Les Livres, Échos divers mars 1890

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Mercure, « Les Livres, Échos divers », Mercure de France, t. I, n° 3, mars 1890, p. 91-96.



LES LIVRES (1)


 Axël, par Villiers de l' Isle-Adam (Quantin, 1890, 1 vol. in-8.) — C'était une illusion de Villiers de croire que les premières publications de ses œuvres ne se présentaient qu'à l'état d'ébauches, nécessitant de rigides corrections. Souvent, lors de la mise en volume, à peine, çà et là, avait-il changé un substantif trop vulgaire, ajouté quelques épithètes choisies non pour leur rareté, mais pour leur force explosive de suggestion. Axël devait être plus profondément remanié, et on trouve, en effet, lorsque l'on compare les deux versions, quelques traces de reprise en sous-œuvre dans les trois premières parties. Malheureusement, c'était surtout la conclusion pour laquelle il avait médité de notables modifications, et, comme l'indique une note finale, la maladie, puis la mort ne lui ont permis qu'à peine d'en relire les épreuves. Dans le suicide des deux vierges amants, la Croix devait apparaitre, réprobatrice de l'acte par lequel « deux êtres humains viennent ainsi de vouer aux-mêmes leurs âmes à l'exil du ciel ».
 On peut cependant juger que cette simple phrase suffit pour affirmer la croyance chrétienne de Villiers. En appuyant, il eût aggravé le malentendu qui déjà pèse sur le drame et en obscurcit la signification : Conçu par un idéaliste hégélien, Axel a été écrit par un catholique adonné — oh ! théoriquement — aux Sciences secrètes ; de là une triple antinomie que le génie de l'écrivain ne pouvait concilier. L'idéalisme triomphe, puisque Axël et Sara admettent, en fauchant volontairement la fleur de leurs joies d'amour, que l'accomplissement réel de leurs désirs, que la jouissance des baisers, des voyages, des richesses, palpables à leurs pieds, seraient inaptes à leur donner un bonheur inexistant hors de l’idée. Mais le suicide laisse l'impression que les magnifiques amants se sont trompés de porte, qu'ils auraient dû frapper, étant chrétiens, non pas à celle de l'enfer, mais à celle du renoncement. Comme littérature, Axël est le grand œuvre de Villiers, d'une radieuse gloire verbale, d'une richesse d'art plus éblouissante que toutes pierreries qui ruissellent dans les cryptes du burg d'Avërsperg. Ce sont des phrases d'une spiritualité douloureuse, comme Villiers seul sut en concevoir : « Vous serez la fiancée amère de ce soir nuptial... » — « Sara, souviens-toi de nos roses dans l'allée des sépultures... » Et en une alternance de telles musiques, de tels versets sacrés, tout le livre se déroule. Pour celui qui déploya de pareils rêves, voilures gonflées vers l'infini, la vie quotidienne n'existait que très peu : il ne fut ni pauvre, ni malade, ni dédaigné ; mais royalement riche, comme Axel, jeune et fort comme Axel, et comme Axel aimé de Sara,l'énigmatique princesse. C'est la perpétuelle revanche des grands idéalistes, ignorés de la foule — et de plus d'un de leurs amis — qu'en réalité ils habitent un autre monde, un monde créé par eux-mêmes, simplement évoqué par de simples paroles, car « tout verbe, dans le cercle de son action, crée ce qu'il exprime. » Grâce à ce sortilège, Villiers dompta les mauvaises aventures où d'autres auraient sombré, et il lui fut accordé d'écrire ces drames et ces contes, ces ironies et ces lyrismes par lesquels il demeure pour nous, amis de la première ou de la dernière heure, le maître inoubliable et absolu.

