N° 15. – MARS 1891

De MercureWiki.
Version du 19 août 2015 à 15:31 par Admin (discuter | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version courante (diff) | Version suivante → (diff)
 
Mercure de France, t. II, n° 15, mars 1891, p. 129-192.


DEUX POÈMES (1)

I
Les Quarante Heures


 Des tous les jours que l'année, cette joueuse au cerveau, chasse devant elle, le jour d'aujourd'hui est le plus singulier, peut-être. Il nous faisait rire autrefois. Nous ne rious plus; je rêve, et toi, tu pries... Seulement ta prière est plus longue que les autres jours, et moi, ma rêverie plus amère.
  C'est le jour des masques pour moi,
  Pour toi, le jour des Quarante Heures!
 Jour double et mi-parti comme l'habit d'un bouffon qui rirait avec le cœur gros et les yeux en larmes. — Vêtu comme Scaramouche — ici, d'un jaune éclatant et joyeux, — là, d'un noir funèbre. Païen et chrétien à la fois. Jour d'éternelle dissipation et d'adoration perpétuelle.

  C'est le jour des masques pour moi,
  Pour toi, le jour des Quarante Heures !
 Jour des masques ! Il est bien nommé, quoiqu'on eût pu appeler ainsi tous les autres jours de l'année. Mais ses masques à lui sont plus gais, — et personne ne nie ce jour-là qu'il en ait un sur la figure...
 Le soleil lui-même a le sien et se cache sous le loup d'un nuage. L'as-tu remarqué ?... Il fait presque toujours, ce jour-là, un équivoque beau temps où grise, comme un domino gris, tombe autour de nous la lumière! Seul, dans l'église où les cierges allumés font le soleil qui manque aux rues, Dieu se fait voir, à visage nu, sous le voile de son tabernacle.
  C'est le jour des masques pour moi,
  Pour toi, le jour des Quarante Heures !
 Oh! mon ami, mon cher Léon, ce jour sinistre dans sa gaîté pour moi, est rempli pour toi de joies saintes! Pour toi, il fait flamber plus fort l’encens de ton cœur embrasé. Pour moi, dans le mien, il ne remue, du bout de son doigt ennuyé, que des cendres à présent éteintes. O prêtre heureux! ô prêtre heureux! quand dans ta stalle à Saint-Sauveur, sous ces vitraux qui tamisent pour moi tant de pensées, avec la lumière, tu chantes ton Seigneur Dieu, aux longues après-midi des vêpres, tu n'as jamais fermé une fois le Missel orné de rubans, et baissé le front sur la poitrine couverte du surplis tranquille, pour rêver aux jours de ta jeunesse, — et à moi, ce jour, comme un bourreau masqué, apporte la tête de la mienne!
  C'est le jour des masques pour moi,
  Pour toi, le jour des Quarante Heures!

____

II

Les Spectres


Vous les connaissez bien ces amants des clairières.
Ces spectres, revenant, de la tombe transis,
Sous la lune bleuâtre et ses pâles lumières...
 Ils dansent dans les cimetières,
 Mais dans mon cœur, ils sont assis.


Ils sont là, tous, assis avec mélancolie,
Dans l'immobilité des morts, sous leurs tombeaux :
Et pâles et navrés, croyant qu'on les oublie,
Ils ne se doutent pas qu'ils sont pour nous la vie,
 Plus puissants qu'elle et bien plus beaux !


O spectres des amours finis, spectres de femmes,
Qui faites nos regrets pires que des remords...
Vous ne revenez pas que la nuit dans nos âmes...
Mais des jours les plus clairs vous noircissez les flammes.
 Et, morts, faites de nous des morts !


Et toi, toi qui me crois vivant, — vivant encore,
Car je le redeviens sous tes regards si doux, —
Crains les sentiments fous des cœurs à leur aurore,
Et n'apprends pas qu'il est dans ce cœur qui t'adore,
 Un mur de mortes entre nous !

J. Barbey d'Aurevilly.


(1) Le Mercure de France doit ces pages à Mlle Read, la détentrice et la protectrice des papiers du grand romancier. Elles font partie d'un volume d'inédits à paraître prochainement. Des Spectres, une ou deux strophes furent jadis citées daus un article du Parlement. Les Quarante Heures sont adressées à son frère, qui, on le sait, était prêtre. — R. G.

AU BAL


 Les salons devaient, en ce moment, produire leur effet aux yeux des snobs. Peu de maisons eussent pu leur offrir un ragoût si attrayant de gens à blason, de financiers cotés et d'artistes célèbres : l'aristocratie du sang, celle de l'argent et celle du talent se rendant hommage, avaient-ils coutume de dire dans une phrase stéréotypée. S***, dès l'entrée, sentit gonfler en lui son ferment d'indignation. C'était bien là cette société « brillante », ce faux chatoiement de vanités, ces hypocrisies se coudoyant, ces décolletés fielleux, ces sourires niais. Sur ces deux ou trois cents figures les mêmes petitesses luisaient, diverses seulement par leur catégorie. Le premier, ce gringalet vantard et astiqué, dont les yeux vitreux, presque dépourvus de cils, engendraient des regards de satisfaction non déguisée, réalisait, exact jusqu'à la caricature, le type du fin-de-siècle contemporain, l'être abject et grotesque, qui, dans sa minuscule ambition, ne pouvant se distinguer par son intelligence, tient à se faire remarquer par son absurdité. De nombreux exemplaires de cette espèce humaine circulaient sur les parquets, jetant sur eux de complaisants coups d'œil en passant devant les glaces, tapotant de leurs doigts chargés de bagues un pantalon sans plis, ajustant avec infatuation leur monocle, causant et riant très fort avec des exagérations de voix et des nasillements de timbre. Les ventres tenaient aussi un plantureux étalage. Ils appartenaient — on le voyait tout de suite, sans même remonter jusqu'à la tête — aux grands égoïstes de Paris, aux accapareurs du métal or. Des gloutonnements insatiables se devinaient dans ces ventres tendus comme des poches ; on y sentait de gros gargouillements de matière. Quels appétits féroces animaient ces pauses-là !
 Pouvait-on prendre son parti de pareils instincts, supporter ces hommes grossiers, frayer avec eux ? Cependant, à juger à la manière dont ils étaient entourés, on flairait en eux des espèces de rois. Oui vraiment, des dominateurs : car cette passion basse, dont ils étaient les fortunés, tourmentait les trois quarts des individus du siècle. Vautré dans une causeuse, de pair avec une vieille aux prétentions fanées, ce sieur pincé, dont les favoris trop soignés témoignaient d'une constante étude à plaire à des autorités femelles, ne pouvait être qu'un quémandeur d'influences occultes, un député en brigue d'un portefeuille ou un auteur de cent lignes sur la monarchie très chrétienne à l'amorce d'un fauteuil. Le dialogue devait être d'une préciosité sans exemple, la guenon minaudant dans ses falbalas délurés, le singe grimaçant des fadeurs du bout de son museau pointu. Voici un gâcheur de toile très renommé. Il était houspillé par un groupe criailleur de jeunes filles sottes, que toutes sûrement harcelait le désir d'être exposées au prochain Salon dans un nuage de tulle rose. L'artiste choyé — déplaisant personnage, va ! — se laissait pomponner, fleurir, enrubanner de fadaises, faisait le coquet et humait avec gloriole les flatteries sucrées de ses complimenteuses. L'aspect de cette collection de fantoches, uniformes dans leur arrogance comme dans leur habit noir étriqué, provoquait de trop nauséeuses réflexions pour ne pas en souffrir étrangement. Mais ce qui déroutait plus encore l'imagination, c'était le spectacle lamentable de la femme.
 À l'éclat des lumières, des dos passaient. Nus, cirés, prétentieux, maculant d'un albâtre artificiel les tailles rouges ou sombres, ou mal fondus dans la craie des robes blanches, ils tournoyaient, disparaissaient, revenaient avec un persistant dévergondage. Leurs épaules attachaient des bras de toutes formes : les uns maigres, les autres musclés, parfois grelottant comme de la gélatine, souvent plaqués de reflets maladifs, toujours gantés jusqu'au coude. Sous l'ajustement des soies transparaissaient les héroïques efforts des corsets pour mouler en un buste présentable leur contenu vaseux. Et quel résultat ! des cous gonflés, des difformités aux hanches, des excroissances ou des vides imprévus dans la poitrine. Tantôt trop lourds et d'une flaccidité défiant les plus minutieuses précautions, les seins broyés sous les baleines ne savaient où se mettre et risquaient à chaque mesure d'orchestre de déborder la chemisette ; tantôt, fâcheusement avortés, leur absence se dissimulait par de pudibondes dentelles, où la curiosité des hommes fouillait sans rien trouver. Ce qui était certain, c'est que tout ce qu'elles pouvaient dévoiler de peau sortable elles l'exhibaient ; et cette exposition était si peu alléchante, qu'un malaise prenait le cœur à l'idée de ce qu'elles cachaient. Les toilettes avaient beau être des « merveilles d'ingéniosité », l'habileté des couturières et les longues heures d'essayage remédiaient peu à l'incurable disgrâce des corps. Si, du moins, l'œil avait pu se reposer sur des attraits d'étoffes et de draperies susceptibles de compenser par leur art l'insuffisance des mannequins qu'elles habillaient ! Par malheur, le plus affreux goût avait présidé à ces incroyables attifements. Pour quelques-unes qu'une élégance de meilleur aloi parvenait à flatter, la plupart, étrangement emplumées, chargées d'oripeaux maladroits, grinçantes de couleurs batailleuses, ressemblaient à une ménagerie hurlante de perruches et de kakatoès. Oh ! dire la difformité des cols où s'engonçaient les nuques, la gaucherie des manches aux bâillements grimaçants, le rachitisme des corsages, la lourdise des jupes ballonnées, la messéance des froncis gigotant à chaque mouvement des jambes ! Quel salmigondis de rouges et de verts, de teintes atroces amalgamées, jurant, tirant la rétine ! Le charivari des bijoux et des cheveux faux couronnait, funambulesque, chacun de ces monuments d'outrecuidance ; et le nombre des diamants semblait être le taux de la marchandise. Cela n'était rien. Il fallait supporter le décevant spectacle des visages ! Sur cinquante femmes, il y en avait difficilement une de jolie. Sur dix, il s'en rencontrait à peine une avec qui il n'eût pas été répugnant de coucher. Ce qui les déparait et leur créait les expressions les plus saugrenues, sinon les plus hideuses, c'était l'épouvantable cacophonie des traits : les fronts doués de toutes les bosses et passant par tous les angles, tantôt proéminents comme des rochers en surplomb, tantôt fuyant comme des horizons écourtés, polis, luisants, jaunes, mats ou ridés malencontreusement, malgré les soins du maquillage ; les joues boursouflées ou hâves, avec les pommettes saillantes des poitrinaires et les complexités graisseuses des lymphatiques, blafardes de poudre de riz ou rubicondes, affligées de pois chiches, de grains noirs, de taches de rousseur ou de bouquets de poils ; les oreilles pointant ci et là, les unes aux dimensions asines, évasant leur pavillon comme celui d'un cor de chasse, les autres ratées, recroquevillées, faisant corps avec le crâne ; puis les yeux enfoncés entre des bourrelets de chairs, trop petits, incolores, s'agitant burlesquement sous des paupières chassieuses, et ceux, au contraire, qui sortaient de la tête, grotesquement myopes, roulant avec de comiques fureurs dans leur orbite agacé, et ceux dont les coins pleuraient, ou dont la sclérotique était lézardée de rouge, et ceux qui ne se soutenaient qu'artificiellement par la douteuse vertu des peinturages ; puis les mentons déjetés, aigus, boulots, avançant en éperon de navire ou rétrogradant en museau de requin ; puis les bouches distorses, les mâchoires en scie ; puis surtout les nez, oh ! les nez, de toute catégorie et de tout volume, depuis les nez crochus, stridents, décochés vers le ciel, jusqu'aux trompes bossues, coulant contre terre, en passant par les nez gonflés, les nez caverneux, les nez en navet, les nez en tire-bouchon, les nez dominateurs, accaparant toute la physionomie, plus vastes par leur monstruosité de solitaire, les nez aplatis, épatés, avec des apparences de mollusque accroché, les nez avortons, perdus dans une vallée de la face, les nez filandreux, les nez cucurbitacés et les becs de perroquet. On pouvait trouver, en cherchant, un détail agréable : une lèvre délicatement tournée et rose, un iris velouté, doux, expressif, des dents régulières, réalisant d'assez près l'image commune de la rangée de perles, un cou moins banal que les autres et s'élevant avec quelque noblesse hors des épaules. Mais où prendre le visage parfait, c'est-à-dire l'ensemble de détails excellents concourant à un tout admirable ? Ce n'était pas, à moins d'une chance extraordinaire, sur la quantité limitée des invitées qu'on osait espérer le découvrir : il fallait mettre sens dessus dessous Paris, passer en revue son million de femmes, et s'estimer heureux si le nombre des élues de race divine se montait à une demi-douzaine. Inutile, du reste, et peu désirable la rencontre d'un de ces chefs d'œuvre : pour n'éprouver devant lui qu'une froide approbation, le raisonnable enchantement qui s'empare du spectateur devant la Vénus de Milo, et séduit son instinct artistique sans captiver son cœur ! Toujours, et comme par une loi fatale, quelque vice énorme souillait, en l'annihilant, l'impression favorable causée parfois par l'un de ces détails. L'on devait presque regretter l'apparition et le flamboiement d'une suave prunelle brune sous une arcade sourcilière chauve ou golfe, un sourire radieux surmonté d'une protubérance nasale digne d'un tapir. C'est en vain que S*** observa : au milieu des salles de fête, entre les palmiers du jardin d'hiver, dans les sophas des petits salons, tourbillonnantes ou s'élongeant en poses étudiées, tandis que dans l'atmosphère lourde flottaient les enroulements mélodiques des valses, les créatures angéliques, vraie collection simiesque, passaient et repassaient devant ses yeux las, sans exciter en lui autre chose qu'un amer sentiment de dédain.
 Ce bal était ce que sont tous les bals, toutes les réceptions mondaines, toutes les soirées d'Opéra, toutes les réunions où le sexe accourt pour se montrer et pour exercer son empire : la beauté de la femme s'étalait dans toute sa laideur.


Louis Dumur.

LES RELIEFS

LE PÈLERINAGE DE SAINTE-ANNE

À Lulu, dont la chevelure
est un essaim d'abeilles.


 Les cinq Gars de faïence, à la peau de falaise, aux yeux couleur d'océan qui s'apaise, vont, bras dessus, vers la chapelle peinte où, vieillement jolie, sourit la bonne Sainte.
 Mises dimanchement, emparfumées de marjolaine, bras dessous les accompagnent les cinq Promises de porcelaine mignonnes comme des joujoux et dont la joue rayonne ainsi qu'une pomme d'api, — car ils reviennent des baleines, des lugubres baleines aux vilaines bouches, les salubres marins destinés à leurs couches.
 Donc la guirlande juvénile vers Sainte-Anne marche, à travers la lande puérile, les lins et les moulins, les ruches, le blé noir, les meules, les manoirs, les clochers de pain bis, les vaches, les brebis, et les chèvres bêlant à la manière des aïeules.
 Et, l'âme vive, l'on arrive à la chapelle peinte où, vieillement jolie, sourit la bonne Sainte.
 Viennent offrir, les fils des vagues, leur offrande viennent offrir à la Marraine aux fins yeux d'algue, à la Marraine des marins, qui, les sauvant des loups gloutons du vent noroît, guida leurs grands moutons de bois vers le bercail de Cornouailles.
 Et les voici cherchant au tréfonds de leurs poches, sous le bonjour des cloches, et les voici cherchant le Cœur d'or ou d'argent juré devant l'écueil qui peinturlure en deuil les femmes de futaine allant pleurer à la fontaine...
 Et les voilà cherchant le Cœur d'or ou d'argent, cependant que sur l'herbe et la mousse, lassées par la route, elles s'étendent toutes, les douces fiancées aux longs cheveux de gerbe.
 Mais ils ne trouvent dans leurs poches, sous le bonjour des cloches, ne trouvent que des sous, du corail, de l'amadou, puis des médailles ; les Cœurs d'or ou d'argent, nullement.
 Surpris, et pâles plus que des surplis, aussitôt ils comprennent qu'ils oublièrent au village l'ex-voto.
 Lors pleurent les marins, dociles pèlerins, qui point ne veulent faire veuve des cadeaux la Sainte aux fins yeux d'algue envoyant des radeaux aux voyages fragiles, — tant on devient pieux d'aller par la mer bleue sous la superbe croix du mât et de la vergue !
 Dans la brise, tout bas, déjà dorment les Promises de porcelaine emparfumées de marjolaine.

***


 Tout à coup, dressant le cou, les cinq Gars de faïence tirent de leur ceinture cinq couteaux plus brillants que cinq sardines de Lorient et se dirigent, sur l'orteil, vers les cinq vierges en sommeil.
 Les oreilles d'icelles, emmi les tresses blondes, semblent des coquillages dans le sable de l'onde.
 Comme pour faire des folies, les cinq Gars s'agenouillent devant les Jolies rêvant sur l'herbe verte ainsi qu'est verte une grenouille.
 Lorsqu'a défait, chaque jeune homme, corsage et corselet où rient deux pommes de Quimperlé, voici que vite en les poitrines vives ils font d'un geste prompt, avec des yeux de chandelier, font s'enfoncer les sardines d'acier.
 Giclant soudain, du rose arrose la frimousse des anciens mousses. On dirait qu'un rosier de forge les pavoise d'un reflet, ou qu'ils mangèrent, jusqu'à la gorge et le gosier, des mûres et des framboises.
 Leurs mains plongent enfin dans les poitrines belles et retirent cinq cœurs, cinq cœurs battant de l'aile.
 Dans la brise, toujours dorment les Promises de porcelaine emparfumées de marjolaine.
 Ensuite, ayant cousu les chairs — avec le fil du baiser cher en l'aiguille des dents — et refermé corsages corselets où rient deux pommes de Quimperlé, les cinq Gars de faïence entrent dans la chapelle peinte offrir les cœurs, les cœurs battant de l'aile à la Sainte aux fins yeux d'algue qui, les sauvant des loups gloutons du vent noroît, guida leurs grands moutons de bois vers le bercail de Cornouailles.

