Les Poètes Hétéroclites : II. François Tristan L’Hermitte de Soliers

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Pierre Quillard, « Les Poètes Hétéroclites : II. François Tristan L’Hermitte de Soliers », Mercure de France, t. V, n° 32, août 1892, p. 317-333.


LES POÈTES HÉTÉROCLITES (I)

FRANÇOIS TRISTAN L'HERMITTE DE SOLIERS

Tristan qui chante comme un ange.

P. Scarron.


 Voici, lecteur, un poète pour qui la vie fut rude, riche en douleurs et en humiliations, et la postérité cruellement oublieuse après des heures triomphales et beaucoup de gloire sans lendemain. Né de bonne race, ou qui se voulait telle, il eut une jeunesse pleine d'aventures et de tumultes; puis, dès ses vingt ans, il ne connut plus guère que la pénible existence du gentilhomme pauvre, attaché à la maison de plus grands que lui, presque ignoré de ses maîtres à qui ses vers assuraient de se survivre. Mais il s'était gagné l'estime des poètes et des honnêtes gens et il lui advint même, à ses débuts, d'entendre la foule acclamer son nom, quand, en 1636, l'année du Cid, La Mariamne fut représentée.
 Sa biographie, assez difficile à établir pour l'âge mûr, est, au contraire, aisément restituée jusqu'à dix-neuf ou vingt ans, à l'aide d'un curieux roman, Le Page disgracié (2), où lui-même a raconté, sans trop de mensonges, semble-t-il, ses premières années et son adolescence. Le livré mérite qu'on s'y arrête, par sa valeur propre qui est très grande et aussi à cause de l'harmonie qu'il y a entre ces histoires toutes de chimère et de lyrisme, aussi bien dans les pleurs que dans le rire, et l’œuvre de Tristan, grandiloquente, passionnée, burlesque mélancolique, affétée et délicate.
 Tristan naquit, vers 1601, de Pierre L'Hermitte, chevalier, seigneur de Soliers et d'Elisabeth Miron, au château de Soliers dans la Marche. Sa famille prétendait remonter à Pierre L'Hermitte et à ce Tristan qui fut compère de Louis XI (3). Le plus certain, c'est que les seigneurs de Soliers n'étaient pas très lourds d'argent, ni leur château très somptueux. Tristan eut dès l'enfance, sous les yeux, le spectacle de la gène domestique, et ces impressions moroses furent aggravées sans doute par la tristesse habituelle du paysage, décrivait ainsi, plus tard à Monsieur de Chaudebonne :

Sous des monts tels que ceux de Thrace
Où le froid est presque tousiours,
On descouure de vieilles tours
Où ie puis cacher ma disgrace.
Tous les ans près de ce château,
Le dos d'un assez grand coteau
D'une blonde javelle éclate,
Et si l'air n'est bien en fureur
Cette terre n'est guère ingrate
A la peine du laboureur.
(Le Lyre.)

