N° 16. – AVRIL 1891

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Mercure de France, t. II, n° 16, avril 1891, p. 193-256.


LE JOUJOU PATRIOTISME


 Un de ces tomes cartonnés, niaisement abjects, que d'universitaires ou d'ecclésiastiques matassins produisent sans relâche pour la falsification des juvéniles cervelles; on l'entrouvre et cette image surgit : un vieux militaire, le poitrail illustré de la devanture en toc d'une bijouterie de faubourg, gémit accablé dans son fauteuil, et un gamin, signalant d'un air entendu, avec le bâtonnet de son cerceau, les symboliques oreilles de tatou qui fleurissent la coiffe d'une nourrice alsacienne appendue au mur : « Pleure pas, grand-père nous la reprendrons! »
 Immédiatement, on pense à cet enfant monté en graine, plus hautement pédonculé que ces choux de Jersey dont on fait des cannes, ― à M. Paul Déroulède. Lui aussi fait rouler, mais avec fracas et en tapant dessus avec un vieux sabre ébréché, le cerceau avarié du patriotisme, et se penchant vers la France, qui n'est pas sourde, lui hurle dans le tympan : « Pleure pas, grand'mère on te la rendra, ta symbolique nounou! »
 Moins gnan-gnan que le vétuste et lacrymatoire retraité, la matrone impatientée finit pas répondre: « J'aimerais assez qu'on me confiât d'autres secrets. »
 Nous aussi: le désir de renouer à la chaîne départementale les deux anneaux rouillés qu'un heurt un peu violent en a détachés ne nous hante pas jour et nuit. Nous avons d'autres pensées plus

urgentes; nous avons autre chose à faire. Personnellement, je ne donnerais pas en échange de ces terres oubliées, ni le petit doigt de la main droite: il me sert à soutenir ma main, quand j'écris; ni le petit doigt de ma main gauche: il me sert à secouer la cendre de ma cigarette.
 Inutile, à ce propos, de me traiter de mauvais Français ou même de Prussien; cela ne me toucherait pas: Kant était Prussien et Heine aussi; puis je vous demanderais, par curiosité pure, ce que vous donneriez de vos précieuses peaux pour joindre à la France la Wallonie belge ou la vallée de Lausanne, ― pays, ce me semble, un peu plus français de langue et de race que les bords du Rhin? Personne n'aboie contre les Anglais, qui détiennent les Iles normandes, et le lointain d'outre-mer, mais aussi nettement province de France que les Charentes ou la Picardie.
 Au fait, ces coins de terre d'au-delà les Vosges, sont-ils donc devenus si malheureux? Les aurait-on, par hasard, fait changer de langue, de mœurs, de plaisirs? Ont-ils subi un service militaire plus long ou plus dur, une administration plus pointilleuse, des fonctionnaires plus rogues, des maîtres d'écoles plus pédants et plus fats, des embêtements de conscience plus notoires, des impôts plus lourds, un gouvernement moins digne, moins sympathique, moins probe?
 Il me paraît qu'elle a duré assez longtemps la plaisanterie des deux petites sœurs esclaves, agenouillées dans leurs crêpes au pied d'un poteau de frontière, pleurant comme des génisses, au lieu d'aller traire leurs vaches. Soyez sûr qu'avant comme après, elles mangent leurs rôtis à la gelée de groseilles, grignotent leurs dretzels salés et lampent leurs amples moss. N'en doutez point, elles font l'amour et elles font des enfants. Cette nouvelle captivité de Babylone me laisse froid.
 La question, du reste, est simple : l'Allemagne a enlevé deux provinces à la France, qui elle-même les avait antérieurement chipées : vous voulez les reprendre? Bien. En ce cas, partons pour la frontière. Vous ne bougez pas? Alors foutez-nous la paix.
 Jadis, en de permanentes guerres, avec de vraies armées, c'est-à-dire composées de soldats de métier et de carrière, on se trouvait vainqueur sans vanité, vaincu sans rancune. La défaite n'avait pas cette conséquence : une nation pleurnichant et hihihant pendant vingt ans, telle qu'une éternelle fillette; oui, comme une fillette qui a laissé tomber sur le bon côté sa tartine de confitures.
 Jadis, le lendemain de la paix signée, les sujets des deux pays trafiquaient ensemble sans amertume, franchissaient indifférents les frontières modifiées, et les officiers des deux armées, la veille aux prises, buvaient à la même table, en gens d'esprit. Je verrais sans nul effarouchement des officiers français trinquer avec des officiers allemands : font-ils pas le même métier, et pourquoi, noble ici, ce métier deviendrait-il, là, infâme?
 Ce désintéressement supérieur, la France l'éprouva, tant qu'elle fut une nation spirituelle et de haute allure. Les Français d'alors disaient, ayant perdu, délicats et sourieurs: « Messieurs, nous vous revaudrons ça ». ─ puis parlaient d'autre chose. Serions-nous devenus, à cette heure, des brutes rancunières, douées de cervelles éléphantines?
 Dépurons-nous de ces humeurs; prenons quelques pilules de dédain qui fassent issir par les voies naturelles ce virus nouveau, dénommé : Patriotisme.
 Nouveau, oui, sous la forme épaisse qu'il présume depuis vingt ans, car son vrai nom est vanité : nous sommes la civilisation, les Allemands sont la barbarie...
 Oh!
 On ne peut, il est vrai, nous dénier une littérature et un art supérieurs à la littérature et à l'art allemands; mais cet art même et cette littérature, demeurés tout cénaculaires, sont inconnus à nos derviches hurleurs, et de ceux d'entre eux qui les soupçonnent, méprisés : ce qu'on en montre dans les journaux et dans les expositions devrait, au contraire, nous engager vers une certaine modestie. Quelle fierté les patriotes ont-ils jamais tirée des œuvres de, par exemple, Villiers de l'Isle-Adam? Soupçonnaient-ils son existence, alors que le roi de Bavière l'accueillait et l'aimait? Ont-ils subventionné Laforgue, qui ne trouva qu'à Berlin la nourriture nécessaire à la fabrication de ses chefs-d'oeuvre d'ironie tendre? Et pour ne citer qu'un seul nom d'artiste, est-ce par les patriotes que sont achetées les lithographies de Redon, dont les admirateurs sont presque tous scandinaves et germains? Il y a un patriotisme à la portée de tous ceux qui possèdent trois francs cinquante, c'est d'acheter les livres des hommes de talent et de ne pas les laisser mourir de misère.
 Laissons donc l'art et la littérature, puisque les productions par lesquelles on nous clame supérieurs sont au contraire de celles qui nous humilieront à jamais dans l'histoire de l'esprit humain, ― et parlons du reste.
 L'érudition, mais elle est allemande. Les Allemands ont inauguré, et détiennent encore, la philologie romane, et s'il faut chercher des professeurs connaissant mieux l'ancien français que les maîtres de l'Ecole des Chartres, c'est en Allemagne. Qui nous a fait connaître notre littérature dramatique d'avant Corneille? Des Allemands, et les bonnes éditions de ces poètes sont allemandes.
 Qui a connu mieux que nul l'histoire de la Révolution française? Des Allemands, les Sybel et les Schmidt.
 Qui a débrouillé l'histoire grecque et l'histoire romaine, sinon les Mommsen et les Curtius?
 Je ne dis rien de la philosophie, rien de la musique : domaines allemands, ― et je me borne à ces indications pour ne point répéter un ancien article de M. Barrès, dont le spirituel antipatriotisme jadis m'avait charmé.
 Le vrai, c'est que l'intellect germain et l'intellect français se complètent l'un par l'autre, sont créés, dirait-on, pour se pénétrer, se féconder mutuellement : du cerveau de l'Europe, l'un des peuples est le lobe droit, l'autre est le lobe gauche, et rien, en ce cerveau, ne peut fonctionner normalement si l'entente n'est parfaite entre les deux inséparables hémisphères.
 Peuples frères, il n'y en a guère qui le soient plus clairement, ni mieux faits pour une entière et profonde sympathie, malgré des différences évidentes dans les modalités de la pensée. Ils sont calmes et nous sommes de salpêtre; ils sont patients et nous sommes nerveux; ils sont lents et un peu lourds, nous sommes vifs et allègres ; ils sont muets et nous somme braillards; ils sont pacifiques et nous avons l'air belliqueux : dernier point ou l'entente est extraordinairement facile, car il semble certain qu'ils en ont, de même que nous, assez et, de même que nous, ne souhaitent rien, si ce n'est qu'on les laisse travailler en paix.
 Non, nous n'avons nulle haine contre ce peuple; nous sommes bien trop élevés pour afficher une enfantine rancune, trop au-dessus de la sottise populaire pour même la ressentir : quant à moi, entre les assourdissants jappeurs ligués contre notre quiétude et les placides Allemands, je n'hésite pas, je préfère les Allemands.
 Les défiances s'assoupissaient, lorsque M. de Cassagnac s'est mis à trouver mauvais que l'impératrice, cette charmante femme, ait voulu voir Saint-Cloud et Versailles : ce sont cependant d'agréables promenades, et les choisir, une preuve de bon goût, car cette étrangère, n'aurait-elle pas aussi bien pu manifester le désir d'assister aux courses d'Auteuil?
 Dire qu'il ne s'est pas trouvé en cette ville, qui se targue d'esprit et de bravoure, un peintre assez indépendant de l'opinion populaire, assez courageux contre la sottise journalistique pour oser obéir à cet instinct naturel qui domine aujourd'hui

ce qu'on dénomme l'école française : l'intérêt de la vente! Le Patriotisme à été le plus fort, étant la sottise suprême, ― pourquoi s'étonner?
 Ah! si Henri Regnault n'avait pas été tué Buzenval, si ce peintre patrouillait encore ses noirs savoyards, ses roses souillées, ses blancs de panaris, s'il se livrait encore, en de luxueux ateliers, à ce que Huysmans appelle « son vagabondage du dessin et son cabotinage édenté des couleurs »! Mais les Prussiens l'ont occis. Cela ne fait jamais qu'un artiste médiocre de moins, ― et il y en a tant!
 Puis, à chacun son métier : le sien était de faire de la peinture, même mauvaise, ― comme le métier de Verlaine est à de divines poésies. Le jour, pourtant, viendra peut-être où l'on nous enverra à la frontière : nous irons, sans enthousiasme ; ce sera notre tour de nous faire tuer : nous nous ferons tuer avec un réel déplaisir. « Mourir pour la Patrie » : nous chantons d'autres romances, nous cultivons un autre genre de poésie.
 Leur supprimer, à ces « s... b... de marchands de nuages », ― il s'agit de nous, selon Baudelaire, ― leur couper toute religion, tout idéal et croire qu'ils vont de jeter affamés sur le patriotisme! Non, c'est trop bête et ils sont trop intelligents.
 S'il faut d'un mot dire nettement les choses, eh bien : ― Nous ne sommes pas patriotes.

Remy de Gourmont.

LE CALICE ENGUIRLANDÉ


Pour le Dr Rémy Giroud.


 Pour que s'immortalise un merveilleux supplice,
 L'Eternel féminin lève au ciel un calice
 Enguirlandé de folles fleurs de volupté.

 La haute coupe, d'un métal diamanté,
 Où se profilent de lascives silhouettes,
 Et nos divins Désirs, qu'elle éblouit un jour,
 Viennent, l'aile ivre, éperduement volar autour,
 Criant la grande soif qui nous brûle la bouche,
 Jusqu'à l'heure de la communion farouche,
 Où chacun boit dans le métal diamanté
 La science: qu'il n'est au monde volupté
 Hormis les fleurs dont s'enguirlande le calice,

 Pour que s'immortalise un merveilleux supplice.

Edouard Dubus.

NEIGES

A Eugène Jublin.


I

L'Angelus tombe enfin des clochers et des tours...
 Pour parer l'Heure nuptiale,
La neige ourdit des blanches nappes de velours
 Dans une clarté vespérale.

Les arbres du vieux parc enlinceulés ont l'air
 D'un cortège fantômatique;
Le haut jet d'eau répand des pleurs de cristal clair
 Dans les vasques de Penthélique.

Et par ce soir d'hiver, par ce soir endormant
 Que nul soleil brutal n'enflamme,
Il monte un si vague et si triste apaisement
 Qu'on se sent vraiment mal à l'âme.

Un mal pacifiant et douloureux aussi,
 Comme un baiser sur une plaie...
―De son socle de stuc, un chèvre-pieds transi,
 Perdu sous la châtaigneraie,

Nargue un groupe d'Amours que les males saisons
 Ont rendus frileux et moroses
Et qui songent sans doute au temps des fenaisons
 En déplorant la mort des roses.

De profundis! les Belles aux yeux de béril
 Avec les fleurs s'en sont allées,
Et l'âme des printemps erre en parfum subtil
 Par le veuvage des allées.
II


Or, voici que soudain l'orgue d'un malandrin,
 Dans le recueillement de l'heure,
Moud dolemment un lent et chevrotant refrain
 Où tout un vieil Autrefois pleure.

On dirait des sanglots clamés par le Passé
 Sur un deuil cher qui s'éternise...
— Un lamentable oiseau mortellement blessé
 A travers la bise agonise...

Le vent coulis rôdant parmi les corridors
 Mêle des complaintes funèbres
Aux sons criards de l'orgue et plaque des accords
 Frigides comme des ténèbres.

Imperturbablement la chanson d'Autrefois
 Pleure dans le vent, monotone...
— Maints souvenirs perdus, tels des cerfs aux abois
 Brament en mon cœur qui s'étonne,

Et tandis que le parc s'efface lentement
 Dans le clair obscur équivoque,
Tandis qu'au ciel rosit un vague enchantement,
 Mon âme endolorie évoque

La magique splendeur des rêves abolis
 Qui se jouaient das les lumières,
Vers les couchants d'or pâle où sommeillaient des lis,
 Des lis plus blancs que des Prières!...



Jean Court.

