Deux poèmes: I. Les Quarante Heures (prose); II Les Spectres (vers)

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J. Barbey d'Aurevilly, « Deux poèmes: I. Les Quarante Heures (prose); II Les Spectres (vers) », Mercure de France, t. II, n° 15, mars 1891, p. 129-131


DEUX POÈMES (1)

I
Les Quarante Heures


 Des tous les jours que l'année, cette joueuse au cerveau, chasse devant elle, le jour d'aujourd'hui est le plus singulier, peut-être. Il nous faisait rire autrefois. Nous ne rious plus; je rêve, et toi, tu pries... Seulement ta prière est plus longue que les autres jours, et moi, ma rêverie plus amère.
  C'est le jour des masques pour moi,
  Pour toi, le jour des Quarante Heures!
 Jour double et mi-parti comme l'habit d'un bouffon qui rirait avec le cœur gros et les yeux en larmes. — Vêtu comme Scaramouche — ici, d'un jaune éclatant et joyeux, — là, d'un noir funèbre. Païen et chrétien à la fois. Jour d'éternelle dissipation et d'adoration perpétuelle.

  C'est le jour des masques pour moi,
  Pour toi, le jour des Quarante Heures !
 Jour des masques ! Il est bien nommé, quoiqu'on eût pu appeler ainsi tous les autres jours de l'année. Mais ses masques à lui sont plus gais, — et personne ne nie ce jour-là qu'il en ait un sur la figure...
 Le soleil lui-même a le sien et se cache sous le loup d'un nuage. L'as-tu remarqué ?... Il fait presque toujours, ce jour-là, un équivoque beau temps où grise, comme un domino gris, tombe autour de nous la lumière! Seul, dans l'église où les cierges allumés font le soleil qui manque aux rues, Dieu se fait voir, à visage nu, sous le voile de son tabernacle.
  C'est le jour des masques pour moi,
  Pour toi, le jour des Quarante Heures !
 Oh! mon ami, mon cher Léon, ce jour sinistre dans sa gaîté pour moi, est rempli pour toi de joies saintes! Pour toi, il fait flamber plus fort l’encens de ton cœur embrasé. Pour moi, dans le mien, il ne remue, du bout de son doigt ennuyé, que des cendres à présent éteintes. O prêtre heureux! ô prêtre heureux! quand dans ta stalle à Saint-Sauveur, sous ces vitraux qui tamisent pour moi tant de pensées, avec la lumière, tu chantes ton Seigneur Dieu, aux longues après-midi des vêpres, tu n'as jamais fermé une fois le Missel orné de rubans, et baissé le front sur la poitrine couverte du surplis tranquille, pour rêver aux jours de ta jeunesse, — et à moi, ce jour, comme un bourreau masqué, apporte la tête de la mienne!
  C'est le jour des masques pour moi,
  Pour toi, le jour des Quarante Heures!

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II

Les Spectres


Vous les connaissez bien ces amants des clairières.
Ces spectres, revenant, de la tombe transis,
Sous la lune bleuâtre et ses pâles lumières...
 Ils dansent dans les cimetières,
 Mais dans mon cœur, ils sont assis.


Ils sont là, tous, assis avec mélancolie,
Dans l'immobilité des morts, sous leurs tombeaux :
Et pâles et navrés, croyant qu'on les oublie,
Ils ne se doutent pas qu'ils sont pour nous la vie,
 Plus puissants qu'elle et bien plus beaux !


O spectres des amours finis, spectres de femmes,
Qui faites nos regrets pires que des remords...
Vous ne revenez pas que la nuit dans nos âmes...
Mais des jours les plus clairs vous noircissez les flammes.
 Et, morts, faites de nous des morts !


Et toi, toi qui me crois vivant, — vivant encore,
Car je le redeviens sous tes regards si doux, —
Crains les sentiments fous des cœurs à leur aurore,
Et n'apprends pas qu'il est dans ce cœur qui t'adore,
 Un mur de mortes entre nous !

J. Barbey d'Aurevilly.


(1) Le Mercure de France doit ces pages à Mlle Read, la détentrice et la protectrice des papiers du grand romancier. Elles font partie d'un volume d'inédits à paraître prochainement. Des Spectres, une ou deux strophes furent jadis citées daus un article du Parlement. Les Quarante Heures sont adressées à son frère, qui, on le sait, était prêtre. — R. G.

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