 Puis il fut pris par sa grand mère maternelle et emmené à Chartres, où son grand-père était bailli. Là il se montra un assez mauvais écolier : « I'apprenois, dit-il, pour ce que ie craignois les verges. » Mais, en même temps, il avait l'esprit en éveil, lisait tous les romans qui lui venaient sous la main et n'était pas loin de douter qu'il y eût des ténèbres en enfer à cause des flammes.
 Comme il avait une dizaine d'années, il fut présenté à Henri IV et nommé gentilhomme d'honneur à la suite de Henri de Bourbon, marquis de Verneuil, fils du roi et d'Henriette d'Entragues, qui avait à peu près le même âge. Leur précepteur commun était un homme de lettres « point pédant et fort poly », Claude du Pont. Mais celui-ci négligea un peu le petit hobereau, qui ne fut pas longtemps dans cette cour, « sans y voir des postiqueries (4) et sans y prendre la teinture de quelques petits libertinages. » Il acquit surtout, entraîné par un autre page, un goût furieux pour les dés et les cartes, qui ne le quitta plus dès lors et l'aida à se rendre malheureux. Cependant, il lisait Homère, Ovide, Esope, Peau d’Âne, et son amour pour les œuvres d'imagination lui valut plus d'une fois d'éviter les verges. Il charmait tellement par ses contes Henri de Bourbon, enfant un peu mièvre et maladif, que celui-ci intervenait le plus souvent quand le pédagogue aurait voulu sévir. Pendant une fièvre tierce du jeune prince, Tristan, intendant de ses plaisirs, lui acheta fort cher une véritable ménagerie : cailles dressées au combat, coqs et poules de Barbarie, singes, petits ours privés. Il gagnait là-dessus quelque pistole « qui, avoue-t-il ingénuement, ne couchoit pas souvent avec moi ». Mal lui en prit de ce trafic : un jour où il avait perdu l'argent destiné à l'achat d'une linotte savante et substitué à celle-ci un moineau des plus ignares, il fut convaincu de ce crime et sévèrement fouetté. Dès lors, il renonça pour toujours à cette manière incorrecte de subvenir à ses besoins de jeu. Mais il demeurait indocile et fantasque et se plaisait singulièrement dans la compagnie des comédiens et de leur poète ordinaire, qui suivaient son maître. Il était batailleur à l'extrême. Une première fois, il avait blessé grièvement un cuisinier qui lui avait joué un mauvais tour; un autre jour, il tua presque un garde qui l'avait heurté dans un couloir, et, fou de peur, s'enfuit de Fontainebleau à Rouen.
 Tristan avait alors treize ans. A Rouen, il rencontra une sorte d'alchimiste, s'en enthousiasma, et passa en Angleterre sur la promesse que l'autre lui fit de l'aller rejoindre et qu'il ne tint jamais. Seul à Londres, il avait pris logement chez un marchand. Là il eût une première aventure amoureuse qu'il narre, sans en être trop fier, mais avec beaucoup de verve burlesque. La femme de son hôte s'éprit de lui, et un soir que son mari et elle étaient confortablement ivres, elle voulut quasi assaillir le vertueux jeune homme : « Ma Bacchante comme transportée de ie scay quelle fureur me mit les deux mains dans les cheueux et m'approchant la teste de son visage me fit un hocquet au nez qui ne me fut point agréable. Je m'efforçay de m'en dépestrer ; mais elle me tenoit si fort qu'il ne fust pas possible et là-dessus il luy prit un certain mal de cœur qui déshonora toute ma teste; tout le vin qu'elle auoit beu lui sortit tout à coup de la bouche et j'eus les cheveux tout trempés de cet orage. »
 Pour éviter le retour d'incidents aussi contraires à la saine morale, Tristan abandonna bientôt ce couple d'ivrognes et pendant plusieurs mois vécut dans un rêve enchanté. Il devint professeur de français auprès d'une jeune fille de haute lignée; non point cuistre adolescent, mais plutôt élégant page qui se souvenait d'être gentilhomme, prince en exil servant une reine belle comme celle des contes féeriques. Et ce fut bien en effet une féerie dans le décor, dans leur chair et dans leur âme. Les deux enfants s'aimèrent avec toutes sortes de grâces et la passion aussi s'en mêla. Le joli page disait avec tant de tendresse l'histoire de Psyché que nulle personne un peu sensible n'y aurait pu résister. Il ne se savait point encore aimé que déjà on voulait lui faire comprendre combien il était aimable; et par mille détours subtils, pour ne point froisser sa fierté, la jeune fille, qui le désirait vêtir ainsi qu'un vrai prince, lui donnait de riches étoffes, des bijoux, des boites de laque parfumées d'essence rare. Elle lui fit accepter une bague sans qu'il la pût refuser, tant elle y apporta d'astuce charmante : « En tirant son gand, elle laissa tomber la bague à terre en un temps où il n'y auoit que moi auprès d'elle, et lorsque ie l'eus ramassée et que ie lui pensai présenter, elle me dit que cet anneau ne pouvoit estre en meilleures mains et qu'elle vouloit que ie le gardasse pour l'amour d'elle. » Ils quittèrent alors Londres pour la campagne, pendant l'été; et cette première maîtresse, qui fut une exquise et merveilleuse créature, inventa pour leurs baisers un retrait d'esthètes avant William Morris et Oscar Wilde. Elle fit porter son lit dans une grotte assez spacieuse, ombragée par de grands arbres; contre la roche, des tapisseries étaient suspendues où couraient en guirlande les myrthes et les roses; des personnages taillés dans la pierre répandaient perpétuellement l'eau des sources en de larges coquilles de marbre; et cachés aux regards de tous, même de la suivante complice, les deux amants voyaient frissonner les arbres et trembler la silhouette des collines à travers la chantante nappe d'eau qui les séparait du monde. Ils vivaient ainsi dans une mutuelle fête qu'ils dissimulaient jalousement, et personne ne pouvait s'approcher de leur mystérieuse joie sans qu'ils essayassent de la cacher. La suivante qui leur était si favorable faillit, une fois, surprendre Tristan qui pleurait pour quelque futile raison; mais aussitôt l'espiègle jeune fille « feignit de se iouer à lui jetter de l'eau au visage; et c'estoit pour empêcher que sa confidente ne s'apperceust pas que i'eusse pleuré ». Las ! l'enchantement fut court, et pour échapper aux vengeances de la famille, Tristan dut s'enfuir encore, n'ayant pas le droit d'être heureux longtemps.
 Il passa d'abord en Norvège, y acheta des fourrures, puis revint en Angleterre et presque aussitôt en France. Après diverses rencontres de faux Polonais qui le trichent aux cartes, d'un avare libéral qui lui donne quelque argent vite perdu, de bons moines qui l'hébergent de leur mieux, d'un de ses parents qui l'accueillit assez mal, il vint à Paris, y joua, perdit, séduisit la fille de son hôte, et, pour ne pas l'épouser, reprit sa route. Comme il voulait aller en Espagne pour se présenter à Jean de Vénasque, connétable de Castille, son parent, il s'arrêta près de Poitiers, chez un neveu de Scévole de Sainte-Marthe, et ensuite chez Scévole lui même, dont il devint le lecteur. Le poète avait alors plus de cent ans; charmé par la gentillesse de Tristan, il lui ouvrit sa vaste bibliothèque, et le page disgracié y put lire à son gré les Latins et les Italiens, sans compter Du Laurens et Ambroise Paré qui lui enseignèrent l'anatomie. Par émulation et pour imiter les fils de Scévole, il commença à écrire des vers. Sa reconnaissance fut vive, et plus tard, quand le docte vieillard mourut, Tristan paya sa dette en un sonnet :