SUR ÉCHASSES



 Aucune voix intérieure ne m'a crié : «Par ici ! » — Il s'en faut de plusieurs longueurs que j'arrive à l'enthousiasme. J'écris bien, mais je ne sais lire que dans les journaux. J'ai étudié des choses autrefois, je m'en rappelle, quand j'allais à l'école. Je ne regarde ni autour de moi où je ne vois que moi, ni en moi où je ne vois rien, et je n'en suis pas moins littérateur qu'un autre.

*
* *



 J'ai fait d'abord de la critique, pour enlever le morceau, ensuite du roman, pour le rendre, et puis j'ai continué, pour me curer les dents, et toujours j'aurai la bouche mauvaise. Si cette image vous dégoûte, j'en chercherai de plus sales encore.

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* *


 Bons confrères, j'ai aboyé à toutes vos lunes. Que ceux qui ne m'ont pas entendu me pardonnent et considèrent l'intention. J'ai agi de mon pire. Que les autres ne prennent pas mes gros mots de travers. On me rendra cette justice, qu'en insultant tout le monde je n'ai voulu me brouiller avec personne.

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* *


 Je fais tour à tour, à m'y méprendre, du Concourt, du Daudet, du Zola, du Bourget original. Ils croient à un vol, feuillettent leurs cartons, pensifs, furieux!

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* *



 Un conseil : pas trop, trop d'art. Je vous assure que le peuple, mon seul juge, comme disait le général Boulanger, n'y tient pas. Songez à Démosthène. Quand on s'applique, ça sent le gaz. L'idée en forme a peur, ainsi qu'un lièvre. Venez donc me voir, vous me trouverez toujours cul sur table, en train de pondre sans douleur. Si cette image.....

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* *

 Cependant il y a un mépris de l'art qui est excessif. X écrit trop vite. Je ne peux plus le suivre.
 On doit souffler.

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* *

 J'ai du métier : voici mes petits accessoires : un pinson pour les passages gais; une vieille pendule pour les palpitants; de l'odeur achetée au litre pour les tendres; des plumes de corbeau pour les lugubres.
 En somme, je cuisine habilement les divers ingrédients d'un roman, hors les larmes. La sensibilité n'est point ma partie. J'ai beau mouiller, avec mon doigt, les yeux de mes bonshommes : ils les ont toujours secs comme des pissotières mal entretenues. Est-ce que ça se voit?

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 On dit que la pensée est une sécrétion du cerveau. C'est étonnant comme le mien salive.

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 20 ans. — En tout nouveau présenté je devine un ennemi, et j'observe avec intérêt le premier mouvement de sa main. Elle se détache du dos ou sort de la poche, et vient à moi lentement. Est-ce qu'elle s'avance pour une étreinte cordiale ou pour une gifle? Douces transes !

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* *

 30 ans. — Ça va; je suis de première force en sympathie instantanée et en stéréotypie de sourires Je tape sur les ventres qui ont quelque chose. Les ailes me travaillent les épaules, et la sagesse les gencives. Chaque jour, c'est une dent de plus qu'on a contre moi; mais je me retourne, je compte les kilomètres d'écriture parcourus et me voilà consolé. Il me semble que je tiens mon avenir, en forme d'œuf, au creux de ma main.

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* *

 La grenouille tenta d'égaler le bœuf en grosseur, pour l'avaler. Je suis envieux au point d'accorder, sans le leur dire toutefois, aux incompris, quelque talent.

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* *

 Le toi est haïssable. Pour vivre dans une société de muets où je parlerais tout le temps tout seul, je consentirais qu'ils fussent sourds.

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* *

 J'aime dans ma gloire ce qu'elle a de vexant pour les autres. A part cela, je m'en f... Il ne faut pas me faire plus mauvais que je ne suis.

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* *

 Le commerce des lettres a une belle âme. Par année on imprime, dit-on, trois mille romans environ. C'est donc, ô rage, une moyenne de deux mille neuf cent quatre-vingt-quinze que je n'ai pas signés !

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* *

 
— « Ah ! Ce garçon m'ennuie. Il est là, c'est ma place. Il est jeune à ma place. Il a du talent à ma place. Que faire?»  
— « Tue-le !»

*
* *

 Quand un monsieur me dit :  
— « Nous avons une revue où viennent se poser, à notre signe, tous les talents, comme des colombes savantes. »  
Je prends son bras et je lui serre le poignet légèrement:  
— « Par sympathie ? Merci ! »  
— « Non pas : je suis le faiseur d'anges de la littérature, le médecin des revues qui vont mourir, et je vous tâte le pouls. Votre heure est proche, mon ami. Vous en avez encore pour deux numéros. Deux et un font trois. Aujourd'hui la mode est aux collections courtes. »

*
* *

 Je n'ai plus d'affection que pour les inoffensifs, les vieux littérateurs en enfance qui, bavant déjà, écrivent, une serviette nouée autour du cou, et les tout petits emmaillottés qui ne poussent encore que de vagues cris d'imitation.

*
* *

 
— « C'est du joli ! poseur, va ! »  
— « Impitoyable éventeur de mèches, subtil chipeur de clefs, gros malin aux fosses profondes, on ne pourra donc jamais vous en faire accroire ? Ah ! vous connaissez les sépulcres blanchis, le coup de la vessie et de la lanterne, les trucs des faiseurs d'embarras et de tours, et c'est bien vous, n'est-ce pas, qui disiez ce matin,en voyant passer le convoi de troisième classe d'un riche défunt : « Encore un qui veut se faire remarquer sans ostentation ! »



Jules Renard.

LES FIANCÉS



Depuis dix ans couchés dans la tombe suave,
Sous la prairie en fleurs où bêlent les troupeaux,
Ils écoutent languir la voix suprême et grave
Du bonheur éternel dans l'éternel repos.

Un chêne épand sur eux le velours de son ombre:
Les laboureurs hâlés y bornent leurs sillons;
Et la nuit, quand tout dort, des étoiles sans nombre
Jusque sur leur linceul filtrent de bleus rayons.

Tous deux, entrelacés comme en un rêve étrange,
La lèvre sur la lèvre et les yeux dans les yeux,
Sous les érosions de terrain qui les mange
Fondent conjointement, hors de l'azur des cieux.

Des ais vermoulus suinte, émollient et rance,
Un noirâtre brouet où se baignent leurs chairs.
Ils gisent sans terreur, sans honte et sans souffrance.
Intimement unis, sucés des mêmes vers.

Et du Temps qui croupit sépulcrale pâture,
Sublime effondrement de corps décomposés,
Ils retournent sans hâte à l'immense nature,
Qu'ils graisseront épars et métamorphosés.

Amen! semblent-ils dire, amen au décret pâle
Qui nous précipita dans les bras du tombeau!
Notre lit nuptial est froid comme l'opale,
Mais plus stérile il est, plus il nous parait beau.

Nous n'avons pas vécu sur la houleuse terre
De quoi couler ensemble un seul instant d'amour.
Dans la bière profonde, au sein du grand mystère .
Vierges nous fûmes mis, tous deux le même jour.

Nous bénissons la main du hasard magnanime;
La mort qui nous faucha nous est un doux destin :
Le cœur qui bat encore au souffle qui l'anime
A des frissons au soir et des pleurs au matin.

Nous ne redoutons plus les venimeuses larmes
Que la douleur amasse aux cils des respirants;
Ici plus de sanglots, plus de deuils, plus d'alarmes,
En nos rigides fronts plus de cris déchirants.

Nous ne percevons plus les verbes d'une langue;
C'est un silence saint qui sur nous vient peser;
Et nous nous oublions dans le cercueil exsangue,
Où pourrit lentement notre humide baiser.



Louis Dumur.

LA GRAPPE VOLÉE

―――


Qui ravit les raisins sonores de mon Rire
En le val de Caresse aux bons glaïeuls du dire ?

Evaporés des thyrses vierges du sonneur.
Ils mûrissaient : essaim de la treille au bonheur.

Oyez au creux du val la plorance qui meugle,
Oh rendez ses muscats à mon sourire aveugle!

Espoir qui me guidas vers l'ultime pressoir
Où s'épavent les perles qui n'ont pas le soir,

Oncques n'ai retrouvé mes vives de vendange,
Et la neuve douleur m'a pâli de son lange.

Apprends-moi, vert silence, en quel flacon voisin
De harpe maintenant jouit le clair raisin?

Alors une brebis, sans doute ma vieillesse,
Au loin bêla devers ce deuil de gentillesse :

- « Ami, qui désormais as le raisin sans peau
Nommé le pleur et fuis le jovial troupeau,

Ta Jouvence a passé, des adieux plein la robe,
Ainsi qu'un paon coupable, sous le soleil probe.

A l'ombre du fleuve émanant de ses péchés
Clignotait une musique de fruits cachés.

Or tes ris, prisonniers dans un orgueil d'abeille,
Appendaient à l'âpre feuille de son oreille. »

O brebis, si la dépouille, mise en pendants,
Doit jolir ma vendangeuse aux ongles ardents,

Je lègue les raisins sonores de mon Rire
A Celle qui laissa les bons glaïeuls du dire.

 17 novembre 89.

LE CYGNE D'ILLUSIONS


A Gabriel Randon.



Cette boule de neige où se pavane une âme
Est le Cygne ingénu de nos illusions
Qui matinalement cingle sur l'oriflamme
Avant l'aigre soleil des noires visions.

Ricane l'heure où le fer rouge de la preuve
Irréfragable inscrit l'alphabet infernal;
La virginité lors défaille sous l'épreuve,
A jamais se fondant le duvet hivernal.

Institués l'écaille de cette agonie
A la strophe de fin, nous gardons le parfum
Qu'uniquement légua la lunale harmonie,
Et nos cordes s'émeuvent du joli défunt.

L'héritage de songe, aromant notre allée
Entre les perses mares de joyaux salins,
Prêche nos pas, appareillés pour la vallée,
Au gré des roseaux purs devant les loups malins.

Jusqu'à ce que le Cygne, aux cendres de mémoire
Oiseau semé, germant sous les regrets d'aïeul,
Nimbe le phare usé par les âges de moire
Et neige vers l'orteil ses ailes de linceul.

 3 février 90.



Saint-Pol Roux.

JEAN DOLENT



 Obtenir d'exquise sorte des suffrages exquis; triompher par des moyens rares, dédaigner les procédés vérifiés, bouleverser volontiers les notions proverbiales, fuir le sens commun pour rester dans le bon, échapper aux effets classés : près d'attendrir s'arrêter au bord des larmes sans toutefois solliciter la gaîté — ne faire ni rire ni pleurer, émouvoir à toutes les possibilités, faire surtout sentir et penser : c'est le style, l'œuvre et le tempérament de Jean Dolent.
 Cet artiste épris de la vie, cet homme épris de l'art, est de ceux qui ne se résignent point aux efforts médiocres : il se peut donc que la renommée bruyante — puisqu'elle est aujourd'hui plus justement que jamais prévenue et convaincue de modérantisme — ait mal lu de cet écrivain certains ouvrages que nous préférons à beaucoup de centaines d'éditions. Dans cet universel champ d'œuvre de la vie et de l'art, dans cet unique champ de bataille, la vraie victoire n'est pas toujours celle qu'accompagnent le plus de trompettes. — D'autant plus est-il précieux de chercher, en cette œuvre non dédiée au grand nombre, l'expression d'une des âmes les plus subtiles et sensibles de ce temps.
 Deux mots de Jean Dolent lui-même me guideront.

 « Le style, c'est l'état innocent de l'esprit. »

 Cette définition — qu'on a eu tous les torts du monde de rapporter au fameux apophthegme de M. de Buffon — nous en dit long sur l'esprit qui la trouva. Elle émane d'un perpétuel désir de perfection; elle marque cette belle frénésie de pureté, la première des vertus esthétiques. Cette définition n'est pas, comme sa sœur de l'autre siècle, une constatation : c'est un conseil, c'est le résultat d'une expérience passionnée, c'est un mot plein de clartés. — II faut être pareil aux petits enfants pour entrer dans le paradis : et c'est-à-dire qu'il faut être innocent pour jouir du bonheur comme pour le mériter. Or il- y a une vérité dans l'art qui correspond à cette vérité dans la vie. (Eh! l'art et la vie, puisque c'est tout

un !) Etre innocent, en art, c'est n'avoir point de préoccupation étrangère à la recherche personnelle et sincère, — aucune préoccupation ni de stupre, ni de lucre, ni de vaine curiosité, ni de vaine gloire, ni même de vain enseignement ; c'est parler parce qu'on ne peut plus se taire, c'est se délivrer, c'est uniquement s'efforcer de s'exprimer soi-même, dans ce qu'on a de plus hautement « spécial, » — soi-même, c'est-à-dire un Désir ! (Car notre pensée peut s'ignorer en ses contingentes réalités, elle sait toujours quel idéal d'orgueil et de beauté elle a, une fois pour jamais, choisi vers l'Absolu.) A ce prix on a l'inviolable virginité, l'éternelle enfance des poëtes, à ce prix on est innocent ; on a du style.
 « L'innocence de l'esprit, » — ajoute Dolent, « une innocence conquise. »
Ces deux mots, qui révèlent un tempérament et indiquent une histoire spirituelle, tracent au mieux le plan de cette Etude.
I

 La nature, la couleur des ouvrages (1) qu'il a choisi d'écrire, refléta nécessairement la nature et la couleur d'un esprit qui ne cherche jamais que sa propre expression. Tous les livres de Dolent, à ce point de vue, sont explicites. Mais je m'attacherai à l'étudier principalement dans le roman de L'Insoumis, livre pour lequel je ne cache pas ma prédilection : il est de cette heure, en dépit des dates, et je l'estime des meilleurs de ce temps. C'est là que nous verrons juste comment la pensée, nette et simple dans l'ensemble, se complique harmonieusement au détail de l'exécution : comment alors mille fins fils viennent croiser, pour les y retenir prisonnières, la trame du réseau où se sont prises les ailes des idées.
 La composition entière évolue autour d'un type constant en tous ses développements :

 « Il avait le fanatisme de la liberté. Ceux qui disent Colonnis est grossier, ils mentent ; brutal, ils mentent. Colonnis savait dire la vérité avec grâce..... Il manquait de l'air fatal, ce sceau des grands révoltés. »

 Insoumis et maître ironiste, il dresse son rire comme un rempart entre sa liberté et quiconque prétendrait entreprendre sur elle. Il rit ! non, il n'a pas le sceau des grands révoltés : c'est qu'il n'a pas eu à s'affranchir, il est né libre. Il ne consent même pas qu'on lui impose d'être l'heureux mari d'une femme charmante, il l'a quittée peu de mois après la noce, effrayé de cette pensée que « N'aimât-on plus, on serait encore lié. » Voilà un petit mot que Colonnis ne peut pas entendre.

