Mercure de France tome 005 1892 page 073.jpg

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R[emy de] G[ourmont], «  Les Premiers Salons : Indépendants. - Rose+Croix. - Exposition de Mme Jeanne Jacquemin », Mercure de France, t. V, n° 29, mai 1892, p. 60-65


LES PREMIERS SALONS
Indépendants. – Rose+Croix – Exposition de Mme Jeanne Jacquemin.

« Dans le beau, la forme sensible n'est rien sans l'idée. »

Esthétique de Hegel


I

 Incontestablement, le salon de la Rose+Croix, dû au dévouement de M. de La Rochefoucauld pour l'art, aura été, par ses tendances, la grande manifestation de l'année ; si l'on y joint, en pensée, quelques-unes des cimaises vues aux Indépendants et presque toute l'Exposition permanente de la rue Le Peletier, – cet ensemble représentera un admirable effort vers le nouveau, vers un art synthétique, idéaliste, symétrique, vers un art de signification et de volonté. Ce mouvement a été secret, s'est élaboré loin des écoles et des salons autorisés, et son origine première est moins picturale, peut-être, que littéraire. — C'est-à-dire que les poètes et les esthètes l'ont influencé davantage que les artistes eux-mêmes, fussent-ils les Chassériau ou les Gustave Moreau, les Primitifs ou les Japonais. Non seulement le public, toujours si mal renseigné et pourtant si docile, l'a méconnu, mais la critique, à part des jeunes gens, à part des audacieux comme Th. Duret ou Octave Mirbeau, n'y a rien trouvé, sinon « de quoi rire » : on se souvient des clameurs, des cris de canard qui saluèrent l'exposition des œuvres de Gauguin. A cette heure – sauf illusions – quelque revirement se fait : même les journalistes semblent en avoir assez de la peinture photographique, ou, d'une expression plus large, « naturaliste », parce qu'elle tend à l'imitation de la Nature et non à son interprétation. Cette sorte de peinture n'existe pour ainsi dire plus, sinon comme quantité, — kilométriquement ; comme la littérature académique ou naturaliste, qui lui fait pendant, elle se meurt dans l'indifférence des générations nouvelles, - à peu près comme s'éteignit, aux temps du romantisme, l'art de Dorat, de Ginguené, de Voltaire ou de Luce de Lancival, et l'art de Fragonard, de Greuze, de David ou de Guérin.
 Deux écoles, néanmoins, restent en présence : les Impressionnistes et les Symbolistes ; ceux qui tendent à transporter sur la toile, vive et crue, l'impression pure et simple, toute objective, qu'un aspect des choses a produite sur leur imagination sensorielle ; - ceux qui décomposent cette même impression pour la recomposer à loisir selon la volonté d'exprimer en leur œuvre, non pas des fuyances, mais des permanences, des significations éternelles, des représentations voulues définitives.
 Ces deux arts valent par leur sincérité : pratiquement ils se joignent et se complètent, - car il faut au symboliste un fond d'impressionnisme, et l'impressionniste qui ne chercherait qu'à emmener des nuances en captivité serait le plus vain des détrousseurs de paysages.
 Ces notions admises, voici quelques annotations aux livrets.

