EN ORIENT
Les façades des pylônes égyptiens, les péristyles des temples grecs, les colonnades de Rome impériale, et les Cortèges, et les Théories, et les Triomphes qui s'y déroulèrent, avaient tour à tour surgi dans la grande lumière orientale. Les pompes de la religion chrétienne se dorèrent, à Byzance, du même rayon ; et c'est pour cela que l'on y voit si peu profonde cette pénombre où s'enfonçait, en Occident, par-delà ces clartés éternelles, le monacal Moyen-Age.
Les peuples chrétiens d'Orient ne fréquentaient point les églises dans un distinct et unique but de prière. Leur dévotion était plutôt une manière d'être foncière, végétale, inconsciente, comme celle des multitudes théocratiques du monde païen. Étalée du portique du Narthex à l'escalier de la Porte-Sainte, sur les dalles, parmi cette buée voluptueuse, affadissante, qui, des temples de l'antiquité, était passée dans les basiliques byzantines (déjà, et bien auparavant, l'empereur Licinius, au cours de ses persécutions, avait fait fermer les églises, sous prétexte que l'on y respirait un air trop étouffé), la plèbe était là chez soi ; elle s'y laissait couler à ses habitudes les plus obscurément invétérées. Les Icônes étaient ses dieux lares ; leur protection semblait descendre, en rayons vermeils,
du haut des dômes, sur ses haillons. Clapie et sombre partout ailleurs, la populace se dilatait là, et, au reflet des auréoles, mieux qu'au soleil des carrefours, elle prenait des entournures d'or. Là, le mendiant chrétien, — comme autrefois le mendiant païen, sous les portiques où passait César, — vivait jovial, familier avec l'opulence de Dieu, sorte de Benoît Labre scrutant sa vermine à la lueur des nimbes. La gloire de l'Empire et la splendeur du Paradis se confondaient, à ses yeux émerveillés, en un même champ d'or, où, semblables à des Christs, s'érigeaient des Basileus. Et il restait accroupi au bord de cette flamboyante Légende dorée, confiant, comme sur les marches ensoleillées d'un Palais hospitalier.
Mais voici que des soldats investissent les basiliques, traînant dans le silence des nefs lumineuses le fracas des rues et la poussière de l’Hippodrome. Des tourbillons s'élèvent, et la grande lueur d'or des mosaïques, épanouie en aurore, se brouille comme le crépuscule d'un soir orageux. De toutes parts des clartés tombent. « Au nom du Très-Saint Empereur, soient détruites les Images ! » Et l'éclair bleu des haches fulgure par-dessus les auréoles. Là-bas, pourtant, parmi la poussière vermeille des images croulantes, une haute stature rouge demeure ferme ; et la multitude, éperdue, supplie vers le grand Christ en croix, tout debout, au fond du chœur, dans la pourpre de sa fière dalmatique — « Jésus ! vas-tu laisser s'accomplir ce sacrilège ? » Mais le Christ même est renversé, et, piétinant l'auguste simulacre mutilé, un soldat, comme autrefois le centurion du Golgotha, brandit haut sa lance.
Trident fragile sur la fureur de la foule.
Les Images étaient aux Basiliques ce que le Bœuf Apis était aux temples de l'Égypte, Minerve au Parthénon, Jupiter au Capitole. Le cri qui se fût élevé, à une profanation analogue, dans les sanctuaires de ces religions, n'eût pas été plus terrible. Qu'allaient devenir les pauvres gens,
ainsi privés de leurs chères enluminures ? Le plaisir de les contempler les consolait de leurs maux. Ne savait-on pas que l'Image du Bon-Pasteur, dont s'ornait, sous le péristyle du Grand-Palais, la Porte-d'Airain, avait gueri une femme hémoroïdesse, gui l'avait palpée de la même foi que le l'hémoroïdesse de l’Évangile attoucha le manteau du Christ.