***


 Hélas ! quand ils sortirent devers la mousse et l'herbe, plus ne virent leurs Douces aux longs cheveux de gerbe.
 Toutes là-bas partaient, partaient parmi la route qui, blanche, se déroule jusqu'au village où l'on roucoule.
  Eux les appellent par leurs noms : Yvonne, Marthe, Marion, Naïc et Madeleine !
 Mais point ne se tournent les belles, Yvonne, Marthe, Marion, Naïc et Madeleine ; et les vilaines au loin s'en vont.
 Si loin que leur coiffelette, d'abord aile de mouette, devient aile de papillon, puis flocon de neige fondu par l'horizon...
 Tombent alors en défaillance les cinq Gars de faïence tandis que disparaissent les cinq Promises de porcelaine emparfumées de marjolaine.

***


 De cœur n'ayant plus, elles n'aimaient plus : Yvonne, Marthe, Marion, Naïc et Madeleine.


 Novembre 89.

Saint-Pol Roux.

NOTICES LITTÉRAIRES

JEAN MORÉAS


 Tous les lundis soirs, au Café Voltaire, se tiennent les assises du symbolisme. Durant qu'en face, au théâtre subventionné de l'Odéon, des adaptations ridicules achèvent de déconsidérer l'art officiel, quelques esthètes — non des moindres — complotent, dans l'azur des cigarettes, des rénovations prosodiques. On y rencontre Henri de Régnier, Vielé-Griffin, Dauphin Meunier, Albert Saint Paul, Maurice Du Plessys, Henri Cholin, Achille Delaroche, d'autres encore dont le catalogue Vanier enregistre les noms. Près de Charles Morice, à l'ovale penché de Véronèse, c'est Moréas qui préside, incontesté. Il s'est imposé non seulement par l'éclat de son génie, mais encore par la vertu de sa plastique. L'homme est loin d'être banal. Son profil ou brûle éternellement la flamme d'un monocle, sabré d'une moustache hautaine, détient, sous les ondes bleues de sa chevelure abondante, une assurance royale. Il respire à la fois le mousquetaire et le tzigane. Il a des gestes brusques de corsaires byronien et une voix dont l'airain martèle héroïquement les vers. Les papotages et les caquetages brusquement cessent, quand — toutes les trompettes de sa voix donnant — il tonitrue :


Je suis le guerrier qui taille
À grands coups d'épée dans la bataille



 Rien n'est plus piquant certes ! que de voir, au café et à la brasserie, un poète tel forcer au silence les tablées bourgeoises d'alentour et violer l'attention des boulevardiers imbéciles pour leur infliger la grandiloquence de ses vers. Or, c'est fréquemment qu'il les scande, ses vers. La poésie l'accapare et le retient. Il l'aime avec frénésie.
 « Je suis jaloux de Pindare, dit-il quelquefois ; je lui pardonne parce qu'il est Grec. »
 Je ne me souviens pas avoir jamais entendu Moréas parler d'autre chose que de son Art. On dirait qu'il n'a que cette préoccupation. C'est d'un tumultueux distique qu'il vous accueille, et longtemps encore après que vous l'avez quitté, sa voix vous poursuit d'un hémistiche fougueux.
 Voici quelque six ans qu'il a débuté par les Syrtes et les Cantilènes, volumes de vers où des beautés fourmillent, mais inégaux et où la main du Poète, parfois, manque d'assurance. Il appartenait au Pèlerin Passionné de nous révéler dans sa fleur un artiste impeccable, un rhéteur sûr de lui.
 Moréas s'est étiqueté symboliste. Il procède effectivement non par équations, non par syllogismes abstraits, mais par images successives. Il est ambitieux de suggérer plutôt que d'indiquer. Toutefois, comme la définition du symbolisme est chose assez flottante, il a pris soin de préciser son but qui est, dit-il, de montrer comment une sentimentale idéologie et des plasticités musiciennes se vivifient d'une action simultanée.
 Moréas est un exemple éclatant de ce que peut la ténacité jointe à beaucoup de réflexion. On le voit s'avancer progressivement au symbolisme. La transformation ne s'est pas faite d'un coup, mais, le symbolisme rencontré, le poète s'y est jeté furieusement, et il est parvenu, avec la merveilleuse souplesse de sa race, à faire du symbolisme sa renommée, à s'y spécialiser d'une façon plus éclatante que quiconque.
 Jean Moréas est foncièrement un élégiaque. C'est, sous des dehors de mameluck outrecuidant, de palicare, opine Anatole France, de timbalier riposte Aurélien Scholl, un petit page timide, un Chérubin frêle, un Fortunio délicat. Fréquente la voix câline murmure : « Allons, Moréas, chantez votre romance ! » et des nuits ioniennes aussitôt s'évoquent, toutes frissonnantes de Guzlas.
 Ses vers ont une langueur étoilée. Chez eux pas de brouillards saxons ni de neiges britanniques — mais un fonds de clartés grecques — toujours ! Moréas n'est pas un triste. C'est en vain qu'il se dolente des feintises et des perfidies traîtresses de l'Aimée, c'est en vain qu'il proclame sa lassitude de vivre et qu'il implore la mort, on sent permaner chez lui, comme chez les vierges d'Eurépide, l'amour profond de la lumière. Sa plainte de tourterelle apitoie davantage qu'elle n'épouvante, et lorsqu'il se plaint ses symboles sont de riantes images évoquées. Ses mélancolies ont encore la splendeur des couchants vénitiens. Il vous survient parfois même des étonnements à voir de quels soins minutieux et patients il ordonne ses rhythmes de désespoir. Un scholiaste de la bonne époque trouverait à admirer à chaque vers.

Je ne suis pas un ignorant dont les Muses ont ri !

s'écrie quelque part Moréas. Non certes ce n'est pas un ignorant,et peut-être M. Montorgueil, le critique si acéré, n'a-t-il pas tous les torts de s'en plaindre.
 Non pas qu'il faille voir chez Moréas, comme le veulent certains esprits malveillants, un simple rhéteur à la façon des grœculi de la décadence romaine. Je suis convaincu qu'il porte en lui cette âme émerveillée et ce don d'étonnement facile qui est la marque distinctive de tout élu des Muses. Il a gardé toute la fraîcheur d'impressions des aèdes premiers. Il est arrivé à rajeunir des comparaisons que l'on croyait à jamais usées, comme par exemple des femmes et des fleurs. Il parle, sans ridicule aucun, de sa lyre, du zéphir, de Venus Cyprienne. Il chante, comme aux premiers âges, l'amour, le soleil levé et le printemps.
 Il s'est façonné une langue adéquate à ses sentiments. C'est sur le terreau poétique des XIIe et XVIe siècles qu'il cultive les délicates fleurs de sa rhétorique. Il garde de ces âges-enfants la caractéristique : grâce et mignardise. La langue dont il use, avec ses ingénuités de terroir, excelle à traduire l'amoureuse langueur. Allez donc avec la langue incisive et nerveuse que nous a faite l'ère des armées permanentes et des assemblées législatives (ou tant de manifestes et de placards électoraux!) soupirer des aveux tendres d'amant. Il ne pouvait fixer autrement dans leur toute intensité les adorables langueurs de son âme. Susurres de ruisselets matinaux, frisselis de feuilles mouvantes, chansons d'oiseaux que la saison presse, tous les soupirs, ses vers les ont avec des grâces comme chez Théocrite, et des mollesses comme chez Tibulle.
 Moréas n'a pas recueilli seulement d'anciens mots, mais encore d'anciens tours. Il a instauré les coutumes de versification abolies par la réforme de Malherbe à côté d'aucunes siennes nouvelletées. C'est un oseur. Il a des rhythmes imprévus et des modes prosodiques étranges où le goût médiocre se déconcerte.
 On a reproché aux symbolistes d'éluder les difficultés du vers réglementaire dans le seul but de simplifier leur tâche de poète et d'écrire — pour tout dire — avec moins de conscience que leurs aînés. C'est là une objection spécieuse. Oui certes! il y a dans un sonnet de tel Parnassien, de M. Albert Merat ou de M. Emile Blémont, par exemple, plus d'art qui se laisse voir, plus de travail apparent, plus d'efforts à première vue appréciables. Les poèmes à forme fixe constituent une œuvre de patience dont nul n'ignore les périls. Tout de suite y éclate le mérite de la difficulté vaincue. Dans les pièces de l'école symboliste, au contraire, le vers s'écourte et s'allonge au seul gré du sens harmonique de chacun. Les lois intimes en échappent, mais — qu'on y prenne garde ! — les lois individuelles du génie sont autrement rigoureuses que celles de la tradition, par cette raison que le caractère d'authenticité dont elles sont douées de par leur origine céleste les rend, sous peine de déchéance, inviolables au poète.
 Moréas, à qui suspecte la légitimité et la splendeur occultes de ses innovations, répond superbement : « Et qui me saurait tenir en suspicion ? N'ai-je pas déjà fait preuve de quelque supériorité en la poétique réglementaire ? » Cette crânerie dans la discussion l'honore.
 Résumons en disant que le Pèlerin Passionné est un livre qui date. Quels que soient les effarements et les indignations qu'il suscite, il est appelé à irradier notre histoire des Lettres.
 Même dans cette revue forcément si rapide de l'œuvre de Moréas, il sied de prendre le temps d'un salut à cette Galatée où se symbolise — de sorte que glorieuse ! — la navrante destinée du POÈTE. C'est la Passion— entendez ce mot au sens mystique — de toute Âme fière qui ne renonce et qui, ne pouvant oublier sa divine essence, ne veut sacrifier rien de ses vertus. Il y a là, transposé pour flûtes cristallines, mais avec non moins d'intensité douloureuse, ce motif désolé que, déjà, Alfred de Vigny avait orchestré pour les orgues profondes :

Seigneur, vous m'avez fait puissant et solitaire...


 Je finirai sur cette remarque que deux noms naturellement s'imposent à qui s'entretient de Moréas:
 Ronsard, qui, parlant à sa lyre, s'écriait :

Je pillai Thèbe et saccageai la Pouille,
T'enrichissant de leur belle dépouille.


et Chénier, dont ce vers implique l'esthétique vœu :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques

.
 Mille affinités existent entre ces trois génies d'origine commune presque. Comme ses aînés, Moréas a tenté la renaissance gréco-latine et de ramener l'azur et le soleil dans notre littérature menacée de trop de brouillards. Il a tenté même davantage. Il a poursuivi dans les idées et les sentiments, comme dans la prosodie et le style, la communion du moyen-âge et de la renaissance. Il a voulu que, par lui, prit fin cette hostilité du mysticisme et du paganisme dont la lutte s'est perpétuée implacable durant des siècles, et que son œuvre en fût comme le trait d'union. S'il était vrai que Moréas eût réussi dans cette tâche, il serait plus qu'un homme, il serait un dieu. Notre admiration serait sacrilège d'aller jusque-là. Accordons-lui que de ces deux principes ennemis il a fondu en lui non pas l'esprit mais la lettre, et ce ne sera pas lui faire un mince éloge — non, certes !

Ernest Raynaud.

L'HEURE EN EXIL


I

L'ENNEMIE


D'abord s'en vint l'Ennemi à l'entour
De mon corps inerme et seul dans sa Tour
Déverse sur sa base de sagesse;


Puis s'essouffla l'Atabule brumal
Qui, sur mon corps inaccessible au Mal,
Gerça la Tour comme écorce gélive.


Elle au plus près de moi venue alors,
Ce fut un ineffable corps à corps
Dont geignait et saignait mon corps brehaigne.


Par griève blessure elle l'émut,
Et m'enveloppa si bien qu'elle m'eût
Brûlé dans sa chevelure ignivome


N'était l'Esprit soudain aide et vainqueur
Qui rendit vaine et froide pour mon cœur
Sa chevelure détorse, sa force.


Ce ne fut que mon corps qui se damna :
L'Esprit permit que la folle entraînât
La fane de mon corps sur son alfane.


Mais depuis mon cœur surveille à l'entour
Et, pour cacher les brèches de la Tour,
Plante l'aurone dans les chantepleures.


II

VIENNE L'AMIE


Très proche cependant que seulement prochaine,
Pour embaumer sans la troubler l'heure en exil,
Parfum de chair et point de chair mais corps subtil.
Qu'ainsi jamais venue,et présente, Elle vienne!
Pour embaumer sans la troubler l'heure en exil.

Dans mon silence où les syllabes stillent toutes.
Aveux que n'acertainent ses lèvres ni rien,
Frais lacis de ses bras en gestes de liens,
Morsures sans l'arille âpre des fruits qu'on goûte,
Aveux que n'acertainent ses lèvres ni rien.

D'un dessin succinct, teinte claire peinte en fresque.
En si folle peur du cœur qu'on pourrait briser
Qu'à peine en amour, à peine un léger baiser,
Et si peu de sexe qu'insexuée ou presque
Par si folle peur du cœur qu'on pourrait briser,

Telle, bien que plus belle peut-être plus vive,
Qu'Elle, l'Amie ainsi, l'Ennemie autrement,
Vienne! sans que son pied pèse comme un tourment,
Sans que se plaigne même une planche jointive :
Elle est l'Amie ainsi, l'Ennemie autrement.


Dauphin Meunier

CE QUE L'ON ÉCRIT LE SOIR

Je n'ai pas d'ailes et cependant mes pensées s'envolent.

(chanson chinoise.)

I

Une voiture roule dans le silence de la nuit. Qui sait? C'est peut-être l'ami qui vient, le bonheur qui passe... mais l'ami ne s'arrête pas et le bonheur s'en va loin, bien loin. Dans le roulement qui s'endort, j'ai la mélancolie que l'on éprouve au départ d'un ami connu de hier, d'un être qu'on n'aime pas encore, mais qu'on devine que l'on aurait peut-être aimé, s'il fût resté au pays. Cette mélancolie n'est pas bien poignante mais elle est triste, parce qu'il y a de l'irréparable dans cette sympathie qui aurait pu être et qui ne sera jamais.

II

Pauvre chambre où j'ai passé ma jeunesse, pauvre chambre avec le bougeoir connu et le lit où j'ai souffert, où je mourrai peut-être, et tous les objets familiers qui m'ont comme des visages amis, pleins de tendresse et de sollicitude. J'entends si bien ce que vous me dites. Vous me plaignez et de tant de choses! C'est pourquoi, souvent, je pense à vous, dans les pays étrangers où je traîne mon ennui.

III

Dans l'intimité la plus absolue, il y a des minutes d'éloignement, des vides — comme des arrêts d'affection qui indiquent que, malgré tout, l'homme est seul et restera seul, toujours, toute sa vie. Tristan qui n'aura pas d'Isolde!

IV

En général, les âmes vraiment fines et vraiment personnelles n'éprouvent guère de sympathies, leurs sentiments sont comme les fleurs de serre. Pour les faner, il s'agit d'un jour et d'un peu de fumée.


V

... Une fois, un acteur me racontait une crise sentimentale de sa vie. Il n'y avait ni invention, ni rêverie, rien qu'un grand morceau de réalité triste,et pourtant, malgré lui, il faisait des gestes, il faisait des phrases — et l'on ne savait plus très bien si l'on avait devant soi Monsieur un tel, habitant tel endroit, artiste de tel théâtre, ou le marquis de Presle, ou Horatio, ou Crispin. C'était de la tristesse amusante. Imaginez du fard jaune de danseuse javanaise sur un visage de Parisienne jolie et vous aurez l'effet, transposé.


VI

Parmi les faubourgs d'une ville du Nord. — II pleuvait, il faisait triste. Dans des terrains vagues, devant un hôpital, des brebis paissaient et sous la pluie d'orage elles restaient immobiles, têtes baissées. Seul, un vieux bouc levait la tête, et, sans une oscillation de ses longues cornes, il regardait silencieusement tomber la pluie. Ce vieux bouc était un philosophe à sa manière, il m'a rappelé ceux qui regardent tomber la vie silencieusement et sans daigner ni frissonner, ni se plaindre.

Seul, le silence est grand, tout le reste est faiblesse.

VII
Il est une ville que j'ai traversée tant de fois, mais que je connais à peine et pour laquelle, néanmoins, j'ai mille sympathies — d'abord, parce qu'elle est aimée de ceux que j'aime et détestée de ceux que je déteste — puis, parce qu'elle n'est ni grande, ni petite, ni catholique, ni protestante, ni française, ni allemande, et que, paisible comme un paysage d'automne, elle doit être bonne à habiter. Cette ville, c'est Bâle.
VIII

II est des idées qui procurent à l'âme, un repos délicieux, comme un de ces étirements dans la fraîcheur des draps, après les grandes fatigues — un de ces étirements qui font penser qu'on n'aura plus, plus jamais, la force de se relever, de se rhabiller, de reprendre l'action.

IX

Ce soir nous avons repris les routes où nous passions jadis, nous avons repris le chemin d'autrefois — c'était comme si j'avais revécu quelques heures de ma jeunesse. Or, malgré l'ami avec lequel je faisais ce pèlerinage aux choses du passé — l'ami que je n'avais pas revu depuis des années — je n'avais aucune émotion mais seulement l'intérêt banal que l'on a à visiter les galeries d'un musée. Il y a des tombes devant lesquelles il ne faut point revenir car le cœur oublie, parfois, ceux dont la mémoire saura toujours le nom. Hamlet qui a perdu Ophélie mais qui connaît encore la fille de Polonius... « Je vous ai aimée autrefois!... » Autrefois, c'est-à-dire le passé — et comme chante Ophélie :

Non, non, il est mort,
Il ne reviendra jamais!

