Lettres ouvertes : I A Monsieur François de Curel, au Théâtre Libre. II A Monsieur Eugène Brieux, au Théâtre Libre

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Lucien Descaves, « Lettres ouvertes : I A Monsieur François de Curel, au Théâtre Libre. II A Monsieur Eugène Brieux, au Théâtre Libre », Mercure de France, t. IV, n° 27, mars 1892, p. 265-269.





THÉÂTRES
LETTRES OUVERTES

I

 A Monsieur François de Curel, au Théâtre Libre.
 Vous avez, Monsieur, quelque bonheur. Les trente-six jurés de la critique dramatique ont compris ou feint de comprendre l'Envers d'une Sainte, représenté en janvier au Théâtre Libre, et j'en suis réduit à ranger parmi les plus hostiles à votre pièce, ceux qui louèrent le Tout-Paris des premières d'y avoir bâillé à bouche que veux-tu ( Ah! oui, que veux-tu?..). Précieux éloge, au demeurant, en ce temps ou le Rire est monopolisé par une douzaine de Bobèches dont la rate laborieuse s'épuise à communiquer au public sa sénile frénésie.
 Seule ou à peu près, une Eminence qui a cessé d'être grise, habituée à déchiffrer des jambages d'écolier, flattant bassement une myopie avérée, cette Eminence n'a pu lire votre fine écriture où manquent les points, accroupis, comme de gros derrières, sur les I, et les T barrés, ainsi qu'on ferme un porte charretière.
 Ce n'est point tout. Le coup de la « scène à faire » étant, aujourd'hui, un moyen d'agression aussi connu, aussi usé, que le coup du père François, on a essayé, pour vous étrangler, de vous prendre au traquenard des  « Tranches de la vie », une nouvelle invention ramassée dans les poussiéreux accessoires du naturalisme en faillite.
 La gaieté qu'a dû répandre en vous ce grief, je la partage, Monsieur, car nul n'afficha jamais un plus parfait mépris du petit document péché dans les dix-huit marmites du reportage. Votre œuvre reste en dehors et au-dessus de l'anecdote, à telles enseignes que le personnage le plus émouvant du drame, dans la première partie tout au moins, est celui qui s'asseoit, invisible et fluide, entre les vivantes femmes dont l'entretien n'est qu'une saisissante évocation. L'ombre de Henri passe et repasse, s'abîme dans le dialogue et reparaît alternativement, tel un voilier par une mer obscure et démontée. Tempête sous deux crânes autour d'une mémoire.
 « Il m'environne, il m'affole! Au point que moi, une chaste fille, une religieuse dont la pensée fuyait jusqu'au soupçon même de certaines choses, quand Jeanne m'a menée dans la chambre où il a rendu l’âme, j'entendais des baisers d'époux passer dans l'air où flottait encore son dernier souffle! »
 Ce cri de Julie est le cri même que nous étouffons. Le mort nous environne, l'absent nous obsède. Jeanne qui fut sa femme, et Julie en qui la fiancée vit éternellement, ces deux veuves ne se rencontrent pas sans qu'il surgisse, ne marchent pas sans qu'il les suive, n'ouvrent pas la bouche sans que son nom monte à la nôtre. Il est vraiment l'âme de votre pièce, et l'on comprendrait, Monsieur, que vous eussiez, sur la brochure, ajouté à la liste des rôles: Henry, personnage occulte.
 A côté de ce fantôme, Julie n'est-elle pas toute dans ces aveux qui la définissent : « Quoi que vous puissiez penser de mon caractère, ouvrez les yeux et constatez qu'il manque de souplesse. Il y a une aridité d'âme qui ne se guérit pas. » Et encore: « Pendant dix-huit ans, j'ai été un instrument aveugle entre les mains des supérieures; ma vertu était leur chef d'œuvre. Je respirais, je parlais, je pensais avec la communauté. Je ne sais plus faire usage de ma volonté... La responsabilité m'affole. »
 Deux choses étonnent, cependant, de prime abord, dans le ferme dessin de cette haute figure : la facilité avec laquelle se raniment les anciennes braises, sous la cendre accumulée par dix-huit années de Sacré-Cœur, à Vannes; puis, aussi, que ce long séjour au couvent n'ait pas déterminé, chez celle qui en sort, une propension à dissimuler davantage, à, moins volontiers divulguer ses projets, ses sentiments.
 Ce sont là courtes surprises pour quiconque a retenu la déclaration de Julie : « On m'appelait « ma mère » et j'étais bien réellement mère, toujours en deuil de quelque fille. Voyez-vous, je n'ai jamais pu renoncer a être femme, douloureusement et humainement femme. » Sans doute, on peut lui reprocher quand même de ne point conserver, ne fût-ce qu'au premier acte, l'odeur du cloître, l'empois de la règle, le repliement contracté sous les durs jougs. D'autant que ces remugles ne risquent point de s'évaporer ni de s'altérer dans l'immuable et parlant milieu que l'exilée volontaire réintègre. Elle n'a que changé de cellule. J'eusse désiré, toutefois, que le metteur en scène se conformât strictement aux indications précises, quoiques brèves, de la brochure. Pourquoi des housses aux meubles de cet intérieur de petite ville où tout respire la sacristie et la vieillesse austère, quand vous notez, Monsieur, ce mince et joli détail de la guipure sur les dossiers et des tapis de pied sous les fauteuils? Pareillement, le sujet de pendule : Muse accordant sa lyre, eût suppléé avec avantage le portrait du pape qui souligne trop et sans besoin. Mais dans ce décor, qu'elle est alerte et saillante, en dix répliques, la veuve Renaudin, présidente des Enfants de Marie, toute confite en bonnes œuvres et pieuses comptabilités!
 Est-ce à dire, Monsieur, que je trouve, à l'expertise, tout de la même eau, dans la parure de scènes qu'a exposée Antoine? Certaines m'ont semblé givreuses. Le nom du collier est malheureux. Y tenez-vous beaucoup? ]e ne crois pas. L’Envers d'une Sainte fut d'abord l’Enfer d'une Sainte, un peu comme la rue Denfert était autrefois d'Enfer. Passons.
 J'aime peu l'épisode du médaillon que Jeanne a jeté dans le bassin et qu'en retire sa fille. L'histoire de la chute dans le ravin m'est suspecte, et j'estime puéril le symbole de l'oiseau moins à plaindre écrasé que vivant mais captif. Enfin le seul rôle masculin de la pièce, Georges Pierrard, m'a fort déplu. A celui-là, j'en veux. C'est le moraliste dont nous n'avions cure en cette affaire, la soupape qu'il a suffi d'entr'ouvrir pour que votre œuvre descendit, un moment,des hauteurs où vous l'aviez su maintenir. Il fallait, au contraire, jeter ce lest : vous montiez. Mais le drôle, d'inutile qu'il était, a failli devenir compromettant. Le public égayeur du Théâtre Libre, qui n attendait que ce truchement pour s'évader de l'atmosphère avec tant de soin créée, ce gentil public a salué de joviales exclamations l'entrée de M. Grand. Ces femmes, point jeunes, causant sans arrêt, à la fin assommaient. La vue du « prétendu de la demoiselle » fait toujours du bien. Maintenant, Monsieur, quand on veut s'affranchir d'une recette d'art dramatique et décréter que, par exception, les personnages ne seront pas appariés comme les bœufs, on écrit, au lieu de l’Envers d'une Sainte, les Grandes Demoiselles, modèle du genre. On vous l'a témoigné en transformant en péripéties les gestes rares, les pas comptés, que comportent les rôles de MMmes Nancy Vernet, Barny, Meuris et Perrot. Or, miracle! cette péripétie existait réellement à quelques-uns des endroits où crurent la susciter des spectateurs hilares, et, interprétés par des comédiennes supérieures, il est probable que les mouvements d'âmes dont votre pièce est pleine auraient, plus nombreux, jailli des répliques et brûlé autre chose que les planches.
 Voilà donc, au résumé, Monsieur, la pièce qu'a daubée son Eminence, comme un spécimen du théâtre qu'elle abomine entre tous. Mais pourquoi s'échappe-t-il alors une réminiscence des réalistes conspués, dans cette apostrophe : « C'est crevant! » jetée à un ouvrage qui s'interdit précisément tout emprunt à ces vocabulaires spéciaux?
 A quoi bon insister? Votre procès et celui de vos juges ne sont-ils pas instruits dans ces mémorables lignes: « Le logicien, le scolastique, n'a que faire d'analyser l'âme et de se rendre compte des nuances par où elle passe, de sa complexité, de ses oppositions intérieures et de ses combats. Il n'a pas besoin, comme nous, de s'expliquer comment cette âme, de degré en degré, peut devenir vicieuse. Ces finesses, ces tâtonnements, s'il pouvait les comprendre, oh! il en rirait, hocherait la tête. Et qu'avec grâce alors oscilleraient les superbes oreilles dont son crâne vide est orné! »
 Et qui donc a dit cela?
 Michelet, Monsieur.