O destins enuieux du bien de l'Univers !
N'auriez-vous point détruit avecque ce grand homme
Les neuf divinitez qui font faire des vers.
(La Lyre.)

 Auparavant, il avait cédé à ses instincts de vagabondage et avait quitté Scévole. Il devint secrétaire d'Emmanuel Philbert des Prés, marquis de Villars, personnage considérable, qui fut chargé d'importantes négociations en Italie. C'était là une étrange maison, et le grave ambassadeur se divertissait sans aucune pruderie. La dame de Villars était plus sévère et même un peu acariâtre; elle avait pour favori un nain italien fort méchant, qui fut le héros de diverses aventures où Tristan put concevoir assez bien l'idée du burlesque. Le nain, appelé Anselme, était l'ennemi particulier d'un coq d'Inde qui ne laissait point passer son adversaire dans la basse-cour sans le maltraiter et le larder de coups de bec. Pour en finir, Anselme, après un duel au couteau, tua la pauvre bête, et en marmonnant : « Ah ! traditore, sapcua ben che saray ammazzato », l'entraîna dans sa chambre et s'en régala. « Il en avait usé comme les Topinambous et les Margaiats, qui font bonne chère de leurs ennemis » De pareils drames excitaient le rire du marquis de Villars: mais sa plus grande joie était de voir représenter des farces où Tristan mettait à profit Straparole, Pogge et Bouchet, ses lectures d'alors. Quand, dans La Farce de l'accouchée, un jardinier, râblé et velu, sortait de dessous les jupes d'un page jouant le rôle de la femme en couches, le bon seigneur s'esclaffait à entendre dire par les assistants émerveillés : « Voyla un fort beau garçon ; il a desia du poil au derrière. » Ces plaisanteries ne sont point très fines ; mais, outre qu'elles valent mieux que les grivoiseries d'un Marot, elles aident à comprendre le théâtre comique du dix-septième siècle, j'entends celui qui n'est pas classique, celui de Tristan et de Scarron par exemple.
 Le page disgracié passa ensuite au service de Henri de Lorraine, duc de Mayenne, frère utérin de Philbert des Prés. Sur ces entrefaites, Louis XIII vint à Bordeaux ; un gentilhomme reconnut Tristan, qui avait adressé des vers au roi, et le poète, reprenant son nom et ses qualités, fut mis à la suite de Gaston. Le roman s'arrête en 1621, avec la vie errante du sire de Soliers. L'auteur avait promis de poursuivre cette biographie, qu'il ne termina jamais. « Je vais, dit-il en finissant, vous rendre raison du dégoust que j'ay pour toutes les professions du monde et ce qui m'a fait prendre en haine beaucoup de diverses societez. »
 Dès lors, les renseignements précis sur son existence font presque entièrement défaut. Il fut jusqu'en 1646 gentilhomme de Gaston, qui le négligea fort. Tristan essayait en vain d'attirer sur lui l'attention de son maître et d'en obtenir quelque secours:

Grand homme, on verra ton histoire
Parmy le recueil de mes vers;
Ils font résonner de ta gloire
Les quatre coins de l'Univers;
Mais quoy,la France est estonnée
Que d'une âme grande et bien née,
Ma lyre ne, recoiue rien;
A quelque bas prix qu'on la mette
Possible, méritay-ie bien
Les apointements d'un trompette.

(Epigramme insérée dans les Muses illustres, de François Colletet.)

 Il but toutes les amertumes du poète courtisan, pour quoi il n'était pas né : il n'avait aucune inclination au maquerellage, office ordinaire de cette espèce de gens, et ne pouvait être

Flatteur, espion ni traître,
Ni débiteur de poulet.

(Vers héroïques.)