Mais c'était aussi et surtout comme la majesté même de l'Empire que l'impiété iconoclaste comprenait dans cet outrage aux pompes du culte. Ce Christ, qu'abattait la hache des soldats, portait la rouge stola des Basileu. Intronisée, en toute sa formidable largeur, au plus haut de l'empyrée flamboyant des coupoles, voici que l'Image suprême du Théos était précipitée ; — mais, lorsque, selon le rite, l'empereur, en présence d'ambassadeurs prosternés, s'enlèverait sur son trône, au rugissement des lions d'airain qui le gardent, pourrait-on rêver d'un Éternel sur des nuages roulés du souffle des trompettes archangéliques.
Et la fastueuse ordonnance des Conciles ne se prolongerait plus, dans les perspectives du Paradis, en chœurs d'apôtres et de psalmistes.
Tandis que se fanait cette apothéose, une autre
rougeur se levait, barbare, au fond de l'Orient. Ruisselantes d'yatagans et d'étendards, les hordes de l'Islam s'avançaient. Les Khalifes, partout où ils passaient, anéantissaient le culte dont les empereurs iconoclastes avaient aboli déjà la représentation. Ils se souvenaient de la prophétie jadis faite à Yézid : au Khalife qui porterait les coups les plus profonds à la religion du Christ, toute félicité sur la terre, et puis tout le rayonnement des sept cieux : diamant, émeraude, topaze, saphir, perle, or, hyacinthe. Et les auteurs de cette prophétie étaient ceux-là même qui, naguère, en
Isaurie, prédirent à Conon la pourpre impériale, sous la condition que, devenu Léon l'Isaurien, il détruirait les Images.
Ainsi la barbarie asiatique envahissait la civilisation
néo-grecque, cette civilisation qui fut la première, tenant d'Athènes le génie plastique et de Rome le génie politique, où le dogme évangélique se soit, de forme et d'action, identifié aux hommes, ait trouvé sa mise en oeuvre. Et l'on se reporte, parallèlement, à l'époque où l'Asie afflua pour la première fois vers l'Europe, lorsque la Grèce ancienne fut inondée par les Perses. L'examen de cette correspondance a son utilité. Ce fut, là aussi, le choc de deux mondes, de deux croyances, Mithrâ contre Jupiter ; et, de même qu'à tous les moments de l'histoire où deux races se sont heurtées, jamais, comme alors, les idées religieuses ne revêtirent, de part et d'autre, d'aussi nombreuses matérialités ; jamais le panthéisme grec ne multiplia pareillement ses symboles, ses emblêmes, ses aspects, ses attributs ; jamais il n'y eut telle profusion d'idoles, tant de cultes particuliers. La vie nationale, comme près de cesser, voulait se définir, pour qu'il restât d'elle une mémoire éternelle, en une glorieuse, en une impérissable expression. Chacune de ses activités, pour ainsi dire divinisée et comme déjà en puissance au sein de l'infini, se manifesta hiératiquement. Et l'Hellénie en armes offrait comme le spectacle d'un camp d'Homère, où les dieux se mêlent aux hommes, et où la foudre de Jupiter et les javelots d'Achille sont noués en un même faisceau.
Qu'on nous permette, afin de mieux faire ressortir bientôt la désolation du monde oriental chrétien, bouleversé, dans sa religiosité, par la main des empereurs iconoclastes, et cela au moment précis des invasions musulmanes, qu'on nous permette de développer ce tableau des religions aux prises, sous les couleurs de deux autres époques analogues, et non moins caractéristiques, de l'histoire.
