Le Calvaire immémorial. - Sur un Ruisselet qui passe dans la luzerne

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Saint-Pol-Roux, « Le Calvaire immémorial. - Sur un Ruisselet qui passe dans la luzerne », Mercure de France, t. III, n° 21, septembre 1891, p. 168-172


LE CALVAIRE IMMÉMORIAL

A José Mara de Hérédia.


 La brise bonne de la Rêverie me poussait à l'aventure, emmi les fermes de pain bis, sur le solide fleuve des routes qu'enrivage l'espérance tendre où pâturent les moutons, ces quenouilles vivantes.
 Un peu partout, sous les coqs de métal, en les donjons divins, tintaient, à rhythme égal, les gros sous d'existence versés par l'aile des moulins et la nageoire des charrues.
 Solitaire, j'allais ; m'effaçant une fois seule devant la naïve diligence vieille : guêpe au dard de fouet qui, de village en village, voltige et cueille l'animé butin qu'amassera tantôt la ruche de la Ville.
A certain coude du chemin, sans doute rendez-vous de l'adieu des Conscrits, je vis un Calvaire soudain.
 Le Christ était à deviner, tant il était usé !
 Cela s'arborait près d'un if séculaire aux petits fruits pareils à des gouttes de sang.
 Or j'eus beaucoup de peine, car Jésus semblait davantage pâtir en sa décrépitude. Il n'était plus que quelque chose de pendu : comme un chiffon de pierre oublié là jadis, et plus jadis encore, par un gars d'avant l'Age des Lances et des Clous.
 Alentour... somnolaient les grandes fleurs de Solitude.
 Je dis :
 — Que je te plains, Crucifié, d'être si dévasté !... Mais pourquoi telle misère maigre ?.. T'avait-on pas appendu bel et grandiose au Sycomore de granit où je te vois à peine avec les yeux de l'âme ? Réponds, ô père fraternel, la forme serait-ce des poussières superposées que lèverait en passant l'aile ménagère des Oiseaux du Temps ? Ou bien t'avait-on fait avec le sel des pleurs, et les larmes longues de la pluie t'auraient-elles fondu ? Parle, frère paternel !.. Tu parlas bien à l'époque de Palme à la Jolie de Samarie.
 Jésus me répondit...
 Oh ! il ne parlait pas, n'ayant plus de lèvres, plus de langue, plus de bouche, oh ! il ne parlait pas... mais le chiffon de pierre prodiguait des abeilles, et chaque abeille était une voyelle avec deux ailes de consonnes.
 Or ce miel j'entendis:
 — Non ce n'est pas la pluie, non ce n'est pas le temps ! bien que je sois là depuis des siècles, dressé par des femmes pies qui seraient très vieilles si elles vivaient encore, et qui sont en Paradis, très jeunes d'être mortes. Non ce n'est pas le temps, non ce n'est pas la pluie ! bien qu'il ait plu souventefois pour le plaisir des fleurs et pour la gloire des pommiers ! Non, ce n'est pas cela ! Mais, à ce carrefour, viennent depuis des ans et des années, viennent tous les Moroses d'ici-bas. Depuis des ans et des années, pélerinent vers moi les Mendiants de l'âme et de la chair fanées; et tous, gravissant les marches du Calvaire, baisent fébrilement mon Image salubre.
 — En vérité, Jésus, là présence des baiser se voit à l'absence de la pierre qui s'en alla parmi les lèvres qui passèrent.
 — Sache davantage. Chaque baiser définit la Douleur qui le pose. Ainsi le Fol baise mon front, l'Aveugle mes yeux, le Muet ma bouche, le Sourd mes oreilles, le Bancal mes jambes, le Manchot mes mains et mes bras, et mon Cœur à la caresse des Madeleines-les-maîtresses. Ces Souffrants réunis signifient la Souffrance Humaine tout entière, et leurs baisers éparpillés concourent au même but en labourant ma pierre bénévole.
 — Ce but, quel est-il, Verbe fait essaim d'abeilles ?
 — C'est mon Âme ! mon Âme Divine qui couve ingénument sous la forme terrestre. Elle est pour eux l'Espérance admirable, et s'ils savaient ne pas la récolter un jour sous la charrue de leurs baisers, ces pèlerins adoreraient l'ivraie blasphématrice et perdraient à jamais la foi du Paradis.
 — O ton Âme Divine ! clamai-je éperdu comme un amant divin.
 Alors, gravissant les marches du Calvaire, j'étreignis le rédempteur Sycomore et j'y baisai avec ardence le chiffon de pierre à la place présumée des yeux, des mains, des pieds, du cœur, du front, - car le poète est la Souffrance Humaine tout entière.
 Si nombreux furent mes baisers que, l'Image disparue de par la forme usée, jaillit l’Âme Divine enfin, l’Âme espérée depuis des ans puis des années par les Mendiants de l'âme et de la chair fanées...
 Mon cœur, soudain ravi par ce Diamant premier de l'Invisibilité, s'épanouit ainsi qu'un fanatique héliotrope vis-à-vis du Soleil.
 Et je dus rester là, vierge, immuable, séculairement.
 Seules m'avaient vu les grandes fleurs de Solitude.
 (les magnificences. - fin 1889)

