Littérature Hongroise : "FolkLore "

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R. G., « Littérature Hongroise : "Folk-Lore" »,Mercure de France, t. III, n° 21, septembre 1891, p. 176-178




LITTÉRATURE HONGROISE
FOLK-LORE
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 M. Jean de Néthy vient d'enrichir d'un très beau recueil (1) la collection des ballades populaires que l'on peut lire en langue française. L'Angleterre, les régions scandinaves et slaves, l'Allemagne, la Hongrie sont mieux dotées que les pays latins — pays surtout de rires et de chansons — en littérature orale tragique. Même pour les thèmes tels que Jean Renaud, qui se retrouvent également dans les deux zones, les versions du nord ou du centre de l'Europe sont fort supérieures en poésie et généralement plus unes et plus complètes.
 Cette littérature, y compris les contes, fut longtemps, l'unique distraction intellectuelle du peuple, et c'était une distraction vraiment relevée et distinguée, bien plus noble que les fausses notions utilitaires enseignées désormais à l'école, que les histoires lamentables ou gaies distribuées par les journaux à bas prix, que les quotidiennes anecdotes devenues nécessaires au fonctionnement d'imaginations stupéfaites, abêties par le récit de réalités sans signification.
 La poésie populaire, elle aussi, dit des anecdotes, mais exprimées symboliquement: elle chante en termes proférés pour toujours, l'éternel fait-divers, mais généralisé et arrangé selon une forme lyrique et musicale. Cette poésie-là, comme l'autre, se comprend de moins en moins, et bientôt la déchéance de l'intellectualité fera qu'on ne la comprendra plus du tout. Il est bien évident que le besoin du fait tuera le besoin du symbole. A cette heure, il est difficile, en des villes, de trouver des gens du peuple qui possèdent une littérature orale, et comme la littérature écrite ne parvient pas jusqu'au peuple, le peuple n'a plus de littérature du tout, devient en cela semblable à la majorité de la bourgeoisie.
 Deux classes seulement d'êtres humains, en France, ont des connaissances ou des notions d'art : les lettrés (en petit nombre), et les illettrés absolus. Le cerveau d'un illettré breton est souvent plus riche en poésie que celui d'un poète symboliste, — et combien plus élevée en spiritualité que celle d'un lecteur de journaux et de romans, l'âme d'un porcher hongrois qui rôde parmi les bois de la puszta en se ressouvenant de chansons telles que:


 Trois écharpes blanches j'ai acheté.
 Quand je les porterai je serai blanche,
 blanche comme un cygne, comme un cygne:
 nul n'osera m'embrasser.


 Trois écharpes rouges j'ai acheté.
 Quand je les porterai je serai rouge,
 rouge comme une rose, comme une rose:
 sur moi pleuvront les baisers du bien-aimé.


 Trois écharpes couleur d'or j'ai acheté.
 Quand je les porterai, je serai couleur d'or,
 couleur d'or comme un tournesol, comme un tournesol:
 c'est aux jeunes filles qu'appartient le monde.


 Trois écharpes brunes j'ai acheté.
 Quand je les porterai, je serai brune,
 brune comme une chouette, comme une chouette:
 personne ne me demandera plus un baiser.

 Cette chanson, comme toutes celles de la seconde partie du recueil, est d'un genre spécial, sans thème anecdotique, et on n'en connaît guère d'analogues que parmi les strambotti sicilien. Les ballades, au contraire, qui ouvrent le volume, se retrouve dans presque toute l'Europe. Il est très singulier qu'une poésie ou qu'un conte se soient propagés oralement en dix pays de langues différentes: aucune explication n'a encore pu être donnée de ce fait. Il faut vraiment avoir les textes sous les yeux pour admettre que la très populaire ballade, dont le thème est la symbolique histoire grecque, Héro et Léandre, soit aujourd'hui même chantée par les paysans en France, en Flandre, en Allemagne, en Suède; en Hongrie, en Lusace, etc. Comme il est hors de doute que cette ballade traditionnelle ne doit rien ni à Ovide ni à Musée, puisque la poésie écrite ne se transmet jamais oralement; et comme, d'autre part, il est certain qu'Ovide avait pris ce thème dans le fonds populaire, on voit bien que cette légende est très ancienne, mais on ne se rend pas compte dans quelles conditions elle s'est perpétuée en voyageant : peut-être que, pour Héro et Léandre, comme pour la plupart des ballades populaires, la transmission par le latin pourrait être admise, mais la preuve a jusqu'ici été impossible à faire.  Parmi les ballades hongroises traduites par M. Jean de Néthy, j'en ai remarqué plusieurs autres dont ma faible science en folklore me permet de noter les pérégrinations (2). La Belle Anna du juge a de grandes analogies avec L'Anneau de la fille tuée dans les bois, chanson patoise recueillie dans le Gard : c'est le même thème. La Petite Lilia rappelle, mais de plus loin, La Pernette, très répandue dans une grande partie de l'Europe méridionale (3). Les trois Orphelins, c'est le même sujet, très écourté, que La Mère ressuscitée par Jésus-Christ, chanson très connue dans l'Ile-de-France, et que l'on a également trouvée dans le Cher, dans le Gard, en Wallonie, en Pologne (4).
 Sans conclure sur ce vaste sujet, il convient de louer sans réserves M. Jean de Néthy d'avoir naturalisé françaises des poésies qui sont presque toutes admirables ou délicieuses. La traduction, qui semble très exacte, est d'une langue excellente, très ferme et très simple, comme il convenait en un tel sujet.

R. G.


 (1) Ballades et Chansons populaires de la Hongrie, traduites par Jean de Néthy (Lemerre).
 (2) Consulter : Recueil de Chansons populaires, par Eugène Rolland, 6 vol. in-8° (1883-1889).
 (3) Cf. G. Doncieux, La Pernette (Romania, 1890).
 (4) Cf. Laboulaye, Chansons populaires des peuples slaves (1864).


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