Ainsi, à la bataille d'Andrinople, qui se livra entre Constantin et Licinius, où le monde païen et le monde chrétien se heurtèrent, et non par
métaphore, mais formellement, chacun dans la disposition de ses suprêmes ressources et dans la combinaison générale de ses attributs, ainsi toutes les effigies connues des Dieux du Paganisme, qu'étala par défi l'empereur païen Licinius, s'alignaient entre les rangs des cohortes, les renforçant de leur royale multitude qui roulait, formidable Olympe ému par de nouveaux Titans, dans la poussière de l'armée. Du fond de sa Corne d'abondance, le Panthéisme avait comme vidé là, résumées en une complète série d'emblêmes, ses myriades d'êtres, de forces, de volontés, frémissant, parmi la trépidation haletante des dernières légions païennes, de sentir si imminente leur catastrophe. Dans l'autre armée, l'égide du Labarum se repliait, en flottants plis de pourpre, sur les rangs chrétiens. Les cieux, tout autour, pleins d'ondulations, semblaient comme le prolongement de cet étendard, qui refoula, de son flamboyant gonflement, les clartés flétries de l'Olympe écroulé. Mais du moins, au moment de périr, le monde ancien apparut-il tout entier résumé dans l'éclair de cette bataille.
Plus tard, à l'époque des invasions normandes, ce fut, au-devant des païens du Nord, le même déploiement suprême des majestés de la religion chrétienne à son tour menacée. Des religieuses, plutôt que de déserter leur couvent et afin de déconcerter la lubricité des barbares, se mutilèrent le visage. Les oriflammes, comme un déploiement d'archanges, avançaient à l'encontre des rafales où tournoyaient les corbeaux des sinistres étendards danois. Translaté d'église en église, de monastère en monastère, tout un ossuaire de préservatrices reliques circulait parmi l'imploration des peuples. Ce fut l'époque des reliques. — De toutes parts, des processions se déroulaient, ruisselantes de châsses dorées. La noirceur des hordes barbares s'arrêtait, indécise, sur les bords de ces méandres resplendissants. Un jour, enfin, elle recula, le jour où Rollon, converti, s'agenouilla devant l'archevêque
de Rouen, lui demandant quelles étaient les églises considérables qu'il pourrait le plus magnifiquement doter.
Ainsi, à toutes les époques de l'histoire, les cultes, quels que fussent les attributs de leur représentation, les cultes jamais ne se déployèrent avec un appareil plus somptueux, ne s'organisèrent en rites aussi actifs, que lorsqu'ils furent le plus menacés. Il n'en fut pas de même à Byzance, nous l'avons vu, aux jours des plus foudroyantes incursions sarrasines, lorsque les Khalifes campaient sous les murs mêmes de la Ville-Impériale. Il ne fallut rien moins, alors, que l'effrénée tyrannie des empereurs iconoclastes, pour avoir raison de ce jeune Orient chrétien, qui, avec une nouvelle exubérance, avait apporté, dans ses conceptions religieuses, tout le fétichisme, toute la sensualité du vieil Orient païen. Une sorte de réaction du sombre esprit biblique, si aristocratiquement abstrait, s'opérait, par ces despotes, de race asiatique d'ailleurs, contre le praticisme naïf et populaire du Nouveau-Testament. Et, certes, cette réaction partait directement de la Bible, car il est facile de reconnaître des façons de docteurs de la loi, race de ces scribes qu'anathématisa Jésus, et venus, pour surcroît de supercherie, après les charlatanismes de Simon-le-Magicien, dans ces astrologues juifs qui prédirent, en Asie-Mineure, la pourpre à l'Isaurien, alors enfant, sous la condition qu'il abolirait le culte des Images. Et pourtant, si les peuples chrétiens d'Orient durent jamais être, par le langage des emblêmes, entretenus des mystères de leur religion, c'est bien à l'époque où l'Islam menaçait de tout absorber Quoi ! le Saint-Sépulcre était au pouvoir des Infidèles, et l'on cherchait, en vain, dans les basiliques, l'Image du Sauveur, cette Image que les premiers Conciles, où régnait un génie encore à demi païen, avaient conçue si jeune, si sereine, si triomphante. Telle elle s'était reflétée dans l'imagination populaire. On ne se
représentait le Christ que sous l'apparence d'un éternel Adolescent, d'un nouvel Adonis, dont le bleuâtre soir de mystique angoisse, passé au jardin des Oliviers, aurait à peine pâli et affiné la chaude beauté. Les femmes de Byzance, lorsque, extasiées, elles serraient cette Image sur leur sein, faisaient songer aux prêtresses des sanctuaires de Byblos.