 Avec cela, il était malade. La phthisie dont il mourut après seize ans de fièvre, de toux et de consomption, l'avait atteint dès 1639, ainsi qu'il dit dans la préface de sa Panthée. En 1646, il entra dans la maison de Henri de Guise, duc de Lorraine, qui parait avoir été pour un maître plus libéral. En même temps, le comte de Saint-Aignan, « la gloire des Mécènes » selon Colletet le fils, s'intéressait à lui. Il est probable aussi que les familiers de hôtel de Rambouillet le tinrent en considération : Monsieur de Chaudebonne, Madame de Sayntot, Madame de Longueville , la duchesse d'Aiguillon, Condé, Marie-Louise de Gonzague, reine de Pologne, en un mot la plupart des correspondants de Voiture sont de ceux à qui il dédie le plus volontiers ses vers. Parmi les gens de lettres, il fréquenta Scarron, et surtout Saint-Amant et Faret, que Saint-Evremont lui donne pour interlocuteurs dans la comédie des Académistes.
 Sa réputation était grande : celle d'un dramaturge presque illustre, aux tragédies de qui La Calprenède inventait une suite, La Mort des enfants d'Hérode (1639), et qui avait publié plusieurs pièces : La Mariamue, Panthée (1639), La Folie du Sage, La Mort de Sénèque, La Mort de Crispe (1645), et d'un bon poète lyrique, auteur de nombreux livrets épars et de trois recueils importants : Les Amours (1638), La Lyre (1641), Les Vers héroïques (1648). Mais il était néanmoins plutôt misérable, et quant il fut choisi, en 1648, comme successeur de Monsieur de Comby à l'Académie, il put dire mélancoliquement à ses collègues, dans son compliment très bref :« Le vous remercie donc très humblement, Messieurs... Et vous proteste que ie me trouve aujourd'hui vengé par les propres mains de la Vertu de tous les mauvais traitements de la Fortune.(5) » Il mourut « pulmonique » en 1655, à l'hôtel de Guise, soigné par Quinault, qu'il instruisait à la poésie, comme Scévole de Sainte Marthe l'avait instruit lui- même. Ses dernières années avaient été assombries encore: par la perte d'une femme qu'il aimait beaucoup et d'un fils également très cher. Cependant, il avait, jusqu'à la fin fidèle aux lettres, publié encore Le Parasite (comédie, 1654), Osman (tragédie, 1655), et Les Heures dédiées à la Sainte-Vierge (1653). Malgré le débit de ces livres, c'était la pauvreté de Job, à croire les Ménagiana: « M. Quinault était valet de M. Tristan. M. de Montausier disoit qu'en mourant il lui avoit laissé son esprit de poète; qu'il aurait bien voulu lui laisser aussi son manteau, mais qu'il n'en avoit point (6). » Il est douteux s'il possédait même où se faire enterrer : le duc de Guise y pourvut.
 Mais de cette existence tourmentée et hasardeuse, c'est à peine si l'oeuvre écrite, sauf Le Page disgrâcié, permet de deviner toutes les angoisses et toutes les humiliations secrètes. A peine quelques épigrammes, quelques passages d'épitres familières, livrent-ils le mystère de ces douleurs honteuses; et une seule fois peut-être, dans les stances sur La Servitude, la rancoeur et le dégoût transparaissent :

Irois-je voir en barbe grise.
Tous ceux qu'il fauorise;
Epier leur réveil et troubler leur repas?
Irois-je m'abaisser en mille et mille sortes
Et mettre le siège à vingt portes
Pour arracher du pain qu'on ne me tendroit pas?

(Vers héroïques.)

 C'est qu'il fut vraiment un poète qui dédaigna de pleurer et d'apitoyer sur soi-même, et quand il crut l'heure venue de s'endormir définitivement, il accepta sans se plaindre l'inévitable loi :

C'est fait de mes Destins; je commence à sentir
Les incommoditez que la vieillesse apporte.
Déjà la pâle Mort, pour me faire partir,
D'un pied sec et tremblant vient frapper à ma porte.


Ainsi que le soleil sur la fin de son cours
Paroit plûtost tomber que descendre dans l'Onde;
Lorsque l'homme a passé les plus beaux de ses jours,
D'une course rapide il passe en l'autre Monde.


Il faut éteindre en nous tous frivoles désirs,
Il faut nous détacher des terrestres plaisirs
Où sans discrétion notre appétit nous plonge.


Sortons de ces erreurs par un sage Conseil;
Et cessans d'embrasser les images d'un songe
Pensons à nous coucher pour le dernier sommeil.

(Vers héroïques.)