II


 Les Indépendants. — La plupart des peintres qui exposent la sont plutôt des indépendants de l'art que des indépendants en art, mais toutes ces médiocres toiles pendues ne sont pas pires que celles que nous verrons aux Champs-Élysées ou au Champs-de-Mars. De la foule se dégagent :
 Maurice Denis : d'étranges petites femmes nues, un peu japonaises, mais très originales et peintes avec une science merveilleuse ; une autre femme en noir dans un paysage qui a des airs vieux, une ordonnance comme classique, et pourtant un viaduc de chemin de fer s'érige dans le fond : dévulgariser la nature civilisée, c'est intéressant et c'était difficile ; trois autres femmes, très pâles, bustes qui sortent d'un panneau brique ; une autre femme avec fleurs et arbres : - tout cela pris dans la vie, mais recomposé, agencé en vue de signifier, de nobles moments de loisir, des repos ou l'on songe ;
 Emile Bernard : mais rien de comparable à son beau Portement de Croix ; il s'exagère malheureusement dans le laid ;
 Bonnard : sortira t-il du japonisme ? Son japonisme, du moins, est bien du Bonnard: j'espère qu'il le personnalisera encore ; un paysage en trois ou quatre verts avec des taches orange est bien curieux ; même sensation devant un plus grand paysage ; une vieille femme intéresse grandement ; tout cela est certainement du très bel art décoratif, mais avec, çà et là, une fâcheuse tendance au grotesque, c'est-à-dire à la déformation grimaçante ;
 Ranson : d'amusants plats étrusques (sur toile);
 Anquetin : une femme rousse assise, avec un presque sourire d'une ironie cruelle, — égal en valeur significative à l'autre rousse du même, qui se peigne avec une férocité de hyène;
 Gausson : quelques cadavres;
 Guilloux : huit paysages de la plus heureuse composition, étranges et originaux, très harmoniques;
 H.-F. Roussel: un assez bizarre coin étroit de jardin, l'éternel violet, du plein soleil terne;
 A. Osbert: des paysages d'un vert pâle à fonds bleuâtres, très doux, très accueillants, harmonisés par la pâleur des cadres;
 Angrand : une ombre bleue dans une ombre lumineuse plus pâle : ce sont des loups dans une brumeuse nuit de lune; très spécial de facture;
 G. d'Espagnat : paysages (à la Poussin);
 Casas : deux paysages assez engageants;
 Ranft : son trio de femmes rouges ne serait pas désagréable, - mais quelle absence de style !
 D. de Regoyos : une Mater dolorosa, plus espagnole que peinte;
 Ibels : amusant;
 Toulouse-Lautrec : intéressant;
 Seurat : des toiles sont des merveilles d'harmonieuses tonalités; en d'autres, il ne réussit qu'à colorier des toupies : — on reviendra quelque jour sur l’œuvre de ce chercheur.

III


 Les Indépendants ne détiennent nulle sculpture bien notoire; au contraire, quelques-uns des meilleurs envois aux Rose+Croix sont des groupes, des bustes, des reliefs; à noter :
 Le Christ de V. Vallgren, haut-relief en plâtre, d'une résignation un peu jésuitique; du même, une minuscule Urne funéraire en bronze (M. Roujon l'a achetée pour le compte de l'Etat);
 De Léopold Savine, une belle tête bronzée et sanguinolente de Saint Jean-Baptiste;
 De E. Bourdelle, l'esquisse d'une femme au pied de la Croix, vraiment prosternée, vraiment fondue (et même trop) d'amour;
 Le Torrent, de Niederhausern, est fougueux et tourmenté comme il sied; l'influence de Rodin se fait sentir; du même un intéressant buste de Verlaine.
 Dampt : statuettes en haut-relief, des enfants et des têtes ailées d'un très bon modelé;
 Pezieux : Terre cuite peinte dans le goût florentin, Vierge à l'enfant; ce n'est pas banal, grâce à l'expression de tristesse de la Mère et de son Jésus;
 Les grès flammés de G.-A. Jacquin témoignent de peu d'imagination, mais séduisent par leurs amusantes couleurs fausses.
 Enfin, les fers forgés de Servat nous sortent du japonisme industriel et du truquage historique; c'est de l'art véritable.
 En transition à la peinture, les gravures sur bois de Villoton. Ce sont d'ingénieuses caricatures, très vivantes, très amusantes, loin de toute banalité; son Verlaine et son Baudelaire intéressent vivement : ce n'est plus de la caricature, et pourtant ce Verlaine potiron !...
 Les aquarelles de Trachsel sont des lavis : plans, coupes et élévations de palais mythico-chaldéens, de temples en forme de têtes humaines architectuées; des lavis de chimères, de larves aqueuses, le tout très original, absolument unique, l’œuvre d'une belle imagination, - sans peur et qui la suggère. - Original, oui, et cela malgré la très sensible influence de Redon.
 Th.-P. Wagner fait saillir en violet d'un fond crayonné de noir une « épouvantable » tête; du même, un complexe, mais trop vieillement fantastique Ciel-Terre-Enfer.
 Les Khnopff sont fort curieux, surtout la Sphinge qui semb1e peinte sur la glace d'un miroir; les femmes se voient dedans, la face aux genoux, et, en se dressant un peu, arrivent à fondre l'image de leur front avec la fuyante image du sexe de la Sphinge, - reposant ainsi, par un naïf instinct, leur pensée dans son véritable organe.
 Maurice Chabas : Erraticité, évolution des fantômes humains; du même, une fulgurante Révélation.
 Les Schwabe sont du symbolisme bien sage, et aussi les Séon, dont l'Ecueil cependant frappe; de A. Point, une agréable femme.
 L'Aurore, de Ch. Maurin, attire le public par l'excentricité de ses teintes plates. Ayant dessiné admirablement une allégorique composition, l'auteur a couché dans chaque blanc, délimité par des lignes, une nuance choisie au hasard ou d'après une théorie que j'ignore. Abstraction faite de ces coloriages malheureux, le tableau signifie bien ce qu'il veut dire : les divers éveils, au matin, d'une humanité lasse d'avance du jour qu'elle va vivre, qui voudrait fuir, mais qui retombe aux rets de la besogne quotidienne, des plaisirs quotidiens.
 L'Ange de la Rose Croix, par A. de La Rochefoucauld : c'est truculent, violent, bizarre, barbare, et cependant, de tout le salon, c'est peut-être la seule toile qui soit peinte. Si les couleurs étaient un peu plus fondues, si cela criait un peu plus discrètement, on s'y plairait sans doute davantage; mais qu'un tableau témoigne d'audace, de force, de brutalité même, cela vaut tout de même mieux que le douceâtre lavis ou que l'encre de chine teintée de bleu. M. de la Rochefoucauld a un solide tempérament d'artiste : avec cela, on peut être sûr de soi.
 Un grand dessin de Georges Minne est très beau et très incompréhensible; mais, comme dit Hégel (et le simple bon sens) : « Le beau ne se peut comprendre.»
 Des Cimabue plus finis, plus poussés; l'âme des Primitifs, la foi d'un Angelico; un amour pour les yeux, qui sont tout l'homme intellectuellement sensible; des têtes, comme celles du Christ et de ses Anges, qui s'inscrivent pour toujours dans les prunelles, comme celle de cette Vierge à l'enfant, bretonne idéalisée en un prodige de naïve douceur; à côté, une tête volontaire et perverse; puis un enfant nu en prière, adorable d'innocence; un Saint Jean-Baptiste prêchant, de quelle foi ! une Vierge aux anges, aux anges si volontairement purs, - voilà, avec beaucoup d'incohérences, quelques-unes des impressions que donnent les miniatures de Filiger. C'est un mystique, lui, et non d'imitation, de tempérament, un homme de foi et de charité en même temps qu'un artiste précieux et savant en théories. Le Christ aux anges est un chef-d’œuvre, et la Vierge bretonne la plus digne d'Ave Maria depuis celles que peignirent, pour leurs églises aimées, les derniers idéalistes flamands.


