1er avril 1890.
Monsieur le Rédacteur en chef,
« Permettez-moi de demander de votre courtoisie, qui m'est connue, l'insertion de ces quelques lignes rectificatives.
« Dans celles consacrées aux deux premiers livres de la première partie de mon Œuvre, il a été fait erreur en revenant sur mon Traité du Verbe intégral, de 88. Ce que l'on a donné comme mon « principe de Philosophie évolutive » n'est que la proposition géométrique qui me sert à démontrer, contre le cercle de Vico et la spirale de Goethe, que le mouvement de la Matière est elliptique. Pour plusieurs raisons qui seront dites : par exemple, le mouvement selon l'Ellipse explique seul la double hérédité, du Mal diminuant, du Bien progressant.
« Mon principe de Philosophie, en trois pages donné en ce Traité du Verbe de 88, part alors logiquement de cette proposition. Il ne doit rien à Hegel, ni philosophiquement à personne : ne doit qu'à la science expérimentale, dont il est synthétisé, pour les lois évolutives d'un Avenir évolutivement meilleur.
« L'Âme : c'est, en effet, l'Individu et la Collectivité en ce qu'ils furent et sont, - et seront surtout dans un Avenir sociocratique dont elle donnera les Lois rationnelles et les Odes de fêtes, selon l'idée du Devoir, substituée partout à celle de Droit, très fausse et cause de toutes les confusions. - L'on est libre de déclarer cela "fastidieux" : ce l'est moins, à mon avis démolisseur et fondateur, que les petites choses en recueils de hasards des parnassiens et des décadents, symbolistes et autres. Je le prouve et le prouverai en cette Œuvre, de onze livres strictement composés et unifiés.
« Quant à « l'Instrumentation verbale », mon expression d'art, le compte-rendu en la reconnaissant dit vain d'en fixer ses lois. Je pourrais rappeler simplement des articles et dédicaces de poètes qui portaient latente en eux cette idée, plus ou moins vaguement, et qui me remercient, étant venus à connaître mon Traité du Verbe, de leur donner ces lois d'Instrumentation, scientifiques, et si larges que toute personnalité peut les accepter. Je puis dire les noms de MM. Pierre Dévoluy, Louis Desloges, Georges Khnopff, Albert Lantoine, Stuart Merril, Jean Philibert, Eugène Thebault, etc... au talent indiscutable en sa logique marche à demain.
« Et la plupart, pour la Philosophie évolutive et la portée de l'Œuvre (ce qui pour eux comme pour moi est l'essentiel, car tous les poètes actuels, que nous ne reconnaissons pas, ne sont que de vides « formistes » égoïstes), la plupart pensent de même.
« J'apporterai et nous voulons une Poésie humaine, rationnelle
utile : selon le principe inattaquable rationnellement d'une philosophie évolutive, en mouvement elliptique. Pour un
Avenir meilleur sans cesse, logique, et de devoir.
« Je vous remercie, Monsieur le Rédacteur en chef, - et mes empressées salutations. »
René Ghil.
Poèmes anciens et romanesques, par Henri de Régnier (Librairie de l'Art Indépendant). - En ces vers qui évoquent de prestigieux décors de rêve et de légende, Henri de Régnier, plus absolument qu'en ses précédents recueils, subit, immédiate, la noble influence de Gustave Moreau. Un luxe inouï de pierreries pare les êtres, les choses, même les abstractions, au milieu desquels se complait la chevaleresque mélancolie du poète ; c'est ainsi qu'en dix vers on trouve des papillons d'hyacinthe, des escaliers d'onyx, des gloires de saphyr. A coup sûr, ces strophes sont serties par la main d'un maître lapidaire, et il y a dans les motifs de légende et de mélancolie une Belle au Bois dormant d'une extraordinaire beauté. Cependant, je reprocherai à M. Henri de Régnier des bizarreries de syntaxe - tel l'emploi de l'infinitif pour le participe présent - qui ne servent vraiment qu'à dérouter le lecteur :
... Où le cri né des clairons sacrés se prolonge
Promulguer son sommeil jusqu'à l'aube des Temps !...
Des phrases ainsi construites déconcertent d'autant plus qu'elles sont presque toujours ponctuées suivant la formule chère a M. René Ghil. Mais ceci n'est que chicane de pion, et je n'en aurais certes point parlé si je n'avais entendu souventes fois assimiler le très puissant poète qu'est Henri de Régnier, aux désastreux écrivains dont la seule originalité consiste à démolir bêtement la langue. Les inconscientes imitations qui de ci de là se révèlent en quelques vers libres des Poèmes anciens et romanesques constituent un grief plus grave à formuler contre ce nouveau livre :
...En leur conque de nacre torse ils t'ont chanté.
La chanson endormie en la concavité
Des spires bleuâtres et profondes
La Chanson de la mer maternelle aux vieux mondes...