X

J'aime les violettes, non pas les violettes des bois mais les violettes de Nice aux pétales longs et chiffonnés comme de la soie froissée — je les aime parce que c'est une fleur de luxe, parce qu'elles ont quelque chose d'artificiel, de comme fait à la main. Et puis, lorsqu'elles sont serrées en bouquet; en les respirant je pense, malgré moi, à ces mains de femmes qui sont si habiles à les manier, mains pâles aux longs doigts fiers, constellés de pierreries. Mais, hélas ! dans ces mains, les fleurs se faneront vite et leurs pétales s'en iront un à un, au caprice du vent, car les mains moqueuses des femmes belles sont faites pour froisser et pour torturer les violettes de Nice et les cœurs des hommes.

XI

Parfois, lorsque minuit sonne et que la soirée devient mauvaise, lorsque le travail m'étouffe et que je me sens fatigué comme un vieillard — alors, je m'arrête, je rêve de vous... Vous m'entendez, je ne dis pas que fait-elle, où est-elle?... Ce serait penser à vous. Non, je rêve de vous. C'est-à-dire que j'oublie tout — le livre que je lis, même si c'est du Bourget ; la ville où je suis, même si c'est Paris. J'oublie tout et il me semble que vous venez vers moi, doucement... j'entends sur le tapis le froissement de vos chers pieds et je crois que votre main, que votre petite main d'enfant va se poser sur mon épaule, comme jadis, et que vous me direz de votre voix rieuse comme du Mozart :...

XII

Ce jour, le dernier de l'année, je suis allé au cimetière. Il faisait sombre, bien que ce fut à peine deux heures. Le ciel était gris, sans lumière. Or, le cimetière était situé au sommet d'une colline. M'étant accoudé sur le mur d'enceinte, j'ai contemplé le paysage. C'étaient d'autres collines et puis d'autres collines et puis, toujours, d'autres collines, avec de grandes lignes blanches — des routes qui allaient très loin vers des villes inconnues. Au retour, j'ai dû me tromper de route, car celle que j'ai suivie ne menait pas à la Cité du Bonheur.

Ernest Tissot.

UNE LETTRE INEDITE DE BALZAC



La lettre suivante, cachetée à l'initiale H surmontée d'une couronne vicomtale, se rapporte à la période de juin 1832, pendant laquelle Balzac, à la suite d'un accident de voiture, était au lit, « saigné, à la diète et sous la défense la plus sévère de lire, d'écrire et de penser. » (Corr. I. 149). Elle provient d'un monsieur Galisset, mort président du tribunal civil de Pithiviers, et peut intéresser les Balzaciens.

« Mon cher monsieur Galisset, la dernière fois que j'eus le plaisir de vous voir, vous m'avez parlé d'un terrain que vous possédiez rue Notre-Dame-des-Champs et que vous vouliez vendre: l'on vous proposait en échange des valeurs qui ne vous plaisaient pas, mais qui représentaient huit à neuf mille francs. Or, si v/. terrain est toujours à vendre, je viens vous confier assez bonnassement (sic) qu'il me conviendrait de l'acquérir et que je vous donnerai par portions égales le pauvre argent du poète, afin de thésauriser un peu au lieu de dépenser les revenus incertains de la plume.
 Si donc ma proposition vous agréait, ayez la complaisance de m'écrire un mot rue Cassini, numéro I, avant le 1er juillet.— Comme il s'agit pour moi de l'emploi d'une somme très modique, qui doit m'arriver partiellement et que je voudrais l'utiliser, ma proposition et mes moyens sont bornés et ne me permettraient pas d'aller au delà. — Je voudrais bien que vous m'indiquassiez promptement le gisement de v/. propriété afin de la faire examiner.
 J'imagine qu'en cas d'affaire vous me

donneriez toutes les facilités possibles pour les paiemens qui seraient soumis à mes rentrées, et ces rentrées sont des restes de liquidations assez difficiles à arracher des mains de mes débiteurs.
 Agréez mes compliments sincères. Je souhaite que ma lettre vous trouve heureux et bien portant au milieu de vos domaines. »

v.d.s.


de Balzac


  « 2 Juin
 J'ai dédaigné de vous dire en style d'acquéreur que tout ici est mort et que les affaires politiques ont porté tout au plus mal dans les affaires immobilières et commerciales, attendu que vous êtes homme d'affaires et moi homme d'imagination! »
 On voit comment l'écrivain savait augmenter ses dettes, en achetant sans argent des terrains inconnus.

R. Minhar.

DÉCOUPURES

II.
déjeuner de soleil
 La neige, qui suggère les comparaisons fades (voulez-vous que nous partions pour les pays où la neige est noire?), couvre tout comme ..... non!
 Dans la rue, un gamin pétrit une boule, la pose sur une couche unie, sans ornière ou marque de pas, et la pousse prudemment. Elle roule et s'enveloppe à chaque tour comme d'une feuille de ouate. Bien que "gobes", les mains suffisent d'abord à la conduire par les sentiers blancs. Puis il y faut mettre le pied, les genoux, les épaules, toutes les forces.
 Souvent, la boule résiste entêtée, s'écorne, se fendille. Enfin, elle s'immobilise.
 Le gamin, petit pâtissier en gros, dédaigneux de fignoler son travail, n'ayant plus rien à faire, disparaît.
 Aussitôt, le soleil maladif et pâle, las de toujours monter sans jamais bouger de place, suce lentement, jusqu'à l'heure du coucher, lèche doucement l'informe gâteau de neige, comme une personne toute patraque grignote un morceau de sucre, du bout des dents, à petites reprises.

III.
la limace

Cette carte est l'abomination de la dégoûtation.

(Journal des Goncourt.)

 Il fait un tel froid que tous les promeneurs rendent la fumée par le nez. Soudain, la bonne vieille, en louchant un peu, aperçoit installée sur sa lèvre, et pelotonnée dans quelques poils de barbe givrés, comme dans dans une herbe rare, une limace rouge.
 -« Ah! sale bête, dit-elle, qu'est-ce que tu fais là? Attends, je vais t'en donner, moi! »
 Elle lui en donne en effet. Elle s'arrête en plein trottoir, et se mouche bruyamment, sans se servir de son mouchoir, de sa manche ou de ses doigts, sans un geste, et d'un seul souffle, raide comme un soldat au port d'armes.
 Le cerveau se vide tout entier. Elle avait de bien vilaines choses en tête, la bonne vieille. Puis, toujours louchant, elle observe. Un moment, ses deux prunelle n'en font qu'une. La limace rouge s'agite, et de sa langue pointue, activement, nettoie la place. Il semble qu'elle nage dans le joie.
 —« Te voilà gorgée, dit la bonne vieille. Allons, file, maintenant, ou je te chiquenaude. »
 Repue, onctueuse et glacée, la limace, que l'air vif à rendue plus rouge encore, recule docilement, descend, descend et rentre chez elle, au chaud, sous son palais, dans la bouche de la bonne vieille.

IV
la partie de silence

Il semblait par moments qu'on l'entendait.

(Comte de Villiers de l'Isle-Adam.)

 Ils ont mangé la soupe et le bœuf. La mère débarrasse la table, l'approche tout près du poêle, pour le père et la fille y dépose la lampe. Le fils choisit dans le coffre à bois une bûche. Ces dames prennent leur ouvrage, le père son journal. Les aiguilles mordillent le linge. le journal va, vient entre les doigts, avec des haltes. Le poêle ronfle ainsi qu'il faut, car sa petite porte est ouverte à moitié, et le fils le surveille. On n'entend pas de tac-tac d'horloge; mais dans une bouilloire siffle comme un nez pris.
 Y sont-ils?
 Ah! La mère oubliait de remonter, une fois pour toutes les autres, la mèche de la lampe, et de baisser l'abat-jour, lequel est bleu. Bien! chut! Et, de huit à dix, lèvres serrées, yeux troubles, oreilles endormies déjà, vie suspendue, toute la famille, pour savoir qui se taira le mieux, fait, sans bruit, sa quotidienne partie de silence.

V
le rêve

Ha, que mademoiselle de la Basinière est mignarde!

Mme de Sévigné.

 Elle demande, en s'éveillant : « Où suis-je? »
 Il lui faut reconstituer, détail à détail, la chambre, faire la reconnaissance des objets familiers, se déclarer :
 —« Voici la pendule et voilà le paravent. En face : les fenêtres! »
 Elle s'est donc grisée?
 Elle se croit, au cerveau, une pelote de glu, où toutes ses idées se sont collées comme des pattes de mouche :
 —« Qu'est ce que j'ai fait, sans le vouloir? »
 Elle bâille, boursoufle l'édredon, tente de se rendormir, sur le ventre, sur le dos. Elle compte au plafond les taches de plâtre, et presse ses tempes entre ses pouces, comme pour faire jaillir le souvenir hors du front :
 —« Tiens, tiens, tiens! »
 Parfois ses lèvres s'avancent, en suçoir, aux succulents « passages » du rêve.
 —« Fameux! Que serait-ce, si c'était « pour de vrai? »
 Un instant, elle prend la pose dite en chien de fusil, croise ses doigts et ramène ses genoux au menton. Puis elle se détend, s'assied sur le lit, et met le premier bas, sans hâte, paresseuse.
 Et tandis que la soie, toutes ses mailles titillées, fait ses délices de la peau, la jeune fille penche encore la tête, s'attarde à écouter, entend distinctement des choses, à gauche.
 Elle a une tourterelle dans le cœur!

Jules Renard.

LE SYMBOLISME EN PEINTURE

PAUL GAUGUIN

Que crois-tu qu'il répondrait si on lui disait que, jusqu'alors, il n'a vu que des fantômes, qu'à présent il a devant les yeux des objets plus réels et plus près de la vérité? Ne penserait-il pas que ce qu'il voyait auparavant était plus réel que ce qu'on lui montre? Platon.


 Loin, très loin, sur une fabuleuse colline, dont le sol apparaît de vermillon rutilant, c'est la lutte biblique de Jacob avec l'Ange.
 Tandis que ces deux géants de légende, que l'éloignement transforme en pygmées, combattent leur formidable combat, des femmes regardent, intéressées et naïves, ne comprenant point trop, sans doute, ce qui se passe là-bas, sur cette fabuleuse colline empourprée. Ce sont des paysannes. Et à l'envergure de leurs coiffes blanches éployées comme des ailes de goëland, et aux typiques bigarrures de leurs fichus, et aux formes de leurs robes et de leurs caracos, on les devine originaires de la Bretagne. Elles ont les attitudes respectueuses et les faces écarquillées des créatures simples écoutant d'extraordinaires contes un peu fantastiques affirmés par quelque bouche incontestable et révérée. On les dirait dans une église, tant silencieuse est leur attention, tant recueilli, tant agenouillé, tant dévot est leur maintien ; on les dirait dans une église et qu'une vague odeur d'encens et de prière volette parmi les ailes blanches de leurs coiffes et qu'une voix respectée de vieux prêtre plane sur leurs têtes.... Oui, sans doute, dans une église, dans quelque pauvre église de quelque pauvre petit bourg breton.... Mais alors où sont les piliers moisis et verdis? où les murs laiteux avec l'infirme chemin de croix chromolithographique? où la chaire de sapin? où le vieux curé qui prêche et dont l'on entend, certes, dont l'on entend la voix marmonnante? Où, tout cela? Et pourquoi, là-bas, loin, très loin, le surgissement de cette colline fabuleuse, dont le sol apparaît de rutilant vermillon?...
 Ah! c'est que les piliers moisis et verdis et les murs laiteux et le petit chemin de croix chromolithographique et la chaire de sapin et le vieux curé qui prêche se sont, depuis bien des minutes, anéantis, n'existent plus pour les yeux et pour les âmes des bonnes paysannes bretonnes!... Quel accent merveilleusement touchant, quelle lumineuse hypotypose, étrangement appropriés aux frustres oreilles de son balourd auditoire, a rencontrés ce Bossuet de village qui ânonne? Toutes les ambiantes matérialités se sont dissipées en vapeurs, ont disparu ; lui même, l'évocateur, s'est effacé, et c'est maintenant sa Voix, sa pauvre vieille pitoyable Voix bredouillante, qui est devenue visible, impérieusement visible, et c'est sa Voix que contemplent, avec cette attention naïve et dévote, ces paysannes à coiffes blanches, et c'est sa Voix, cette vision villageoisement fantastique, surgie, là-bas, loin, très loin, sa Voix, cette colline fabuleuse, dont le sol est couleur vermillon, ce pays de rêve enfantin, où les deux géants bibliques, transformés en pygmées par l'éloignement, combattent leur dur et formidable combat!...
*
**

 Or, devant cette merveilleuse toile de Paul Gauguin, qui illumine vraiment l'énigme du Poème, aux paradisiaques heures de la primitive humanité, qui révèle les charmes ineffables du Rêve, du Mystère et des voiles symboliques que ne soulèvent qu'à demi les mains des simples ; qui résout, pour le bon liseur, l'éternel problème psychologique de la possibilités des religions, des politiques et des sociologies ; qui montre enfin la farouche bête primordiale domptée par les philtres enchanteurs de la Chimère ; devant cette toile prodigieuse, non point, certes, tel banquier adipeux et prudhommesque s'enorgueillissant d'une galerie encombrée de Detaille (valeur sûre) et de Loustauneau (valeur d'avenir), mais même tel amateur, réputé intelligent et ami des juvéniles audaces au point d'admettre l'arlequinesque vision des pointillistes, de s'écrier :
—Ah! non, par exemple!... Celle-là est trop forte!... Des coiffes et des fichus de Ploërmel, des Bretonnes, et de cette fin de siècle, dans un tableau qui s'intitule : La Lutte de Jacob avec l'Ange!! Sans doute, je ne suis pas réactionnaire, j'admets l'impressionnisme, je n'admets même que l'impressionnisme, mais....
— Et qui donc vous a dit, mon cher monsieur, qu'il s'agissait là d'impressionnisme?
*
**

 Peut-être, en effet, serait-il temps de dissiper une

équivoque fâcheuse, qui fut incontestablement créée par ce mot d’impressionnisme, dont on n'a que trop abusé.
 Pour le public ― j'entends ce minuscule public à peu près intelligent qui se préoccupe encore de cette futilité anachronique, l'Art ― il n'existe, on le sait, que deux classes de peintres : les peintres académiques, c'est-à-dire ceux qui congrûment éduqués, diplômés et patentés par la faculté ès-art de la rue Bonaparte, brocantent, à des prix israélites, du beau officiel, dans le genre antique, moderne ou autre, breveté avec garantie du gouvernement ― et, d'autre part, les peintres impressionnistes, c'est-à-dire tous ceux qui, révoltés contre les goûts imbéciles des critiques de boulevard et contre les ignares formulailleurs de l'école, se permettent l'outrecuidante liberté de ne pas copier quelqu'un.
 Voilà qui serait bien, et cette appellation en vaudrait une autre. Malheureusement, pour largement entendue qu'elle soit, elle implique un sens, un sens précis même, et qui n'est point sans dérouter le public. Ce vocable : « impressionnisme », en effet, qu'on le veuille ou non, suggère tout un programme d'esthétique fondée sur la sensation. L'impressionnisme, c'est et ce ne peut être qu'une variété du réalisme, un réalisme affiné, spiritualisé, dilettantisé, mais toujours le réalisme. Le but visé, c'est encore l'imitation de la matière, non plus peut-être avec sa forme propre, sa couleur propre, mais avec sa forme perçue, avec sa couleur perçue, c'est la traduction instantanée, avec toutes les déformations d'une rapide synthèse subjective. MM. Pissaro et Claude Monet traduisent, certes, les formes et les couleurs autrement que Courbet, mais, au fond, comme Courbet, plus même que Courbet, ils ne traduisent que la forme et que la couleur. Le substratum et le but dernier de leur art, c'est la chose matérielle, la chose réelle. Le public a donc fatalement, en prononçant ce mot d’impressionnisme, la vague notion d'un programme de réalisme spécial ; il s'attend à des œuvres qui ne seront que la fidèle traduction sans nul au-delà d'une impression exclusivement sensorielle, d'une sensation. Si donc, par hasard, il se trouvait dans le groupe hétérogène des peintres indépendants étiquetés du titre en question quelques artistes engagés en voies d'art différentes, voire contraires, le bon public, cet éternel et béat adorateur des catalogues, ne faillirait évidemment point à,

comme on dit, y perdre son latin, et, déjà, je le vois, haussant ses omnipotentes épaules, ricaner :
 —C'est idiot!... car cet impressionniste me peint des impressions que nul ne peut jamais avoir ressenties!...
 ne serait-ce point là, par hasard, l'explication de l'analogue boutade proférée devant le tableau de Gauguin par « l'amateur réputé intelligent et ami des juvéniles audaces au point d'admettre l'arlequinesque vision des pointillistes », dont il fut parlé plus haut?...
 Quoi qu'il en soit, aujourd'hui qu'en littérature nous assistons ― cela commence à devenir évident ― à l'agonie du naturalisme, alors que nous voyons se préparer une réaction idéaliste, mystique même, il faudrait s'étonner si les arts plastiques ne manifestaient aucune tendance vers une pareille évolution. La lutte de Jacob avec l'Ange, que j'ai tenté décrire en exorde de cette étude, témoigne assez, je crois, que cette tendance existe, et l'on doit comprendre que les peintres engagés dans cette voie nouvelle ont tout intérêt à ce que l'on débarrasse de cette absurde étiquette d’impressionnistes qui implique, il faut le répéter, un programme directement contradictoire du leur. Cette petite discussion sur les mots, ridicule peut-être en apparence, était pourtant, j'estime, nécessaire : le public, suprême juge en matière d'art, ayant l'incurable habitude, qui ne le sait? de ne juger les choses que sur leurs noms. Donc, qu'on invente un nouveau vocable en iste (il y en a tant déjà qu'il n'y paraîtra point!)pour les nouveaux venus, à la tête desquels marche Gauguin : synthétistes, idéistes, symbolistes, comme il plaira, mais surtout qu'on renonce à cette inepte appellation générale d'impressionnistes et qu'on réserve strictement ce titre aux peintres pour lesquels l'art n'est qu'une traduction des sensations et des impressions de l'artiste.
*
**