IV


 Mme Jeanne Jacquemin.- Exilée de la Rose+Croix, où les femmes ne furent admises (quoique cela foisonne d’œuvres peu viriles), Mme Jacquemin s'est réfugiée chez M. Le Barc de Boutteville, où elle expose quelques pastels. A première (ou à seconde) vue, on imagine (plutôt que l'on ne découvre) en les œuvres singulières de cette jeune femme la double influence de Gustave Moreau et d'Odilon Redon; - mais c'est du Moreau bien moins pacifique et du Redon bien plus hautement mystique : de sorte que, si l'originalité n'est pas stricte, l'effet produit est cependant de pleine et pure nouveauté, d'un réel inattendu, - tant il y a de rêve dans ces verdâtres luminosités, — tant il y a d'ingéniosité en ces hardies symbolisations qui se résument toutes en une figure humaine, une tête.
 Mélange de catholicisme et de perversité; son œuvre semble faite pour illustrer Baudelaire et Barbey d'Aurevilly, et j'y sens quelque chose d'encore plus maladif, une exquise putréfaction qui va jusqu'à devenir somptueuse, une immoralité charmante qui se préoccupe très peu de préciser les sexes et qui laisse le doute des androgynats flotter comme une buée de désirs malsains et adorable autour des têtes infi­niment lasses de vivre qu'elle précise en des pastels d'une science technique très rare chez une femme.
 On peut regretter un peu de monotonie, mais il s'agit (je crois) d'un début, et nous verrons de la même main, non plus uniquement des têtes, mais des êtres entiers, des groupes, des compositions : si ses doigts ne s'ornent pas encore de multiples joailleries, mais d'une bague unique, c'est bien celle alléguée en un vers exquis par Charles Coran :
 Je n'ai pour bague au doigt qu'une couleuvre d'or,


 Et couleuvre aux yeux pâlement et chimériquement verts !
 Les pastels exposés sont : L'exil : l'enfant glauque tombée sous les eaux glauques; tête de cadavre idéa­lisée par la douleur, penchée sous la pression des injustices; Le Calice : un calice, et en émerge la tête sanglante de Jésus...


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