 « S'aimer par contrat définitif, sans clause échappatoire! un bonheur jusqu'à la mort, sans fin possible !... Un paradis sans issue ! Ah !... j'ai pris la fuite. »

 Il a la prétention de ne relever que de lui-même, d'être seul dans son âme. Or, un insoumis de cette sorte est nécessairement un lutteur : quel emploi faire de sa liberté, sinon s'assigner des tâches difficiles ? et un tel lutteur est nécessairement un vainqueur. Mais, par coquetterie, Colonnis n'épuise jamais ses sujets. A la chasse il se contenterait de faire lever le gibier. S'il a révolté un peuple — ou un village contre les autorités, il se dérobe, la chose faite, au devoir de diriger les destinées de ses hasardeux élèves ; ce n'est pas lui qui se laissera prendre par les gendarmes et tout l'émoi qu'il aura causé n'est que « Terreur pour rire. » II est vrai que « Rire mène à démolir » : les fantaisies de Colonnis ont toujours un caractère d'utilité. Mais il a trop d'orgueil pour manquer de paresse élégante : il confie à d'autres le soin d'achever la besogne, souci secondaire. Ce railleur indépendant, cet enthousiaste et ce généreux ne saurait tolérer d'être le second nulle part, mais il laisserait la première place vide, plutôt que d'assumer les charges de la dictature. Prendre en main les libertés de tous, c'est renoncer à la sienne.
 Ce caractère, si composite dans son unité, a ses reflets et ses contrastes en tous les autres personnages du roman — Gambarda, c'est la caricature de l'Insoumission. « Il n'y a pas d'entraves légitimes ! » Mais il en sait qu'il adore : s'il les rompt, par folle vanité, c'est au prix de son cœur, « bien plus né pour la soumission que pour la révolte. » Pourtant, il juge Colonnis timide, « un esprit indépendant, mais timide. » Il a des regards de défi « pour le poële de fonte et le comptoir d'étain. » Victime en définitive, pris au piège de ses fanfaronnades, c'est un grotesque touchant. — Maître Tontonne est plus sage ; voici ses règles de conduite : « S'attaquer seulement à ceux qu'on peut aisément vaincre, moissonner les épis à cause du grain, ménager les moissonneurs à cause de leurs faux et respecter la pâture des vautours. » Ce n'est pas l'amour de la gloire qui ferait délirer Tontonne, ni l'amour de la liberté, ni quelque folie d'enthousiasme ou de générosité : « Ses divagations ont pour point de départ la raison pure et Tontonne extravague au nom de la logique. » Au revers ne reconnaît-on pas la médaille ? — Le Jeune Monsieur Lagouette est un autre aspect du même contraste. C'est le Médiocre infatué qui cache son irrémédiable impuissance et les glaces de sa native sénilité sous des prétentions à quelque si pur idéal qu'aucune réalité ne saurait l'effleurer sans le souiller. « Il dit vouloir réagir contre le plaisant lyrisme de Joseph Prud'homme et se complaît dans une fausse simplicité. Ce jeune monsieur est circonspect, il prend soin de prémunir les gens contre leur penchant à l'enthousiasme... Quotidiennement il parle de sa soif d'admirer et se plaint lamentablement d'être ainsi laissé sur sa soif. » Point vulgaire toutefois, il semble avoir pris pour principe unique cet aphorisme : « Avoir les jambes faibles, c'est un malheur, boiter, c'est une faute. »
 Quatre principales figures de femmes traversent le roman.
 Jacq'uine, la femme de Colonnis, et Guillaumette, la fiancée de Gambarda, sont de douces ombres aux traits jolis, la première toute de tendresse si vraie, si intense qu'elle atteint à l'intelligence par la sensibilité, — et la seconde toute en bon sens et en belle gaîté.
 Mais parler des deux autres femmes ce sera dire le roman.
 Colonnis a pris à Tontonne, dangereux mari facile, sa femme, la plus terrible des femmes aimables. Ce qui surtout retient auprès d'elle Colonnis, je soupçonne que c'est le caractère improbable, impossible de Jeanne :  « Lui être fidèle, c'est avoir chaque jour une nouvelle maîtresse. Les mêmes causes produisent sur elle des effets différents... Elle se rend sur le ton de la résistance, élève la voix sans cris et se désole sans larmes... Un nez parisien qui débute en nez grec... On ne se lasse pas de la voir, elle ne se lasse pas d'être regardée. »
 Une insoumise. Colonnis aime à la vaincre : c'est la plus chère et la plus malaisée des périlleuses tâches qu'il a choisies. Il aime en elle tout ce qu'elle est de grâce et de beauté : mais plus il perdrait en la perdant, plus il goûte de poignant plaisir à se sentir sans cesse au moment de la perdre, a vaincre en elle plutôt qu'elle-même l'asservissante terreur de la voir s'en aller. Aimer une telle femme, être aimé d'elle et rester libre ! Une fois, Colonnis a été défié par sa maîtresse, en riant, d'aller chez Mlle Tonyne, — sorte de femme d'esprit et de galanterie que la maîtresse légitime redoute ; il ira donc. Jeanne, revenant de son caprice, menace, l'inquiétante et vague menace des femmes qui se savent aimées : « Prends garde ! » Mais Colonnis porte aussitôt les sentiments aux dernières extrémités : « Sois libre, » répond-il, et il ajoute ces mots qui résument le plus bel évangile d'insoumission amoureuse et la plus belle philosophie de l'amour: « Il faut toujours se faire préférer... Entraîner vingt fois la même femme, c'est plus malaisé que de séduire vingt femmes. » Et dans la chambre où sa maîtresse dort, dort en rêvant de lui, ce cérébral, qui aime avec sa tête autant, ce sentimental aussi, qu'avec son cœur, entreprend d'ajouter, pour se bien prouver à lui-même la pleine liberté de son esprit, quelques pages au livre depuis longtemps commencé. Il écrit. Puis, affrontant tous les dangers, il ose réveiller Jeanne pour lui lire ce qu'il vient d'écrire. Pendant que Jeanne se rendort, il décide qu'il oubliera jusqu'à la présence de sa maîtresse.
 Mais : « La main de madame Tontonne pendait hors du lit. La paume enflammée de cette main blanche troubla Colonnis. Il alla vers cette main. » La jeune femme se réveille et entoure de ses bras le cou de son amant :

 « — Tu n'iras pas ! Colonnis se dégagea. »

 Ce chapitre, une demi-douzaine de brèves pages, est peut-être le plus singulier témoignage de la sensibilité moderne. Je ne sais rien de plus passionné que la paume enflammée de cette main blanche.
 Pourtant, cet empire de soi, la force que Colonnis a toujours, malgré son amour, « d'empêcher de se nouer autour de son cou ces mains mignonnes de femme, » est-ce un élément de bonheur? On peut être dupe de la défiance, on peut être esclave de l'insoumission. En hiver, je me suis surpris à marcher dans la neige pour éviter le sentier noirci par le troupeau des pas: Gam- barda ou Colonnis ? Eh ! Colonnis comme Gambarda finit par sacrifier à la féroce passion de ne relever que de soi son amour et son bonheur.
 Mais s'agit-il, ici, de bonheur, du moins au sens normal ! Il s'agit plutôt de parvenir, par la satisfaction d'une passion maîtresse, à cette intensité de vie à tout prix, qui est l'idéal — inconscient ou conscient — fatal, de l'homme moderne. Quand la maîtresse de Colonnis le quitte, il souffre, certes, et, au-delà de l'adieu qu'il pourrait effacer d'un baiser, il voit au présent le morne avenir de la définitive solitude. La douleur est si vive qu'il ne s'y peut résigner, il poursuit la bien-aimée, — qui s'en va, lente, espérant qu'on la rappellera, — il la dépasse, l'attend sur le chemin qu'elle doit prendre, la laisse venir jusqu'à lui : et la laisse passer. — En réalité, et quoi qu'il en pensât lui-même, ce n'était pas pour rejoindre sa maîtresse qu'il courait si vite : c'était après sa douleur ! Jamais il n'avait autant souffert — qu'en voyant sa maîtresse franchir ce seuil : jamais il n'avait autant vécu, — et il venait savourer une seconde fois ce sentiment de déchirement intime.
 De telles crises d'ailleurs Colonnis est assez friand. Il a le goût de l'adieu. Il commence pour finir. Cette Mlle Tonyne, le second important personnage féminin, étudie ses poses « en femme qui sait n'avoir qu'une vertu, la grâce » ; elle a refusé — encore à sauver, c'est-à-dire naguère — de se laisser aimer par le plus sincère des amants, et c'est maintenant une âme libre, elle aussi, mais désœuvrée, et qui butine des madrigaux en attendant, en espérant la catastrophe de sa propre et monotone tragédie, et qui se joue à des feux allumés à demi, et qui donne à des Tontonne, pour passer le temps, des velléités de belles actions dont elle serait le prix : la catastrophe qu'elle désire portera le nom de Colonnis. Le mot Amour entre eux n'est pas prononcé, il sonne dans toutes les syllabes qu'ils échangent. Mais au moment d'une séparation qui pourrait être courte et qui va décider de tout leur avenir :

 « — Au revoir, Colonnis, dit-elle.
— Non, adieu, Tonyne.
— Ah ! »

 Ainsi cet artiste, Colonnis, autour de qui les gens perdent leurs proportions naturelles, grandissent ou diminuent hors de toutes mesures, ce fiévreux, impitoyable ou imprudent prosélyte de sa fièvre, cet exclusif amoureux de la divine statue de liberté belle qu'il a connue dans les plus hautes régions de son humanité, — passe indifférent, en somme, au bien comme au mal qu'il fait — en passant : artiste, imprudent ou impitoyable, amoureux !
 Au sens psychologique, ce livre est d'un poëte en qui le courage de vivre s'est altéré de dégoût. Point de haine, un peu de mépris, du renoncement tacite.
 Essayer de dire aux vivants ce qu'il conviendrait qu'ils fissent ! Que ce serait long, compliqué, minutieux ! Contentons-nous de leur faire toucher au doigt la sottise épaisse de leurs habitudes ou de leurs conventions : « Electeurs, nommez Tontonne ! autrement, pas de visite du Souverain dans votre ville, quel affront ! » —(Cela sent son homme de liberté, que décourageait la « prospérité » du Second Empire).
 Au sens artistique, c'est l'œuvre d'un poëte qui a dû hésiter entre de directes spéculations philosophiques et de grandes compositions poétiques. Il n'a ni cherché de juste milieu ni mêlé les genres. Il a créé un personnage aux attitudes factices, voulues telles et invérifiables, et lui a commis ses croyances, ses doutes, ses besoins d'aimer, d'agir, de souffrir, ses désirs, — et ses propres hésitations.
 Il est bien un peu guindé, ce Colonnis, sur un étroit promontoire entre les grands dévoûments et les grandes négations. Il raffine et subtilise dans l'enthousiasme : mais comme le héros de Sénancour, s'il veut bien être un peu victime, il ne consent pas à passer pour dupe.
 Ce rapprochement de hasard entre deux figures que tout sépare — Obermann et Colonnis — n'est pas pour accommoder L'Insoumis aux exigences d'aucune classification. Les figures astrales de la nuit légendaire, ces visages à demi masqués de l'ennui moderne dans l'élite du monde, se font de mélancoliques signes de connaissance et gardent un air de famille. Colonnis n'a point leurs qualités, bonnes ou mauvaises. Il est à part. Nul n'a comme lui tant de vie et si peu de consistance. Nul n'a cette gaîté dans cette amertume, cette activité dans ce dédain des conclusions, tant de fougue et, pour la réfréner, tant d'énergie, tant de cordiale expérience des âmes simples, avec tant de finesses et de chantournements personnels, un si furieux besoin de dominer avec si peu de constance dans le commandement, tant d'amour avec une telle incapacité de se laisser conduire par l'amour...
Non, Colonnis ne s'arrange pas de la comparaison : s'il pense, au fond, comme Obermann, « que, tels que nous sommes, nous pourrions séjourner dans un monde meilleur », ce n'est, en Colonnis, qu'une pensée empruntée au vieux trésor commun, elle reste dans son âme et il conçoit le « monde meilleur » : mais il a consenti à vivre dans ce monde tel qu'il est, tout endolori qu'il puisse être aux angles des différences ; il s'oublie dans ce goût qu'il a pris à la vie, et ne se plaint pas : bien plus,il cache ses blessures, l'orgueilleux, ou, si vous les devinez, il affecte d'en rire, le vaniteux : tous les Werther, ces vaincus, étalent leur défaite, leur tristesse ; Colonnis trouve partout sujet de rire et prétexte à victoire.
 Il était tout autre, alors que, sous le nom de Patrice (2) il s'allait faire tuer à la guerre parce qu'une jeune fille — la MlleTonyne de l'un et l'autre romans — avait refusé de l'épouser. Il était alors plus dur et plus droit, il ne riait pas alors. Tonyne signait du nom de Patrice ce rigoureux programme :

 « Un seul visage à la vertu, l'austérité. Une seule note à l'éloquence, la langue sacrée. Une seule grandeur à l'homme, le mysticisme. Une seule règle de conduite, l'intolérance. »

 Beau vainqueur, avec cela, et Prince Charmant, mais incompréhensif à force de rectitude :

 « II parlait de charité la main ouverte ; il parlait de fraternité les mains étendues ; il est vrai que si l'on attaquait son culte, il discutait comme on menace, la main haute. »