R. G.


 Les trois cœurs, par Édouard Rod (Perrin et Cie). Dans une préface à ce livre, malheureusement bien incomplète, M. Édouard Rod note les diverses phases de son évolution littéraire, c'est-à-dire comment de naturaliste zolaïsant il est devenu ce qu'il appelle intuitiviste, l'intuitif défini par lui « un homme qui regarde en soi même, non pour se connaître ni pour s'aimer, mais pour connaître et aimer les autres » et qui cherche « dans le microcosme de son cœur le jeu du cœur  humains ». C'est là, en substance, la théorie d'après laquelle a été écrit Les trois cœurs. Ce roman,certes, est au-dessus de la majorité des productions contemporaines ; mais n'était-on pas en droit d'attendre plus poussé de l'auteur de La courses à la mort ? S'ingénier à des études purement psychologique, ne se point soucier des influences fatales du milieu, considérer la vie ambiante comme objet presque toujours négligeable, et jamais comme sujet : soit. Mais alors il faut, semble-t-il, pour remplacer la couleur que donne la description des milieux, pour suppléer surtout à l'explication tacite de certains faits psychologiques qui surgit souvent des « circonstances contingentes », il faut entrer très profondément dans l’âme de ses personnages. Or, lu Les trois cœurs, nous sentons fort bien que nous ne sommes pas allés au fond de Richard Noral, un intellectuel et un compliqué, que nous abandonnons sans le connaître beaucoup. C'est une étude à fleur d'âme et d'une psychologie par trop mièvre. Et puis pourquoi, lorsqu'est en scène l'enfant de Noral, cette sentimentalité si apparemment fausse qu'on la dirait une concession à l'artificiel bêta où se délecte une des deux ou trois grandes hypocrisies du public ?

A. V.


 Le Cadet, par Jean Richepin (Charpentier et Cie) — Est-ce une gageure faite avec Bourget ? Tout par et pour la psychologie. C'est en son honneur que le cadet Amable Randoin est successivement ingrat envers tous, amant de sa belle-sœur et assassin de son frère. D'ailleurs, ce garçon retors et artificieux finit toujours par s'absoudre. Il revient de Paris, pouilleux, vidé, presque déculotté. Son frère Désiré le bourre de soupe, lui donne ses habits de fête et l'installe en maître dans sa maison, comme un coq en pâte. Mais le coq en pâte, quand il est seul, « redresse sa crête rouge de colère, et, dans l'ombre, ébouriffe ses plumes en aiguisant ses ergots. » C'est encore par dévouement qu'il lui prend sa femme, en se haussant, dans sa propre estime, « au rang d'une sorte de héros, presque de martyr. » Puisque son frère Désiré n'est pas capable d'avoir un héritier, n'est ce pas son devoir, à lui, Amable, de lui en donner un, et n'est-il pas le plus malheureux des hommes d'être placé en face d'un devoir si énorme à remplir ? En trompant son frère, il se calme un peu et cesse de lui en vouloir pour un temps. Mais les ténébreuses et diaboliques complications d'âme reviennent, repoussent comme des champignons vénéneux. Amable marche lentement, sûrement à l'assassinat. C'est, tout le long du livre, une étude audacieuse, amère et pénétrante, une dépense énorme d'habileté sophistique, une suite de théorèmes denses, compacts comme des carrés d'infanterie, flanqués de leurs corollaires en serre-file. Et quand Amable, visant son frère à la racine du nez, lâche le coup à cinq pas, presque à bout portant, sans faire attention qu'il murmure machinalement tout bas, entre ses dents serrées : « lapin ! lapin ! » on est presque tenté de s'écrier comme en classe : C. q. f. d, ce qu'il fallait démontrer. Le voilà, désormais, ce criminel à tête reposée, unique propriétaire de cette terre qu'il aime tant, non comme un lourd paysan, pour l'argent qu'elle rapporte, mais pour elle-même, d'un amour farouche et sensuel, jusqu'à se sentir « les moelles fondre dans les os en une gelée voluptueuse », jusqu'à la labourer frénétiquement de son sexe nu. Il est vrai qu'il en meurt, et, franchement, c'est bien le moins.

J. R. P.


 La confession d'un fou, par Léo Trézenik (Ollendorff). — C'est le livre que nous annoncions il y a deux mois, un roman qui suppose un cas fort curieux de dédoublement de la personnalité. Des hypothèses scientifiques s'y rencontrent, qui intéresseront les penseurs et tous ceux qui demandent au roman un peu plus qu'une histoire agréablement contée. D'ailleurs, la notation psychologique et l'étude de pathologie mentale, faites avec un grand souci de vérité, ne nuisent pas à l'intérêt anecdotique : l'histoire y est, point banale et captivante. — Mais pourquoi Trézenik n'a-t-il pas davantage écrit son livre ?