L'idée du supplice ombrait si peu cette vision, que souvent, dans les représentations du Crucifiement, la Croix était seule, et Jésus, au-devant, se tenait paisiblement debout, grave et doux, comme lorsque, dans Béthanie, il donna la salutation à Marie-Madeleine.
Tel il rayonnait dans tout l'Orient, où flottait, à peine d'hier, la blonde langueur des vieilles religions du Soleil. Et brusquement, voici que c'était la nuit, la nuit dans les églises, où ne resplendissaient plus ses Icônes, le vide dans les villes, que ne peuplaient plus ses simulacres ; déserts et ténèbres, comme aux Lieux-Saints ravagés par le glaive d'Omar.
Alors les Moines fomentèrent dans tout l'empire grec une formidable agitation. Sous le narthex des basiliques, on les voyait déclamer, montrant au peuple le crépis jaune, boueux, qui recouvrait maintenant les murailles, hier tout enluminées de mosaïques, gémissant que le Diable ne craindrait plus d'entrer dans les sanctuaires dénués des Saintes-Images, qui les avaient, jusqu'alors, préservés. C'est que l'Iconoclastie ruinait, en Orient, l'influence des ordres monastiques. Peinture ou mosaïque, les Icônes étaient presque toujours l'oeuvre des Moines, manifestation de leur génie, et la vénération publique allait autant à l'auteur qu'à l'ouvrage. Cela leur avait conféré, sous les empereurs orthodoxes, une autorité presque sans bornes. C'est ainsi qu'ils régissaient même les armées, employées à bâtir des églises, armées où c'était, sous les étendards, plus d'auréoles que de casques, et qui
gravissaient vers des calvaires plus souvent qu'elles n'escaladaient des citadelles.
Tout cet empire, sous l'action gourde des Moines, se penchait comme vers un mirage chaud et bleu de paradis crépusculaire. Le mysticisme qui noyait alors toutes choses n'était, nous l'avons vu, que la paresse, à peine plus consciente, des anciennes religions. Qu'on imaginât toute la gloire du Haut-Empire Romain à demi perdue dans la profondeur de quelque cathédrale universelle ; la clameur du Cirque, des Camps et des Triomphes fondue parmi le silence d'une insondable abside, buccins mourants en gémissements d'orgue ; la pourpre et les trophées irradiés à travers un nuage d'encens ; une rayonnante après-midi d'été voilée d'une ondée soudaine ; que l'on mît cette gaze de mélancolie sur ce flamboiement de jouissances, ― et l'on aurait, semble-t-il, l'impression de la crépusculaire et chatoyante civilisation byzantine.
Or l'Iconoclastie chassait cette brume d'infini, ce mysticisme sensuel qu’entretenait dans les âmes la contemplation des Images. Elle ramenait les esprits sur la terre, à des objets plus précis. Le gouvernement passait aux laïques. L'administration romaine renaissait, ayant, en plus, ce qu'elle tenait de l'esprit grec, ce je ne sais quoi d'ergoteur, qui caractérise, par exemple, le Code de Justinien. C'était donc la sécheresse de cette administration, mais sans gloire, sans aucun retentissement de ses actes dans le monde. Le peuple, qui n'est si idolâtre que par ce besoin qu'il a de prolonger sa jouissance, en la reportant sur les objets représentatifs de l'éternité, le peuple ne voulut point se résoudre à une existence disciplinée, précise. Il se sentait, avec impatience, ramené à lui-même, et, par lui-même, il était si peu de chose : ce que l'avait fait l'Empire Romain, ce qu'il ne voulait plus être, en cette brûlante et mystique atmosphère de Byzance. Les Moines, invoquant Jésus, l'eurent donc vite soulevé.