 Oh! combien rares, en vérité, parmi ceux qui se targuent de « dispositions artistiques », combien rares les heureux dont les paupières de l'âme se sont entrouvertes et qui peuvent s'écrier avec Swedenborg, le génial halluciné : « Cette nuit même, les yeux de mon homme intérieur furent ouverts : ils furent rendus propres à regarder dans les cieux, dans le monde des idées et dans les enfers!... » Et pourtant n'est ce point là la préalable et nécessaire initiation que doit subir le vrai artiste, l'artiste absolu?...
 Paul Gauguin me semble un de ces sublimes voyeurs. Il m'apparaît comme l'initiateur d'un art nouveau, non point dans l'histoire, mais, au moins, dans notre temps. Analysons donc cet art à un point de vue d'esthétique générale. Ce sera, il me semble, étudier l'artiste lui-même, et peut-être faire mieux que la superficielle monographie composée de quelques vingt toiles décrites et de dix clichés complimenteurs dont se satisfait, d'ordinaire, la Critique d'aujourd'hui.
*
**
 Il est évident – et l'affirmer est presque une banalité – qu'il existe dans l'histoire de l'art deux grandes tendances contradictoires qui, incontestablement, dépendent l'une de la cécité, l'autre de la clairvoyance de cet « œil intérieur de l'homme » dont parle Swedenborg, la tendance réaliste et la tendance idéiste (je ne dis point idéaliste, on verra pourquoi).
 Sans doute, l'art réaliste, l'art dont l'unique but est la représentation des extériorités matérielles, des apparences sensibles, constitue une manifestation esthétique intéressante. Il nous révèle, en quelque sorte, par contre-coup, l'âme de l'ouvrier, puisqu'il nous montre les déformations qu'a subies l'objet en la traversant. D'ailleurs, nul ne conteste que le réalisme, s'il fut prétexte à bien des hideurs, impersonnelles et banales comme des photographies, a aussi parfois produit d'incontestables chefs-d'œuvre, qui resplendissent dans le musée de toutes les mémoires. Mais, pourtant, il n'en est pas moins indiscutable qu'à qui veut loyalement réfléchir l'art idéiste apparaît plus pur et plus élevé – plus pur et plus élevé de toute la pureté et de toute l'élévation qui sépare la matière de l'idée. On pourrait même affirmer que l'art suprême ne saurait être qu'idéiste, l'art, par définition, n'étant (nous en avons l'intuition) que la matérialisation représentative de ce qu'il y a de plus élevé et de plus vraiment divin dans le monde, de ce qu'il y a, en dernière analyse, de seul existant, l'Idée. Ceux donc qui ne savent ni voir l'Idée, ni y croire, ne sont-ils pas dignes de nos compassions ainsi que l'étaient pour les hommes libres les pauvres stupides prisonniers de la Caverne allégorique de Platon?
 Et cependant, si l'on excepte la plupart des Primitifs et quelques-uns des grands maîtres de la Renaissance, la tendance générale de la peinture, on le sait, a été jusqu'à maintenant presque exclusivement réaliste. Beaucoup même avouent ne pouvoir comprendre que la peinture, cet art représentatif par excellence, capable d'imiter jusqu'à l'illusionnisme tous les attributs visibles de la matière puisse être autre chose qu'une reproduction fidèle et exacte de l'objectivité, qu'un ingénieux fac-similé du monde prétendu réel. Les idéalistes eux-mêmes (que, je le répète, il faut se garder de confondre avec les artistes qu'il m'a plu nommer : idéistes) ne furent, le plus souvent, quoi qu'ils prétendent, que des réalistes : le but de leur art ne fut que la représentation directe des formes matérielles; ils se sont contentés d’arranger l'objectivité, suivant certaines notions de qualité conventionnelles et préjugées; ils se sont piqués de nous présenter des objets beaux, mais beaux en tant qu'objets, l'intérêt de leurs œuvres résidant, toujours et encore, dans les qualités de la forme, c'est-à-dire de la réalité; ce qu'ils ont appelé idéal ne fut jamais que le roublard maquillage des laides choses tangibles. En un mot, ils ont peint une objectivité conventionnelle, mais une objectivité et, pour paraphraser le mot célèbre de l'un d'entre eux, Gustave Boulanger, il n'y a guère, au fond, entre idéalistes et réalistes contemporains, que la différence du choix « entre le casque et la casquette »!
 Eux aussi, ils sont les pauvres stupides prisonniers de l'allégorique Caverne. Laissons-les donc s'abêtir en la contemplation des ombres qu'ils prennent pour la réalité, et revenons vers les hommes qui leurs chaînes brisées, s'extasient à contempler, loin du cruel cachot natif, le ciel radieux des Idées.
*
**
 Le but normal et dernier de la peinture, ai-je dit, comme ailleurs de tous les arts, ne saurait être la représentation directe des objets. Sa finalité est d'exprimer, en les traduisant dans un langage spécial, les Idées.
 Aux yeux de l'artiste, en effet, c'est-à-dire aux yeux de celui qui doit être l’Exprimeur des Etres absolus, les objets, c'est-à-dire les êtres relatifs qui ne sont qu'une traduction proportionnée à la relativité de nos intellects des êtres absolus et essentiels, des Idées, les objets ne peuvent lui apparaître que comme des signes. Ce sont les lettres d'un immense alphabet que l'homme de génie seule sait épeler.
 Écrire sa pensée, son poème, avec ces signes, en se rappelant que le signe, pour indispensable qu'il soit, n'est rien en lui-même et que l'idée seule est tout, telle

apparaît donc la tâche de l'artiste dont l'œil a su discerner les hypostases des objets tangibles. La première conséquence de ce principe, trop évidente pour qu'il faille s'y arrêter, c'est, on le devine, une nécessaire simplification dans l'écriture du signe. Si ce n'était, en effet, le peintre ne ressemblerait-il point au littérateur ingénu qui penserait ajouter quelque chose à son œuvre en soignant et en ornementant de futiles paraphes sa calligraphie?

*
**

 Mais, s'il est vrai que, dans le monde, les seuls êtres réels ne puissent être que des Idées, s'il est vrai que les objets ne sont que les apparences révélatrices de ces idées et, par conséquent, n'ont d'importance qu'en tant que signes d'Idées, il n'en est pas moins vrai qu'à nos yeux d'hommes, c'est-à-dire à nos yeux d'orgueilleuses ombres d'êtres purs, d'ombres vivant dans l'inconscience de leur état illusoire et dans l'aimée duperie du spectacle des fallacieuses tangibilités, il n'en est pas moins vrai qu'à nos myopes yeux les objets apparaissent le plus souvent comme objets, rien que comme objets, indépendamment de leur symbolique signification — au point que, parfois, nous ne pouvons, malgré de sincères efforts, les imaginer en tant que signes.
 Cette néfaste propension à ne considérer, dans la vie pratique, l'objet que comme objet est évidente et, l'on peut dire, quasiment générale. L'homme supérieur, seul, illuminé par cette suprême vertu que les Alexandrins nommaient si justement l'extase, sait se persuader qu'il n'est lui-même qu'un signe jeté, par une mystérieuse préordination, au milieu d'une innombrable foule de signes; lui seul sait, dompteur du monstre illusion, se promener en maître dans ce temple fantastique

 

Où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles...

alors que l'imbécile troupeau humain, dupé par les apparences qui lui feront nier les idées essentielles, passera éternellement aveugle

 

A travers les forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers.

 L'œuvre d'art ne doit point, même pour l'œil du populaire bétail, prêter à pareille équivoque. Le dilettante, en effet (qui n'est point artiste,et qui, par conséquent, n'a point le sens des correspondances symboliques), se trouverait devant elle dans une situation analogue à celle de la foule devant les objets de nature. Il en percevrait les objets représentés qu'en tant qu'objets — ce qu'il importe d'éviter. Il faut donc que, dans l'œuvre idéiste, cette confusion ne puisse se produire, il faut donc que nous soyons mis en état de ne pouvoir douter que les objets, dans le tableau, n'ont aucune valeur en tant qu'objets, qu'ils ne sont que des signes, des verbes, n'ayant en eux-mêmes nulle autre importance.
 Conséquemment, certaines lois appropriées devront régenter l'imitation picturale. L'artiste, de toute nécessité, aura la tâche de soigneusement éviter cette antinomie de tout art : la vérité concrète, l'illusionnisme, le trompe-l'œil, de façon à ne point donner par son tableau cette fallacieuse impression de nature qui agirait sur le spectateur comme la nature elle-même, c'est-à-dire sans suggestion possible, c'est-à-dire (qu'on me pardonne le néologisme barbare) idéicidement.
 Il est logique de l'imaginer fuyant, afin de se garder de ces périls de la vérité concrète, l'analyse de l'objet. Chaque détail, en effet, n'est, en réalité, qu'un symbole partiel inutile le plus souvent à la signification totale de l'objet. Le strict devoir du peintre idéiste est, par conséquent, d'effectuer une sélection raisonnée parmi les multiples éléments combinés en l'objectivité, de n'utiliser en son œuvre que les lignes, les formes, les couleurs générales et distinctives servant à écrire nettement la signification idéique de l'objet, plus les quelques symboles partiels corroborant le symbole général.
 Même, il est aisé de le déduire, ces caractères directement significateurs (formes, lignes, couleurs, etc.), l'artiste aura toujours le droit de les exagérer, de les atténuer, de les déformer, non seulement suivant sa vision individuelle, suivant les moules de sa personnelle subjectivité (ainsi qu'il arrive même dans l'art réaliste), mais encore de les exagérer, de les atténuer, de les déformer, suivant les besoins de l'Idée à exprimer.

*
**

 Donc, pour enfin se résumer et conclure, l'œuvre d'art telle qu'il m'a plu la logiquement évoquer sera :
 Idéiste, puisque son idéal unique sera l'expression de l'Idée ;
 Symboliste, puisqu'elle exprimera cette Idée par des formes ;
  Synthétique, puisqu'elle écrira ces formes, ces signes, selon un mode de compréhension générale ;
  Subjective, puisque l'objet n'y sera jamais considéré en tant qu'objet, mais eu tant que signe d'idée perçu par le sujet ;

 5° (C'est une conséquence) décorative — car la peinture décorative proprement dite, telle que l'ont comprise les Egyptiens, très probablement les Grecs et les Primitifs, n'est rien autre chose qu'une manifestation d'art à la fois subjectif, synthétique, symboliste et idéiste.
 Or, qu'on veuille bien y réfléchir, la peinture décorative c'est, à proprement parler, la vraie peinture. La peinture n'a pu être crée que pour décorer de pensées, de rêves et d'idées les murales banalités des édifices humains. Le tableau de chevalet n'est qu'un illogique raffinement inventé pour satisfaire la fantaisie ou l'esprit commercial des civilisations décadentes. Dans les sociétés primitives, les premiers essais picturaux n'ont pu être que décoratifs.
 Cet art, que nous avons essayé de légitimer et de caractériser par toutes les déductions antécédentes, cet art qui a pu paraître compliqué et que tels chroniqueurs traiteraient volontiers d'art déliquescent, se trouve donc, en dernière analyse, ramené à la formule de l'art simple, spontané et primordial. C'est là le criterium de la justesse des raisonnements esthétiques employés. L'art idéiste, qu'il fallait justifier par d'abstraites et compliquées argumentations, tant il semble paradoxal à nos civilisations décadentes et oublieuses de toute initiale révélation, est donc, sans nul conteste, l'art véritable et absolu, puisque, légitime au point de vue théorique, il se trouve, de plus, au fond, identique à l'art primitif, à l'art tel qu'il fut deviné par les génies instinctifs des premiers temps de l'humanité.

*
**

 Mais est-ce encore tout? Ne manquerait-il point encore quelque élément à l'art ainsi compris pour être vraiment l'Art ?
 Cet homme qui, grâce à son génie natif, grâce à des vertus acquises, se trouve, devant la nature, sachant lire en chaque objet la signification abstraite, l'idée primordiale et supplanante, cet homme qui, par son intelligence et par son adresse, sait se servir des objets comme d'un sublime alphabet pour exprimer les Idées dont il a la révélation, serait-il vraiment, par cela même, un artiste complet? Serait-il l'Artiste?
 N'est-il pas plutôt un génial savant, un suprême formuleur qui sait écrire les Idées à la façon d'un mathématicien ? N'est-il pas en quelque sorte un algébriste des Idées et son œuvre n'est-elle point une merveilleuse équation, ou plutôt une page d'écriture idéographique rappelant les textes hiéroglyphiques des obélisques de l'antique Egypte ?
 Oui, sans doute, l'artiste, s'il n'a point quelque autre don psychique, ne sera que cela, car il ne sera qu'un compréhensif exprimeur, et si la compréhension complétée par le pouvoir d'exprimer suffit à constituer le savant, elle ne suffit pas à constituer l'artiste.
 Il lui faudra, pour être réellement digne de ce beau titre de noblesse — si pollué en notre industrialiste aujourd’hui — joindre à ce pouvoir de compréhension un don plus sublime encore, je veux parler du don d’émotivité, non point certes cette émotivité que sait tout homme devant les illusoires combinaisons passionnelles des êtres et des objets, non point cette émotivité que savent les chansonniers de café-concert et les fabricants de chromo — mais cette transcendantale émotivité, si grande et si précieuse, qui fait frissonner l'âme devant le drame ondoyant des abstractions. Oh ! combien sont rares ceux dont s'émeuvent les corps et les cœurs au sublime spectacle de l’Etre et des Idées pures ! Mais aussi cela est le don sine qua non, cela est l'étincelle que voulait Pygmalion pour sa Galathée, cela est l'illumination, la clef d'or, le Daimôn, la Muse...
 Grâce à ce don, les symboles, c'est-à-dire les Idées, surgissent des ténèbres, s'animent, se mettent à vivre d'une vie qui n'est plus notre vie contingente et relative, d'une vie éblouissante qui est la vie essentielle, la vie de l'Art, l'être de l’Etre.
 Grâce à ce don, l'art complet, parfait, absolu, existe enfin.

*
**
 Tel est l'art qu'il est consolant de rêver, tel est l'art que j'aime imaginer, en les obligatoires promenades parmi les piteuses ou turpides artistailleries qui encombrent nos industrialistes expositions. Tel est l'art, aussi, je crois, à moins que je n'aie mal interprété la pensée de son œuvre, qu'a voulu instaurer en notre lamentable et putréfiée patrie ce grand artiste de génie, à l'âme de primitif et, un peu, de sauvage, Paul Gauguin.
*
**


 Son œuvre, merveilleuse déjà, je ne puis la décrire ni l'analyser ici. Il me suffit d'avoir essayé de caractériser et de légitimer la conception très louable d'esthétique qui parait guider ce grand artiste. Comment, en effet, suggérer avec des mots tout l'inexprimable, tout l'océan d'Idées que l'œil clairvoyant peut entrevoir dans ces magistrales toiles : le Calvaire, la Lutte de Jacob avec l'Ange, le Christ Jaune, dans ces merveilleux paysages de la Martinique et de Bretagne, où toute ligne, toute forme, toute couleur est le verbe d'une Idée, dans ce sublime Jardin des Oliviers où un Christ aux cheveux incarnadins, assis dans un site de désolation, semble pleurer les douleurs ineffables du rêve, l'agonie des Chimères, la trahison des contingences, la vanité du réel et de la vie et, peut-être, de l'au-delà... Comment dire la philosophie sculptée dans ce bas-relief ironiquement libellé : Soyez amoureuses et vous serez heureuses, où toute la Luxure, toute la lutte de la chair et de la pensée, toute la douleur des voluptés sexuelles se tordent et, pour ainsi dire, grincent des dents? Comment évoquer cet autre bois sculpté : Soyez mystérieuses, qui célèbre les pures joies de l'ésotérisme, les troublants caressements de l'énigme, les fantastiques ombrages des forêts du problème? Comment raconter enfin ces étranges et barbares et sauvages céramiques où, sublime potier, il a pétri plus d'âme que d'argile?...

*
**

 Et pourtant, qu'on y songe, si troublante, si magistrale et si merveilleuse que soit cette œuvre, elle n'est que peu, comparée à celle que Gauguin eût pu produire, placé dans une civilisation autre. Gauguin, il faut le répéter, de même que tous les peintres idéistes, est, avant tout, un décorateur. Ses compositions se trouvent à l'étroit dans le champ restreint des toiles. On serait tenté parfois de les prendre pour des fragments d'immenses fresques, et presque toujours elles semblent prêtes à faire éclater les cadres qui les bornent indûment!...
 Eh quoi! nous n'avons, en notre siècle agonisant, qu'un grand décorateur, deux peut-être, en comptant Puvis de Chavannes, et notre imbécile société de banquiers et de polytechniciens refuse de donner à ce rare artiste le moindre palais, la plus infime masure nationale où accrocher les somptueux manteaux de ses rêves!
 Les murs de nos Panthéons de Béotie sont salis par les éjaculations des Lenepveu et des Machin de l'Institut!...
 Ah! messieurs, comme la postérité vous maudira, vous raillera et crachera sur vous, si quelque jour le sens de l'art se réveille dans l'esprit de l'humanité!,,.Voyons, un peu de bon sens, vous avez parmi vous un décorateur de génie : des murs! des murs ! donnez-lui des murs!...
 9 février 1891.