Il y a là plus qu'une réminiscence des Funérailles de Jean Moréas. - Comment un poète aussi personnel que Henri de Régnier a-t-il pu abdiquer ce point sa personnalité ?
J. C.
Les Romanciers d'aujourd'hui, par Charles Le Goffic (1 vol., Léon Vanier). - Le capital défaut de ce livre est l'insuffisance, et ce précisément pour avoir visé trop complet. Comme M. Jules Tellier a fait naguère pour les poètes, M. le Goffic a divisé les romanciers en catégories, et chacune des dix catégories offre un pêle-mêle de noms dont beaucoup ne méritaient pas seulement d'être cités. « Je me suis complu, dit l'auteur dans une introduction, sur ces noms un peu trop, sans doute, et au détriment de noms plus
connus. Mais qu'ajouter à la gloire de M. Zola ou de M. Bourget ? » - Certes! Mais à quoi bon aussi parler d'œuvres qui ne
recèlent même pas une promesse de talent ? Et M. Charles Le Goffic est puni par où il a péché, car cet encombrement donne parfois à son livre l'allure d'un catalogue, et dans le grand nombre de notes qu'il consacre à de niaises choses s'atténuent ou se perdent de très justes aperçus critiques.
A. V.
Les Chansons de la Morgue, par Angelin Ruelle (Vanier). - Ce sont des vers, et j'en ai relevé un, fort beau, qui donnera une idée des heureuses dispositions du jeune poète :
Exposition des Peintres-Graveurs. - Chez Durand-Ruel, les Peintres-Graveurs exposent un aimable fouillis de coups de crayon, de plume et de pointe, de taches de
couleurs et d'écrasures de pastels, une multitude de fines choses qui ont l'air d'avoir été griffonnées sur des coins de tables, à l'heure des libres rêveries et des visions confuses timides à s'objectiver. Tous ces riens-là vous ont un parfum très spécial d'intimité et, par leur débraillé même, établissent entre le visiteur et l'artiste un mutuel courant de sympathie. - Du choix aussi. Avec un plaisir différent, on va des hypnotisantes chimères d'Odilon Redon aux voluptueux pastels de Chéret, en passant par Marie Cassat, la reine incontestable de céans, Pissaro, Besnard, - entre autres choses un double portrait d'enfants d'une allure aristocratique, Fantin, Gœneutte et Jeanniot. Puis de verveux croquis de Sisley, de sincères études de Luce, de Jacques, de Rivière, dont le talent se dégage à travers les mille recherches d'un esprit inquiet d'art, et de Lunois, très intéressant avec des paysages marocains d'une si intense acuité de coloris et sa curieuse lithographie des "Disciples d'Emmaüs". Qui encore ! - Mais les gens que cela intéresse n'y sont-ils pas allés voir ?
L. De
Aux Indépendants (Pavillon de la Ville de Paris) - Passons sans y séjourner dans les trois premières salles, tapissées d'incolores croûtes, et pénétrons dans la dernière, dite : Salle des Impressionnistes. Tout à la gloire du pointillisme ! Comme partout, en ce lieu, la Médiocrité prospère, en dépit, mais sans doute à cause, du génie vulgarisateur de M. Ch. Henry, qui, ayant établi son fameux cercle chromatique, a mis désormais un procédé trop pénible à la portée des pires élèves des Beaux-Arts et de tout ignorant de la valeur des tons. Il y a là des Pissaro de Lucien qu'il ne faudrait pas confondre avec les Pissaro de Camille, le mémorable artiste, auteur de maints lumineux chefs-d'œuvre. - Seurat, qui a l'immense mérite de la création du genre, expose cette année, entre autres, une toile qui nous étonne :
Au concert. Son prétendu effet d'harmonie, cherché dans l'unité de lignes, apparaît vulgairement symétrique, rien de plus. La couleur est absente. Nous aimons peu la Femme à sa toilette, mais beaucoup une marine (732), dont les tons sont merveilleux. En somme, Seurat est un chercheur plus intelligent qu'artiste. - La marque de Ch. Angrand se reconnaît à l'originalité d'un tempérament subtil, plein de sensibilité délicate. La barque isolée et comme lointaine en la brume est une des meilleures choses de l'exposition. - Signac nous ennuie bien. Aucune personnalité. Des points, des points, et c'est tout. Est-ce assez horrible, cette scène d'intérieur sans lumière (à quoi bon, alors, la division de la couleur ?) sans style, et dont les personnages n'offrent aucun caractère ? Signac appelle cela « faire moderne ». Et ses marines, sa marine voulons-nous dire, car c'est toujours la même ! Chez Monet, lorsqu'en dix tableaux nous retrouvons le même arbre ou la même falaise, le même rocher, nous le sentons ; chez Signac, nous nous le demandons : quelque pensum