'est une vérité banale, les phrases ne valent que ce qu'elles comptent comme actif. Tant vaut là personne, tant vaut l'œuvre !

Paul Margueritte.

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