Le Travail

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Paul Roinard, « Le Travail », Mercure de France, t. I, n° 10, octobre 1890, p. 340-341.


LE TRAVAIL

À Henry d'Erville.


I

le jour

 L'Usine ahane, écume et geint sous le ciel clair.
 Au centre buissonneux des plaines alarmées
 Ses fièvres, ses flambois, ses fracas, ses fumées
 Exhalent une tache orageuse dans l'air
 Et toisonnent le haut de son échine dure.
 Comme une chienne oscille et quête en la verdure,
 ague bête, aux yeux roux, apeurant de son flair
 Les planantes amours dont l'azur se constelle
 Et dont les gazouillis semblent fuir devant elle,
 L'Usine ahane, écume et geint sous le ciel clair.

II

le printemps

 En costume princier que connut le servage,
 Le Printemps arborant sa perruque à frimas
 Étale la gaîté d'ironiques damas.
 L'insidieux encens de la flore sauvage,
 Le trille insinuant qui repeuple les nids,
 Les fredons chuchotés des vieux troncs rajeunis
 Circonviennent les cœurs qu'une langueur ravage.
 L'Usine, froide à tous ces frissons palpitants,
 A l'aspect sale et gris des rapaces traitants
 En costumes princiers que connut le servage.

III

l'été

 Pareil au flot perlé des alcools stimuleurs,
 L'Été giclant sous qui tout se grise et s'altère,
 Comme une vaste enclume éclabousse la terre,
 Fournaise en la clarté qui pleut sur ses douleurs,
 L'Usine ronfle et bout ; sa ruche s'exténue
 À la peine, et parmi la promiscuité nue
 De son dépoitraillé labeur suant ses pleurs,
 Parfois de brusques ruts étanchent leurs furies
 À l'enivrant lac blond des jeunes chairs meurtries
 Pareil au flot perlé des alcools stimuleurs.

IV

l'automne

 Le temps morne est plus bis que le pain du salaire.
 L'épargne de l'Automne enterre les trésors
 Des arbres ruinés semant leurs derniers ors.
 Dans le matin phtisique un grand disque solaire
 Bâille, lugubre : son rouge trou pantelant
 Semble la bouche des fourneaux chauffés à blanc ;
 Et rude aux meurt-de-faim que sa voix accélère
 La cloche sonne son appel haï de tous ;
 Symbole ricaneur de leurs quintes de toux !
 Le temps morne est plus bis que le pain du salaire.

V

l'hiver

 Sur la route sans fin au travail gémissant
 Rôde l'Hiver d'un pied ouaté d'homme qui tue…
 Des baisés purs dont la pudeur s'est dévêtue
 Sont allés mendier la lèvre du passant…
 Un cri de mort jaillit ! Mort sans doute bénie !
 Et dans l'inconscient dédain de l'agonie
 Que montre le poignard damasquiné de sang,
 Tandis que l'un enlace et que l'autre foudroie,
 Le Z de la bielle et le 8 de la courroie
 Vont leur route sans fin au travail gémissant.

VI

la nuit

 La Cheminée en feu que le vent échevèle
 S'érige dans la Nuit dont les larmes d'argent
 Évoquent les sanglots d'un chômage indigent,
 Et sous la noire paix du deuil tout se nivèle.
  — Courage, pauvre gueux que la misère abat !
 C'est du fumier de ton prolifique grabat
 Que sont nés les forgeurs de l'Aurore nouvelle,
 Aurore de bonté qui rêve le pardon…
 Mais ce sera peut-être un terrible brandon
 La Cheminée en feu que le vent échevèle !

Paul Roinard.


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