 Ce sont là de graves et fières paroles, dignes d'un sage antique. Comment ne pas s'étonner que le même poète soit aussi le plus galant et le plus précieux du monde, et qu'il l'ait été toute sa vie. Les titres seuls de certains poèmes des Amours annoncent un esprit compliqué, qui devrait beaucoup aux Italiens (encore qu'il se défende d'aimer les pointes dans la préface de Mariamne) et serait le précurseur de Marivaux ou de tel de nos contemporains: Les vaines imprécations, L'excusable erreur, La négligence avantageuse, Les secrettes consolations. Les fâcheux obstacles. Ecoutez- le dire combien il souffrit pour s'être baigné dans la même eau que Roselie:

Je troune dans ce bain mille pointes de fer,
Et ce qui fût naguère un ciel pour Rosélie
Dès que j'y suis entré n'est plus rien qu'un enfer.

(Les Amours.)

 Cela est à peine ridicule, tant l'imagination est jolie, et on ne saurait non plus lui tenir rigueur quand il veut écarter d'une belle personne les Médecins téméraires.

Il vous est bien permis d'approcher de sa couche,
Mais non pas de tenir plus d'un instant vos mains
En des lieux où des rois voudraient mettre la bouche.

(Les Amours.)

Et ce ne sont pas seulement des élégances de jeunesse : Tristan demeurera semblable à lui-même jusqu'en ses livres d'édification, et il pourra bien louer sainte Geneviève avec autant d'afféterie qu'Elise ou bien Astrée.

Votre enfance sage et modeste
Donnoit ioye à la cour céleste
Des deuoirs que vous lui rendiez,
Et prenoist si peu de licence
Que les moutons que vous gardiez
Auoient beaucoup moins d'innocence

(Heures de la Sainte-Vierge.)

 Mais il lui arrivera en cherchant l'inattendu et le surprenant de rencontrer la beauté, et il n'est le second de personne quand, par la force de l'image et l'arrangement des mots, il fait surgir dans le sonnet de La belle Gueuse, une admirable apparition de lumière et de splendeur juvénile:

O que d'apas en ce visage
Plein de jeunesse et de beauté
Qui semblent trahir son langage
Et démentir sa pauureté!


Ce rare honneur des Orphelines
Couuert de ces mauuais habits,
Nous découure des perles fines
Dans une boëste de rubis.


Ses yeux sont des saphirs qui brillent
Et ses cheueux qui s'éparpillent
Font montre d'un riche trésor:


A quoi bon sa triste requeste,
Si pour faire pleuuoir de l'or
Elle n'a qu'à baisser la teste.

(Vers héroïques.)

 Les sots s'aviseront qu'il n'y a en tout cela rien de ce qu'ils nomment âme ou sentiment; il est vrai qu'il suffit d'aimer, ainsi qu'ils jargonnent, pour composer des poèmes sans pareils. Tristan, je pense, n'aurait eu dure de leur opinion, lui qui écrivait d'un officier qui se crut poète parce qu'il était amoureux: « Possible auoit-il ouy dire qu'Amour est un Maistre en toutes sciences qui fait même voler les plus pesants animaux » (Le Page disgrâcié). Mais comme, malgré l'abus qu'on a fait de ces mots depuis quelque temps, ils ne correspondent pas nécessairement à la niaiserie élégiaque, l'exemple, à mon gré, est excellent pour montrer que rien n'empêche, en principe, un poète d'avoir du cœur pourvu qu'il continue à être un poète et ne devienne pas un simple imbécile, parlant on ne sait quel idiome barbare et fangeux. Personne ne lui refuserait une âme toute frémissante de tendresse, n'eût-il trouvé que ce touchant adieu d'Eurydice à Orphée:

Tu n'aurois point failly, si j'estois moins aimée.

 Mais en outre, comme Théophile, comme Saint-Amant quelquefois, il sut, bien avant Lamartine et Hugo, intéresser le monde extérieur à la mélancolie des hommes, et le bruissement des feuilles, l'éclat du ciel, la voix des eaux se mêlent dans ses vers aux plaintes et aux désirs des âmes en peine. L'illustre Pasteur vient répéter aux arbres son amour dédaigné; il ne sait pour quel crime il est puni, lui qui n'a violé jamais « l'horreur sacrée et vénérable » des forêts, ni profané l'eau pure des sources:

Ai-ie troublé vos eaux avec l'eau de mes larmes
Et percé de mes cris votre Bois innocent?

 Tout cependant lui est hostile et l'ombre même lui refuse le sommeil:

Ne dois-ie plus gouster après cette auanture
Ny la douceur des jours ny le repos des nuyts?

(La Lyre.)

 Le chef-d'oeuvre, peut-être, c'est Le Promenoir des deux amans: il ne serait pas impossible que Tristan s'y fut souvenu de ses rares amours d'Angleterre, et la Clymène qu'il accompagne vers le lac silencieux et tranquille n'est autre sans doute que sa petite maîtresse d'autrefois:

L'ombre de cette fleur vermeille
Et celle de ces joncs pendants
Paroissent être là-dedans
Les songes de l'eau qui sommeille.