G.-Albert Aurier.

VAINEMENT

A Saint-Pol Roux.


Mon âme est un grand parc où la pousse géante
De mes désirs et de mes rêves s'enchevètre,
Implorant de leurs bras noués la nuit béante
Sans qu'une aube clémente y veuille m'apparaître :


De trop vastes Vouloirs y tordent leur ramure,
Et des espoirs trop vieux étagent leur feuillage,
Fermant impénétrablement de leur armure
Ma voûte à la splendeur du Magique Sillage.


Tumultueusement ma famine réclame
Une Chair — magnifique pôle des prunelles —
Tabernacle marmoréen prodiguant l'Ame
En avalanche d'opulences éternelles.


Mais la Femme-idéale dérobe son buste
Aux cèdres qu'érigea mon oraison altière :
Elle arbore l'effroi d'une étreinte robuste;
Mais je n'abdique point sa possession fière.


Si nul est mon espoir de sa chère récolte,
J'en veux perpétuer quand même la semence ;
Qu'importe mon isolement si ma révolte
Peuple d'échos puissants ma solitude immense!


Jules Méry.

UN ROMAN DE LA VIE GRISE
« LE VIERGE» (I)
----


 Annuellement, d'après de sûres statistiques, la nation française produit environ trois mille tomes de roman : c'est une grande richesse. Là-dedans sont comprises les réimpressions et les traductions et toutes sortes de babioles, — de jouets et de verroteries. Il est à croire que le trafic engendré par cette industrie est spécialement d'importation ; on voit des gens curieux et même dévoués tenter sous l'Odéon la dévirgination subreptice de ces tomes, on n'en voit jamais que la passion exalte au point de leur faire payer, afin d'une possession complète et définitive, la rançon de ces multicolores esclaves. Où vont-elles, après ce stage à des comptoirs, à des vitrines, ces créatures issues de nous, pour qui leurs fabricateurs révèrent des robes brodées d'orfroi comme des chasubles, des colliers de perles noires, des diadèmes d'escarboucles, des souliers en peau d'unicorne, — et des lits de harem où la favorite parfumée d'origan s'évente sur des toisons de lynx avec des plumes de chimères !
 Il y a telle sorte d'ivoire vert dont la provenance est inconnue ; presque aussi mystérieux, mais à l'inverse, le commerce des livres. On en sait le départ, on en ignore les suites. Rachilde émettait l'autre jour cette idée que peut-être, en telles régions invisitées, enfilés comme des merluches à de souples baguettes, ou comme des conques à des cordes de ramie, les romans nouveaux servent de monnaie, de régulateur du troc : avec ces ligatures, on dote les filles, on acquiert des chèvres et des armes de guerre, des femmes et de l'eau-de-vie. Bien que cette opinion ne soit encore que probable, et que nulle carte géographique, même de Justus Perthes, ne marque dans les solitudes de l'Afrique centrale une « Région des Livres » comme il y a une « Région des Lacs », bien que Stanley soit resté à ce sujet, non comme sur d'autres, muet, — on peut, néanmoins, l'accepter provisoirement. Cela nous tire d'un grand embarras, — si toutefois, ainsi que je le pense, le doute est supérieur à l'ignorance.
 D'autre part, c'est encore un soulagement. Qui n'avait été froissé de constater, en ces temps si noblement utilitaires, la vanité, le bon-à-rien du roman filosèle, de la bobine vulgaire débobinée en feuilleton puis rebobinée en volume (marques Delpit frères, Rabusson aîné, les Fils de Cotonet, Gréville-Duruy jeune et Vve Theuriet, Aux 100,000 Bobines (Ancienne Maison Maupassant', Aux Fleurs de Mèdan, etc.).
 Dorénavant, nous voilà consolés et rassurés sur les floraisons funèbres d'un des arbres fruitiers les plus productifs du grand verger de l'industrie française. Travaillons, l'avenir est à nous : qui sait si à la prochaine exposition décennale nous n'aurons pas une place notoire, au pavillon de la République de Libéria, entre les plumes d'autruche et la poudre d'or !
 Cependant, n'étant point spécialement qualifié pour les enquêtes commerciales, je me permettrai, au risque de mortifier dans leur dignité et même de léser dans leurs intérêts tant de respectables usiniers, de considérer la question à un point de vue différent, oh ! moins sérieux, et même, disons-le, entièrement futile, — celui de l'art.
 Pour des yeux inexercés, inhabitués au compte-fil, les marques ci-dessus (et toutes les autres) se différencient très bien : tel amateur des produits galamment mélancoliques et jobardement mondains des « Fils de Cotonet » méprise avec résolution la marchandise « Rabusson aîné »; ceux qui se fournissent aux 100,000 Bobines (Ancienne Maison Maupassant) haussent les épaules devant les filés prudemment perpétrés sous les auspices de la Vve Theuriet ; et les habitués des cordonnets Fleurs de Médan (avec lesquels, disent-ils, on pourrait se pendre) récusent l'usage des pelotons « Delpit frères », qu'ils qualifient de simple filasse.
 Il est difficile de compatir aux sympathies et aux dégoûts de ces amateurs, car les produits qu'ils aiment et ceux qu'ils repoussent sont tous taxés de hâtivité et d'insolidité, tous fabriqués avec une belle ignorance ou un rare dédain des élémentaires principes artistiques, tous « établis » avec le seul souci de la vente, du succès rapide, de la caisse à remplir.
 Un homme de lettres qui, pour gagner strictement sa vie, se livre à des écritures ou médiocres ou volontairement médiocrisées, fourrées, selon la nécessaire clientèle, de cédrats ou de piments, n'est par cela même nullement condamnable : la liberté est une maîtresse qu'on ne paie jamais trop cher. Mais celui qui, à l'abri de toute pauvreté présente ou future, rédige, dans un but mercantile, de la copie, s'exclut à jamais, par ce seul acte, de la société des honnêtes gens dont nous voulons que la Littérature soit exclusivement composée. M. Zola, par exemple, qui eut du talent, l'a si bien galvaudé à des entreprises du genre de la Bête humaine et du Rêve que l'annonce actuelle de tel de ses livres nouveaux nous laisse aussi indifférents que les réclames des poëliers et des droguistes.
 Il nous suffit d'ailleurs qu'à la suite de maîtres toujours dignes, quelques jeunes écrivains, bien décidés à ne jamais forfaire, publient de temps à autre un livre dont l'art, qui en est le moyen, est aussi le but: Le Vierge, d'Alfred Vallette est de ceux-là.
 On était accoutumé, dans un cercle, à dénommer ce volume, avant son apparition, « Monsieur Babylas », et il me coûte (moins qu'à l'auteur, sans doute) d'avoir à employer une appellation différente et fausse, — sans être inexacte. Il faut, en de certaines circonstances, capituler avec les éditeurs, il serait parfois périlleux de leur répondre par un « Sit ut est, aut non sit », — mais ces raisons majeures ne peuvent m'empêcher de regretter le premier titre. Non que « Le Vierge » soit spécialement mauvais, mais ces syllabes induisent en erreur sur le but du romancier, qui n'a voulu ni donner un pendant à la vie de saint Stanislas Kostka, ni exciter les imaginations.
 C'est une étude très simple, très dense et d'un bon naturalisme de la petite vie de province, synthétisée en une figure falote de petit vieux, figure merveilleusement vivante en son absence de vie, étonnamment vraie en son exagération vers le néant. Monsieur Babylas est la créature à laquelle il n'arrive jamais rien de notoire, qui se meut dans un milieu on dirait fluide où les chocs sont rares et peu violents, à laquelle rien ne réussit, mais qui d'ailleurs n'entreprend à peu près rien, qui est d'une timidité de chien battu et naturellement se fait battre rien que sur son air, souffre-douleur par destination, souffrant réellement, mais pas comme d'autres, souffrant négativement, ne comprenant pas la vie et incapable de chercher à la comprendre, un être faible, facilement roulé, mais jusqu'à un certain point protégé par cet excès d'innocence contre de trop grosses canailleries, incapable également de s'amuser et de s'ennuyer, contenté par l'absence d'activité, passant de longs moments, au bureau où il fait des copies, à jouir de ne rien faire, « dans une pose de petite fille qui s'ennuie à la messe », ne changeant guère en prenant de l'âge, ne s'apercevant de la puberté que par des désirs très imprécis, ne parvenant, à aucun moment, malgré des luttes contre une sorte de couardise maladive, à se renseigner directement sur la différence des sexes, mourant encore jeune ou toujours vieux d'une phtisie héréditaire, mourant guetté par d'équivoques captations, et après sa mort insulté, lui, le pauvre immaculé Babylas, dans ses mœurs !
 C'est une création qui, sans être immense, est bien une création. Babylas nous était inconnu ; désormais il existe, il entre dans les types. Création originale, oui, car si elle doit quelque chose à Charles Bovary, elle pousse ce quelque chose très loin en dehors du type de Flaubert. Bovary est un homme faible, bon, un peu niais, non dénué d'instruction, capable même, avec une autre femme, de faire figure : c'est un homme acceptable et même supérieur à bien des petits médecins et fonctionnaires de province. Babylas n'est pas acceptable ; il y a en lui du gnome, de la larve; il donne la sensation pénible de l'incomplet, d'un chien sans queue, d'un chat sans oreilles, d'un oiseau saus plumes ; il n'a ni cheveux ni barbe ; des sa première jeunesse il doit couvrir d'une perruque son crâne de poussin duveté à peine, son crâne guère plus gros, guère plus plein : pourtant ce n'est pas un idiot, ni un noué, — c'est une maquette.
 Il est presque prodigieux que l'auteur ait réussi a donner la vie à un être qui semble si peu fait pour vivre. Il vit, néanmoins, même d'une vie très visible, avec les paroles et les gestes, le corps et l'âme, de la vie intérieure et de la vie de relation, bien posé dans son ambiance, debout sur ses maigres jambes, bien logique avec lui-même, du dehors au dedans et du dedans au dehors : pour cela, le mot de création n'est pas excessif. Et l'ensemble est une œuvre d'art comme tel ivoire de Chine, tel bronze du Japon, art qui vaut par le détail autant que par le total et, dans le ramassis condensé de son grotesque intense et suranimé, nous donne une impression d'existence que ne nous donneront jamais, les contemplerions-nous pendant des siècles, les truquages grécoromains de M. Chapu.
 L'histoire de Monsieur Babylas apparaît, pour la contexture générale, ordonnée selon des principes scientifiemment codifiés. Le livre qui a ainsi servi de grammaire artistique à l'auteur est évidemment l’Education sentimentale, mais il n'y a pas imitation; c'est plutôt une assimilation volontaire de procédés, une expérience résolument tentée et certainement réussie, comme d'un peintre qui emprunterait à un devancier sa perspective, son groupement, ses lointains, son étagement de plans, mais se réserverait la couleur, la forme, l'expression, l'intention, tout ce qui doit être personnel, à moins d'inexistence. Ainsi l'ironie est plus accentuée, les faits sont plus menus, plus tassés, engendrent bien plus que dans tels succédanés de l’Education le sourire et même le rire, l'émotion et même la pitié, la curiosité et même la sympathie, — ce qui est très loin des exagérations d'indifférence où se sont complus (pour n'avoir pas compris tout ce qu'il y avait en Flaubert de tristesse, d'amertume et même de tendresse et de bonté sous la rigidité affectée de cet homme au large cœur) de prudents compilateurs comme M. Céard ou M. Alexis.
 Le Vierge est plein d'agréables descriptions qu'on devine exactes (il ne faut pas dire vraies), avec dedans de jolis mots, le « grisollis » des alouettes, les tons d'un couchant dégradés jusqu'au « vert putride »; — de très curieuses observations : une nouvelle circule dans l'école, colère du maître, silence, recueillement, « après quoi prudemment une tête se releva, imitée d'une autre, d'une autre encore, et de toutes »; on voit ces oiseaux : c'est tout à fait charmant; — d'autres telles que : les petites filles aiment bien le sage Babylas, mais elles l'utilisent, lui font tourner la corde, brusquement, le jeu fini, le plantent là; — par la forme de sa bouche « abaissée aux commissures, il semblait toujours sur le point de pleurer »; — page 5, une très bonne psychologie de l'enfant pris et dompté par la vanité; — ailleurs, bien notée « la tristesse des journées de fêtes », des jours où les gens ont l'air de jouer à s'ennuyer; — plus loin, la naissance de la puberté, sur le fond toujours gris pointillée en menus coups de pinceau, en minuscules taches, mais fondues et assemblées vers une impression unique; — des remarques d'un humorisme lugubre, d'un comique atroce : Babylas — cette malchance n'arrive qu'à lui — « ferma les yeux de son père, — qui se rouvrirent peu après ».
 En général, il y a, tout le long du volume, une bonne représentation de l'acte par le mot qui matériellement le détermine d'entre les autres actes, et un bon choix des actes nécessaires à la différenciation du type Babylas d'entre ses congénères.
 Après avoir amusé, vers les deux tiers de cette histoire en images, la pauvre créature, tout d'un coup, par un imperceptible changement de rhytme, commence à vous navrer : cela s'accentue à partir de la femme fuyante à ses pitoyables velléités, et l'enterrement du chien — fragment d'un tout à fait vrai sentiment — vient encore préciser la sorte de misère dont souffre alors Babylas: celle de l'isolement par timidité sentimentale.
 Enfin, tout autour de Babylas, des personnages et des choses bien concordants avec la tonalité de la figurine centrale et qui la repoussent, par les hachures de leur grisaille, vers une lumière doucement trouble : on dirait d'un pays d'éternelle demi transparence, une perpétuelle atmosphère de matin d'hiver, mais d'un matin ni froid ni chaud, ni clair ni sombre.
 Ici finit le résumé, en impressions, de ce premier roman d'Alfred Vallette, — roman sobre et solide, consciencieux et achevé, de noble labeur et d'art sincère.

Remy de Gourmont.


(I) Un vol., par Alfred Vallette (Tresse et Stock).

LE THÉATRE DES BARBARES
 
Les comédiens ne sont que des galeux qui se couvrent le visage de vermillon pour venir gambader, de çà, de là, sur la scène ; que signifie cet empressement à aller les voir ?
 (Conseils d'une mère. — Traduit du chinois par A. Chion.)


 Les présentes notes ne furent point écrites dans l'intention d'un manifeste ; elles ne formulent aucunement l'esthétique attendue, et je m'en voudrais fort si j'allais à l'encontre de quelques théories émises par les personnes quasi-compétentes. A cette heure qu'on affirme de crise théâtrale, j'aimerais seulement à parler comme d'aucuns sur l'inanité de plusieurs tentatives, sur la misère des interprétations et l'intervention de l'élément musical ; à répandre ce que de bons esprits croient l'avenir de leur théâtre; enfin à chercher les réalisations possibles devant l'état de barbarie, de niaise machination où se maintient la mise en scène de nos guignols.


