Littérature anglaise : Thomas Lovell Beddoes

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Remy de Gourmont, «  Littérature anglaise : Thomas Lovell Beddoes », Mercure de France, t. III, n° 23, novembre 1891, p. 301-304.



LITTÉRATURE ANGLAISE
THOMAS LOVELL BEDDOES



 De ce poète, dramaturge ultra-romantique, macabre, morbide, et l'un des génies lyriques les plus originaux de ce siècle, les œuvres étaient devenues des raretés pour bibliophiles.
 On vient de les réimprimer avec des notices de M. Edmund Gosse, ce qui a donné l'occasion à notre ami Arthur Symons d'une intéressante étude dans un récent numéro de l'Academy. En voici le résumé.
 Si Beddoes n'est pas un grand poète, il est, du moins, dans le sens le plus absolu du mot, un poète surprenant. Lisez ces vers, en vous souvenant qu'ils ont été écrits précisément pendant la période de stagnation littéraire qui s'étend entre Keats, Shelley, Byron et Browning, Tennyson (1821-1826). C'est un meurtrier qui parle :
  I am unsouled, dishumanised, uncreated ;
  My passions swell and grow like brutes conceived ;
  My feets are fixing roots, and every limb
  Is billowy and gigantic, till I seem
  A wild, old, wicked mountain in the air :
  And the abhorred conscience of this murder,
  It will grow up a lion, all alone
  A mighty-maned, grave-mouthed prodigy,
  And lair him in my caves : and other thoughts,
  Some will be snakes, and bears, and savage wolves,
  And when I lie tremendous in the desert,
  Or abandoned sea, murderers and idiot men
  Will come to live upon my rugged sides
  Die, and be buried in me. Now it comes ;
  I break and magnify, and lose my form,
  And yet I shall be taken for a man,
  And never be discovered till I die.
 « Je n'ai plus d'âme, je ne suis ni un homme, ni une créature vivante ; — mes passions se gonflent et grandissent, imaginaires animaux ; — mes pieds sont de fixes racines, et chacun de mes membres — est houleux et gigantesque, et je vais ressembler — à une sauvage, vieille et misérable montagne très haute : — et l'abhorrée conscience de mon meurtre, — la voilà qui devient un lion, tout solitaire, — un prodige avec une puissante crinière, une bouche de tombe, — et il faut que je le terre dans mes cavernes : et mes autres pensées — seront des serpents, et des ours et de cruels loups, — et, gisant formidable dans le désert, — ou dans une mer abandonnée, des meurtriers et des idiots — viendront vivre sur mes rugueux flancs, — mourir et être enterrés en moi. Cela commence : — j'éclate et je m'immensifie, et je perds ma forme, — et pourtant je serai toujours pris pour un homme. — et je ne serai jamais découvert jusqu'à ma mort. »
 Beddoes est toujours ainsi grandiloque et impressionnant ; son œuvre la plus importante, Le Livre des Bouffonneries de la Mort, est nominalement un drame en cinq actes, mais il n'y eut jamais rien de moins substantiellement dramatique que cette admirable poésie dialoguée. Le génie de Beddoes était d'essence lyrique : il avait l'imagination, le don du style, la maîtrise du rythme, le sens du choix des mots, de l'organisation de la phrase, — mais de vrai sentiment dramatique, néant. Il n'a jamais pu ni concevoir un plan logique, ni développer une situation vraisemblable. La nature humaine lui échappait, ainsi que le caractère distinctif de l'homme et de la femme.
 Constamment on trouve, en ses drames, la plus superbe poésie là où elle était inutile, mais il est rare d'y rencontrer de ces cris du cœur, de ces brèves phrases, absolument mémorables.
 Dans les scènes qui voudraient être passionnées, c'est une constante inhabileté à être naturel. Toujours de la littérature, — jamais moins, jamais plus. Beddoes écrivait cérébralement, sans émotion, sans inspiration. Tous ses personnages parlent le même langage, expriment les mêmes désirs : tous également nous stupéfient par leur vie purement spectrale en dehors de la chair et du sang. « L'homme est fatigué de n'être qu'une créature humaine, dit Siegfried dans Les Bouffonneries de la Mort : Beddoes s'est fatigué de l'humanité, avant même de l'avoir comprise.
 N'importe, quels que soient ses défauts comme psychologue on comme dramaturge, il n'en a pas moins produit une œuvre tout à fait à part dans la poésie anglaise. Les Bouffonneries sont peut-être le livre le plus morbide de notre littérature. Pas une page où l'on ne voie, triste, grotesque, gaie, horrible, apparaître l'image de la mort. Baudelaire n'a pas été plus amoureux de la corruption, ni Poe plus effrayé par des idées de cimetière. En somme, Beddoes a écrit une nouvelle Danse des Morts en poésie. « Fatigué d'être un homme », il a peuplé un drame de purs fantômes, il a créé une humanité funéraire.
 J'ai dit que le génie de Beddoes était plus lyrique que dramatique ; il faut ajouter ceci, qu'il ne fut jamais mieux inspiré que dans la chanson, — chanson d'un genre très spécial, à la fois amoureux et macabre. Ainsi :
  If thou wilt ease thine heart
  Of love and all its smart,
  Then sleep, dear, sleep ;
  And not a sorrow
  Hang any tear on your eyelashes ;
  Lie still and deep,
  Sad soul, until the sea-wave washes
  The rim o'the sun to-morrow,
  In eastern sky.
  But wilt thou cure thine heart
  Of love and all its smart,
  Then die, dear, die,
  'Tis deeper, sweeter
  Than on a rose-bank to lie dreaming
  With folded eye ;
  And then alone, amid the beaming
  Of love's stars thou'lt meet her
  In castern sky.
« Si tu veux soulager ton cœur — de l'amour et de toutes ses brûlures, — alors, dors, cher, dors ; — et pas un chagrin — ne suspendra ses larmes à tes cils ; — repose en profonde paix, — âme triste, jusqu'à ce que la vague revienne laver — la jante du soleil, demain, — dans le ciel oriental.
 « Mais si tu veux guérir ton cœur — de l'amour et de toutes ses brûlures, alors, meurs, cher, meurs ; — paix plus profonde et plus douce, — que de gésir en rêvant sur un banc de roses, — les yeux clos, — et alors seul, parmi, les rayonnements — des étoiles d'amour, tu la retrouveras — dans le ciel oriental. »
 Poète lyrique supérieur, artiste de magnificence, Beddoes existe et restera, non pour la foule des lecteurs, mais pour les chercheurs et les délicats, à côté d'Ebenezer Jones et de Charles Wells, — moins dramaturge que Wells, moins personnel que Ebenezer Jones, le rude et tumultueux poète, — mais peut-être, au fond, doué plus qu'eux du génie poétique essentiel : et n'est-ce pas tout?
 Ajoutons que Beddoes, né à Clifton en 1803, mourut à Bâle en 1849, après une vie assez vagabonde. Fils d'un médecin, il fut médecin lui-même, passa même pour un physiologiste très distingué. On en avait longtemps douté, mais la notice de M. Edmund Gosse est décisive : Beddoes se suicida, dans un moment de surexcitation maladive, — à l'imitation, jusque dans les détails, du personnage d'un de ses drames.

R. G.


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