Croy mon conseil, chère Célimène;
Pour laisser arriver le soir,
Ie te prie, allons nous asseoir
Sur le bord de cette fontaine.


Ie tremble en voyant ton visage
Flotter avecque mes désirs.
...........................

(Les Amours.)

 On n'a pas mieux exprimé, ni par des analogies plus saisissantes, la fragilité de toute joie. Comprendre ainsi la nature, n'est-ce point reconnaître son propre rêve, transposé dans les êtres vivants et fraternels ? Le sentiment du pittoresque n'est plus alors le signe d'une âme vaine, mais d'une noble sympathie qui recherche éperduement travers le monde, comme une Isis en larmes, les éléments de la beauté. Il y a de la passion en lui, quand Tristan parle de La Mer; il l'a contemplée à toutes les heures du jour, il en a saisi le mystère, la force et la douceur, il l'a aimée, à marée basse :

L'eau qui s'est durant son reflus,
Insensiblement éuadée,
Aux lieux qu'elle ne couure plus
A laissé la vase ridée.
C'est comme un grand champ labouré
Nos soldats d'un pas assuré
Y marchent sans courir fortune ;
Et s'auançant bien loin du bord
S'en vont jusqu'au lict de Neptune
Considérer le dieu qui dort.

 Il a admiré les jeux variés de la lumière et de l'ombre :

Souuent de la pointe où ie suis,
Lorsque la lumière décline,
I'aperçois des iours et des nuits
En même endroit de la marine.
C'est lorsqu'enfermé de broüillard
Cet astre lance des regards
Dans un nuage épais et sombre
Qui réfléchissans à costé
Nous font voir des montagnes d'ombre
Avec des sources de clarté.

 Il a entendu aussi hurler les tempêtes nocturnes et imaginé l'effroi du pilote entraîné vers la mort par les chevaux farouches du vent :

Il se perd dans l'obscurité
Et si quelque foible clarté
Lui paroist parmy les ténèbres,
Dans le ciel tout tendu de deuil
Il croit voir des flambeaux funèbres
Allumés dessus son cercueil.

(Vers héroïques.)

 L'image de la mort ne lui est point étrangère: il se la représente parfois avec l'horreur chrétienne du Moyen Age, et cette Méditation sur le Memento homo rappelle, au milieu du dix-septième siècle, la grimaçante et terrible peinture de François Villon:

Souuien-toy de l'heure dernière
Et de l'horreur du monument
Où ta dépouille prisonnière
Ne sera plus rien que poussière
Et n'aura plus de sentiment.


Là ce corps qui si difficile
Demandoit tant de mets diuers,
Descharné, relant (7), immobile,
N'est rien qu'une charogne vile
Qui repaist et loge les vers.

(Heures de la Vierge.)

 Jusqu'ici, contrairement aux promesses formelles de la biographie, Tristan ne se montre guère comme un poète burlesque. Il eut cependant le rire lyrique, désordonné et grandiose, si différent de l'esprit et si supérieur à l'esprit. Mais ce rire éclate peu dans les poésies proprement dites ; non qu'il en soit tout à fait absent, ainsi que le prouve cette véhémente apostrophe A une gouuernante importune:

Vieux Singe au visage froncé
De qui tous les pages se rient,
Et dont le seul nom prononcé
Fait taire les enfants qui crient!


Tes Membres saisis d'un frisson
Tremblent de la même façon
Que font les feuilles en automne;
Tu ne fais plus rien que cracher
Et toute la terre s'étonne
De te voir encore marcher.

(Les Amours.)

 Le morceau certes ne manque point de saveur. Mais c'est surtout au théâtre que la verve de Tristan se donna carrière. Dans Le Parasite, les personnages traditionnels du Glouton et du Matamore se démènent et gesticulent avec une extraordinaire ampleur de fantaisie. L'intrigue est presque nulle ; mais quelle n'est point la grandeur bouffonne de ce Fripesauces qui renierait son maître pour une côtelette ou un verre de vin, et qui se fait gloire de sa voracité :

O! ie croy que ma faim n'eust iamais de pareille !
Ie sens dans mes boyaux plus de deux millions
De chiens, de chats, de rats, de loups et de lions,
Qui présentent leurs dents, qui leurs griffes estendent
Et grondans à toute heure à manger me demandent.

 I'ay beau dedans ce gouffre entasser jour et nuit,

 Pour assouvir ma faim je travaille sans fruit.

 Un grand jarret de veau nageant sur un potage,

 Un gigot de mouton, un cochon de bas âge,

 Une langue de bœuf, deux ou trois saucissons,

 Dans ce creux estomac, souflez, sont des chansons.

 Un flacon d'un grand vin plein d'un rubis liquide,

 Si tost qu'il est passé laisse ma langue aride;

 Ie la tire au dehors, le polmon tout pressé

 Comme les chiens courans après qu'ils ont chassé.