INTROIT

I


 Le théâtre, est-il dit quelquefois, doit être la suprême manifestation de l'Art, son triomphe et sa mise en lumière. Malgré le factice de la scène, le faux et le conventionnel, le raccourci du cadre, la problématique intelligence du comédien, ceci n'est pas une proposition trop subversive; si le théâtre n'est point l’Art, il peut être un côté de l'art, un aspect victorieux et décoratif; mais ainsi art et théâtre n'étant point synonymes, il faut s'entendre au juste, préalablement, sur la valeur des termes et faire quelques distinctions.
 De même qu'un livre ne s'adresse pas à tous, une pièce est élue par une caste d'esprits, méprisée par les autres ; une pièce devrait être jouée avec le souci d’un public, — non du public ; et quiconque prise les classifications établit déjà, en dépit des genres, comédie, drame ou vaudeville, le petit tableau élémentaire d'une hiérarchie. Il y a le théâtre des braves gens, dans la note des Ouvriers, de M. Manuel, de la Fille de Roland, de M. de Bornier, de la Dame Blanche, du Châlet; théâtre moral s'il en fût, empestant la vertueuse Académie et le prix Montyon ; où l'on mène, sans crainte du cauchemar, toute sa famille, de la grand'mère au petit dernier. Il y a le théâtre du peuple, où circulent des porteuses de pain, des Dartagnans et des Montechristos. Il y a le théâtre des imbéciles, si persévéramment maintenu dans la tradition par M. Grenet-Dancourt (sans qu'il puisse se prévaloir d'une parole d'insulte). Il y a le théâtre des gens comme il faut, — vaste confrérie qui s'étend du boutiquier à l'homme du monde en passant par quelques dames et quelques cervelles liquides, — et qui s'appelle le Maitre de Forges, l'Abbé Constantin, ou bien la Juive, la Favorite, le Faust de M. Barbier. Enfin, il existe un théâtre des artistes, injouable et injoué le plus souvent, massacré toujours et compris d'un centième quand le miracle intervient. On y trouve Shakespeare, Gœthe, peut-être trois ou quatre autres impollués malgré les traductions, quelques vieux Grecs et une demi douzaine de modernes qu'on nomme rarement pour leur épargner des injures.
 Souvent, il est vrai, la Comédie, l'Odéon représentent du Molière, du Racine, du Corneille; mais ces antiquailles, devant quoi la salle et des professeurs jugent devoir se pâmer, les endorment avant la fin. Le Châtelet, la Gaîté, montent des féeries, des pièces à spectacle ; divers établissements des opérettes et des revues. Il serait indécent et criminel de les mentionner d'autre façon : ces choses, n'existant point, ne sont point qualifiables. Et tout le théâtre, dès lors, se range dans les cinq catégories susdites. Encore le théâtre des braves gens et le théâtre comme il faut empiètent si facilement l'un sur l'autre, marchent si cordialement vers un même gâtisme, pataugent si candidement dans une semblable marmelade, qu'on peut les confondre presque, leur accorder la feuille de vigne fraternelle et toutes les palmes des Instituts. C'est aussi la masse énorme et débordante, le fatras. Les temples coutumiers de leurs exhibitions, le Français, le Gymnase, l'Opéra-Comique, l'Opéra, ont abaissé encore par leur semblant de tenue, leur épicerie, leurs prétentions littéraires et musicales, le caractère semi-officiel des solennités, ce que le jeu des planches — grossier en soi — pouvait garder d'un peu acceptable après les ordures de Casimir-Delavigne et Scribe ; après les infamies de M. Ponsard, les panades de M. Legouvé, les sucres d'orge de Mme Sand : après le sensualisme canaille des musiques italiennes ; après la glaireuse bêtise du genre éminemment national. Par eux, le pauvre théâtre est devenu cette lamentable foire que nous subissons. L'adonis George Ohnet a pu y faire ébattre ses marionnettes, et M. Ludovic Halévy ses bâtons de guimauve ; M. Coppée, doux sirop pectoral de la boutique Lemerre, s'entend traiter de génie pour l'humble apport de ses bouts-rimaillés, et promène la pourpre des poètes tragiques avec un sérieux et une conviction que ne troublent point des avalanches de vieilles pommes. M. Sardou, chaque hiver, quand viennent les premiers froids et les marrons, nous fait danser quelque Cléopâtre sur la polka des ours. Et cependant que la bonne ville de Bruxelles accommodait, pour une fois, le grand Flaubert dans la casserole de M. Dulocle, les deux théâtres de la musique subventionnée dévidaient leur répertoire, ou telles compositions dont les livrets antédiluviens firent sourire jusqu'au Petit Journal.  Voilà donc l'art théâtral public et goûté du public. Au résumé : bêtise, anciennes formules rabâchées, conscience absente chez les fauteurs, néant. — Beaucoup, il faut le répéter, le savent d'ailleurs, et le glapissent sur les toits. Ceci, ensuite, n'est point pour récriminer, mais pour établir un classement. Tout bien pesé, il est moins pénible de voir jouer J.-B. Poquelin ou le bonhomme Corneille que M. Dennery, M. Valabrègue, M. Gandillot. On y mène les collèges et cela fait plaisir aux personnes âgées. Encore, il nous est égal que des librettistes fassent fortune avec leurs piètres élucubrations ; si le crottin intellectuel fait la joie des badauds et qu'on s'amuse à Seraphin, nous n'avons rien à dire. L'état actuel du théâtre est au niveau de l'idéal actuel, au goût général, puisqu'il est ; il faut admettre toutes les aspirations et prendre en pitié l'agrément des médiocres.
 Simplement, c'est déclarer que le théâtre d'art - le seul qui nous intéresse — n'est point dans les manifestations que propagent, à l'ordinaire, les colonnes Morris; qu'on le découvrirait difficilement dans les indiscrétions des échotiers. Si l'on insistait, j'ajouterais même qu'il n'est point celui de M. Antoine (car c'est trop rabaisser les idées et les mots), ni celui de M. Paul Fort.


II


 Depuis nombre de mois, on a cherché les causes d'une aussi patente décrépitude. Le théâtre, il est certain, n'a pas évolué de pair avec la littérature; on s'évertuerait vainement à les hisser de niveau sur le pavois. Villiers de l'Isle-Adam , Barbey d'Aurevilly, J.-K. Huysmans ne sont point assimilables aux Emile Augier, aux Alexandre Dumas. La consternante indigence de l'art dramatique, le pitoyable défile des fours, ces derniers ans, firent même crier a l'agonie. Monsieur se meurt! Monsieur est mort! On s'en est pris à des sottises accessoires, aux billets de faveur, aux marchands de billets; on argumenta du mauvais vouloir de la presse pour excuser certaines déconfitures et tout le désarroi de l'heure. Mais c'est confondre les recettes d'un spectacle avec ce qu'il a d'intérêt, la valeur artistique et la valeur mercantile.
 A la vérité, tout art que le public, le gros public, subventionne, est condamné à descendre. La masse va de préférence à ce qui flatte ses instincts goujats, sa sensiblerie larmoyante. Elle aime la parodie (ce crachat) et la petite fleur bleue. Les directeurs ayant exploité ces tendances — calcul naturel en leur esprit de traficants — sont mal venus à se plaindre. Ils s'interdirent d'évoluer, se confinèrent dans leurs idioties et leurs rengaines; on se fatigua de cogner aux portes et les scènes furent abandonnées à de vagues décrotteurs. Cependant, comme les choses périssent de leur vice propre, l'impressario toujours s'inclinant devant le public souverain, la foule toujours descendant la rampe de sa crapulerie et de ses tendresses, convergent vers l'ignoble café-concert d'une part, de l'autre vers les sucreries d'un théâtre moral, idéalisation de la vertu élégiaque et de la correction mondaine, promis par le Gymnase et ses auteurs à tout bourgeois bon fils, bon époux et bon père.
 Il semblerait résulter de ceci qu'un entrepreneur, lorsqu'il parle de monter du nouveau, sous-entend refaire l'éducation du public. C'est prêter bien facilement de louables intentions; l'Evangile du théâtre ne compte guère de ces dévouements, qui impliquent la Sainte folie de l'Art et non un petit commerce rémunérateur, le sacrifice de cent fortunes et point les commanditaires juifs des combinaisons journalières. La besogne, aussi, apparaît puérile et prématurée. Malgré le mouvement actuel, les divers essais qu'encouragent les feuilles, le théâtre d'art, de longtemps, n'a pas à sortir de l'idée purement spéculative.



III


 Qu'entendons-nous, en effet, par théâtre d'art? Est-ce seulement jouer Shakespeare, Gœthe, les quelques vieux Grecs, les modernes qu'on injurie en des conditions parfaites d'interprétation et de mise en scène? Est-ce représenter les pièces toutes faites des inconnus et des méconnus lorsqu'elles sont littéraires et scéniques dans la conception présente ? Pour le passé, le fait accompli, j'accorde qu'on s'en tienne là ; il serait même remarquable d'y arriver. Le futur demande un peu plus et quelque transformation du procédé.
 L'incursion d'un moment sur les plates-bandes d'autrui pourrait me servir à spécifier, tout en préparant des conclusions.
 M. Muhlfeld écrivit dans la Revue Blanche sur le théâtre d'art et parla de l'évocation des vies humaines qui sont théâtrales et décoratives. A son avis, le théâtre d'art est l'expression des sensations perçues par les artistes dans les milieux de vie publique et théâtrale. Citant les cas, il ajoute : il fut l'image parfaite de la vie athénienne; sous Louis XIII, naissent en France, avec la vie de représentation, la tragédie et la comédie définitives; vient le Roi Soleil, et c'est l'éclat et l'apogée de la vie publique, son mélange avec le théâtre. Par ainsi, la société se trouve liée au théâtre d'art; le théâtre d'art la reflète, se développe de son développement, s'étiole et meurt de sa mort.
 Toute puissance de la vision rétrospective ! La comédie d'Aristophane, la plus vivante reproduction du théâtre grec, est théâtre d'art — au sens indiqué — pour nous qui le voyons à distance. Mais en composant Les Chevaliers, les Acharniens, Les Grenouilles, Les Nuées, Aristophane épanchait sa bile et probablement ne cherchait point au delà. Pierre Corneille en rimant le Cid subissait et traduisait le goût espagnol du temps. Facilement on fournirait d'autres exemples, prouvant une fois de plus que les théories se font après les œuvres et non les œuvres d'après les théories. L'argument ne donne rien de mieux, ensuite; car nous aussi nous avons une société; elle est diverse et banale et peu décorative, c'est flagrant; elle a quand même une vie publique et théâtrale. Or, celui-là qui la porterait à la rampe, au besoin dans la farce boulangiste, le tragique de récentes guerres, dans les revendications amèrement burlesques des sociales, ferait-il du théâtre d'art?
 Restons dans l'intimité, dans l'ironie et la tristesse du tous les jours, profèrent les réalistes! Dépeignons des caractères, des sentiments humains, clame-t-on de leur bord! D'autres veulent plus spécialement des pièces à thèse, des états d'âme, de la psychologie; sans compter les naturalistes, attelés à leur tombereau d'immondices et qui voudraient nous faire goûter encore à la marchandise que l'on sait.
 Ici, le Théâtre Libre triomphe, et M. de Goncourt, qui est son grand prêtre; et M. Bauer, qui est son prophète; et M. Céard, et M. Ancey, et M. Jean Jullien, et quelques sincères de leur cortège, galopant à la file sur de pareils chevaux de bois.
 Pour tout concilier, ils ont raison à leur point de vue. On peut faire le théâtre qui sera le reflet ironique de l'époque. On nous découpera de la vie en tranches et nous aurons l'illusion de la réalité. Mais c'est le petit idéal, la mesquinerie de l'art. Flaubert est autrement magnifique dans la Tentation et Salommbô que dans le terre à terre de Madame Bovary, de Bouvard et Pecuchet, voire de la prodigieuse Éducation sentimentale. Comparativement, Les Résignés, Les Inséparables, Le Maître, sont de très honorable facture; La Parisienne est œuvre supérieure: mais qui ne donnent pas et ne peuvent pas donner le même « frisson d'art » et cette joie presque mystique, cette sensation d'une grandeur qu'on éprouve à Lohengrin. — Pour dire d'un mot, il y manque la beauté, la beauté théâtrale : le théâtre doit être la suprême manifestation de l'art, son triomphe et sa mise en lumière, son aspect victorieux et décoratif.


IV

 Le drame de Wagner, bien qu'il satisfasse aux conditions de

gloire scénique, n'est pourtant acceptable qu'à demi. Il est avant tout musical; les personnages y chantent, ce qui reste pour les littérateurs l'abomination de la désolation que publièrent les prophètes. Néanmoins, Wagner avait choisi dans les mythologies, le reculement des époques légendaires, nous épargnant d'entendre roucouler des êtres historiques et certains : un Henri III, un duc d'Albe, un Vasco de Gama. Il ne déforma pas les conceptions shakespeariennes sur le thème de quelque eunuque; ne réduisit point la royale tragédie saxonne à l'attristante frivolité de minuscules opéras. Génie complet et mâle, il édifia ses poèmes à la parité de son rêve harmonique, fut assez heureux pour construire, sans le souci d'un négoce, la scène qui les fit valoir, et se maintient, malgré notre sot patriotisme, la plus haute expression de l'art théâtral et lyrique.
 Mais,dès lors, on peut songer à un théâtre d'art qui ne serait point exclusivement musical; qui placerait au dessus de la pièce réaliste — reflet ironique de l'époque — le beau poème décoratif, évoquant en une formule de littérature telles fictions en dehors de notre quotidien dégoût. Nous n'éprouvons pas tous le besoin de représenter les nôtres, aux chandelles, de faire leur apologie ou de blasonner leurs ridicules. Bien au contraire, il nous plairait souvent d'en faire abstraction, de chercher ailleurs, soit au mirage des civilisations périmées, soit en des affabulations chimériques, la vie chatoyante et décorative que notre américanisme ignore ou méprise. A ceux qui prétextent la difficulté matérielle, on doit objecter que c'est justement le progrès du « spectacle », si souvent incriminé, qui donne l'espoir des réalisations. Il s'agit maintenant d'atteindre au « spectacle artistique », artistique comme vision et comme audition : au théâtre qui sent la combinaison intime et savante, en vue seulement de l'effet à produire (et non pour mettre en valeur, à tour de rôle, M. le cabotin, M. le musicien, M. le librettiste), de la partie musicale, de la partie littéraire et de la partie scénique.
 Loin de supprimer la musique, comme le système actuel, ou d'en faire la servante d'un instant, d'une chute d'acte, ce théâtre idéal lui laisse toute prépondérance. Elle enveloppe le poème, le soutient d'un bout à l'autre, de son déroulement vague, interpose entre l'art brutal et immédiat du comédien et le public quelconque comme une atmosphère de rêve, qui rendra — artificiellement — la flottante illusion de beauté dont fut asservie l'âme de l'artiste créateur. Elle s'efface au cours des dialogues, n'est plus qu'un murmure de ressac sur la lente déclamation des strophes, pour éclater plus loin en clameurs victorieuses avec toutes la sonorité des cuivres, toute la splendeur instrumentale du nombre. Ailleurs montent des chants de harpes et de violes sur les pacifiantes apparitions d'une fin de mystère, sur la miraculeuse féerie d'un paradis chrétien. Voici les marches funèbres aux funérailles héroïques; les fanfares sacrées célébrant la splendeur vengeresse des épées nues ; les psaumes qui soutiennent les orgues, s'élevant aux voûtes des basiliques dans le magique décor d'un avènement impérial.

 Lentement, les lourdes ridelles — non pas de toile peinte — du proscénium s'écartent après un court prélude. La salle est presque obscure. L'orchestre, en contre-bas, est invisible et ne se découpera point sur la luminosité du cadre en têtes de basses, en allées et venues d'archets, en gesticulations du conducteur. C'est pour quelque Reine de Saba, quelque Sçulamithe du Cantique des Cantiques, quelque fière légende de notre Moyen-âge, on le faste orgueilleux d'une sanglante épopée byzantine. Là-bas, le ciel de ce « plein-air » s'incurve, panoramique, et si loin, si haut, qu'on croirait voir le vrai ciel, l'espace extérieur par une baie de l'édifice. On a supprimé les frises, les bandes d'air, — ce linge sale éternel de nos trop petits théâtres; et les herses qu'elles dissimulaient ont été remplacées par un puissant foyer, en élévation. Les personnages, ainsi, n'ont plus d'ombre portée sur le fond, les fermes — parfois sur le ciel même — mais à leurs pieds, comme s'ils étaient dans la rue, sous le soleil. L'éclairage des côtés, de la rampe, ne sert plus que de correctif, au lieu d'illuminer les gens sous le nez. Les premiers plans du décor sont en relief; et la scène est si profonde qu'on n'a presque plus besoin de truquer, qu'on a la perspective vraie, celle que donnent les choses par leur éloignement. Par terre, on a disposé encore les reliefs du sol, le dallage des voies, les inégalités des sites agrestes, en place du praticable enfantin, et par dessus les costières, les trappes. Les acteurs parlent, — pas au fond, la voix se perdrait, — mais à l'avant-scène et jamais au-delà du second plan; ils disent la grande prose, le vers somptueux comme le leur enseignèrent les poètes, en dépit des conservatoires. Pour reproduire les masses, on n'a pas ramassé devant la porte, une heure avant le rideau, une ou deux douzaines de journaliers et autant de fillasses;on a fait la dépense d'un personnel (ce ne sont pas les cabotins qui manquent!) et cette figuration, jusqu'ici scandaleuse et grotesque, sait se tenir, marcher, écouter, être naturelle. Si par les nécessités de l'œuvre on doit voir un cortège, on n'en est pas réduit à le faire sortir de la seconde coulisse (sortant de la troisième les êtres seraient trop grands à côté des maisons); on peut le faire venir du fond, le faire entrer à l'endroit convenable sans l'obliger à tourner près de la rampe, devant M. le souffleur. Pour le plaisir de la situation, également, on a recherché les instruments de l'âge, et l'on a des personnes qui en jouent au lieu de faire semblant avec un ustensile de carton. Ne pouvant assez modifier la lumière, on a, la nuit, des costumes spéciaux, aux teintes calculées, de même qu'on peignit spécialement les toiles. Enfin, on a perfectionné la machinerie : les décors s'enlèvent sans entraîner un mur, sans renverser un meuble. Tous les actes de la pièce, toutes les scènes ont été ainsi étudiées, mises au point, avec les restitutions de vêtements, d'armes, d'objets qui furent les accessoires de la vie ; et rien ne détonnant de par le fait de l'interprétation et de la mise en scène, on arrive — peut-être — à l'incarnation de l'œuvre littéraire dans l'intensité d'illusion possible au théâtre.
 C'est répéter qu'il a fallu batailler contre la routine, les mauvais prétextes des régisseurs, indiquer chaque chose à mesure, empêcher les uns et les autres de tripoter, de remanier le texte, et dépenser adroitement et généreusement de formidables sommes.


V


 Qu'une pareille intervention de l'art et de la logique dans les petites habitudes des dramaturges soit aventurée pour le présent, il serait puéril de le contester. Il n'y a pas si longtemps qu'on s'esclaffait au bûcher de Jeanne d'Arc-Sarah. La proclamer et la discuter, la montrer indispensable afin que le poème ne soit pas ridicule, sorti du livre, c'est tout le désir de ces notules.
 Et puis, il est temps de crier aux nôtres qu'ils n'ont rien à gagner en favorisant le cabotinage des amateurs et tous les théâtres de jeunes, — de très bonne volonté, sans aucun doute, — mais sans plus de ressources, qui se remuent et foisonnent, et poursuivent « l'a peu près », et sacrifient à nos dépens pour le contestable avantage de feuilletons miséricordieux. Déjà, on a trop affirmé qu'ils faisaient de l'art, et qu'il fallait tout pardonner: en l'espèce, l'intention n'a jamais suffi. Parbleu, qu'on joue, bien ou mal, des dialogues entre deux paravents et quatre chaises, — ou M. Méténier, les risques ne sont pas formidables. M. Antoine offrit quelques soirées suffisantes, ainsi, et pourrait s'excuser. Le danger est plus loin, où commence la littérature, le grand geste et le grand décor. Alors tout essai caricatural est répréhensible.
 Nous n'avons point d'opéra pour le vrai Shakespeare et la scène propice à l'œuvre de demain ne se bâtira pas de sitôt; on réunirait difficilement ensuite, dans tout Paris, de quoi former une troupe affichable. Restons donc au coin du feu, mes frères ; les pieds sur les chenets, en fumant des pipes, nous relirons la brochurette choisie : nous rêverons de beaux poèmes qu'il nous serait possible d'écrire et qui mériteraient la magnificence décorative et toutes les cloches des triomphes. Et pour n'avoir point la tentation de hasarder des manuscrits, disons-nous bien que Théâtre Libre et ses imitateurs, c'est encore le théâtre des Barbares, — et que tout cela, voyez-vous, ça n'est jamais que de la fantaisie.