II

 A Monsieur Eugène Brieux, au Théâtre Libre.
 Quand je vous aurai répété, Monsieur, moi trente-sixième, que votre pièce boîte, en serez-vous beaucoup plus renseigné? Non,puisque vous reconnaissiez de fort bonne grâce, à l'issue de la répétition générale, le peu de solidité du 3e acte de Blanchette. Il était trop tard pour l'étayer. Mais j'imagine que ce sera chose aisée et que, resserrée en deux actes ou modifiée dans sa dernière partie, nous reverrons cette comédie ailleurs que chez Antoine.
 Elle est faite de ces tranches de la vie que le critique du Temps écrase maintenant entre les tartines de ses feuilletons hebdomadaires, beurrées du bon sens qu'il détient par mottes. Avec Blanchette, il a donc des sandwichs sur le marbre.
 Pour moi, Monsieur, je veux surtout retenir une chose: le chemin qu'ont parcouru votre observation et vos moyens de la fixer, depuis ces Ménages d'artistes que représentait naguère le Théâtre Libre. Il y a entre vos deux ouvrages une sensible « différence ascensionnelle », diraient les astronomes.
 Vous avez été brillamment conduit à la rampe par Antoine, Melle Dulac et un jeune homme, M. Gémier, excellent en cantonnier. C'est le rôle dans lequel, d'ailleurs, M. Sarcey a trouvé... Grand admirable! Ces méprises, quand elles frustrent un inconnu qui perce, ne sont-elles pas plus pénibles que plaisantes?

Lucien Descaves.


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