 De tels traits indiquent, ce semble, qu'au moment où il écrivit le Roman de la Chair, les croyances et l'idéal de Patrice venaient de s'effacer à l'horizon des pensées de l'écrivain. Est-ce Colonnis qui nous a conté la vie brève de Patrice ? — Mais en changeant de nom, Patrice a perdu sa sérénité. Il a compris la souplesse des opinions et que, si tout le monde a tort (3), chacun a ses raisons : ne trouvant pas en soi la force lâche de l'indifférence, il a pris le parti de rire — juste dans le même temps où lui échappait ce seul plausible prétexte de la gaîté : l'ignorance. Malgré ce qu'il garde d'espérance, ce qu'il montre d'énergie, il est désenchanté, le rire de Colonnis.
 La grande différence entre ces deux physionomies d'une même âme est sans doute dans cette vérité acquise entre les deux écrits : qu'il ne faut pas violenter les consciences, puisque nous ne savons rien des fins, et presque rien des motifs. Les seules certitudes indiscutables sont si grossières qu'on les pourrait exprimer dans l'idiome des plus rudimentaires lointaines peuplades sauvages. Mais il faut chercher.
 Patrice agissait matériellement et voulait toujours ainsi agir ; Colonnis écrit, pense, cherche. S'il se répand dans la vie extérieure c'est par boutade plutôt que par principe. Il pense, cherche : voilà son essence, et tandis que Patrice, chrétien, bornait à l'Evangile son esprit et le monde, Colonnis s'efforce sans cesse vers un développement nouveau, s'étudiant, étudiant en lui et dans les autres les passions, la Passion. Dans son style, — dans cette sorte d'écrire sentencieuse et fragmentée, qui ne risque les dehors de la gravité qu'en se jouant, mais qui ne se joue qu'autour des choses graves, qui tient peu compte des apparences, — il met en œuvre les richesses d'une observation constante, constamment synthétisée, réduisant tout à des rapports psychologiques pressés dans leur dernière expression. Si bien que le livre, léger à la main, pèse son poids pour l'esprit et qu'il n'y eut jamais plus solide unité sous un tel jeu simulé d'allure capricieuse. Par quelque point qu'il s'éveille dans la mémoire, ce livre ressuscite tout entier : selon la logique succession de ses plans, grâce aux rappels des contrastas nuancés et des similitudes.
 Je ne puis toutefois m'empêcher de regretter, souvent, le paysage toujours sous-entendu. Je ne puis me passer tout à fait des agréments du décor, et je tiens que ce moyen d'expression, le Paysage, enlèverait aux concentrations familières à l'auteur ce qu'elles peuvent avoir de monotone, jetterait à propos, dans cette atmosphère où passent des ombres, la lumière de reflets gradués et indéfiniment retentis. Dolent est un grand peintre de portraits, bien exclusif; l'air se fait rare dans les fonds. Elle est non avenue pour lui, cette nature en mouvement que les Romantiques substituaient à l'humanité intime, et pas davantage il ne se soucie du rôle animal des êtres humains. Ses idées voisinent avec celles de Rousseau, mais les couleurs sont incompatibles. Il passe entre Théophile Gautier et M. Zola en songeant à Racine.
 Nous sommes en présence d'un homme qui, sans ignorer aucun des efforts contemporains de rénovation littéraire, s'y intéressant même vivement, et, d'autre part, très féru des idées dites « modernes » garde, dans les habitudes de son style, dans l'expression de ces idées elles-mêmes, des préférences étrangères aux habitudes, aux sympathies du style dit « moderne. » De sentiment vrai, c'est surtout dans la pensée qu'il cherche le mouvement. Amant de la vie, amoureux de l'art, il fait œuvre classique d'intellectualiste et de moraliste.
 Cela vient, je crois, d'un sentiment très juste des nécessités les plus nouvelles — et les plus anciennes ! — de la littérature. On lui a enseigné la peinture et la musique, il lui faut se ressouvenir de penser, — et ce n'est pas dans la physiologie naturaliste qu'elle puisera cet essentiel vin du Verbe. Avec les Romantiques, toutefois, elle apprit que l'angle fondamental de l'art est dans une certaine convenance de tous, de lignes, de proportions qu'on nomme Beauté, et elle ne peut plus l'oublier. La Beauté sait tout, prenons-la pour guide dans notre retour à l'esprit pur :
 « La beauté, c'est la qualité supérieure de l'homme. Donner un coup de couteau, c'est disgracieux. Fuir, c'est avoir la tête basse et le ventre rampant. La colère creuse des rides. L'envie jaunit la face. Autant d'atteintes portées à la beauté. Etre beau, c'est être bon. S'efforcer de s'embellir, c'est tendre à se rendre meilleur. Les bossus et les toiteux sont dignes de pitié ; une difformité du corps, c'est un vice de l'âme apparent. Les Grecs ont passé près de la vérité sans la connaître : ils étaient amoureux de la forme, mais ils rendaient un culte distinct à la vertu ; c'était une faute. Ils n'ont pas deviné que la beauté se compose de tous les dons. On a de beaux yeux si l'on a de l'esprit, la voix harmonieuse si l'on a le cœur tendre, et la tête haute si l'on a de la fierté. »

 A travers les intransigeances de formule qui prêtent à la pensée les fausses apparences du paradoxe, cette doctrine est profonde et recèle, je crois bien, les principes les plus sûrs de la plus pure morale : la vérité et la bonté de la beauté. Ce petit paragraphe du Roman de la Chair, écrit à trente ans, dans la retraite excentrique d'un coin de Belleville, trancherait nombre de longues discussions. Artistes qui entendez dire que vous avez charge d'âmes et mission de moralistes, contentez-vous vous-mêmes et vous aurez rempli tout votre mandat : faites beau, c'est toute la morale.

 Des préoccupations de cet ordre et le goût de l'auteur

pour les phrases brièvement expressives, pour le trait court qui va loin, sans le souci d'impersonnaliser son drame et d'objectiver ses personnages, conduisirent Jean Dolent à écrire des livres d'art aux feuillets apparemment dénoués. Dans une incontestable unité de vues et de conduite, ce sont des alinéas qui font mine d'ignorer « l'art des transitions. » Point d'intrigue à résoudre et les thèses se dissimulent. « Pas de déformation par une inutile mise en œuvre... Des notations d'harmonie.... Des notes prises à l'atelier — au Musée — dans la rue (dans la rue le plus souvent).... » Tels le Petit Manuel d'Art à l'usage des ignorants, puis Le Livre d'Art des femmes, enfin Amoureux d'Art. Or, dans les trois lettres de ce mot trois fois répété, ART, il faut lire les trois autres lettres de cet autre mot, VIE. Car peut-on le redire assez ? il n'y a point de frontières entre les deux domaines. C'est dans la vie que nous cherchons tous, artistes et poëtes, à inscrire notre nom. Ces deux pays ne font qu'une patrie. (Aussi pensé-je, au contraire de ce qu'on a beaucoup dit, que tout poète est exactement l'homme de son œuvre ; seulement, il y faut regarder de près.) Dans ma rueFaçons d'exprimerMots de femmeConfidences reçuesDédicaces — etc. Ces sortes de sous-titres commentent le texte, éclairent le projet de l'auteur : « Je reste dans mon sujet : je ne sors pas de la vie. »

II

 Les livres d'art de Jean Dolent nous conteront l'histoire de sa pensée, comme ses romans ont pu nous expliquer son tempérament. Quoiqu'il manque plus d'un volume dans la série qu'il semble avoir, par ses premiers ouvrages, pris vis-à-vis de lui-même l'engagement d'écrire — (un long silence intervint dont nous n'avons pas à scruter les causes) — les premiers livres sont en route déjà vers l'Idéal que l'auteur devait plus tard formuler :« Réalités ayant la magie du Rêve. » C'est bien dans le rêve que s'ébattent les personnages du Roman de la Chair et de L'Insoumis, dans le rêve de la vie, multiples effigies d'une individualité qui elle-même évolue, réalités d'une âme spirituellement sentimentale et qui n'a guère trouvé de foi que dans la constance de son propre désir. Voilà l'atmosphère d'orage aux promesses de belles accalmies où le poète a dégagé « l'innocence de son esprit. »
 Nous retrouvons la même atmosphère dans ses œuvres critiques. (Désignons-les provisoirement ainsi, bien que, en les séparant, pour un besoin d'ordre, de ses œuvres d'imagination, il aille sans dire que j'abuse des droits de l'analyse, car nul écrivain n'a moins que celui-ci scindé les facteurs de sa production.) Les trois livres d'art et Une volée de merles ont, à notre point de vue, cet avantage, qu'ils formulent des préférences et que la divergence des dates y souligne les étapes parcourues.
 Entre ces volumes et les romans s'inscrit Avant le Déluge, curieuses pages d'art et de politique. — C'était sous l'Empire. Dolent collaborait à la Démocratie et au National. La censure impériale réduisait alors le journalisme à des subterfuges de style qui comportaient un peu d'art : il en faut pour dire quelque chose quand rien n'est permis. Alors le talent parvient à se faire écouter : mais on n'entend plus personne si tout le monde a le droit de crier. Logiques illogismes : la tyrannie engendre l'art, qui la tue, — mais c'est un suicide ! — On parlait donc alors, et Jean Dolent, pratique Colonnis, garda longtemps à force d'adresse le droit de plaider utilement la cause de la liberté — jusqu'au jour où l'autorité s'en mêla. Depuis, la liberté de la presse le trouva occupé d'autres soins, entièrement conquis à un art moins contingent que celui de la politique. Mais on peut attribuer à ce silence de Dolent à propos de choses qui jadis le passionnèrent des motifs plus profonds.
 Comme chacun sait, en politique, l'Opposition n'a jamais tort. Il n'y a de vérités sociales qu'au passé et au futur. Le présent n'existe dans nos pensées qu'en qualité de notion métaphysique, d'entité de raison où nous percevons un écho des vibrations de l'éternité : le présent est la négation du temps. Or, les vainqueurs du combat politique sont tenus, en montant au pouvoir, de gouverner selon les principes qui triomphent avec eux ; mais, — pour leur grande part, — ces principes vivaient eux-mêmes de la lutte, et la victoire les stérilise. Elle révèle avec une impitoyable clarté le point naguère obscur où se dérobait leur faiblesse. Faire le moins de changements possible, se maintenir en un certain équilibre, dans une prudente expectative qui ne trouble pas les recherches individuelles de la vérité, — voilà sans doute la sagesse, en politique. C'est là que sont le plus déçus nos naturels désirs de sûres assises spirituelles. — L'action, pourtant, a toujours son départ dans une doctrine : mais celle-ci émane des esprits qui sont le plus étrangers à l'action : les poëtes et les philosophes.
Les grands agitateurs, les réformateurs actifs et immédiats ne sont jamais que des intermédiaires. Dans le délicat problème social peut-être peut-on dire qu'il n'y a pas d'influence directe : le peintre qui, dans le calme de l'atelier, exprime de son âme sur la toile une face nouvelle, jusqu'à lui voilée, de la Beauté, fait plus, pour le renversement ou l'édification des empires, que le fameux politicien ; et ni l'un ni l'autre ne savent exactement ce qu'ils font ; le peintre ignore quelles révolutions il déchaîne d'un coup de pinceau, le politicien ignore au nom de quoi il parle.
 Dans la fièvre et la force toujours un peu aveuglées de la jeunesse, il se peut qu'on soit uniquement offusqué des torts de l'heure qui sonne. On veut alors les effacer. On sent, on affirme, on prouve qu'on a pour soi le droit et la justice, — et c'est vrai, puisqu'on est l'Opposition. L'expérience faite, chacun prend le rang définitif où l'appellent ses facultés. Les moins patients gardent le rôle intermédiaire du politicien. Les meilleurs s'enferment dans le domaine des recherches individuelles — art, philosophie, science — et chacun dit qu'ils sortent de la lutte. — C'est alors, au contraire, qu'ils y entrent. Du mystérieux recul de l'étude, on voit plus clair et plus loin vers le trouble but. Les artistes rendent aux peuples de plus réels services politiques que les hommes d'Etat. Cette conséquence lointaine et sûre de l'action artistique, l'artiste l'atteint sans dessein, hors même des bornes de sa volonté : par le simple accomplissement de sa fonction. Mais l'activité humaine, comme le composé humain, est un tout indissoluble et qui se synthétise harmonieusement en chacune de ses parties. « Là où il y a une idée d'humanité, a dit M. Taine, il y a un idéal de l'humanité. » Une puissante rénovation esthétique renouvelle nécessairement la morale et la psychologie générales et par là exerce une influence invincible sur les croyances sociales du même instant. Bossuet a sa part dans la politique de Louis XIV. Un Voltaire produit un Louis XV. Châteaubriand permet la Restauration.
 L'essentiel et le difficile, dans cette pénombre spirituelle du travail individuel, c'est d'échapper au double danger de l'affirmation hâtive et de ce dilettantisme abominable, livrée hideuse et légère de l'esprit qui cherche sans gémir. Il faut que l'esprit agisse: rêver, croire, c'est agir(4). Mais il faut que la foi s'éclaire et s'élève avec l'esprit.
 « J'ai changé bien des fois de certitude, » écrit Jean Dolent.
 Il s'agit ici des certitudes esthétiques, non pas des certitudes sociales et politiques. Dolent n'a rien à désavouer, devant le progrès de sa pensée, des coups donnés dans l'immédiat combat, jadis. Telle page d’Avant le Déluge, — où il n'a fait qu'un choix très réduit de ses écrits politiques, — le Dialogue des Trois-Valets, par exemple, est une merveille d'audacieux bon sens et ces valets-là sont des cousins germains de ce Landolet— un valet du Roman de la Chair — qui disait :

 « On n'écrira jamais de poëme sur les douceurs de la servitude, je le prévois ; ma foi, tant pis, la France n'aura jamais alors de poëme national. »