 Cela gronde, se gonfle, aboie. Et quels poignants regrets quand il faut se séparer de la bonne chère:
 Adieu, bœuf de poitrine et cimier agréable,

 Adieu beau mouton gras au goust si délectable,

 Adieu cochons rostis, adieu chapons hardez,

 Adieu petits dindons tant hardez que lardez;

 Adieu leurcaux, perdrix et pigeonneaux en paste,

 Dont un diable incarné ne veut plus que je taste ;

 Adieu tarte à la crème, adieu pouflain sucré:

 Puissiez-vous étrangler ceux qui m'en ont sevré.

 Le Capitan n'est pas moins admirable que Fripesauces ; il veut bien se battre « à coups de bombes » mais la moindre trique lui fait peur. Toujours ne s'en va-t-il qu'après les plus truculentes rodomontades. Quand on lui refuse la main de Luciude, il prétend mettre le feu à la maison et s'écrie:
 I'irai sous ces débris pour les soufler au vent,

 Les cendres d'Alcidor iront en Tartarie,

 Là celles de Manille iront en Barbarie;

 Les cendres de Luciude aux rives du Mogor

 Et celles de Lysandre au royaume d'Onor.

cascaret (valet du Capitan.)

 Celles de Fripesauce ?

le capitan

En la Magellanique.

cascaret

Et celles de Phénice?

le capitan

A la côte d'Afrique.

cascaret

Du chien?

le capitan

Vers le détroit nommé Behelmandel.

cascaret

Et les cendres du chat ?

le capitan

S'en iront au,bordel.

cascaret

 C'est pour faire à Paris un merveilleux esclandre;

 Mille fils de putains naistroient de cette cendre.


 L'imagination de Tristan est capable cependant de fantaisies triviales et plus relevées: la tragicomédie La Folie du Sage en témoigne. En une Sardaigne aussi chimérique que la Bohème de Shakespeare, le roi s'amourache d'une sujette, fille d'un sage omniscient que l'idée du déshonneur domestique rend quasi fou. Dans sa déraison, le vieil Ariste est plus sensé que jamais; il parle avec une éloquence bizarre, semi-baroque, semi-sublime, au médecin qui le vient visiter:
 .......Qui ie suis? ie m'en vais te l'apprendre,

 Un suiet merveuilleux fait d'un âme et d'un corps,

 Un pourceau par dedans, un singe par dehors:

  Un chef-d'œuvre de terre, un miracle visible,

 Un animal parlant raisonnable et risible,

 Un petit Uniuers en qui les éléments

 Apportent mille maux et mille changements;

 Une belle, superbe et fresle architecture

 Qui doyt son ordonnance aux mains de la Nature,

 Où des os tenant place et de pierre et de bois

 Forment les fondements, le fente et le parois;

 Un mixte composé de lumière et de fange

 Où s'attachent sans fin le blasme et la louange,

 Un vaisseau plain d'esprits et plain de mouuements

 Reuestu de tendons, de nerfs, de ligaments,

 De cuir, de chair, de sang, de mouëlle et de graisse

 Qui se mine à toute heure et se destruit sans cesse,

 Où l'âme se retire et fait ses fonctions,

 S'imprime les vertus ou trompe aux passions,

 A qui tousiours les sens ses messagers volages

 Des objets recognus raportent les images.

le médecin

 Mais, seigneur...

ariste

  Un jouet de la mort et du temps.

 Du froid et de la chaleur, du foudre et des autans

 Et sur qui la Fortune establit son empire,

 Tandis qu'il peut soufler jusqu'à ce qu'il expire.


 Les mêmes personnes qui se vantent de respecter les vaudevilles, orgueil de notre littérature, pourraient reprocher à l'auteur de tels vers son ignorance des lois scéniques : songez qu'il ne redoute point de complaire à son génie et, comme l'en accuse M. F. Brunetière, (8) de faire « briller sa virtuosité ». Tristan fut cependant un dramaturge original et puissant, même au sens restreint où l'on emploie ordinairement ce mot. Dans La Mariamne, il avait voulu presque négliger le détail et ne faire impression que par la vigueur des caractères et l'intensité tragique de la crise où se débattent Mariamne et Hérode. Les deux personnages principaux, l'épouse contrainte au lit de celui qui a été le bourreau de ses parents et le roi sanglant, jaloux et tendre, qui la fait mourir pour la pleurer, ont pendant trois quarts de siècle, jusqu'en 1704, émerveillé le peuple de France, par leur noblesse et leur folie. Ils valaient les Rodrigue et les Chimène, qui eurent un meilleur destin, et aucune femme de Corneille ne fut plus superbe que Mariamne repoussant les caresses de l'ennemi héréditaire:
 Si mon corps est captif, mon âme ne l'est pas :

 Ie laisse la contrainte aux seruiles personnes.