infligé par Seurat. - Le talent de Luce manque de finesse sans parvenir à se montrer brutal ; c'est lourd et presque maladroit. Ses effets de jour sont sans vibration, ses effets de nuit sans mystère. Ses pastels sont bien supérieurs. - Dubois-Pillet est doué d'une inestimable patience. Pourquoi ce travail laborieux, lorsqu'avec infiniment moins de mal il réussirait à merveille dans l'art de bonne tenue, pour lequel il semble tout indiqué ? - Un grand portrait intéressant de Van Rysselberghe. - Et c'est Perrot, Finel, Daniel : rien qui sollicite le jugement. Les toiles de Guillaumin sont de fort belle coloration. Nous regrettons le sommaire d'une facture un peu hésitante chez l'artiste qui nous montre cette année d'aussi jolis coins d'intimité silencieuse que : la Femme aux cochons, la Pêcheuse, si solitaire, la Femme à l'enfant. Sa Liseuse est irréprochable. - Comme nous aimons le mysticisme de Filiger ! Il nous donne sa note dans quatre petits panneaux d'un art exquis. Il a le sentiment du religieux Jusqu'à l'élévation la plus rare. Sa personnalité, déjà très marquée, bien qu'il admire Puvis de Chavannes et Ingres, transparait surtout dans sa Prière et un Paysage. Cette sérénité appartient à lui seul. Filiger est le poète de la Foi. - Roy est plein de bonne volonté, nous `l'en félicitons, mais qu'il travaille. - Lautrec, qui a du talent, subit l'influente de Degas et Forain, dont il imite la manière sans se l'approprier. - Notre ami G. Albert Aurier a, dans cette revue, trop bien défini la nature du talent de Vincent Van Gogh pour qu'après lui nous y revenions. Mais quel grand artiste ! Instinctif, il est né peintre ; en lui, pas d'hésitations. Comme Salvator Rosa, c'est un esprit tourmenté. Sa puissance d'expression est extraordinaire, et tout dans son œuvre vit de sa propre vie. Peinture inanalysable, il ne faut pas y chercher de technique. Tempérament exalté à travers lequel la Nature apparaît comme dans les rêves, ou mieux : les cauchemars. Pondéré, puisque la ligne et la couleur s'unifient dans une harmonieuse étrangeté. Il entrevoit les objets dans la nature, mais ne les voit réellement qu'en
lui ; Ex : ce cyprès quasi mythologique aux reflets de métal, comme un dragon fabuleux. Des soleils, dans un pot, sont magnifiques. Il y a de Van Gogh aux Indépendants dix tableaux qui attestent un génie rare.
J. L.
Au sommaire de la Jeune Belgique, MM. Henry Maubel : In memoriam ; - J. K. Huysmans : Les dessins de Victor Hugo ; - Iwan Gilkin : Lucifer ; - Charles Buet : Les Dimanches de la rue Rousselet ; - Adolphe Frères : Irène ; - Jules Destrée : Transpositions modernes - Cirque ; Albert Leune : La Synthèse ; - Georges Vanor : Floramye ;- Valère Gille : Stéphane Mallarmé. - Puis une chronique littéraire de M. Valère Gille et une chronique musicale de M. Albert Giraud. Enfin une facétie décadente signée On. Cudoye : Vénerie esthétique, qui rappelle l'œuvre d'Adoré Floupette, de joyeuse mémoire.
Le Concert-Libre est une intéressante tentative de MM. Yves-Plessis, Amyot, Pianelli, Lemercier et Ed. Teulet, pour tirer la chanson du cloaque où elle s'est embrenée - ce qui n'est pas une mince affaire ! Le public, par ses bravos multipliés, a encouragé les efforts des jeunes rénovateurs. Le Concert-Libre tient ses assises chaque quinzaine, à la Salle des Capucines.
M. P. Lacomblez annonce la publication dans sa revue (La Pléiade) d'une série de poésies turques, et déjà le fascicule d'Avril donne quelques pièces de Tourian, traduites par M. Archag Tchobanian. - Au sommaire du même numéro, MM. Arthur Dupont, P. Marius André, Albert Arnay, Auguste Jenart, Stéphane Richelle, Jean Boels, Fernand Roussel, Léon Hennebicq, Charles Sluyts, Joseph Schwartz, Maurice Dormal, Auguste Souchez, Gontran Delrez, Frédéric Neyskens.
Lire dans la Revue Indépendante une originale et consciencieuse étude sur Camille Pissaro, de notre collaborateur G. Albert Aurier, et le très curieux article d'un autre de nos collaborateurs, M. Remy de Gourmont, qui traite d'une particularité peu connue de la vie littéraire du maitre Stéphane Mallarmé.
Art et Critique (N° du 12 Avril) publie une humoristique page signée Léo Trézenik sur la Néva, de Louis Dumur, - et de M. Joseph Caraguel un article... politique. - Tous nos regrets à M. Jean Jullien de ne pouvoir dire notre mot sur sa comédie et ses intéressants essais de vérité à la scène, le Théâtre-Libre ne nous ayant point fait le service.
Mercvre.