 Dès le temps de ces petits pamphlets, Dolent était épris des arts plastiques. C'est par eux que commença l'éducation de son esprit. Mais entre eux et les préoccupations ou religieuses ou sociales il a pu hésiter et ce mot d’Amoureux d'Art nous éclaire, à ce sujet : « Si je n'étais pas épris d'art je serais mystique. » Cela revient à dire que l'Art est la grande mysticité, que c'est Dieu que nous cherchons dans la Beauté : la religion suprême. « L'Art&nbsp,;» ajoute-t-il, deux lignes plus bas, « Musica sacra. » Il ne faut assurément pas entendre le mot « mystique » dans son sens général et philosophique : puisqu'on ne peut être artiste sans être mystique ; puisque les lois de l'harmonie des lignes, des tons, des sons, des inflexions délicieuses du vers et de la phrase, des rapports cachés entre la résonnance des syllabes et la note qui vibre dans la pensée qu'elles traduisent, puisque toutes ces correspondances — et bien d'autres ! — impliquent un essentiel mystère. — « Mystique » signifie donc ici religieux et, sans doute, chrétien.
 Cet aveu conditionnel et le souvenir du personnage de Patrice, intransigeant disciple de l'Evangile, nous indiquent, chez Dolent, le départ et l'arrivée.
 A un autre point de vue, voici encore les deux termes extrêmes.
 Dolent a laissé leur poétique aux Romantiques, mais il les a aimés. Dans Une volée de merles on lit des lignes éloquentes qui vengent M. Vacquerie — depuis, le poëte de Formosa — de la chute des Funérailles de l'honneur. Cette résurrection de la « poétique discutée » faisait de l'air parmi le lourd triomphe de l'Ecole du Bon Sens. Auguste Vacquerie, c'était un noble reflet de Victor Hugo. Les pièces bien faites — bien faites ? — ne valaient pas ces noblesses hardies et moins adroites, et Dolent disait :
 « Le froid logicien se sert de la passion ; le créateur exalté s'abandonne à elle : vivre d'amour, vivre de l'amour... Mettons Athalie et Marie Tudor dans le même palais. Rubens prouve Raphaël, Rude complète Pradier ; laissons l'artiste choisir son outil. Les hommes de 1830 avaient la fièvre, mais ils vivaient. Le champ dramatique est morne depuis qu'ils se taisent. On pleura de rage d'abord, on raille aujourd'hui : la douleur augmente. »
 Maintenant comme alors, celui qui applaudissait aux efforts beaux encore des derniers Romantiques les préférerait aux choses follement pondérées qui maintenant comme alors font prime dans les lieux subventionnés. Je ne crois pourtant pas qu'il soit prêt à maintenir Marie Tudor et Athalie dans le même palais, l'Amoureux d'art qui déclarait hier : « A distance, le Romantisme n'est plus qu'un décor éclatant. » C'est que sa pensée s'est toujours davantage élevée, quêtant toujours plus loin à la chasse sans trêve dans la forêt sacrée :
 « Je suis moins, toujours moins sensible aux efforts immédiats. J'aimais, j'aime toujours le beau fracas, l'aptitude à mettre les formes en action, le don de trouver l'accord des tons intenses. J'aime la belle matière ; mais ce qui me prend le plus fortement, c'est l'œuvre où l'artiste me mène plus loin que là où il s'arrête — où il paraît s'arrêter..... J'ai pris l'horreur, mieux, le dédain des choses circonscrites. Mon idéal : Vérités ayant la magie du Rêve. »
 Parti donc, selon les conseils de l'heure, des environs du Romantisme et d'un respect singulier pour le Mysticisme formulé, Dolent aboutit à ce Symbolisme où confluent nécessairement nos désirs de vérité et de beauté. Il a vu que les formes immédiates, loin de révéler, masquent, qu'on se leurre au mensonge des conventionnels cadres où les choses font semblant de se limiter, qu'il n'y a de poésie que dans l'atmosphère vague où la pensée solide et le modelé puissant se laissent deviner :


Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'indécis an précis se joint.....


a dit M. Paul Verlaine.
 Je ne crois pas, aujourd'hui, que Jean Dolent soit d'humeur à répéter ses jugements d'autrefois sur l'œuvre de Sainte-Beuve qui fit ce merveilleux livre, Volupté, et sur Barbey d'Aurevilly, — deux poëtes qui furent des premiers à faire entendre quelques-unes des vérités que nous proclamons maintenant : n'eussent-ils point parlé, peut-être nous tromperions-nous encore aux « choses circonscrites » ou serions-nous moins sûrs de trouver dans la vie « la magie du rêve »
 Aujourd'hui, les poètes aimés de Dolent sont Baudelaire, Villiers de l'Isle-Adam, Mallarmé, Verlaine. Il reste fidèle à Lamartine, à Châteaubriand, à Racine. En peinture, il s'arrêtait davantage autrefois au talent de Henner, de Vollon, de Jongkins. Autrefois il adorait les « Petits Maîtres » hollandais : il les aime ; son culte est pour les Primitifs. Parmi les maîtres vivants qui le passionnent : Puvis de Chavannes, Gustave Moreau, Rodin, Eugène Carrière. Je m'arrête avec joie à ce dernier nom et je m'associe à cette opinion de Dolent : « Eugène Carrière exprime ce que je sens ; il montre l'objet même de mes constantes tendresses. »
 Quelques-uns s'étonnent de la prédilection qui retient cet écrivain devant les œuvres plastiques. Peu s'en faut, oubliant l'initial respect que nous devons tous au libre choix de l'artiste, qu'on le mette en demeure de faire un choix définitif entre la littérature et la peinture.
 « Pourquoi je ne suis pas peintre ? » répond Dolent : « Le peintre ne voit qu'en soi. Il est bien que parmi ceux qui regardent, plusieurs regardent et voient. » Des circonstances particulières ont fait cette exquise initiation de son regard, ont donné cette direction à son esprit. Il débuta par une complète éducation picturale. Des souvenirs lui en restent. « Artiste, je voudrais peindre un homme ayant conscience d'injustes défaites. » Les œuvres d'art lui apparaissent à la fois comme un refuge et comme une intensité de double réalisation vitale : il y étudie le tempérament personnel du peintre et la vie même où le peintre a pris son thème, — puis il s'y repose de la vie. Car ce n'est pas le moindre prodige que réalise pour notre consolation perpétuelle la Beauté des lignes et des couleurs : elle sollicite notre esprit en nous promettant une révélation nouvelle du rêve de vivre et nous retient en nous faisant oublier au charme de ses infinies combinaisons les désirs que la vie trompe.
 Quoique Dolent réunisse sans doute, par un miracle dont la nature est avare, les conditions spirituelles et morales sans lesquelles la « critique d'art » est impossible, il n'a pas ambitionné ce titre de critique et je ne sais s'il en serait flatté. La critique d'art : est-ce chose possible ? est-ce chose utile ? A d'autres la réponse. — Je constate seulement que, d'un tableau dont Dolent a parlé, la critique proprement dite reste à faire, mais qu'elle n'ajouterait rien à ce qu'il a dit, parce qu'il en a exprimé d'un trait le sens esthétique et le sens vital. — Le sens vital autant que le sens esthétique, la vie à travers l'œuvre autant que la vie dans l'œuvre, voilà ce qu'il cherche et ce qu'il rend : c'est pourquoi il écoute dans la rue plus encore qu'il ne regarde aux musées.
 Il en est, à ce propos, qui, ne se reconnaissant pas — est-ce de la modestie ? — le droit d'être indulgents, lui reprochent de faire des livres de mots qui ne sont pas tous de lui (ainsi s'expriment ces aristarques) : l'auteur n'a que le mérite de les avoir entendus. — Il est pourtant bien naïf de le croire si vite, quand il nous propose sous des couleurs anonymes tel mot (5) auquel cette sorte de dromatique présentation a surtout l'avantage de suggérer un décor. Mais soit... Il fait donc ce que de mille manières nous faisons tous, car les livres nous sont, d'un geste ou d'un mot, dictés par des passants qui ne se doutent pas des confidences qu'ils nous ont faites. A ceux qui l'ignorent est-il bien utile d'apprendre qu'il s'établit, quand c'est un poëte qui écoute, entre lui et les parleurs, une occulte collaboration?  On parle entre hommes autrement qu'on ne parle devant des femmes : on parle devant les femmes autrement qu'on ne parle devant un poëte.



 « J'aime le livre fait pour les gens dédaigneux des décors et des comparses. »
 « Le livre que j'écris m'inquiète, le livre que j'écrirai me rassure. »
 « J'aime à lire à haute voix pour quelqu'un qui ne sait pas lire ; je m'applique. »
 « J'écris, non pour enseigner ; pour m'instruire. »
 « J'aime le chemin qui nous y mène. »

 « Si, de deux femmes qui m'écoutent, l'une rougit, l'autre pâlit, c'est de celle-ci que je me souviens. »
 « Je garde des lettres écrites au crayon, effacées, illisibles. »

(Amoureux d'Art.)



 Ces lignes indiquent bien dans leur état le plus récemment noté par lui l'idéal d'art de Jean Dolent et cette sensibilité aiguë, — non pas maladive, aiguisée d'une finesse qui lui interdit les prétextes secondaires, — qui est peut-être le caractère le plus saillant de cet artiste.
 Nulle part ailleurs, après L'Insoumis, on ne le trouvera mieux lui-même que dans cette Parade de la Dette, très dédaigneuse, en effet, « des décors et des comparses, » — imprimée, non encore publiée et qu'on espère bientôt relire dans le livre des Parades de Jean Dolent.
 Des difficultés rares, cherchées, vaincues, ces Parades ; des sortes de poétiques gageures. Peu de choses dites, assez pour qu'on devine tout, à condition d'écouter. C'est là par excellence que la comédie s'établit, selon le mot de M. de Banville, entre les acteurs et les spectateurs. On nous montre le but: comment va-t-on l'atteindre ? Voilà la vraie pièce; elle est dans le choix des moyens.
 Colonnis et Lagouette sont rentrés en scène. Ils vont faire la parade « pour dîner, » — pur prétexte ! Colonnis est l'auteur d'un livre inédit « La Dette, » où il a noté tous les moyens possibles d'emprunter, de ne pas prêter, ayant emprunté, de ne pas rendre, etc. Et c'est le maître en cette science cruelle qui défie Lagouette de lui emprunter le moindre ducaton. Voilà le sujet de la Parade. Lagouette accepte le défi et finit par emprunter à Colonnis tout ce que Colonnis possède — et ses bottes ! Après que d'adresse trompée, que de bassesses inutiles ! Colonnis avait oublié sa propre sensibilité, — inaccessible aux grossières feintes, mais toute livrée d'avance à de la noblesse imprévue : or, Lagouette s'était résigné à recevoir du pied au cul : mais, déjà en position, il se retourne : « Non ! pas cela ! » — furieux, les yeux brillants, le bon comédien ! Colonnis est ravi, sa vanité même trouve dans ce tour une louange : « On ne peut rester quelque temps mon ami sans prendre un peu de fierté, » et quand il s'aperçoit aux cyniques railleries de son vainqueur qu'il est joué, lui Colonnis, le vainqueur ordinaire, il se complait en artiste aux agréments de la pièce : « Colonnis riant. — Le traître ! »

 Dolent dit quelque part que sa modestie est feinte si son orgueil est simulé. Je ne crois l'un ni l'autre. On n'a pas tant de modestie sans beaucoup de réel orgueil, et qu'elle est peu moderne, cette modestie solitaire, en fuite de tout bruit s'enfermant en d'éternelles recherches d'harmonie, de perfection ! Mais quel orgueil celui-ci, qui attend sans impatience le reflet glorieux promis à l'œuvre faite dans la vie ! — une vie désenchantée peut-être de toute plus lointaine espérance.

Charles Morice.




 (1) Jean Dolent a publié jusqu'ici : Une volée de merles — livre de libre critique d'hommes et d'idées ; Le Roman de la Chair et L'Insoumis, romans ; Avant le Déluge, pamphlets et salons; Petit Manuel d'Art à l'usage des Ignorants, Le Livre d'Art des femmes, Amoureux d'Art (1873, 1877, 1888), livres d'art. Seront prochainement réunies en un volume Les Parades de Jean Dolent. Deux ont été imprimées : La Parade des Joueurs et La Parade de la Dette. — Un nouveau roman va paraître : Monstres.
 (2) Le Roman de la Chair parut avant L'Insoumis.
 (3) Plus tard, dans Amoureux d'Art, on lit : « Tout est un peu vrai. » Mais une Note corrige : « Non ! quelle porte ouverte aux neutres ! » Et le texte et la note donnent assez juste l'écart entre l'esprit, qui s'explique cette triste élasticité des certitudes, et le tempérament, qui ne s'y résigne pas.
 (4) « Un rêve est un fait. » Jean Dolent.
 (5) « On peut croire répéter des mots non entendus et qui sont vrais. » Jean Dolent.

LE SUBTIL EMPEREUR




En l'or constellé des barbares dalmatiques,
La peau fardée et les cheveux teints d'incarnat,
Je trône, contempteur des nudités attiques,
Dans la peau royale où mon rêve s'incarna...


Je regarde en raillant agoniser l'empire
Dans les rires du cirque et les cris des jockeys,
Et cet écroulement formidable m'inspire
Des vers subtils fleuris de vocables coquets !...


Je suis le Basileus dilettante et farouche !
Ma cathèdre est d'or pur sous un dais de tabis...
Quand je parle, on dirait qu'il tombe de ma bouche
Des anges, des saphirs, des fleurs et des rubis...

 Mars 1890.



G.-Albert Aurier.

EN BEMOL



« Pas la couleur; mais rien que la nuance.
Oh! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor. »

Paul Verlaine



I



 — La courtisane féline, la courtisane lascive, de ses yeux étranges, dont les iris d'or vert, prometteurs de voluptés inconnues, mystérieusement luisent sous la trame légère des cils demi-baissés ; la courtisane belle, aux lèvres rougies, fixement regarde l'éphèbe, qui balbutie, tremblant, de naïves et saintes litanies d'amour.