L'on sait quelle répression les empereurs iconoclastes exercèrent. Léon l'Isaurien brûla la bibliothèque de l'Octogone, véritable sanctuaire où la Pensée nouvelle, païenne encore par ses procédés spéculatifs, chrétienne déjà quant à son unique but divin, s'attestait dans les monuments les plus complet du néo-platonisme et les conceptions les plus formelles des Conciles. Ainsi après les images, c'était, pour ainsi dire, le principe même de ces Images qui se trouvait aboli. Evêques ou laïques réfractaires furent dépouillés de leurs biens, emprisonnés ; la populace massacrée. Une multitude de Moines périt par le glaive. Ceux qui purent échapper se réfugièrent en Italie, auprès du pape Grégoire II.
Cette dernière circonstance est d'une importance considérable. En effet, ces débris des ordres monastiques de l'Orient importèrent ainsi en Occident la tradition de l'art des Icônes. Transplantée dans Saint-Jean-de-Latran, la fulgurante floraison de Sainte-Sophie reprit, et s'épanouit avec une nouvelle vigueur. A vrai dire, c'était l'art chrétien revenant à son berceau latin, mais magnifiquement développé, orné de tout ce que lui avait ajouté le genre néo-grec et qui adoucissait sa primitive sévérité romaine. Déjà, dès la fin du Ve siècle, l'influence byzantine avait, à ce point de vue, commencé d'agir sur l'Italie (règne de Théodoric), et les symboles, sortis des Catacombes, dans la simplicité de leur représentation primordiale, s'étaient, comme à Constantinople, matérialisés avec un faste triomphal. Les Croix latines,de même que les Croix grecques, sont gemmées, étoilées de pierreries, enguirlandées de feuillages d'or, arbor decora et fulgida (I). Lorsque la figure
du Sauveur apparaît, remplaçant l'Agneau, cette figure est, comme en Orient(telle que la consacra plus tard le Concile Quinisexte), impériale, vêtue de long, la tête nimbée, les bras ouverts (mosaïque de Saint-Etienne). L'idée du supplice est également atténuée, écartée même, puisque cette mosaïque de Saint-Etienne avec d'autres monuments du VIe siècle, représente le Christ sans la Croix.
Cette idée du supplice, il faut le dire en passant, paraît cependant exprimée dans une ancienne mosaïque de la basilique du Vatican : Au pied d'une flamboyante Croix gemmée, sur un tertre, un Agneau ; de son côté percé le sang jaillit dans un calice ; du sang coule de ses pieds et se déroule, arrosant la terre de quatre fleuves de pourpre. Mais cette idée, cette sensation est d'origine toute latine, et elle est antérieure au IVe siècle. Dès le IIIe siècle, en effet, on en trouve la représentation dans les Catacombes, sur les sarcophages des premiers chrétiens, où la Croix est sculptée, à leur centre, entourée des mots : Crux adoranda, ou de leurs sigles, et sortant du Vase de la Cène, qui reçut l'ineffable Sang. L'esprit du Moyen-Age développera, d'une façon sublime, cette idée eucharistique, dans sa légende du Saint-Graal, interprétation la plus belle qui jamais ait été faite du Crucifiement, mais qui eût été prématurée, déclamatoire, dans les premiers siècles de notre ère, trop proches de la sérénité antique pour concevoir la Rédemption possible seulement au prix de la Divine-Douleur. Imaginer une souffrance inhérente à la nature des Dieux n'était pas dans l'esprit du monde païen, et lorsque le Christianisme arriva, l'on ne put concevoir de suite une telle souffrance (II). L'on avait tant de souvenirs à proscrire! non, la douleur, au-delà de la terre,
n'existait point ; les stoïciens avaient été comme les théoriciens de cette doctrine, et, plus haut, les poètes avaient montré la douloureuse hunianité des Héros et des Demi-Dieux qui méritèrent l'Olympe se dissolvant aussitôt dans l'harmonie des plus pures substances éternelles : Hercule sur le sein d'Hébé, Adonis sur le sein de Vénus. Symbole strict, sans développement immédiat, sans correspondance dans l'âme des peuples, l'Agneau sanglant disparut, en effet, dès que l'Orient lui eut substitué l'Image de Christ triomphant, exaltée au VIIe siècle par le concile de Constantinople, type que l'art de la mosaïque byzantine fut si merveilleusement apte à réaliser dans son rigide et impérieux resplendissement.