 Ie sors de trop d'ayeuls qui portoient des couronnes

 Pour auoir la pensée et le front différents

 Et devenir esclave en faueur des tyrans,

 Qu'Hérode m'importurne ou d'amour ou de haine,

 On me verra toujours viure et mourir en Reine.

 Et par moments le frénétique Hérode se laisse aller à des faiblesses que Jean Racine eût rendues célèbres. Il croit que Mariamne excite à le tuer, mais il est désarmé même contre la perfidie la plus noire :
 Et sa bouche pourtant auec un seul baiser

 Quand elle auroit tout dit pourroit tout apaiser.

 Pyrrhus ne parlerait pas autrement; et Phèdre doit beaucoup à Fauste de La Mort de Crispe, « innocente et coupable », autant que Camille aux imprécations d'Hérode contre les juifs (9).
 Il y avait plus en Tristan qu'un précurseur de la tragédie classique: La Mort de Sénèque, où il adapte au théâtre le quinzième livre des Annales de Tacite, n'est pas inférieur aux drames historiques de Shakespeare: le Néron hagard qui interroge les conjurés lui-même, en présence de ses affranchis et de Poppée, Epicharis arrogante et virile, Sabine Popée acharnée et affolée, oublient, pour devenir les fauves que recèle toute chair humaine, les convenances de la tragédie:

epicharis

 Elle (la terre) peut sans horreur porter Epicharis,

 Puisqu'elle porte bien la femme aux trois maris.

sabine

 Ta langue pour ce mot sera bien tost couppée.

epicharis

 Que deuroit-on coupper à Sabine Poppée ?


 La réplique, brutale et populacière, eût écorché les lèvres des poètes qui vinrent par la suite : mais nulle périphrase non plus n'aurait mieux signifié le caprice de ventre qui ruait Néron Vers Poppée.
 Ainsi le sire de Soliers saisit impérieusement, comme Hugo et comme Orphée, toute la lyre. Mais il ne chantait point « à l'usage de tout le monde » . Et il avertissait le lecteur que, « s'il y a ici de mauvais vers, ils ne sont pas toutefois de la Iuridiction des esprits vulgaires ». Il fut puni vivant par la misère, et mort par le mépris, d'une aussi insupportable témérité; on l'injuria par delà la tombe pour avoir proclamé la suprématie du Verbe, et seul, par un hasard inouï, M. de La Mesnardière, qui lui succéda à l'Académie, trouva, sans avoir prononcé son nom, l'unique louange qui pût flatter sa mémoire : « Les lauriers et autres arbres qui jouissent comme eux d'une verdure perpétuelle sont infructueux et stériles, et les livrées qu'ils portent de l'Immortalité sont la noble raison qui les prive de la fécondité des autres plantes.»

Pierre Quillard.


 (1) Voir Mercure de France, juin.
 (2) Le Page disgrâcié, où l'on void de vifs caractères d'hommes de tous tempéraments et de toutes professions, par M. Tristan L'Hermitte. — Paris, 1643. — Une autre édition, parue, deux ans après la mort de l'auteur, en 1657, chez André Boutonné, contient des remarques fort précieuses, qui donnent la clé du roman.
 (3) Il faut un peu se méfier de cette généalogie. Elle pourrait bien avoir été inventée par le frère cadet du poète, Jean-Baptiste l'Hermitte, qui fut un assez pauvre diable, lui aussi, mais un généalogiqte vénal. A propos d'un livre de ce J.-B. L'Hermitte (La Toscane Françoise et la Ligurie Françoise, Arles, 1658), Guichenon écrivait à Antoine de Ruffi, « L'Hermitte de Soliers, dont la plume est vénale s'il en fut jamais..... Dans une République bien ordonnée, on devroit défendre d'écrire à des gens faits comme cela. » Cf. Paull Allect, Recherches sur la vie et sur les œuvres du P. Claude Fr. Menestrier, pp. 31-32 (note).
 (4) Gamineries.
 (5) Recueil des harangues prononcées par Messieurs de l'Académie française dans leurs réceptions et en d'autres occasions différentes depuis l'establissement de l'Académie jusqu'à présent. Paris, 1692.
 (6) Cf. pour la seconde partie de la vie de Tristan: Pellisson, Histoire de' l'Académie françoise. — D'Olivet, Histoire de l'Académie françoise. — Les frères Parfaict, Histoire générale du Théâtre françois. — L'abbé Goujet, Bibliothèque françoise. - Bayle, Dictionnaire Historique.
 (7) C'est le substantif relent pris adjectivement.
 (8) Cf. F. Brunetière. Conférences de l'Odéon.
 (9) M. Brunetière a indiqué rapidement quelques-uns des emprunts faits à Tristan par Corneille et Racine.


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