Contes d’Au-delà : Le Meurtrier

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Gaston Danville, « Contes d’Au-delà : Le Meurtrier », Mercure de France, t. II, n° 18, juin 1891, p. 340-342.


CONTES D'AU-DELÀ
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LE MEURTRIER

« ... Un seul atome émané de moi a produit l'univers ; et je reste encore moi tout entier.»

(Bhagavad-Gita.)


 « ... A quelle obsession mystérieuse, invincible, ai-je obéi en ce moment de crise, sous quelle impulsion le crime fut-il accompli? Ma mémoire ne me dit rien, rien, là-dessus.
 « Il me souvient d'un état de prostration, où je me sentais descendre mollement dans un abîme vague et paresseux, avec l'appréhension de rencontrer un obstacle, qui ne se présentait pas. Puis, vint l'esseulement, noir, complet, absolu, cruel. Cela dura un temps que je ne peux apprécier, pendant lequel, les paumes moites, les yeux mi-clos, les tempes brûlantes, je m'abandonnai à l'annihilante oppression.
 « Une réaction se fit alors, au cours de laquelle mes efforts, tendant à me ressaisir, semblaient au contraire aider ma conscience à se désagréger plus encore, à s'épandre dans l'à-côté, partageant mon être en deux parties distinctes, simultanément existantes. Vainement je cherchais à sortir de l'invraisemblance de cette sensation : la dualité de mon individu se précisait d'instant en instant.
 « Brusquement, j'ouvris les yeux. Devant eux se tenait une forme humaine, que je reconnus, après quelque hésitation : c'était Moi ! dont l'apparition me foudroya par la persistance de sa netteté.
 « Oui, c'était bien moi, un moi issu de moi, par cette inexplicable et pourtant consciente projection, par une sorte d'objectivation, qu'encore maintenant j'ai peine à comprendre.
 « Et j'étais dans une rue sombre d'une ville inconnue. Une brume épaisse voilait de son crêpe la flamme tremblante des réverbères à la lumière indécise et falote. Des maisons s'étageaient fort irrégulièrement, les unes grandes, les autres petites et leurs massses noirâtres m'apparaissaient confusément, comme des monstres endormis.

 « Personne ne passait, personne.

 « Quelle froide pluie commença d'essaimer ses fines gouttelettes, mettant un vernis de laque à la chaussée déserte, moirant l'obscurité ! Tout frissonnant, je marchais dans une boue grasse ; et, absurde, violente, une colère grandissait en moi, effroyablement, causée par le lugubre aspect du paysage morne.

 « J'en arrivai à un état de surexcitation exagérée, se traduisant par une marche précipitée, furieuse, sous la cinglade de l'averse glacée. Le sol s'attachait à mes semelles, alourdissant mes pas, augmentant encore cette fureur irraisonnée qui me faisait maudire les choses inertes, ne pouvant m'attaquer aux êtres, absents.

 « Quand je me heurtai à une ombre, qui passait près de moi. Ce choc fit vibrer douloureusement tout mon être. Aveuglé par le sang soudainement afflué à mon cerveau, et qui battait une marche saccadée dans mes artères, pleines à se rompre, je me précipitai sur elle avec un rire strident, qui déchira le silence d'une sonnerie de fanfare.

 «Elle eut un cri rauque d'angoisse, bien vite étouffé, car je lui serrais la gorge, enfonçant mes mains crispées, heureuses, dans cette chair chaude, délicieusement. Nous roulâmes ensemble sur le sol. Je ne pouvais arrêter ce rire insensé, qui me secouait tout entier, et l'enlaçais toujours de la mortelle étreinte.

 « Bientôt, elle ne bougea plus. Après quelques tressauts, ses talons martelant le sol — et je sentais aussi la brûlure de ses ongles, à ma face — elle fit un « oh ! » qui râla longuement, bien longuement...

 « Et j'éprouvais une indicible jouissance à sentir ce corps panteler sous moi. Je ne pouvais détacher mes mains de ce cou, qui tiédissait, déjà plus flasque. Mon cœur frappait de grands coups dans ma poitrine dilatée, et il me paraissait qu'un incendie ardait en mon crâne, sous l'assaut incessant de la folie, qui montait.
 « Je ricanais toujours.

 « Enfin, je me levai en titubant, et regardai la face, aux orbites agrandis par l'épouvante dernière, où luisait le reflet de la suprême horreur, la face dont je n'apercevais que les yeux, aux sclérotiques plus blanches, et la laiteuse transparence des dents, barrée par une masse noire, la langue sans doute. D'un geste machinal, je fouillai dans mes poches.

 « Un couteau !

 « Ah ! je vois encore luire la lame d'acier, dans le brouillard, lorsque je la brandis comme un insensé. Elle s'enfonça sans résistance dans la masse inerte, la labourant odieusement. Avec quels tressaillements de volupté je la plongeais, fumante, dans les entrailles bées, mutilant le cadavre, obéissant à je ne sais quel besoin de destruction. Mes bras, cependant, se lassèrent, et je m'enfuis, laissant une mare de sang violet se coaguler sous la pluie...


 « — L'épouvantable cauchemar ! fis-je en me réveillant, tout le corps brisé d'une invincible fatigue, et le cerveau vide.

 « Or, à lire, l'autre jour, le récit du dernier assassinat de Jack the Ripper, l'introuvable meurtrier, mon rêve me revint à l'esprit avec une précision effrayante.

 « Une angoisse terrible me prit, à songer, me rappelant les détails de cette nuit funeste, que c'était bien en ce temps, à cette heure, dans cet endroit, que j'avais tué ce fantôme, qui était une réalité... le sais-je ?

 « — N'est-ce pas, monsieur, que tout cela est bien étrange, bien peu vraisemblable ?... Et cela me terrifie de penser que ce peut être vrai. »

 L'inconnu, sans attendre ma réponse, et m'ayant salué fort courtoisement, se perdit dans la foule.

Gaston Danville.


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