Au moins, dors-tu bien ?
Oui, si j'ai le soin, au bord du sommeil, de me prendre à la gorge, des deux mains. Je me tiens fortement. Je suis sûr de ne pas me laisser échapper, et je passe une nuit tranquille.
As-tu, comme moi, le goût des oreillers durs? je n'en trouve point d'assez durs. Je voudrais un oreiller de bois, dont la taie serait une écorce, et je m'éveillerais les oreilles saignantes.
Nous sommes de pauvres misérables qui descendons vers le singe.
Vers le jouet mécanique aux pattes alternantes. Notre vie, c'est une roue qui fait crrr... crrr... Quand je pense que, chaque matin, je m'exerce à enfiler mon pantalon sans y toucher! J'arrondis, sur le modèle d'un cylindre, ma culotte droite. Celle de gauche ne m'intéresse pas. Je lève la jambe, et ffft! il faut qu'elle fuse comme une hirondelle dans un couloir ; sinon, je recommence.
Réussis-tu souvent ?
A la fin, je triche, et, las de danser sur un pied, je me contente d'un à peu près. Mais j'y arriverai, dussé-je rester une journée en chemise.
Je me lève plus calme. Mes serviettes seules me préoccupent. J'en ai sept ou huit en train. Dès que l'une d'elles est mouillée, je la rejette. Je ne leur tolère qu'une corne humide : La première m'essuie le front, la seconde le nez, la troisième une joue, et ma tête n'est pas sèche que j'ai mis toutes mes serviettes hors de service.
Est-ce que tu verses de l'huile sur tes cheveux ?
Ils sont naturellement gras.
Tu as de la chance. Je me bats contre me mèches. Une, entre autres, se révolte. Je la ratisse et l'écrase à me l'enfoncer dans le crâne. Elle se redresse pleine de vie, enfer. Je m'imagine qu'elle va soulever mon chapeau, et je n'oserai plus saluer, par crainte de montrer une horreur.
Fais-la scier.
Ainsi que tes moustaches. Enseigne ton procédé.
Je les ronge moi-même, avec mes propres dents.
L'aspect de ta lèvre déconcerte. On y remarque un vague pointillé noir, les restes d'une moustache incendiée, la fumée, l'ombre, le regret d'une moustache.
Je ne pense que si je mordille, si j'ai comme un laborieux mulot dans la bouche. Enfin suppose-ta mèche domptée.
Je veux sortir. Je descends les escaliers, et sur chaque marche je m'arrête. Mes souliers se frottent par le bout, se caressent du nez. Je piétine jusqu'à ce qu'ils soient satisfaits, et souvent je remonte.
Dehors, n'as-tu pas fréquemment l'envie d'aller d'un trottoir à l'autre ? On est pressé. Il y a un embarras de voiture : tant pis. Il faut traverser la rue tout de suite, se diriger par le plus court chemin vers ce point qui attire, éclate sur le mur d'en face.
Je préfère viser un passant et le devancer en l'effleurant du coude. Oh ! je ne tiens ni aux bossus, ni aux jolies femmes. J'ai le bras lourd, et il m'est nécessaire que toute son électricité s'écoule dans le bras d'un autre.
Sans doute, une bonne nouvelle inattendue t'attriste?
Je ne la méritais pas et je me défie ; je regarde au delà, et, devant mes yeux, se matérialise la nouvelle qui suivra. Elle a une forme rectangulaire et deux centimètres d'épaisseur. Rugueuse, d'un rouge sombre, elle tombe, tombe ; c'est la tuile.
Mais qu'on m'annonce le malheur des autres ; j'ai de la peine à contenir dans ma bouche hermétique le rire qui cherche une issue. Ne meurs pas le premier de nous deux, ce serait trop gai. Si le malheur m'atteint, je sautille d'aise, et, dispos, j'irais me faire photographier. Qu'est-ce que tu as?
Rien. Mon petit doigt s'amuse. Il s'abaisse et se relève, à l'exercice. Le voici en haut, le voici en bas. C'est pour sa santé. Une, deux, trois, quatre. Ne compte pas : tu t'embrouillerais. Marque Simplement la cadence : une, deux, une, deux...
Curieux. On paierait cher sa place.
Talent d'intimité ! Il me distrait, quand j'écris, entre deux phrases. On dirait un geste de pompe
qui aspire et foule. L'encre monte. Ma main s'emplit de vie, et quand mon petit doigt cesse, elle court, légère, intelligente.
Autrefois, je piquais avec une aiguille ma feuille de papier. Je la couvrais de points nombreux « comme les étoiles du ciel »
- Pique, pique, ma bourrique:
- Veux-tu gager que j'en ai huit!
J'ai perdu cette mauvaise habitude assoupissante. Celle-ci me plaît à cause de sa simplicité et de son isochronisme parfait. Une, deux, une, deux...Elle exige moins d'accessoires. On n'a pas toujours des aiguilles sur soi. Au café, à la promenade même, mon petit doigt prend son élan et part. Quoi de plus pratique? Un petit doigt d'enfant en ferait autant. Mais tu changes de visage.
Je t'en prie: n'insiste pas.
Tu souffres ; tu rougis, et tes yeux, comme des pavots sous la pluie, débordent d'eau. Sois confiant. Ne l'ai-je pas été? Avoue pour te soulager et me consoler.
Tu ne peux pas savoir. C'est ma grande folie invincible. Ma femme a tenté l'impossible pour me guérir. Mes enfants m'ont supplié. Un médecin m'a dit : "Plus vous les arracherez, plus ils repousseront. En outre, votre nez enflera." Ni les propos menaçants du docteur, ni les tendres remontrances d'une famille aimante ne m'ont ému, et cette fois encore, j'en tiens un.
Un quoi? Laisse donc ton nez.
Tu me crois peut-être à plaindre. Tu ne me comprendras jamais. Sache au contraire que j'éprouve des impressions compliquées, connues des seuls initiés. La douleur et la jouissance se confondent. J'ai une narine en feu et de la glace dans l'autre. Je ne compte pas les éternuements joyeux, qui sont tout bénéfice ! Je tire doucement, doucement. Il me semble que ce poil est planté au profond de ma chair et que ma cervelle vient avec. J'arrive au sommet de l'aigu. Aïe ! que j'ai mal ! Oh ! que je suis heureux! Je gradue les secousses. C'est une science. Ouf ! Ah ! le voilà !
Je ne distingue pas.
Approche-toi.
Oui, j'aperçois quelque chose. Mets-le devant la fenêtre, en plein soleil.
Comme ceci ?
Là. Bien. Ne bouge plus. Je vois maintenant le poil dans son intégrité ! Il a la flexion d'un arc d'or. Il est transparent et blond, avec une grosseur à l'une de ses extrémités. On jurerait sa tête.
Ce sont plutôt ses racines, Jeannot.
Reçois, mon Jacquot, mes sympathiques compliments : il est superbe!
Jules Renard