Il était malaisé d'assembler sous un dessin souple et mouvementé tous ces dés multicolores, tous ces môssions dont se composent, champ et motifs, les mosaïques byzantines : verre doré, lapis, grenat syrien, cyprine, ophite. La roideur presque sculpturale du Christ grec, sorte de Jupiter anguleux et momifié, s'harmoniait avec la sérénité de l'immobile Orient. Une telle image devait être, après tout, de peu d'effet dramatique, et le sentiment pouvant résulter de sa contemplation n'était point, semble-t-il, pour faire date dans l'âme de ces peuples qui n'auront jamais d'âge. Qu'on nous excuse d'alléguer que le sens de cette figure ne pouvait être bien dramatique. En effet, si la largeur, le laisser-aller antique y est comme comprimé par les premières restrictions du Moyen-Age, si la pompe des draperies, la splendeur des auréoles, si toute cette écarlate expansion est enfermée et comme cloîtrée dans l'inflexibilité d'incisifs contours, si ce n'est plus l'épanouissement païen, ce n'est pas encore le recueillement chrétien. Entre cette effervescence orgueilleuse et cette suavité humiliée, il est une attitude terme d'impassibilité hiératique que l'art byzantin a fixée.
Chassé de Constantinople, cet art, pour reprendre
racine, trouva donc en Italie un fonds longuement préparé. Il s'était particulièrement développé à Ravenne, siège de l'exarchat de ce nom, et où l'influence grecque était plus directe que partout ailleurs. L'Adriatique flamboyait, sous la basilique octogone de Saint-Vital, de reflets aussi vermeils que le Bosphore sous Sainte-Sophie.
Au VIIe siècle, la tradition de l'art des Icônes passe de Ravenne à Rome. Elle trouva là le décor du Haut-Empire, toujours debout dans sa sévérité latine, tout le solennel poème de marbre que le déferlement des invasions n'avait pas effrité, car ce que leur flot emporta fut plutôt l'apparat, le faste éphémère, extérieur, des Néron et des Héliogabale, tout ce qui était somptuaire et n'était point scellé dans l'austère granit de la Ville-Eternelle. Sur ces pages de pierre, ainsi dégagées, l'art pieux des Images s'inscrivit avec le plus pur éclat. Les portiques, où roulaient les tournoyantes et fumeuses bacchanales, s'ouvrirent sur l'azur limpide du Paradis. La robustesse romaine, spiritualisée, s'estompa dans la gloire de la religion s'appuyait, temporellement, sur elle, comme le géant Saint-Christophe s'effaçait dans le rayonnement de Jésus-Christ, quand il porta le Messie sur ses épaules pour lui faire passer un fleuve.
D'ailleurs, en ce VIIe siècle, l'iconographie sacrée parvint à Rome, non seulement par Ravenne, mais directement, de Constantinople même. En effet, avant de se réfugier auprès du Pape, dans le siècle suivant, les ordres monastiques de l'Empire Grec, les moines de la règle de Saint Basile, envoyaient déjà en Italie tous les tableaux qu'ils peignaient du Crucifiement, tous ces dyptiques, à fond d'or, dont on peut lire la description dans Gori, et qui venaient orner les murs des églises de Rome, ou servir à des imitations développées. Cette imitation est évidente dans le Crucifix en mosaïque de Saint-Etienne-le-Rond, lequel est du temps du pape Théodore Ier, mort en 649. Le
style de cet ouvrage est bien byzantin. Le Christ, dont le buste orne la Croix, qui est gemmée, bénit de la main droite, et, de la gauche, il tient une croix. Or les médailles du Bas-Empire, et, particulièrement, celles de Crispus, fils de Constantin, sont frappées d'un buste de Christ tout semblable (III), etc.