 — Dans le boudoir tendu de soie bleue, aux teintes claires d'aigue-marine et de saphir, où, sur l'étoffe, s'effeuillent des pivoines d'argent, plane la frêle remembrance d'un parfum étrange, évanoui, de senteurs vaguement hiératiques, que nuance faiblement l'agonie de jacinthes mourantes, pâmées en une coupe de cristal.

 — Il est blond comme les blés qui frissonnent aux soleils d'été, rose et diaphane comme les roses et diaphanes nuées qui voguent dans les cieux assombris et encore lumineux, aux crépuscules d'automne. Il est beau de toute sa jeunesse, de la pure et délicate harmonie de ses formes d'adolescent.


Il la prie...

II

Elle sourit...


 — La courtisane pâle, aux hanches de canéphore, en l'écroulement des étoffes chatoyantes, la rutilance de draperies pourpres saignant à ses flancs éburnéens, laisse étinceler l'orient merveilleux de ses dents, dont la cruelle blancheur attire. Elle s'attarde ainsi, muette, presque dédaigneuse, encore qu'énigmatique, et surtout charmeresse incomparable.

 — Et lui : « O Femme, méchante, insensible, et rebelle à mes prières, je voudrais te haïr, car je t'aime, las ! à mourir... et un de tes regards glauques me désarme. Devant ton impassibilité d'idole, il me vient des désirs fauves de brute : il me semble que ce me serait une âcre et forte jouissance de déchirer tes membres frêles, d'épandre sur le satin de tes chairs un peu de ce rubis qui est ton sang ; et, enroulant les tresses nombreuses de tes cheveux resplendissants autour de mon poignet, de te traîner sur les tapis tièdes, demi-nue, hurlante, martyrisée par une agonie lente, dont je m'éjouirais...

 — « Mais ces folles colères s'apaisent, à la seule vue de Toi. Ah ! quels sortilèges, quels invisibles maléfices me font donc entendre parler ton cœur vide, ton froid, ton implacable cœur, alors que se tait ta bouche menteuse, et que l'écarlate silencieux de tes lèvres semble m'être d'un bienveillant accueil ? Ne sens-tu donc pas que je souffre... et de quelles tortures, Dieu ! "

Or, des larmes lui vinrent

aux yeux...


III

Qu'elle effaça pieusement,

de ses doigts roses...

 — Avec des mouvements gracieux, semblant des envolées d'ailes blanches, elle caressa les paupières meurtries, qui bientôt demeurèrent baissées, se laissant clore par la douce berceuse. Ses traits se détendirent en un sourire heureux ; il joignit les mains, écoutant, extasié.



 — « Je t'aime, disait-elle — et sa voix passait, dans l'air embaumé, plus douce que les brises murmurantes et plaintives frissonnant, aux soirs d'été, par les saules tremblants — je t'aime, entends-le bien, cruel enfant qui doutes, je t'aime, oh! plus que je ne puis te dire...

 — « Je voudrais t'emporter loin d'ici, de partout, dans un pays de rêve, aux horizons vermeils, où nous serions heureux. Seuls. Et les soleils mourants, comme les jeunes soleils, nous verraient toujours beaux, toujours purs, nous aimant. Loin de nous la Vieillesse, la Mort s'en iraient, détournant la tête, nous laissant aux Baisers. Les nuits s'empliraient de parfums; les harmonies de souffles invisibles, bruissant daus les ramures, flotteraient dans leur ombre. Puis des flambées d'étoiles s'allumeraient aux cieux, comme des torches nuptiales, versant sur nous, par les espaces radieux, des ondes de lumière... »

 — Droite, elle parlait, transfigurée d'amour, la courtisane pâle, aux lèvres rouges, prêtresse d'idéal, dont un rai de soleil, glissant à travers les tentures mal jointes, auréolait d'un nimbe d'or le profil, aux lignes impeccables de marbre grec.

Près d'elle, un grand lys se penchait,
achevant de vivre.

IV

De la fleur pure, un frêle arôme monta,
s'exhalant, comme le dernier soupir
d'une vierge.


 — Plus triste alors, avec un sourire navré, elle reprit : « Ce que je t'ai dit là... folles chimères ! Vois-tu, enfant, il ne faut pas m'aimer. Tu as peut-être au tréfonds de ton cœur de saintes illusions. Tu ne sais pas encore le Mal : tu espères, tu crois. Je ne veux pas qu'un jour de souvenirs mauvais, tu penses : Celle-ci a pris mon âme. Je la lui avais donnée, naïve et confiante. Elle, la très perverse, la très cruelle, la Femme menteuse m'a laissé, après m'avoir douloureusement meurtri, virant aux souffles froids des doutes, désespéré, errant sans but dans la vie, en maudissant la néfaste initiatrice... »

 Brusquement, il se leva ; des reproches en les yeux, il lui ferma la bouche d'un baiser. Dans son rapide mouvement, il avait brisé la tige du grand lys, qui tomba, s'abattant avec un bruit mat.

 — Dans le boudoir tendu de soie bleue, aux nuances claires d'aigue-marine et de saphir, où, sur l'étoffe, s'effeuillent des pivoines d'argent, plane la frêle remembrance d'un parfum étrange évanoui, de senteurs hiératiques...



Gaston Danville.

« VIEUX »

 L'auteur a donné pour épigraphe à la première partie de son livre un passage de Scarron, et c'est bien en effet au Roman comique qu'il nous fait songer souvent. Car si, de toute évidence, la conception de ce roman fut naturaliste, seulement naturaliste, la psychologie précise et l'observation exacte s'y mélangent singulièrement avec une bouffonnerie qui va parfois jusqu'au lyrisme.
 Aussi bien était-ce une erreur d'Albert Aurier de se croire appelé au sacerdoce naturaliste : il se trompait d'église. Je dis « était-ce », ayant tout lieu de présumer que l'auteur de Vieux, aujourd'hui conscient des qualités de son esprit et de ses aptitudes, ne retombera pas dans ce qu'il doit considérer maintenant comme une « faute de jeunesse ». Un tel esprit manque d'espace en cet art nécessairement étroit : à tout instant il en franchit la limite imposée, s'échappe, fuse, et, comme pour se récompenser de s'être maintenu un temps — le temps strictement obligatoire — au terre à terre de la formule, il vagabonde beaucoup plus loin qu'il fût allé s'il ne s'était astreint à une tâche pour lui ennuyeuse, à quoi il ne se dépense pas normalement. Et, on le sent, ces brides-sur-le-cou enragées le ravissent : il s'égaie alors de tout, même des choses les moins drôles ; il est verveux, persifleur, sarcastique, fumiste, goguenard, ironique, cocasse ; il pantalonne, il culbute ; et son exubérante joie est si bien un peu folle qu'en l'absence d'un objet de rire — cet objet fût-il la Douleur en personne — il rit tout seul ! Ah ! la délicieuse lecture que serait, en ces années de littérature morose et morne, un livre tout entier de ces écoles buissonnières de l'imagination autour d'une idée ! Le malheur est que, greffées sur une « étude », elles arlequinisent le ton de l'œuvre, en cacophonisent le son, et de telle sorte que se produit cet inattendu phénomène : Albert Aurier a d'abord senti et voulu, évidemment, une page sérieuse où s'inscrirait tout ensemble la faiblesse et la toute puissance de la chair, livre de constatation triste par conséquent, et le procédé de déformation très particulier a son esprit lui a donné une page des plus amusantes — du moins en tant qu'impression générale.
 L'étude conçue, l'idée, y est bien, mais à l'état d'indication plutôt que réalisée, et l'ambiance, le secondaire, le non essentiel y tient trop de place. Ce non-essentiel, en tout cas, est d'une telle exagération de lignes et d'une

si vive coloration que souvent l'essentiel, le fond indispensablement gris puisque « étude », s'obnubile, s'efface presque, semble n'être plus que l'accessoire. C'est ainsi que le père Godeau, principal sujet de l'aventure, apparait dans un éloignement, silhouette embrouillardée, tandis que de simples objets : Bertha, Cassignol, Tournesol, Coquillart, et jusqu'à cet extraordinaire Mousieur Hyacinthe Thomas, directeur de l'ineffable Conservatoire Libre des Deux-Mondes, se dressent au premier plan et agissent en pleine lumière.
 Principal sujet M. Godeau, non pas l'unique pourtant. L'idée du livre n'est pas seulement la graduelle dechéance morale et physique, du jour où il voit la chanteuse Bertha, de ce vieux homme d'esprit droit et d'aplomb, de corps sain, de nerfs accalmis et de mœurs honnêtes, — c'est encore l'irrésistible attrait et le tout-puissant empire de la Bête. La Bête triomphe du père Godeau parce que c'est lui qu'elle a élu, mais elle n'avait qu'à choisir parmi la foule implorante et prosternée des mâles : son pouvoir de fascination est tel, sa seule vue allume si bien les convoitises et les ruts, que tous n'attendent qu'un signe pour s'offrir en pâture. Et comme la Bête est une chanteuse de café-concert et que l'auteur a placé la scène dans une petite ville, à Châteauroux, Vieux contient, outre quelques notes sur la vie des « artistes lyriques », un tableau de certaines mœurs provinciales. Il n'est pas douteux qu'Albert Aurier se soit beaucoup diverti à caricaturer les familiers habituels — et partout les mêmes — de la « petite salle » des cafés-concerts départementaux : il y applique une ironie et une humeur des plus réjouissantes, et les figures, sous la charge terrible de ce crayon un rien... fumiste, conservent néanmoins leur vérité. J'ai pour ma part très bien connu l'inénarrable poète de clocher Coquillart, le commis voyageur loustic Cassignol, les vieux paillards de célibataires ou de veufs; et je regrette qu'il manque des types à la galerie, par exemple le tiré-à-quatre-épingles employé de la Recette Générale, des Contributions ou de la Sous-Préfecture, et le bellâtre et paonnant sous-officier de cavalerie, marchef ou adjudant. Tous ces personnages falots, extraordinairement déformés, amplifiés parfois jusqu'à l'épique, restent, je le répète, vrais an fond.
 Quelques-unes des bouffonneries de ce livre, au surplus, semblent, comme celles de Maître Rabelais, avoir une signification en dehors de l'œuvre, une portée générale : elles deviennent alors affligeantes et poignent comme l'ignorante placidité d'un homme qu'on saurait devoir mourir le lendemain, comme les scurrilités d'un paillasse qui se couchera sans manger faute de recette, comme la Joie que guette le Malheur embusqué. Je citerai cette scène. Le père Godeau, après la représentation, a emmené souper Bertha ; mais elle lui a imposé la présence de son amant Tournesol, et deux autres personnes encore sont de la petite fête ; de sorte que le vieux homme, affolé d'amour et de concupiscence, mâche sa rage. « Tout à coup, Bertha se leva de table, et, signifiant à tous, sans nulle périphrase, qu'elle allait simplement où l'appelait certaine naturelle petite nécessité, du caractère le plus intime, elle s'éclipsa, un peu titubante...» Le père Godeau la suit dans un corridor, la supplie de l'écouter: elle s'échappe en raillant dans la rue claire de lune et silencieuse. Godeau ne la quitte point, et, soudainement audacieux et brutal, lui saisit le poignet : « — J'ai à te parler, Bertha... entends-tu ? — » Elle l'injurie, furieuse, puis se ravise : « — Ah ! et puis, après tout, parle si tu veux, mon petit... Mais, pardon, tu sais, je suis venue ici pour faire autre chose que la conversation... Tu permets, hein ?... > Eloignée d'un pas, « debout, les jambes écartées, elle se soulageait, longuement, cyniquement, sur le trottoir... » Et le vieux lui baise dévotieusement les mains,lui murmure des mots tendres, « sans même remarquer l'abjecte et ridicule posture de l'aimée, sans comprendre l'intempestive grotesquerie de pareils soupirs, de semblables baisers, de telles passionnées exclamations, sans daigner entendre le rythmique clapotement des ignobles cascades qui, railleur accompagnement pour sa chanson sentimentale, pleuraient, ruisselaient, gargouillaient sous les jupons de la fille.... »
 Il n'est pas besoin, je pense, d'insister sur la signification possible de ce « mythe »....
 Vieux est la première œuvre de longue haleine d'Albert Aurier. Il l'entreprit voici longtemps déjà, en 1886, alors qu'il était encore très jeune. Il n'écrira certainement plus de tels livres, où du reste plusieurs de ses qualités deviennent des défauts. C'est un esprit d'une compréhension merveilleuse en même temps qu'un véritable tempérament d'artiste, et je l'imagine volontiers réalisant en littérature un art parallèle à celui que, le dernier mois, il formulait pour la peinture dans son bel article sur Paul Gauguin — un art idéiste et synthétique, où le geste de l'individu et la vraisemblance des fabulations ne comptent pas.

Alfred Vallette.