Charles Merki

.
LES « CENCI » AU THÉÂTRE D'ART

 Que M. F. Rabbe ait traduit les Cenci avec conscience et soit parvenu à « conserver, affirme M. George Moore, les teintes et les harmonies aériennes du vers de Shelley, de ce vers qui n'est ni du feu, ni de l'air, mais qui semble comme tissu de l'élément de quelque rêve divin », je n'y veux point contredire : j'en crois les attestations compétentes que le traducteur a placé en tête de son œuvre. Il est toutefois certain que les éminents critiques dont M. Rabbe publie des extraits n'ont entendu parler que de l'expression générale : combien de menues tares n'eussent-ils point relevés s'ils y avaient regardé d'un peu plus près! Et malheureusement nous sommes d'un pays où le rire est prompt. Déjà inaptes, considérés dans notre ensemble, à jouir de certaines beautés, nous avons de merveilleuses ou déplorables facultés à percevoir le ridicule, et sur ce point nous manquons d'indulgence. Le lecteur absoudrait encore M. Rabbe de ses petits ridicules, non le spectateur. — Comme je ne me sens nul goût à professer la philologie, je laisse la parole a d'autres. Je cite (Préface du Dictionnaire de Spiers, 27e éd., p. XI) :
 « Chaque langue, » dit M. Victor Leclerc, « a ses métaphores propres, et tellement consacrées par l'usage que si vous en remplacez les termes par les équivalents mêmes qui en approchent le plus, vous vous rendez ridicule. Qu'on en juge par un seul exemple. On emploie, en anglais, bowels, au propre et au figuré, comme en français entrailles, et le mot anglais entrails ne s'emploie dans la prose qu'au propre. Si les dictionnaires avaient marqué cette distinction si essentielle, le poète anglais Young, auteur des Nuits, n'aurait pas écrit à Fénelon : « Monseigneur, vous avez pour moi des boyaux de père. »
 Or, trop souvent dans la traduction de M. Rabbe Shelley écrit à Fénelon. Je prends — et je n'ai que l'embarras du choix — trois exemples de valeur différente. Lucretia, qui ne sait rien encore de l'attentat de Cenci, dit à Béatrice : " Oh! mon enfant perdue... » Cette phrase est prononcée sur un ton d'apitoyée câlinerie, et le mot perdue, ce semble, a dans Shelley le sens de folle, égarée; c'est comme s'il y avait : » Oh ! ma folle enfant ! » Lucretia dit encore : « Si le tonnerre de Dieu descendit jamais pour venger... » Ah! ce tonnerre de Dieu, si loin, si loin de la langue de Shelley que fondre du ciel aurait à peine été assez pompeux, et que peut être il eût fallu recourir aux antiques carreaux!... Enfin Orsino dit : « Je connais deux scélérats ineptes et féroces, qui font de l’âme d'un homme le cas de celle d'un ver... » Je doute que Shelley. quelle que soit d'ailleurs sa philosophie, ait écrit cela. M. Rabbe n'a-t-il point traduit vie par âme? On le supposerait : I° parce que dans toutes les langues ces mots sont fréquemment employés l'un pour l'autre; 2° parce que M. Rabbe, ayant à écrire une ligne plus loin le mot vie, n'a pas voulu se répéter. Je n'indiquerai point la phrase à faire, mais quiconque relirait le passage (p.53) verrait combien il était facile de respecter Shelley sans prêter à rire.
 La tentative du Théâtre d'Art n'en est pas moins intéressante, et M. Paul Fort a quelque mérite à l'avoir osé, car il y fallait du courage. Monter en quatorze tableaux — pour la donner intégrale, sans tripatouillage aucun — une œuvre réputée injouable et que même tripatouillée, refuseraient les théâtres à subvention, c'est en effet pour une jeune entreprise, nécessairement pauvre encore de moyens, un immense effort, et même un tour de force. Évidemment, il y eut des gaffes de mise en scène et l'interprétation ne fut point parfaite, mais — on l'a dit ailleurs — qu'est-ce que cela devant le résultat obtenu? Au total, il est indéniable qu'ait réussi cette périlleuse aventure de dégager, suffisante, l'impression incluse en son drame par l'un des plus grands poètes de l'Angleterre, aussi l'un des plus difficile à bien entendre.
 Et l'on ne se doute guère du travail et de la bonne volonté de presques tous très jeunes acteurs de M. Paul Fort en présence d'une œuvre aussi formidable. Seul M. Prad possède tout à fait l'habitude de la scène, et encore sa science l'a-t-elle parfois desservi  mais s'il n'a point sensiblement différencié de telle création romantique française le personnage — d'ailleurs si complexe — du terrible comte italien, il a eu néanmoins de beaux moments, qui ramenaient le silence dans une salle hilare et bavarde. Mlle Camée, elle aussi, sut se faire écouter : elle s'est révélée d'une merveilleuse souplesse dans le rôle de Béatrice. Mlle Camée aime passionnément le théâtre, et, intelligente jusqu'à pénétrer les subtilités de l'art nouveau, douée d'une voix qui peut toutes les nuances, elle est certainement appelée à un bel avenir. M. Paul Fort, qu'un incident obligea pour ainsi dire la veille de la représentation à se charger d'un rôle, n'avait pas très bien compris la figure du prélat Orsino. Je citerai encore M. A. Normand (Giacomo), et Mlle Love, qui a dû apprendre en quelques jours seulement le rôle de Lucretia.


Alfred Vallette.



COMÉDIES D'ARISTOPHANE


 Les Belles Infidèles ont fait leur temps; c'est les traductions que je veux dire : la Littérature est en progrès sur la Vie. En ce siècle photographe, le Réalisme a gagné l'Archéologie, même le doux songe virgilien (un peu fade et pâlot) des Humanités : le traducteur est exact, il veut l'être, et, maussade comme les lunettes d'un Privat-docent, l'Alceste intellectuel, gavé de grec, a de plus rares occasions de crier à la prose française, frivole Célimène : « Ah! traîtresse... » Que Perrot d'Ablancourt soit mort sans postérité, vous en en voulez la preuve? Dans l'Aristophane, on la trouve, dans l'Aristophane dont M. J. Denis, doyen de la Faculté de Caen, vient d'éditer une traduction posthume, confectionnée de grand ahan par Ch. Zévort; l'Introduction, aux documentations copieuses, a même la mélancolie romantique des choses inachevées... Pendent...
 Ouvrez ce bouquin; comparer c'est comprendre: choisissez donc un passage a votre goût [non Lysistrata, puisqu'on cette année de pudeurs éperdues la Fille Elisa se fait interdire, mais, par exemple, les Grenouilles et leur querelle si Femmes-Savantes des deux Poésies Eschyle-Leconte de Lisle et Euripide-Coppée (le cri barbare φλαττοθρατ opposé au refrain faubourien λήκυθον άπώλεσεν « il a perdu sa fiole »), ou bien les chœurs des Thesmophories, ceux des Oiseaux surtout, qui vous édifieront sur l'Atticisme, jugé la plus belle des choses humaines par Anatole France; ou encore les Nuées, au bouffon débordant de lyrisme, Falstaff jouant Ariel. « Nuées immortelles, prenons notre essor sur cette humide et légère parure qui nous révèle aux regards... »
 Votre choix fait, collationnez le passage lu dans les traductions précédentes : Artaud vous paraitra douloureusement vieux jeu; Poyard plus terne; Fallex plus làche (et fourmillant, d'ailleurs, d'extraordinaires strophes si pompier!) Ardant d'un fier courage, le valeureux Zévort a combattu le monstre; précis, nerveux, érudit, philologue, archéologue, il n'a rien épargné pour nous donner une idée exacte de ce Rabelais antique, le charme de la canaille et le mets des Jules Lemaitre.
 Une idée exacte? parbleu, tout calque est un Idéal! Son portrait du Sophocle scurille, ennemi forcené de toutes les décadences qui subtilisent, κομψευριπικως, n'évoque pas, ne pouvait absolument évoquer l'Athénien du Ve siécle, voisin de Phidias, dont les lèvres devinrent le sanctuaire favori des Kharites. Mais l'effort est louable, encore un coup.
 Très utile, la Préface, indispensable aux pères de famille qui pourront y puiser des renseignements faute desquels ils seraient exposés à demeurer quinauds devant leurs fils, bacheliers récents. La mort ayant trop tôt fauché le professeur Zévort, ils ignoreront toujours ce que fut la Parabase; mais il leur sera désormais loisible de lever des épaules méprisantes en lisant, dans les Manuels, que ce réactionnaire enragé, propriétaire foncier à Egine, plus rétrograde que M. Sardou, plus artiste aussi, moins gêné par la loi des Trente que l'auteur de Thermidor par la Censure, causa la mort du grand Novateur. Doctoralement, ils exposeront, entre le Chester et le Beurré gris, à leurs invités stupéfaits, un peu vexés peut-être de découvrir chez leur amphytrion tant de science, que vingt-quatre ans seulement après les Nuées — vingt-quatre ans, mon cher, ça compte! — Socrate bu gaiement la coupe empoisonnée, le matin où la blanche théorie revint de Délos à travers la bienveillante lumière.
 Au pittoresque argotier de Truandailles, l'helléniste arsouille dont on connaît la si j'm'enfoutiste dissertation, honneur du largonji platonicien, sur ό τι άν τυχώ au licencié ès lettres touranien des Blasphèmes, qui, dans sa « Réponse du Cyclope » :


Le tonnerre, fit-il, voilà : c'est quand je pète,

manifesta clairement un état d'âme idoine à la compréhension du drame satyrique, pourquoi diable un éditeur intelligent (mais si, mais si, il s'en trouve encore) ne demanderait-il pas une traduction d'Aristophane ? Commenté par les amusantes reconstitutions de Rochegrosse — au besoin, on appellerait à la rescousse, pour Lysistrata, le phallomane Félicien Rops — l'ouvrage se vendrait comme du (Monté) pin.

Willy.


LES LIVRES (I)

 la vie grise : Le Vierge, par Alfred Vallette (Tresse et Stock). — V. page 167.


 Le Curé d'Anchelles, par Georges de Peyrebrune (Dentu). — En lisant le Curé d'Anchelles, on se croirait en train de rêver devant l'un de ces beaux paysages peints selon la méthode du grand siècle pour des chambres à coucher de rois sévères ou des boudoirs de princesses vertueuses; et on ressent, au cours de cette rêverie de luxe, un plaisir secret qui peut aller, ma foi. jusqu'à l'attendrissement. Le roman ne sort-il pas de la légende héroïque ou des contes de fées? Considérer le roman comme un décor ayant le devoir d'offrir à un public généralement vil le spectacle de cette féerique richesse qu'on appelle la vertu, rien de plus fou... mais aussi rien de plus noble. Le Curé d'Anchelles est un prêtre chaste. Il aime une femme chaste et finit par se faire tuer à la place du fils de cette femme en un jour de guerre. Religion, amour, maternité, patriotisme, tout est sans défaillance daus ce livre exceptionnel, d'ailleurs d'une sereine beauté classique. Et pourquoi pas ? Ces ouvrages-là sont de plus en plus rares, ils ont leurs amateurs enthousiastes. Je ne parle pas ici de la morale banalement étalée pour les foules, mais d'une morale bien sortie, où l'artiste, sans parti pris, peut découvrir la phrase élégante et le mot génial. Ils me font l'effet de ces bijoux longtemps gardés au fond d'un écrin ducal, tout à coup exposés dans la vitrine d'un musée, rendus publics et devenant presque scandaleux à force d'éclat. S'ensuit-il que nous ayons motif de sourire? Certes, il existe des âmes précieuses comme des bijoux ; nous ne pouvons nier les actions dites telles, les amours sentimentaux: alors je ne comprendrais point qu'on eût envie de railler la très noble folie qui transparaît dans le rassemblement en tas de toutes ces choses admirables.


 Si les très pures mains de Georges de Peyrebrune, en croyant fouiller des chairs humaines, élèvent des statues de Paros, elles ont peut-être bien raison : le marbre n'est-il pas impérissable?

***


 La Sanglante Ironie, par Rachilde. — préface de Camille Lemonnier (2) (L. Genonceaux). — En un récent article de la Cronaca d'Arte, parlant d'un roman par une femme, M. Ugo Valcarenghi reprochait à l'auteur de n'avoir pas posé de dièse, en d'autres termes de n'avoir pas bien su ce qu'il voulait faire, d'avoir eu cet unique but, écrire un nombre moyen de pages. Au contraire Rachilde en a, des thèses ; elle en a plein la tête, et ce livre en développe plusieurs: 1° qu'un assassinat simple et propre n'est pas sans beauté ; 2° que la mort doit être aimée absolument, étant l'Absolue. Voilà deux bons piliers pour soutenir un roman et assez solidement ironiques pour le prémunir de toute chute dans le banal. Tendant à supprimer une laideur avérée, excessive, le meurtre ne doit pas déplaire : il peut même acquérir une valeur morale ou esthétique. Il y eut un jadis où tout homme vivait sous la perpétuelle menace d'être tué : cela donnait aux actes un intérêt, aux acteurs une responsabilité que l'ordre social leur a enlevés. Un homme qui par son caractère et ses gestes nous reporte en ces temps (tel l'Homme de la Sanglante Ironie) est donc fait pour intéresser comme tranchant violemment sur nos mœurs de prudence et de peur. La seconde thèse, que met en images un épisode vers la fin du tome (un épisode, il nous a semblé, de poignante amertume), est plus discutable et même niable, la mort n'existant pas par elle-même, n'étant qu'une simple négation (1 — 1 = 0). Puis en ce goût de la mort, je vois moins de logique et de goût réel que d'exaspération et de coquetterie, d'aberration un peu perverse, en même temps un peu simpliste : c'est un Désir qui, en route pour l'Au-delà, s'embourbe et se réjouit de s'être embourbé. A l'ensemble du livre, on reprocherait de ne pas donner tout ce que promet l'introduction, s'il n'était évident que l'auteur, puisant pour une partie en les souvenirs d'enfance et d'adolescence, n'a pas voulu, même en vue de démonstrations, faire trop fléchir la véracité autobiographique. Il y a, çà et là, des coins de paysage vus et mieux sentis, beaucoup de pittoresque, du tragique, des évocations visibles et tangibles de créatures humaines ou animales, — dans une langue qui, sans recherches d'art, a néanmoins de l'indépendance et une saveur personnelle.

R. G.


 Le Songe d'une nuit d'hiver, par Gaston et Jules Couturat (Savine). — Accueilli comme une originale tentative de fantastique ironiquement nouveau, ce poème, destiné cette fois à un nombre moins restreint de lecteurs, se peut avec plaisir reprendre. Sans nulle concession à ce qui d'ordinaire amuse, il séduit par une remarquable virtuosité, de curieuses métamorphoses pas banales, un rythme varié par de hardies brisures, une fantaisie qui va jusqu'à l'audace, l'inattendu d'un esprit très primesautier dont le vers n'étrangle nullement les caprices : c'est, d'un mot qu'il faut répéter, de l'inattendu, — et on nous en fait si rarement, des surprises ! Mais que pensa de ces belles folies le sage. — de cette prodigalité, l'économe, — de cette exubérance, le discret, — de ces provocations, le prudent M. Bourget, à qui fut dédié le lunatique poème?

R. G.


 Le Magot de l'oncle Cyrille, par Léo Trézenik (Charpentier.) - Léo Trézenik est un des rares écrivains qui s'occupe encore de la province dans ses romans, non pour y faire se passer des choses qu'on n'ira point vérifier, mais pour en extraire de jolis tableaux simplets et apportant avec eux un parfum de lavande... ou le vinaigre domine! Le Magot de l'oncle Cyrille est l'histoire d'un philosophe campagnard qui laisse pleuvoir ses rentes sur une vieille futaille autour de laquelle s'assemble un tas de flaireurs de testament. A signaler un bijou de satire aigre-douce, la biographie de la crème à la laurière, dite crème économique. Ce souvenir de cuisine aiguë, où l'empoisonnement remplace la vanille, me ravit, en esprit, jusqu'au septième ciel familial!... Le Magot de l'oncle Cyrille est, somme toute, un bon roman de mœurs, piqué de ci de là de très cruelles observatious sur les mesquineries des pingres de petite ville. Pour l'écrire, l'auteur a dû souffrir un certain temps parmi eux... et peut-être, il est de ces mystères chez les auteurs acerbes, comme l'oncle Cyrille a-t-il vidé là-bas, en quelque trou profond, tous les trésors de son cœur. J'estime que la province est capable de tout... même d'enfieller les meilleurs esprits, après avoir, sournoisement, devant eux, empoisonné la crème!...

***


 Les Quatre Faces, par Bernard Lazare (Edition des Entretiens Politiques et Littéraires.) — Après cette démonstration que le Poète est fatalement voué aux sarcasmes et aux injures de ses contemporains, tout au moins à leur indifférence, M. Bernard Lazare conclut que les poètes dont le nom est su du vulgaire « acquirent ce los banal par les côtés d'eux-mêmes qui furent le plus étrangers à l'art ». Et il choisit quatre noms fameux : Théodore de Banville, François Coppée, Armand Silvestre, Catulle Mendès, qui doivent leur renommée à ce qu'ils représentent chacun une des quatre faces « de l'âme vile de la foule ». Juste, mais sévère — et si dur! Non pas, d'ailleurs, que M. Bernard Lazare enfreigne certaines convenances trop dédaignées aujourd'hui de la critique; mais nulle part un rien de cette tendresse que, presque tous, nous gardons aux quatre poètes nommés, précisément parce qu'ils « détinrent, au moins une minute de leur existence, le don du Verbe ».