A. V.


 Le Termite, par J. H. Rosny (A. Savine). — C'est l'analyse de l'amour dans l'âme ratatinée d'un naturaliste ployé par les vents, pulvérisé par les foudres du symbolisme triomphant. Cette psychologie (une suite de visions merveilleuses dont l'ampleur doit contraster avec l'étroitesse de la pauvre petite nature en question) semblerait plus logique si elle ne s'attaquait pas à quelqu'un qui a raillé lui-même les ratés du naturalisme et qui, depuis, s'est élevé, sans perdre pied, jusqu'à l'idéalisme le plus rare. Car dans Servaise (héros de cette histoire) on a cru reconnaître M. Huysmans. Cette assimilation me répugne, mais j'en ai eu, moi aussi, l'impression, et elle m'a été fort pénible. Je suis donc mal qualifié pour juger sainement de ce livre : il intéressa vivement les lettrés et amusera les amateurs de clefs, qui, sous les Nolla, les Guadet, les Fombreuse du roman(il y en a vingt autres), chercheront et trouveront les Zola, les Daudet, les Goncourt de la réalité.

R. G.


 Cinq nouvelles, par J. P. Contamine de Latour (Société de Publications internationales). — Voilà un titre qu'on n'accusera point de « modernisme », mais peut-être de rappeler trop exactement Trois Contes, de Flaubert. D'ailleurs, Antonius et Lucius, deux des compositions de M. Contamine de Latour, font mieux que rappeler Herodias et La Légende de Saint Julien l'hospitalier... Miriam suppose un des cent mille incidents surgis parmi les Hébreux en marche vers la Terre Promise, et les deux autres contes, Rosamonde et Elcija, viseraient à la reconstitution de scènes d'époques barbares. Le tout est écrit dans une langue fort simple et sans pédantisme — écueil ordinaire de tels ouvrages ; mais le style manque de couleur comme de nerfs, et l'auteur n'a su animer ni les gens ni les choses : ses nouvelles sont des récits, non des restitutions vivantes.

A. V.


 Que doit-on donner à lire au peuple ? un vol. (Plon, Nourrit et Cie). — Le grand ouvrage publié par Madame Altchevsky et une douzaine de ses collaboratrices : Que doit-on donner à lire au peuple ? est le résumé de toutes les observations faites, non-seulement dans son école du dimanche de Kharkow et dans trois ou quatre autres, mais devant des auditoires de paysannes et de paysans absolument illettrés. Il se compose de deux parties parues en 1884 et 1889, formant ensemble près de dix-huit cents pages, en deux volumes d'un texte très serré. On y trouve l'analyse d'environ 2.500 ouvrages. C'est une véritable enquête sur l'âme russe. — M. Y. Abramoff, en une grosse plaquette publiée chez Plon, Nourrit et Cie, sous le titre : L'École du dimanche pour les femmes à Kharkow et le livre : Que faut-il donner à lire au Peuple ? détermine fort bien le but de l'école et l'idée du livre, dont il cite des extraits.


 Un verset de la Bible traduit en 267 langues. Brochure de luxe in-18, tirage en deux couleurs. Prix : 1 fr. 50, réduit à 30 centimes. — Écrire à l’Argus de la Presse, 157, rue Montmartre, Paris.


 Les derniers chants de deux poètes royalistes, par MM. H.-Furcy (de Bremoy) et C. Hygin-Furcy (Jouaust) ; —  La Vengeance mauresque, drame en 5 actes et 7 tableaux, par M. C. Hygin - Furcy (Vve Rozez, Bruxelles)
 Nous donnons seulement le titre de ces ouvrages, leur date de publication étant trop ancienne pour que nous fassions un compte rendu. Et, puisque s'offre l'occasion, nous prévenons les auteurs et les éditeurs qu'à l'avenir nous n'insérerons même plus le titre des livres qui ne sont point d'édition — ou de réédition — assez récente.