Nulle trace de douleur. Jusqu'au VIIIe siècle, l'idée du triomphe prévaut dans l'interprétation de la scène du Crucifiement, idée païenne quant à ses résultats plastiques.
L'ombre des Catacombes, cependant, recélait toujours la frugale semence des symboles tumultueusement développés, là-haut, sous le ciel sonore des cités : le Cheval en course, le Paon, la Colombe, le Pélican, le Calice, Orphée (IV). Toutes ces formes vagues nageaient dans l'abondance des ténèbres, initiales et indécises épreuves d'apparitions qui ne se révélaient aux hommes que par un lent dévoilement. Les lampes, allumées depuis l'antique jour natal des martyrs, brûlaient encore, auprès de leurs tombeaux, de loin en loin espacées par des règnes d'ombre, lueurs muettes, fluides, éternelles, comme l'écoulement d'un sablier dans les limbes des temps infinis.
Soudain une rumeur envahit les cryptes obituaires. Ce n'était plus le fracas de la Rome païenne. Du dehors, du grand soleil, ne venait pas le rugissement des lions déchirant les martyrs, mais de doux cantiques, des hymnes de miséricorde et d'espoir.
L'époque était arrivée où les Catacombes allaient perdre leur mystère, leur utilité tabernaculaire, et s'ouvrir à l'activité des siècles nouveaux. Un pape, Adrien Ier, les restaura les anima de liturgies et y fit entrer l'air fervent des Eglises. La chape papale rayonna dans cette même nuit où se glissaient les anciens confesseurs en leur tunique de fantôme. Ce fut comme un soleil revenant visiter l'ombre qui le couva. Mais dans cette ombre résidait, depuis les premiers chrétiens, le dogme, organique et pur. Ses fastueux développements mondains, lorsqu'ils retournèrent vers leur berceau, reprirent, par l'effet de cette confrontation, la sévérité de leur principe. L'éblouissant paradis byzantin fut enclavé dans la grave architecture romane.
Par rapport aux nations du Levant, Rome était le seuil de l'Occident; elle était, au IXe siècle, le portique ouvert sur le Moyen-Age. La tradition du Crucifiement, parée à faux de tout l'héritage de l'antiquité, reçu dans Byzance, revenait se recueillir sous ce natal portique, avant de pénétrer, par l'intermédiaire de Charlemagne, dans la nuit de l'Occident, où elle prit son véritable caractère mystique, durant les douloureuses époques qui suivirent.
Edmond Barthélemy.
(I) Il y aura, au Moyen-Age, une curieuse interprétation de l'arbor decora et fulgida, xiime et xiiime siècles. La Croix sera un arbre equarri, ou seulement ébranché, ayant encore la couleur verdâtre de l'écorce, avec des rinceaux rappelant le feuillage.
(II) Excepté cependant durant la brève époque des Catacombes. Mais il s'agissait alors d'une secte et non de la vie générale.
(III) Nous passons ici sous silence une documentation fastidieuse.
(IV) - Le mythe orphique, en sa sublime pureté, que l'on ne retrouve dans aucun des autres mythes du Paganisme, était bien digne de vêtir de son pittoresque la Foi nouvelle. Sous une expression surannée, et, par ainsi, plus simple, plus ingénue qu'une expression immédiate, militante, il en disait bien, mélangé d'espérance et de navrement, la mélancolique ferveur.
L'Eglise, cherchant dans la Tradition païenne une forme archaïque par où elle pût présenter ses premières affirmations aux hommes, sous le bénéfice de je ne sais quel air doucement légendaire, choisit excellemment cette suave figure de l'Aède, — de l'Aède que les sanglantes Bacchantes attendaient sur la montagne, alors que du fond des ténèbres d'où il avait tenté, comme le Christ de dégager son idéal, il s'élevait, toujours solitaire, vers le néant resplendissant des cieux.
Eloï! Eloï! lamma sabacthani!