LES XX



 Voici la huitième fois que, fidèles à leurs idées progressives, les XX ouvrent leur Salon d'Art. Cette association de talents aux tendances diverses eut, en Belgique, cet immense et incontesté mérite de faire connaître de très notoires artistes, y restés inconnus ou presque, il est pénible de l'avouer : Besnard- Raffaelli — Claude Monet — Renoir — Pissarro — Seurat — Signac — Dubois-Pillet — Anquetin — Henri Cros — Toulouse Lautrec — Gauguin — Cross — Rodin — Carriès — Redon — Bracquemond — Cezanne — Van Gogh — Berthe Morizot — Stott — Swan — Steer — Thornley — Chase — Whistler — Crane —Oberlander — : on le voit,mieux qu'une pléiade. Ils sont, ici, les seuls représentants en arts plastiques de la formidable poussée en avant qui aujourd'hui balaye impitoyablement ceux qui, vains fantoches, tentent de la braver : des conférences littéraires et des concerts complètent cette courageuse tentative.
 Cette année, malheureusement, plusieurs Vingtistes d'un art particulièrement suggestif n'ont exposé, et l'absence de Rops, Rodin, Picard, Schlobach, Van de Velde, est vraiment déplorable.
 Néanmoins, l'ensemble reste l'une des plus intéressantes manifestatious d'art que nous ayions vues.  Dès l'entrée, une série de toiles de l'admirable artiste feu Vincent Van Gogh ; nous regrettons qu'on n'ait pas envoyé celles, plus belles, exposées l'an dernier aux Indépendants. Cependant le Semeur est un tableau à la couleur et à l'allure tragiques, le Bouquet d'Iris est d'une merveilleuse splendeur, et le cloisonnisme de Van Gogh semble particulièrement apte à figurer ces étranges fleurs héraldiques. Ses dessins sont très supérieurs à ses peintures, et plusieurs d'entre eux : Fontaine, Dans le jardin de l'hospice, Marine, sont de purs chefs-d'œuvre.
 Après le très bel article publié le mois précédent en ce Mercure de France, nous ne nous étendrons pas aussi longuement que nous l'eussions désiré sur Paul Gauguin. Notre admiration va très sincère à ce grand artiste, et nous y avions senti ce que M. A. Aurier a éloquemment dit ici même. Ce qui nous a surtout frappé, c'est le côté éminemment décoratif de ses étranges bas-reliefs en bois. (Il y en a trois : Soyez amoureuses — Soyez mystérieuses — Des négresses).Tout ce que le vice contient de misère et de souffrances abjectes, de jouissances abrutissantes et de grandeur résignée, se démontre en ce panneau décoratif dont nous ne détestons que l'inscription : Soyez amoureuses, vous serez heureuses, diminue l'impression, donnant un sens exact, déterminé, enlevant la suggestion et créant une façon de rebus. Hélas, que n'est-il quelque veau d'or, un peu moins bête que ses contemporains, pour employer à quelque grande besogne le génie décoratif de ce prodigieux artiste. Quelques merveilles de poterie émaillée complètent l'exposition de Paul Gauguin.
 Le hasard du tirage au sort a mis l'un à côté de l'autre Seurat et Signac. Hasard vraiment heureux, car, tout en faisant éclater la splendeur du procédé de la division des tons, ce voisinage démontre, ce que d'aucuns niaient, la personnalité si différente de ces deux artistes.
 Outre son chahut, toile très intéressante mais plus de technique que d'art pur, Seurat a envoyé six études de toute beauté. L'atmosphère est d'une étonnante transparence, et rien n'égale la douceur des colorations ; un seul reproche, et ce surtout en son chahut, parfois un peu de sécheresse.
 Chez Signac, un éploiement de lumières vibrantes,un étincellement de tous chauds d'une incomparable beauté. De plus, Signac a su rendre d'une façon inconnue les menus mouvements d'eau, les longues et frêles vagues des rivières, alors qu'en des horizons orange et de feu le soleil s'en va, s'en va en des gloires mortelles. L'op. 206 est à cet égard l'un des tableaux nous ayant le plus impressionné, et tous ceux ayant l'amour de l'eau et du fleuve resteront frappés de toute la mélancolie des souvenirs devant cette si suggestive toile.
 L'envoi de Camille Pissarro est vraiment iusuffisant, et nous saluons le maître glorieux d'après ce que nous connaissons de lui et non d'après les quelques toiles qu'il a envoyées.
 D'Angrand nous ne dirons pas grand chose, la plupart des œuvres actuellement à Bruxelles avant été vues aux Indépendants l'an dernier. Nous citerons cependant une coquetterie : Angrand, en même temps que des toiles datant de 90, en a envoyé une de 85. La distance séparant ces productions est énorme, et très à l'honneur de leur auteur.
 Quelques affiches et deux pastels pas extraordinaires rappellent Chéret plutôt qu'ils ne font connaître le très grand artiste qu'il est.

 Deux artistes bien différents exposent aussi en ce si composite Salon : Walter Crane et Oberlander.
 Walter Crane est célèbre à la fois par ses illustrations d'album et par la poussée qu'il a donnée, en Angleterre, à divers arts industriels : outre la collection (admirable mais très connue) de ses Albums, il a envoyé deux exquises aquarelles : Pegasus — Flora. Parmi ses Picture books nous mettrons hors pair, et parmi les plus pures productions de l'art contemporain : Pan Pipes, The Sirens Three, Flora steast, etc. Oberlander est, lui, l'incomparable humoriste des Fliegende Blatter de Munich, et celui qu'en le transformant un peu ont imité les Caran d'Ache et Cie. Il a aux XX des albums et des planches d'une gaieté vraiment folle. Les cinq dessins : le chevalier Eisenhart de Blechengen montrant un héros bardé de fer attaqué en le désert par un couple de lions, qui y laissent leurs dents, sont certainement des chefs-d'œuvre de bonne humeur caricaturale. Que dire de ces ironies, qui, bien qu'allemandes et bavaroises, sont très fines en leur sel spécial: le Salut, Au Port d'Armes, les Eléphants. Une collection d'albums complète l'envoi.
 Nous prendrons maintenant les XX proprement dits (nous avons déjà parlé de l'un d'eux, Paul Signac, élu l'an dernier).
 Nous avons déjà signalé quelques abstentions regrettables.
 Parmi les exposants se signalent à des titres divers Minne, van Rysselberghe, Khnopff, Toorop.
 Minne, dont, l'an dernier, les étranges et si belles sculptures provoquèrent une explosion d'enthousiasmes et de clameurs dénigrantes, n'envoie cette fois qu'un groupe : Deux hommes, très beau, et un dessin : une mère emportant son enfant mort, la sœur suit. Dire la quintessence de misère et de désolation contenue en ce tout petit cadre ne nous est pas possible ; toute la douleur maternelle , et pour la petite le désespoir inconscient d'une chose pas encore très bien comprise, sont fixés sur ce frêle papier. Certes, ceux qui affirmèrent qu'en Minne ils voyaient apparaître l'un des plus émotionnants artistes de l'époque, ceux-là virent bien. De telles œuvres consolent de tant d'autres.
 Van Rysselberghe continue la marche graduelle et sûre de ses progrès, mais est actuellement, évidemment, préoccupé du perfectionnement de son métier, qui s'affirme de jour en jour. Sa gloire est d'avoir su, seul jusqu'à présent, avec le procédé du pointillé, créer des personnages vivants, remuants et tenant vraiment dans l'atmosphère. A cet égard, sa grande toile est certes la plus réussie produite par le néo-impressionnisme. Quelque belle que soit sa marine : le Per Kiridy, elle n'égale pas encore en lumière, en blondeur, les marines de Signac et de Seurat. Ses dessins Intimité et Cirque sont très beaux. Nous aimons beaucoup moins son Portrait, qui est un peu sec.
 Fernand Khnopff est pour la journaillerie locale le triomphateur. Il est la seule excuse des turpitudes exposées en un local de l'Etat qui fait vraiment, là, preuve d'une inexcusable indifférence. Nous regrettons pour M. Khnopff ce concert universel de louanges, mais il faut avouer qu'il semble se l'être attiré volontairement. Par un symbolisme de pacotille, que nous appellerons un simple rébusisme, il a sollicité l'attention ; un faire fignolé et méticuleux lui a instantanément attiré la sympathie d'Israël, qui fut si féru de van Beers (le petit portrait de gamin exposé cette année par Khnoptï n'est pas un médiocre van Beers), quelques jolies têtes qui parurent énigmatiques à des artistes mal renseignés les séduisirent; mais la connaissance croissante des Burne Jones, des Rossetti et des Gustave Moreau a beaucoup diminué l'admiration que ceux-là eurent. Le grand défaut, l'impardonnable faiblesse de Khnopff est sa stagnation. Ce qu'il fait aujourd'hui, il le fit il y a six ou sept ans, et alors il le faisait mieux. Son exposition actuelle est de beaucoup la moins bonne qu'il fit. Nous ne voyons rien à y citer.
 Toorop, dont la sauvage nature javanaise ne parvenait pas à s'accommoder au procédé vraiment trop civilisé du pointillé, l'a courageusement abandonné et est retourné tout droit aux tons presque plats à traits noirs. Il a envoyé deux morceaux de premier ordre dont nous mettrons hors pair : En levant l'ancre : au fond d'un bateau de pêche qui prend le large (un large dont on voit les émeraudes se briser en opales à l'avant frappé), des marins, des pêcheurs poussent et tirent au cabestan ; ce qu'ils sont de leur métier et à leur besogne ! Quels autres gaillards que les marins hâleurs de Chariot, sculpteur peut-être très consciencieux, mais dont on se demande la raison d'être aux XX. Paul Dubois se signale par de très rares dons d'élégance qui font pardonner à plusieurs de ses sculptures leur insuffisance de personnalité. Mlle Anna Boch est certainement la femme peignant le mieux en Belgique ; mais c'est de l'art de femme, c'est-à-dire où se découvrent toujours et quoi qu'on fasse certaines influences masculines. Nous citerons également les curieux essais de peinture céramique de Willy Finch, et des dessins de Lemmen. D'autres artistes seraient encore à citer, mais ils ont exposé soit des œuvres insuffisantes, ou bien certains voisinages leur ont-ils nui. Mais Steer (sauf une bien jolie scène de ballet et une marine), Guillaumin, Filliger, Sisley, sont restés au dessous de l'impression qu'on espérait d'eux. Il en est d'autres aussi dont il vaut mieux ne pas parler.


Pierre-M. Olin.


AU THÉÂTRE LIBRE
La Meule, pièce en quatre actes, en prose, par M. Georges Lecomte


 Encore, toujours du naturalisme, et point de la vérité bien simple. Mais non, ce M. Rousselot, ce papa qui révèle à sa fille, et dans une occurrence aussi peu capitale, que Mme Rousselot l'a trompé, qui lui confie en quelque sorte la garde de sa mère pour la durée d'un bref séjour à Paris, ce papa-là n'est pas vrai. Et puis la fin de la pièce ne répond point à l'idée que propose le titre : le mariage de Jeanne Rousselot, jeune fille de vingt-deux ans, avec ce vieux beau de M. de Stellanville, l'amant de sa mère et précisément l'homme redouté par son père quand il lui faisait promettre de veiller sur Mme Rousselot, ce mariage n'est pas absolument inévitable, n'apparaît pas du tout comme unique solution de la circonstance. Alors, où la Meule ? où cette Fatalité qui, dans la pensée de l'auteur, devait planer sur le drame ? La synthèse réaliste qu'avait conçue M. Georges Lecomte s'est transformée à l'exécution en un cas très particulier, un cas quelconque traité selon la dangereuse, la déformante, la déplorable méthode naturaliste.
 Ramenée à ces proportions, la pièce de M. Georges Lecomte est encore défectueuse, mais au moins elle est debout. Jeanne n'est plus obligée par la force des choses à épouser M. de Stellanville, la Meule ne broye plus son existence : elle se dévoue de son plein gré à sa famille, elle se résigne au sacrifice du bonheur rêvé d'une union assortie.
 Cette pièce n'est d'ailleurs point sans qualités. On y voit très bien la faiblesse, le défaut d'entregent, le manque d'initiative du magistrat dégommé Rousselot, réduit pour vivre à plaider et à donner des consultations pour quarante sous; — la coquetterie de Mme Rousselot, sa lassitude de la vie provinciale, son impatient désir de restaurer, coûte que coûte, une situation déchue. La scène entre le mari et la femme, au premier acte, est excellente d'observation. Quant à Jeanne, elle est la jeune fille ordinaire, sans caractère spécial. Et au deuxième plan se silhouettent assez bien la figure falote du vieux viveur de Stellanville et celle d'Edmond Morin, jeune homme positif, pratique, qui songe beaucoup plus à son avenir qu'à conter fleurette à sa cousine Jeanne, mais qui en revanche s'offrirait volontiers la mère.
 M. Antoine est toujours absolument parfait en ces rôles de père faible, de mari qui ne porte point les culottes : mais ne l'avons-nous pas vu trois ou quatre fois dans ce même personnage ? M. Antoine est capable d'en créer d'autres tout aussi parfaitement, et il serait à souhaiter que les auteurs lui en fournissent bientôt l'occasion. Pourquoi Mme Régine Martial, dans la discussion un peu vive, scande-t-elle ses phrases comme son directeur ? Dans le présent cas, du reste, les époux s'empruntant souvent de mutuels tics, ce petit travers ne manquait point de piquant. Les autres rôles étaient très bien tenus par Mlle Théven et MM. Lérand et Grand.

Jeune Premier, pièce en un acte, en prose, par M.Paul Ginisty.
 C'est une bluette sans prétention aucune, de la comédie de salon : je serais bien surpris qu'on ne la montât point, cette prochaine season, dans quelques châteaux en mal de cabotinage. — Le vieux Montgerol, qui toute sa vie a joué les jeunes premiers, s'ennuie à dépérir de ne plus recevoir, depuis qu'il a quitté le théâtre, de ces billets doux qui pleuvaient chez lui naguère. Mme Montgerol ne se méprend point sur la cause de son souci, et, pour lui rendre sa belle humeur, imagine lui écrire des lettres enflammées : truc qui réussit jusqu'au jour où la bonne dévoile le pot aux roses. — Cette intriguette, pas très neuve il me semble, est gentiment conduite. Mais, de vrai, sa place n'était guère au Théâtre Libre. L’Amant de sa femme, de M. Aurélien Scholl, justifiait encore sa présence là par le risqué de certaines situations, impossibles ailleurs; tandis que Jeune Premier est possible même dans un pensionnat de jeunes filles...
 Interprétation excellente par M. Antoine, qui a fort drôlement donné à Montgerol la physionomie de Delaunay, et par MMmes Barny et France.

Alfred Vallette.



