Mascarons : I. Eugène Bosdeveix

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Jules Renard, « Mascarons : I. Eugène Bosdeveix », Mercure de France, t. V, n° 31, juillet 1892, p. 219-222.


MASCARONS

I

EUGÈNE BOSDEVEIX.


 Quel drôle de nom ! Passe pour Eugène. Mais Bosdeveix ! Comment le prononcer ?
 J'avoue qu'au début c'était dur. Mon doigt paresseux désignait le plancher. Je disais pudiquement : « Je vous présente Msieur Gène », et n'importe quoi ensuite, des syllabes de pigeon. Ma bouche n'avait plus de dents. Je soufflais des bulles.
 Maintenant ça va mieux. Je m'avance de trois pas sur le parquet ; j'arrondis mes mains en cornet et je crie à voix haute et intelligible :
 — « Voici Monsieur Eugène Bosdeveix ! »
 Aussitôt tous les traits d'esprit de France fusent vers moi, de leur volière. C'est un triomphe. Je me couvrirais d'une gloire moindre en récitant des vers dans un salon.
 Il fait de la littérature. Je m'y attendais. Il a un durillon au bout de l'index gauche, la lèvre supérieure sèche, stérile ou ravagée, et des cheveux droits sur la peau bien tendue d'un crâne plein partout. Mais le continu sourire de ses yeux lui donne l'air gosse.
 Il l'est, car soudain on le voit bondir, sauter des chaises, franchir une table, enjamber des personnes de taille élevée, monter ses quatre étages par la rampe, et courir, les pieds en l'air, d'une main agile.
 Il rêve une bibliothèque où, d'un rayon à l'autre, il voltigerait sur un trapèze. Il rêve un théâtre où s'agiteraient des bonshommes de vingt-cinq mètres. Il rêve, comme chambre à coucher, le Palais des Machines.
 — « J'aurais, dit-il, un lit dans un coin, un petit lit de fer pliant ; à l'autre coin diagonalement opposé, une table de nuit. Dès mon lever, je fumerais ma pipe et j'emplirais le Palais de fumée, ainsi qu'une bouteille. Ensuite, j'ouvrirais les innombrables petits carreaux afin d'aérer. Ensuite, j'organiserais des courses de puces qu'on suivrait au moyen de télescopes. Ensuite....
 « Mais heureuses les lettres jetées à la poste ! Quand on leur colle un timbre rare sur le dos, elles se retrouvent à l'étranger, en pays lointain. »
 Correct, discrètement mis, Bosdeveix ne montre de coquetterie que dans le choix de ses cravates. Il les exige découpées au milieu d'une pièce d'étoffe intacte, larges comme des tabliers, et si étonnamment coloriées qu'à les regarder une fois, on n'en peut plus.
 Toujours gai, il a écrit L'Angoisse, un livre désespéré, dans l'accent du désespoir, comme l'autre jeta son anneau à la mer, pour dépister le bonheur acharné, et il chante toutes les chansons populaires de Bruant, plus une.
 Sobre, il imite l'ivrogne avec la perfection des grands poètes.
 — « Bosdeveix, allons-nous prendre un bock ? »
 — « Bravo, partons. »
 Mais Paris tourne. Les cafés se succèdent. On ne prend jamais de bock.
 — « Si nous en prenions un second, dit pourtant Bosdeveix, encore un autre, un dernier ? »
 Et il marche, plus bavard qu'une pie aveugle, il marche pour causer.
 — « Je suppose qu'un physicien… Quand un chimiste combine… Admettez qu'une âme immortelle vous regarde avec les yeux de son esprit… »
 L'imprudent qui lui répond ou l'écoute a bientôt la tête comme du sucre en poudre. L'habileté consiste à dire : « Oui, oui, évidemment, évidemment », chaque fois qu'on rencontre un bec de gaz.
 Les plus intimes causeries de Bosdeveix doivent se ressentir de ses lectures. Il dédaigne les livres modernes. Il aime cette sorte de vieux bouquins, très gros, si commodes, quand on n'a pas de chaise d'enfant, pour asseoir les bébés d'amis. Tandis que sur la cheminée, grâce à un mécanisme de son invention (1), un oiseau étrange, innommable, marque l'heure silencieusement, en ouvrant le bec, une fois pour une heure, deux fois pour deux heures, et ainsi de suite jusqu'à minuit. Eugène Bosdeveix lit Baruch de Spinosa, Spencer et Bain. C'est de tels maîtres qu'il apprend l'art délicat du roman.
 D'où L'Angoisse, cette superbe brioche psycho-philosophique, cuite dans un four de campagne, pour une noce de trois villages devant durer quinze jours. Cette vulgaire irrévérence à propos d'un livre qui, présentement, fait dire : « Eh ! Eh ! » à des juges considérables et de goût difficile et sûr, que l'auteur me la pardonne parce que j'ai foi en lui.
 L'Angoisse est son premier manuscrit imprimé. Bosdeveix n'a plus seize ans, mais il avait gardé un genre de virginité que redoutent les éditeurs, et il ne sait que d'hier qu'il faut laisser en blanc le verso d'une feuille. Peut-être lui a-t-il manqué de passer par les revues de jeunes où la graine d'originalité se décortique au frottement des graines voisines. Il me semble s'être encore peu servi de ses qualités. Or il possède, en toute propriété, développé, le sens du grotesque. On ne le dirait pas, mais on le dira. S'il perd l'habitude de penser sous l’œil pur de Kant, les fagots s'écarteront d'eux-mêmes, et le vrai Bosdeveix insoupçonné apparaîtra, prêt pour la caricature du monde. Déjà j'ai vu, en lettres infinies, un titre prometteur : « Le Bouffon ».
 Frottons-nous les genoux et attendons:
 Mais tout ce verbiage ne signifie pas grand chose. Je me permets, sur un ton de suffisance à la mode, de jouer au conseilleur et de prévoir l'avenir garçon.
 Je ferais bien mieux d'aller soigner mon style.
 J'en conviens et j'y cours.

Jules Renard.

(1) Depuis quelque temps Bosdeveix étudie l’œil du hibou afin d'en fabriquer un semblable qui permettra de voir la nuit.


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