A. V.


Les Pommiers en fleur, par Emile Blémont (Charpentier). — II y a de l'art exquis et un amour profond de la Nature dans ce Volume : « Les Pommiers en fleur » , que M. Emile Blémont vient de publier chez l'éditeur Charpentier. Le Poète chante la Campagne, qu'il aime à la façon d'un citadin, astreint, tout l'hiver, à la vie du gaz. Ses vers sentent bon la forêt et la mer, la « grande mer retentissante », comme il dit. Ils évoquent les ciels rayés du vol des hirondelles et des mouettes, et des coins délicieux de bois, où des sources pleurent sous les mousses. M. Blémont célèbre, en des vers pétillants comme le cidre, la Normandie, ses filles accortes et ses ménagères robustes. Il est de ceux qui placent dans la vie des champs la félicité suprême, et on s'attend à le voir s'écrier, à chaque détour de vers : « O fortunatos nimium! etc... » C'est donc surtout un paysagiste. Ses tableautins s'étayent d'un idéalisme discret qui, parfois, se fait jour, à la dernière strophe, en des vers de pure spéculation métaphysique; mais c'est le moins souvent possible. Toute une partie du volume note, avec des grâces charmantes, des motifs de rondes enfantines, de chansons populaires, dont me restent ces vers :
Tant qu'on n'aime pas,

On est Barabbas; Aussitôt qu'on aime,

On est Jésus même.


 Si quelques pièces, comme, par exemple. « Baptême des fleurs » et « Dînette au bois » rappellent par trop la manière de Victor Hugo, du Hugo de la Chanson des rues et des bois, il se dégage, en revanche, de la plupart des autres, une note bien personnelle. M. Blémont est un formiste remarquable. Sa facilité à disposer des rimes et des rythmes est presque miraculeuse. Il a des vers comme celui-ci :


... Le firmament mêle à la forêt mouillée
Des palpitations de clarté pâle

 Somme toute, un livre de vrai poète, à lire et à relire et qui consacre définitivement M. Blémont, l'un des plus ingénieux Parnassiens.

E. R.


 Graaf de Villiers de l'Isle-Adam, door Dr Jan Ten Brink. (Extrait de la revue « Nederland ». Amsterdam, 1890,

40 p. in-8°). — Villiers de l'Isle-Adam, par A.-S. (A. Symons), dans l'«Illustrated London News », 24 janvier 1891.
 Très bonnes études bien nourries de fait, de citations, de rapprochements. Après avoir esquissé la généologie intellectuelle de Villiers, montré comment il procède de Hoffmann et de Poë, de Baudelaire et de Quincey, etc., l'auteur analyse les œuvres, en rappelant encore, çà et là, ce qu'elles doivent à telles et telles influences, y compris celles de la naissance et de l'éducation. Pour l'excellent critique hollandais, Villiers fut un romantique attardé, un romantique énigmatique et ironique dont la présence, la parole et les écrits, en un temps de naturalisme souvent très bas, furent une haute protestation. Et entendue : car Villiers reste et le naturalisme n'est plus: il a disparu sans presque rien laisser, car l'observation exacte — dont M. Zola, d'ailleurs, se moque parfaitement — date, semble-t-il d'un peu, un peu plus loin. Lire de « Tribulat Bonhomet » le long des si calmes, si gris canaux de Leyde (où demeure M. Jan Ten Brink), une page d' « Axël » dans les sombres allées qui tournent autour du Burg, — et en revenant considérer les bizarres et presque assyriennes bêtes qui en gardent l'entrée désormais ouverte : dans cette ville de vieille culture française et classique, janséniste et protestante, cela doit être bien spécial : et pour cela, sans doute, l'article est intéressant.

 La brève notice de M. Symons est anecdotique : elle est surtout fine et spirituelle.

R. G.


 Culs-de-lampe, par Albert Boissière, (Fischbacher). — Chacun des courts poèmes de ce petit recueil possède une épigraphe empruntée aux aèdes les plus divers, dont voici la liste : René Ghil, Henri Heine, Sully-Prudhomme, Richepin, Mallarmé, le Dante, Swedenborg, Leconte de l'Isle, Villon, Musset, Glatigny, Mathurin Régnier, Sapho, Baudelaire, Verlaine, Vigny, Banville et Ronsard. Monsieur Boissière leur doit tout. Il emprunte le fond de l'un et l'habille avec la forme de l'autre, ce qui lui permet de parcourir en vingt pièces, avec une dextérité méritoire, toutes les gammes connues, commençant au naturalisme et finissant à la déliquescence.

E.D


 Flumen, par Pierre Devoluy. — De beaux vers lyriques, composant des poèmes bien rythmés, qui s'harmonisent les uns avec les autres, afin d'exprimer symboliquement une seule idée dominatrice. Peut-être trop de cette éloquence à laquelle Verlaine veut tordre le cou. Voici une strophe :
Les générations en flottilles compactes
Voguant vers les Toisons des Futurs fastueux
Jettent par-dessus bord l'argile des vieux dieux;
Et, veuves graves, rompant les lieux des pactes
Tiennent la barre sur l'effroi des cataractes

 M. Devoluy nous révèle là bien du talent. Combien plus en montrerait-il s'il ne subissait l'influence du grand Pontife qui proclame « la méthode évolutive-instrumentiste d'une poésie rationnelle! »

E. D.

 Les Suppliantes d'Eschyle, drame lyrique en deux tableaux et en vers, traduit et adapté pour la scène par Paul Abaur (Marpon et Flammarion.) — Des trois tragiques grecs, deux sont d'habiles dramaturges, pleins de talent et de ressources, connaissant à fond le métier; Sophocle est un peu dur et amer ; Euripide, pour plaire a un public devenu pitoyable, se fleurit de sentiment, intercale dans telle sombre légende des amourettes et des galanteries, — ce qui rend insupportable son Iphygénie, non moins que l'adaptation de M. Racine(le père). Eschyle à écrit le Prométhée, la seule œuvre grecque qui soit redevenue adéquate à notre besoin, en littérature, de l'horrible et du fantastique, du rêve trouble et de l'inexpliqué. Sans avoir le même intérêt de mystère, les Suppliantes ont, néanmoins, une grande valeur tragique et lyrique : c'est faire preuve de hautes préoccupations d'art que de les adapter pour tenter, je suppose, la Comédie Française. Les traductions en vers ne me séduisent guère : on y prend trop de libertés, à moins d'une méthode spéciale, avec le texte: celle-ci vaut bien celles de M. Lacroix.

R. G.

CHOSES D'ART

 Voici que s'inaugure la fatale saison des expositions. A peine closes les salles de Durand-Ruel, où, parmi d'authentiques horreurs, on pouvait voir des Rodin, des Carrière (portrait de Verlaine) et un beau tombeau de femme de Bartholomé, ce sont les petits salons des cercles qui ouvrent leurs portes, l'Epatant, le Volney, sans compter l'Exposition des Aquarellistes, le tout encombré des coutumiers chefs-d'œuvre que l'on sait.


 Paul Gauguin vient de terminer un portrait à l'eau-forte du maître Stéphane Mallarmé. Nécrologie : Meissonnier, Chaplin — mais heureusement Pierre Petit et Fragonard vivent encore.


 Nous apprenons la mort de Théodore Van Gogh, le sympathique et intelligent expert qui s'employa tant pour faire connaître au public les œuvres des artistes indépendants les plus audacieux d'aujourd'hui, pendant les trop courtes années qu'il resta directeur de la maison Boussod et Valadon du Boulevard Montmartre.

G.-A. A.


Échos divers et communications

 Le Banquet du 2 février. — Il serait bien oiseux de narrer tout au long, après tant d'autres, la fête organisée par le groupe symboliste en l'honneur de Jean Moréas, et que présidait M. Stéphane Mallarmé. Toutefois, avant de publier la liste complète — ou à peu près! — des personnes présentes, nous noterons les toasts.

 M. Stéphane Mallarmé  :
 « A Jean Moréas, qui, le premier, a fait d'un repas la conséquence d'un livre de vers, et uni, pour fêter le Pélerin Passionné, toute une jeunesse aurorale à quelques ancêtres.
 Ce toast,
 Au nom du cher absent Verlaine, des Arts camarades et de plusieurs de la Presse, au mien, de grand cœur
. »
 Jean Moréas répond :
 « Seul, un silence ému saurait signifier combien je garderai doux le souvenir de cette fête. Je me tairai donc, mais non avant d'avoir porte la santé de Paul Verlaine. »
 M. Henri de Régnier remercie l'assistance de la faveur avec laquelle fut accueillie l'invitation au banquet: il remercie spécialement M. Stéphane Mallarmé, « qui a bien voulu, en acceptant de présider cette réunion, l'honorer de l'autorité de sa présence ». Puis il nomme Théodore de Banville, Sully Prudhomme, Léon Dierx, de Hérédia, André de Guerne, Philippe Gille, Francis Poictevin, Armand Silvestre, qui, empêchés, ont « notifié leur absence par les lettres les plus courtoises ». M. Henri de Régnier termine en buvant « aux uns et aux autres, et à Leconte de Lisle, le doyen des Lettres françaises, et aussi à notre ami Jean Moréas. »
 M. Maurice Barrés boit à un mort, à Charles Baudelaire, — et M. Vanor à un autre défunt : Jules Laforgue. M. Albert Saint-Paul remercie les organisateurs de la fête. Charles Morice lit un beau sonnet : A Jean Moréas. M. Bernard Lazare boit à M. Anatole France. « au très habile écrivain, au plus autorisé représentant de la critique parisienne, cette critique toujours bienveillante (sic) pour la jeune littérature, cette critique pour laquelle nous avons tous la stricte reconnaissance due à tant de si généreuse et vaillante bonne foi ». M. Achille Delaroche boit à la Poésie Symboliste et à Stéphane Mallarmé (longs applaudissements). Dauphin Meunier salue « les Arts camarades ». Maurice Duplessis lit — trop vite — un superbe poème. M. Georges Lecomte boit « à ceux qui ne mangent pas » . Et M. Clovis Huges, après quelques mots drôles qui rattachent Marseille à la Grèce, dit avec chaleur une longue poésie, — ce qui lui vaut un toast de M. F. Vielé-Griffin. M. Tellier boit à la Poésie. M. Emmanuel Chabrier unit — avec quelque difficulté — la poésie et la musique, et boit à Mallarmé et à Moréas. M. Daurelle dit qu'«  il est ici un éminent journaliste et grand romancier » , et il toaste en l'honneur d'Octave Mirbeau : applaudissements frénétiques, après lesquels R. Minhar et Raoul Gineste collaborent à se rappeler tels vers de Baudelaire, avec quoi Gineste porte la santé de Félicien Rops.
 Voici maintenant, telle que nous avous pu l'obtenir, la liste de Babel des personnes présentes :
 Stéphane Mallarmé, Jean Moréas, J. Huret, Octave Mirbeau, Schuré, Henri Lavedan, P. Quillard. F. Hérold, Ch. Morice, A. Delzant, Emm. Chabrier, Sherard, Hugues Rebell, G. Heymonet, Mathias Morhardt, Paul Percheron, Tausserat,

Albert Saint Paul, Dufay, G. Sénéchal, Ach. Delaroche, Gauguin, Dauphin Meunier, Alexis Boudrot, Paul Roinard, Ernest Raynaud, Maurice du Plessys, Souday, Aug. Germain, Dodillon, Doncieux, G. Trarieux, H. Quittard, Signac, Jules Renard, Ch. Bouguereau, Champsaur, Meyerson, Corbier, Pierre Hermant, L. Barracand, Gayda, Eug. Tardieu, Bunand, Léopold Lacour, Clovis Hugues, Daurelle, A. Fontainas, Odilon Redon, G. Vanor, J. Christophe, R. Gineste, Seurat, Maurice Fabre, Maurice Barrès, Henri de Régnier, Bernard Lazare, F. Vielé-Griffin, H. Masel, Beraldi, R. Minhar, E. Jaubert, Lintilhac, Daniel Berthelot, Alfred Vallette, Félicien Rops, André Gide, Alfred Samain, Raymond-Bonheur, Quiquet, Dubreuilh, l'éditeur Lacroix, docteur Barbavara, G. Lecomte, Jean Carrère, Collière, Fuchs, Fourest, Anatole France, Bartoux, Bonnet, Saint Silvestre, R. de Bonnières, Capillari, Ch. Raymond, Félix Fénéon, Bailliot, J. Le Lorrain, La Tailhède, J. Tellier. - M. Catulle Mendès est arrivé vers onze heures, descendant du train de Belgique.
 Ne quittons pas le dernier chapitre des banquets sans parler du dernier dîner des Têtes de Bois (5 février), présidé par Jean Dolent, et où l'on remarquait les peintres Eugène Carrière, Paul Gauguin; le poète Charles Morice; l’affichiste Jules Chéret; le statuaire Jean Dampt. Etaient là aussi Marc Amanieux, Armand Renaud, Paul Dupray, Henry Piazza, Charles Masson, Félicien Champsaur, P. Giat, Ernest Carrière, Agache, Albert Maignan, Jules Valadon, Armand Berton, ― Grand succès pour Charles Morice; bon accueil à MM. Marc Amanieux, Armand Renaud, Henry Piazza.
 Ont paru ces derniers jours: chez L. Genonceaux, le Sanglante ironie, par Rachilde; chez Savine, Vieux, par G. Albert Albert Aurier; chez Tresse et Stock, Le Vierge, par Alfred Valette.
 Le catalogue complet d'Odilon Redon - tableaux, dessins et lithographies ― sera prochainement publié par l'éditeur Deman, à Bruxelles.
 Ce n'est pas la première fois que, soit comme député, soit comme avocat, M. Millerand plaide « pour la Littérature ». Dans la question de La Fille d'Elisa, mû par son respect de la liberté de l'art et de la pensée, il a prononcé à la Chambre quelques paroles spirituellement ironiques dont il faut le congratuler (Thermidor ne nous a pas fait oublier cet incident plus ancien, mais plus intéressant). Avec tact, il n'a pas trop insisté, comprenant qu'on ne raisonne pas avec l'hypocrisie et qu'on ne peut, en deux mots, instruire le provincialisme de gens ignorant que M. de Goncourt a montré, depuis quarante ans, plus de talent et plus de courage qu'il n'en faut pour être, ― de droit,― au-dessus de la critique préventive. Je me figure que tous les hommes de lettres désintéressés trouveraient en M. Millerand, à l'occasion, un défenseur contre l'arbitraire, la sottise ou la pudibonderie: c'est avoir choisi la bonne part.

R. G.

 Notre collaborateur. Laurent Thailhade vient d'avoir la douleur de perdre son père. Nous le prions de trouver ici l'expression de nos plus cordiales condoléances.
 Nous n'avons point voulu, l'autre mois, risquer d'enterrer vivante la revue Art et Critique; mais l'appel inclus en la lettre très digne que son directeur, M. Jean Jullien, publia dans son dernier numéro n'a pas été entendu, et cette excellente publication a cessé de paraître. ― Les anciens rédacteurs d’Art et Critique se réunissent le dimanche, de 4 à 7 heures, au Café Gutenberg, 25, boulevard Poissonnière.
 Une circulaire de M. L. de Saunier nous informe que « Le Carillon vient, par acte en date du 12 février, d'être vendu. » L'ancienne rédaction s'est retirée tout entière. ― Le Carillon tranformé (toujours 25, rue de Lille), dont nous recevons le premier numéro, parait dans le format des grands quotidiens.
 À nos confrères curieux de littérature étrangère « moderne », nous recommandons la revue hollandaise De Nieuwe Gids (Amsterdam), qui suit attentivement notre évolution littéraire. Rédaction: Frederik van Eeden, F. van der Gocs, Willem Kloos, etc.
 Signalons dans Fin de Siècle ― hebdomadaire grand format dont le Rédacteur en chef est M. René Emery ― les amusants dessins de P. Balluriau.
 Un des meilleurs romanciers italiens, M. Ugo Valcarenghi, a récemment fondé à Milan une intéressante revue: Cronaca d'Arte, qui s'occupe beaucoup du mouvement littéraire et artistique français. Notre confrère M. Ernest Vinci est chergé de la correspondance parisienne. ― La Gazetta Letteraria (Turin) publie un article sur le Régime moderne, de M. Taine.
 Nous avons reçu la première livraison du Magazine Français illustré, jolie publication dont le directeur littéraire est M. A. Lacroix. ― Curieux numéro de La Plume, consacré à Aristide Bruant et au Mirliton (illustrations de Steinlen, Lautrec, Jean Caillou, etc.). Y lire une émotionnante nouvelle d'Alcide Guérin: A l'Opéra, d'un style souple et nerveux, et un article d'Alexandre Boutique: A propos du Symbolisme. ― Au sommaire de la Revue Blanche: Alexis Noël, Robert Bernier, Thadée Natanson, Paul Leclercq, Claude Cehel, etc.

Mercure


(I) Nous sommes obligés de remettre au prochain fascicule les notes bibliographiques annoncées sur : Le Pèlerin Passionné (Jean Moréas), Le Don d'Enfance (Fernand Severin) et Peines du cœur (Jean Surya). — Au mois prochain également : Vieux (G.-Albert Aurier); La flûte à Siebel (Max Waller); Les Confessions, Souvenirs d'un demi—siècle, 1830-1890 (Arsène Houssaye); Talleyrand, Mémoires, lettres inédites et papiers secrets, accompagnés de notes explicatives (Jean Gorsas);Presque (Francis Poictevin); Le Jardin de Bérénice (Maurice Barrès); Femmes et Paysages (Jean Ajalbert); Le Bonheur de mourir (Auguste Chauvigné).


(2) Voir cette Préface dans le dernier numéro du Mercure de France, p. 65.

Outils personnels