SUR UN RUISSELET
QUI PASSE DANS LA LUZERNE

A Francis Vielé-Griffin.


 O l'Onde qui file et glisse, vive naïve et lisse!


 Parmi les prairies du Songe, des ,Filles se révèlent, parfois, la chevelure telle.
 Ce Ruisselet, parvule et frais, sans doute est un lézard de désirs purs... épanoui lézard qu'une étincelle d’œil ferait s'évanouir?
 Sur le silence des ongles inférieurs, noyé dans ce saule propice, admirons la pélerine de la Langue et de la Racine qui s'achemine en la luzerne vierge.
 Oh ! cela coule sur des cailloux, arrondis par l'obséquieuse politesse, suggérant les chauves jabotes sans leur perruque printanière.
 L'azur inclus est, n'est-ce point ? la perceptible remembrance des prunelles nymphales qui s'y séduisirent.
 Admirons sans s'y mirer, et de loin sourions, de peur d'effaroucher...
 Combien joli de sourire à du rire qui glisse ainsi que des larmes divines de martyres fines!

 Je me pris à prier comme devant une Statue-de-la-Vierge en fusion :

 — « Onde vraie,
 Onde première,
 Onde candide,
 Onde lis et cygnes,
 Onde sueur de l'ombre,
 Onde baudrier de la prairie,
 Onde innocence qui passe,
 Onde lingot de firmament,
 Onde litanies de matinée,
 Onde choyée des vasques,
 Onde chérie par l'aiguière,
 Onde aimante des jarres,
 Onde en vue du baptême,
 Onde pour les Statues à socle,
 Onde psyché des Âmes diaphanes,
 Onde pour les orteils des Fées,
 Onde pour les chevilles des Mendiantes,
 Onde pour les plumes des Anges,
 Onde pour l'exil des Idées,
 Onde bébé des pluies d'avril,
 Onde petite fille à la poupée,
 Onde fiancée perlant sa missive,
 Onde carmélite aux pieds du Crucifix,
 Onde avarice à la confesse,
 Onde superbe lance des Croisades,
 Onde émanée d'une cloche tacite, .
 Onde humilité de la cime,
 Onde éloquence des mamelles de pierre,
  Onde argenterie des tiroirs du vallon,
  Onde banderolle du vitrail rustique,
 Onde écharpe que gagne la Fatigue,
 Onde palme et rosaire des yeux,
 Onde en vacances des ruches sans épines,
 Onde versée par les Charités simples,
 Onde rosée des Étoiles qui clignent,
 Onde pipi de la Lune-aux-mousselines,
 Onde jouissance du Soleil-en-roue-de-paon,
 Onde pareille aux voix des Aimées sous le marbre,
 Onde qui bellement parais une brise solide,
 Onde semblable à des baisers visibles se courant après,
 Onde que l'on dirait du sang de Paradis-aux-clefs,
Je te salue de l'Elseneur de mes Péchés! »


 — Ce Ruisselet, j'ai su depuis, était mon Souvenir-du-premier-âge.
 O l'Onde qui file et glisse, vive naïve et lisse!


 (Tablettes, 14 avril 91).

Saint-Pol-Roux.


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