Échos divers et communications


 La Plume prend l'initiative d'une souscription pour éditer DÉDICACES, de Paul Verlaine. Nous engageons nos amis et nos lecteurs à s'associer à la bonne œuvre de notre confrère. — Désignation du tirage : Nos 1 à 5, volumes de grand luxe, avec la mention : Volume imprimé spécialement pour M***, la signature autographe de l'auteur et un beau dessin de A.-F. Cazals, gravé par Maurice Baud et tiré sur Japon (épreuve avant la lettre) : chaque volume : 20 fr ; — Nos 51 à 100, exemplaires contenant la signature de l'auteur et le même dessin que ci-dessus : chaque volume : 5 fr. ; — Nos 101 à 350, exemplaires contenant le même dessin que ci-dessus : chaque volume : 3 fr. (Adresser les souscriptions à M. Léon Deschamps, Directeur de La Plume, 36, boulevard Arago, qui fera parvenir les volumes).
 L'exposition de l'Union de Femmes peintres et sculpteurs s'ouvre, au Palais de l'Industrie, le 23 Février. Nous avons prié Madame Elisa Bloch de nous laisser voir ses envois de cette année, et l'aimable auteur des figures connues : l’Espérance, l’Âge d'Or , le Frondeur, Virginius, nous a permis avec son habituelle bonne grâce une promenade en son spacieux atelier de la rue du Printemps. Des bustes, des bustes, et encore des bustes : d'abord ceux de différents types de jeunes et jolies femmes, puis celui de l'astronome Camille Flammarion, très réussi, et un autre, ébauché à peine, qui deviendra le librettiste Jules Barbier. L'auteur de Dimitri désirerait aussi avoir son buste par Madame Elisa Bloch, à qui vont décidément toutes les illustrations contemporaines.
 C'est superbement que la Jeune Belgique, avec son numéro triple qu'orne un hallucinant frontispice de George Minne, entre dans sa 10me année. Après la brillante page Aux Jeunes, de M. Valère Gille, son directeur, qui proclame la Jeune Belgique « ouverte à tous » et fait appel à tous « les fidèles de l'Art », d'intéressants articles, poésies, contes fragments, sont signés : Stéphane Mallarmé, Georges Eekhoud, Albert Giraud, Arnold Goffin, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, Henry Maubel, Émile Van Arenbergh, Eugène Demolder, Théo Hannon, Maurice Desombiaux, André Fontainas, Georges Destrée, Fernand Severin, Adolphe Frères, Albert Arnay, Maurice Mæterlinck, Iwan Gilkin, Lonis Delattre, Jean Boels, Valère Gille, Albert Chapaux et Léon Dardenne.
 Une autre publication littéraire belge, la Pléiade, dirigée par M. P. Lacomblez (Bruxelles, rue des Paroissiens), commence son tome II avec un conte de M. Karl Van Osta : Veillée ; deux sonnets de M. Auguste Jenart : Paysage et Réclusion ; un poème en prose : Le Vent, et trois poésies : Le Rosier pleureur, — Elle, — Fresque, de M. Albert Arnay ; Impressions, de M. Fernand Severin ; Des Notes, de M. Paul Masy ; Soir d'hiver, poésie de M. C. Lafitte  et deux poèmes en prose de M. Arthur Dupont : Une éternelle douleur, — Le sommeil de la mer.
 Notre collaborateur L. P. de Brinn'gaubast, actuellement à Constantinople, où il demeurera plusieurs années, met la dernière main à un nouveau roman : Colle forte, qui paraîtra en automne, avec son second volume de poésies : Vers Insolents, dont le texte est définitivement fixé. Notre confrère travaille aussi à son drame : Petrarque.
 Pour paraître en avril, sous la direction de M. Saint-Pol Roux, La Poésie de Demain, périodique qui sera, selon la propre expression de son fondateur, une revue « à toutes les originalités, mais à elles seules, leur demandant leur plus parfaite floraison. »

Mercure


1. Nous sommes obligés de remettre au prochain numéro la bibliographie de l'Absente, de M. Adrien Remacle, et de Pierres d'Iris, de M. Albert Lantoine.

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