LITTÉRATURE ITALIENNE



Don Chisciottino, par Salvatore Farina. (Milan A. Brigola). — « Ta folie est ancienne, dit l'auteur en s'adressant à son petit Don Quichotte. Déjà, quand tu allais à l'école, tes livres sous le bras, tu te croyais destiné à de grandes choses; et la première fois que tu vis, de l'Histoire du Moyen-Age, surgir la troupe des chevaliers sans peur, amoureux de leur dame et de la

justice, tu te jugeas aussitôt pareil à eux, armé, comme eux, en guerre, et comme eux sans peur et sans reproche. » A-t-il été obligé de rosser un de ses camarades, cet enfant prédestiné le relève et lui demande : « T'ai-je fait mal ? » Ces dispositions à la pitié et au sauvetage de ses contemporains s'aggravent avec l'âge. Amoureux, Don Quichottin emmène sa belle à la promenade, lui déclare à peu près ceci : « Je vous aime, mais celui qui a des droits sur vous est jaloux de moi, il pourrait vous arriver malheur... » — « Je le sais, dit Luciette, qu'importe ! » Mais l'homme timide et bon s'entête dans ses scrupules. Plus tard, il entreprend de réconcilier des ménages où la femme se contenterait de consolations effectives et tierces ; plus tard, de réhabiliter la pauvre Luciette qui a mal tourné ; déjà vieux, il s'offre à rendre l'honneur, en l'épousant, à une de ses nièces victime d'un séducteur et d'un mariage nul, tout en se demandant s'il agit réellement en homme de devoir et de sacrifice, ou si c'est l'amour qui le pousse
 Finalement, il me coûte de le dire, tant le roman est faussé par ce banal dénouement, Don Quichottin se marie. Tel est, résumé en quelques-uns de ses épisodes, le dernier livre d'un humoriste très distingué et depuis longtemps bien connu en France. L'idée seule de ce Don Chisciottino, comme celle d'un roman antérieur, Monsieur Moi, montre un écrivain moins préoccupé de larmes et de rires productifs que de larges et curieuses synthèses. Il est cependant nécessaire de lui reprocher une fâcheuse timidité, une peur de choquer les pudeurs bourgeoises, des aphorismes sur le progrès que M. Bonghi suffirait à émettre, enfin un style qui tourne trop prompt au badinage attendri, ce style qui entache de snobisme les créations de Dickens. Malgré ces restrictions, que me dicte la naïve sincérité, Don Chisciottino est un livre d'une jolie logique, — jusqu'à la pénultième page, — d'une fine observation. Je le vois, peuplier souple et clair, émergeant de la selva oscura, du vague taillis de la littérature cisalpine, où quelques bons bûcherons — quelques cognées critiques — attendent patients la croissance et la poussée d'un tas de balivaux nains, — et c'est très beau qu'il nous vienne un tel livre d'Italie : il n'en vient pas souvent.

R. G.


 Les dernières revues italiennes. — A noter, dans la Gazzetta letteraria, de Turin : une curieuse étude de M. Adolfo Zerboglio sur les fous de bibliothèques (I Mattoidi in biblioteca), ces maniaques du livre, compilateurs sans but, copistes par dilettantisme, etc. (n° du 21 février). — Le n° suivant (28 février) donne la conclusion de la très solide étude de M. Rodolfo Renier : Pour l'histoire des arts et du dessin. — Toujours intéressante, la Letteraria se complète par une bibliographie étendue, revue de lecture et instrument de travail.
 Dans la Cronaca d'arte, de Milan (22 février), en citation ces deux vers récemment déchiffrés dans les manuscrits de Léonard de Vinci :

 Sichome. vna. giornata. bene. spesa. dallieto. dormire.
 Cosi. vna. vita. bene. vsata. da. lieto. morire.

 (Comme une journée bien se passe au doux dormir, ainsi une vie bien se consume au doux mourir.)
 La Critica sociale (Milan) nous convie à un socialisme « scientifique et positif ». Articles sérieux et bien renseignés.

R. G.


LES LIVRES(1)

Vieux, par G.- Albert Aurier (Savine) Voir page 233.
 Le Pèlerin Passionné, par Jean Moréas (Vanier). ― Nos lecteurs de cette revue partagent avec tout le monde le plaisir de connaître ce livre de précieuse essence poétique. Nulle part mieux qu'ici la science et le talent de Jean Moréas ne sont appréciés, et je n'intéresserais personne en traitant — du moins si rapidement — de questions techniques de composition, de rhythme et de style.
 Je voudrais seulement donner à penser à propos de la philosophie de cette poésie, de la philosophie sentimentale de ce poëte.
 (Des sentiments pensés, voilà, en effet, ce que vous trouverez au fond de ces subtiles et tendres harmonies, et j'entends mal que bien des gens se soient étonnés de n'y trouver que cela! Le grand malheur de la littérature, c'est qu'elle se sert du même outil, la plume, qu'usitent aussi la psychologie, l'histoire, la trigonométrie... De là une sotte confusion préétablie dans un certain nombre d'estimables esprits moyens qui, si vous leur parlez d'un nouveau poëte, se jettent sur son livre avec l'espérance décidée d'y trouver tout de suite la solution définitive de tous les problèmes de la Destinée. Mais ce chanteur ne sait leur dire que ses propres émotions : son désir et son choix, et le regret qu'il a de laisser fuir tout ce qu'il ne peut étreindre, de l'infini, en un rapide moment d'éternité. Et les estimables esprits lui gardent rancune de quelque déception qui n'est que de leur fait, et s'en vont. Qu'ils restent, au contraire : au second regard ils percevraient les causes et les résultats, les fins dernières de ces passagères émotions : et peut-être leur apparaitrait, à travers les justes, les providentiels moyens de l'art, une face jusqu'alors voilée de la Vérité qu'ils cherchent. Elle les toucherait doucement du bout des lumineux rayons de la Beauté.)
 Un profond amour de la vie, une poignante expérience de ses mensonges, une résignation amoureuse encore, et la conscience de ses propres «  contre-temps », — voilà, je pense, le fonds et le fond du Pèlerin Passionné. A peine ému des premières espérances, le poëte — alors des Syrtes — avait cruellement ressenti combien nous trompent les belles apparences, — et ses premiers accents assumaient une prématurée vieillesse, la couleur douloureuse d'un deuil encore futur; le poëte maintenant de ce nouveau livre s'en ressouvient, de cette juvénile erreur, avec une ironie attendrie :

Alors que j'étais, ô Æmilius, le nouveau
Temps, alors que, la feuille de primerole;
Que mon âge allait plus éclairci que l'eau
De la source matinale en sa rigole
De gravier : devis ni son,
Fredons comme de tourtres et passes,
N'envolaient de ma bouche aimée des Grâces,
Mais, soupirer complainte et tenson.

Vraiment, c'est qu'il prenait alors trop au sérieux la vie et qu'il ne savait pas que la sagesse est de chercher le rire mystérieux qui sommeille au fond du désespoir. Un instant vient, quand les cheveux vont blanchir, où l'erreur éclate, et l'âme se déride quand les traits vont se rider. Cela ne va guère sans transitoire tristesse :

O Æmilius, pourquoi sur l'agreste flûte, ai-je
Dit l'automne maligne et le cortège
Des pluies, alors que Flora versait
Beau-riante l'étrenne de sa corbeille,
Et, d'un tortis, Cyprine mes boucles pressait,
O Æmilius; et la barbe, à peine, entour l'oreille
Me naissait ?

Le souvenir seul a raison, et la fête de la vie ne se révèle guère qu'au regard détourné, à la barbe sur l'épaule, aux pas vieillissants. Le fardeau des jours peu à peu s'allège, comme si son poids n'était que du nombre déterminé des heures à subir, lesquelles tombent une à une de notre besace : et l'heure de lamenter, serait-ce la vraie de s'éjouir ?

L'été, maintenant, grandit l'ombre de mes pas ;
La mi-été, maintenant, boit la rosée. Ah, n'est-il pas
Levé, l'astre qui fait s'ouvrir la fleur tardive
Du safran! Æmilius, Æmilius, voici bruire
L'heure au roseau que mon souffle avive,
L'heure de lamenter.

C'est pourquoi :

Ore je vous vais dire :
La folâtre Amarylle, et le joyeux Tityre.

C'est pourquoi :

Qu'un marmouset pleure,
Rions, car c'est l'heure.

C'est pourquoi :

Les feuilles pourront tomber,
La rivière pourra geler!
Je veux rire, je veux rire,

Et l'âme, dans son secret, qui regrette et tremble, a beau dire :

Je suis si triste,
Comment rire helas !

et :

Dormir est si doux,
Que ne mourrons-nous !

l'expérience, qui est cet allégement de la fin promise, en répondant :

Ah, la Mort, ah, n'est-ce
Une menteresse !
garde à bon titre le dernier mot, dans cet éternel dialogue, fût-ce avec cette raison de déraison, qui mystérieusement poétise, d'un vague désespoir qui craint seulement que la conclusion garde un lendemain.

Ch. Mce.


Le Don d'Enfance, par Fernand Séverin (Lacomblez, Bruxelles). — L'un des plus charmants poèmes parmi ceux qui composent ce livret de vers débute ainsi :

Mon cœur est éperdu des étangs et des bois,
Comme s'il les voyait pour la première fois !
Mais je me sens troublé d'une étrange science
Et mon cœur est pensif, malgré ce don d'enfance.

Etre un enfant : regarder avec étonnement encore la vieille merveille du monde, trouver dans les choses qui semblent mortes aux sages de vivantes et fraternelles analogies, dévoiler en leur ingénuité première la haine et la tendresse, saisir par intuition ce que cache chez les hommes la nécessaire habitude du mensonge, et cependant être un homme auxieux et troublé, qui connaît bien la vanité de ce décor et de ces acteurs et de sa propre pensée, unir en soi cette monstrueuse dualité, ce rare phénomène constitue le Poète. M. Fernand Séverin a reçu le terrible don, et avec une honnêteté trop scrupuleuse il a révélé le secret qu'il eût fallu peut-être tenir caché. Mais il y aurait bien mauvaise grâce à s'en plaindre ; cela nous vaut une série de poèmes d'une tristesse et d'une douceur infinies, et réellement simples en ce temps où les artistes les plus byzantins prétendent seuls, en général, à l'ineffable naïveté des primevères et des petits oiseaux.

 L'uniformité voulue du vocabulaire, l'extrême concision des images, la passion latente exprimée par des mots tout en demi-teintes, apparentent directement M. Fernand Séverin avec Racine et Madame Desbordes Valmore ; ceux-ci ne se sont point mésalliés en l'accueillant dans leur mélancolique paradis, entre les arbres pâles, sous le ciel de cendre lumineux ; car parmi les poètes de notre âge, il n'en est point de plus délicat et de plus pur.

P. Q.


 Les Confessions, Souvenirs d'un demi-siècle, 1830-1890, tomes V et VI, par Arsène Houssaye (Dentu).— Il y a dans certains châteaux de ces jolies consoles Louis XV à pieds de biche dont le milieu est occupé par un panier fleuri, autour duquel tournent des colombes et des nœuds de ruban. Elles sont dorées, recouvertes d'un marbre rose ou blanc, supportent une glace ornée d'amours ... Sans un mur où s'accrocher, elles s'écrouleraient d'elles-mêmes, car elles ne se tiennent pas debout toutes seules, mais elles sont bien merveilleuses d'aspect. Ajoutez à la poussière du siècle dernier un peu de poudre de riz de la cocotte ou de la grande dame qui les possède actuellement, et ces consoles, toilettes Watteau ou socles de statue provocante, vous donneront peut-être une idée du style d'Houssaye dans ses confessions toujours galantes.

 Mais, mon Dieu, que le pénitent qui se confesse a de fatuité !...et qu'il est délicieux de songer qu'on a dû le tromper quelquefois... L'Arsène Houssaye de ces confessions-là, c'est Almaviva, et j'ai la conviction qu'il ne se flatte jamais.
 Hélas, cher Maître, nous avons terriblement marché depuis votre première conquête. Il n'y a plus de société choisie, plus de maîtresses intelligentes (et parlant le style d'Houssaye), plus de soupers, plus de fêtes vénitiennes, plus de coups d'état machinés entre un directeur de Comédie-Française et un empereur gracieux, plus de jongleries avec les bracelets des comédiennes, plus rien pour faire des mots, plus rien pour faire des femmes, pas davantage pour faire des hommes spirituels... Il nous reste nos deux yeux pour pleurer... car vous nous avez tout pris, si j'en juge par la nomenclature de vos exploits d'amoureux et d'homme spirituel... Et vous nous reprochez d'être pessimistes, névrosés !... Mais, cher Maître, à pères trop gais, fils tristes... C'est vous qui êtes un monstre...

 * * *

Le Jardin de Bérénice, par Maurice Barrès (Perrin et Cie.) — Scandaleuse confession, sans doute : — je n'aime pas

M. Barrès. Quand je lis un roman de M. Barrès, je crois lire un roman de M. Renan, — oh ! d'un Renan bien surélevé, bien au-dessus (sans que cela me donne des sensations de surélévation transcendante) du pauvre farceur qui a passé sa vie à découvrir des idées anti-religieuses familières aux Allemands d'il y a soixante et quatre-vingts ans. L'ironie de M. Barrés est franche, du moins ; elle méprise sans hypocrisie et sans regrets ; elle méprise tout, hormis M. Barrès lui-même, perle unique entre les valves de ce monde vain.
 Pourtant (c'est vers la fin du volume et comme en note), un respect est avoué pour l'Argent : « L'Argent, voilà l'asile où des esprits soucieux de la vie intérieure pourront le mieux attendre qu'on organise quelque analogue aux ordres religieux.. ! » Cette attitude adjuratoire n'est pas chez M. Barrès bien caractéristique : il ne cherche, en la fortune qu'il appète ou qu'il détient, rien autre chose qu'une condition indispensable aux efflorescences de son narcissisme spirituel. Il faut bien, pour vivre, prendre un vague intérêt à soi-même ; il y a des devoirs intérieurs ; il y a aussi une nécessité transcendante qui nous oblige à regarder en nous pour voir ce qui se passe extérieurement à nous ; mais il me semblerait dur, en ce qui me concerne, de me borner à l'examen incessant d'un mécanisme toujours identique à lui-même, de regarder les mouvements du locomobile en me répétant sans cesse : « Comme je fonctionne bien ! » De cette admiration, M. Barrès ne se fatigue pas, — ce sont les autres qui se lassent, qui finissent par trouver inadmissible une complaisance si prolongée. Car, enfin, les talents de M. Barrès — quoique variés, quoique étendus selon une gamme qui va de la causerie intime à l'éloquence parlementaire, du journalisme politique à l'essayisme dilettante et renanesque — ne sont pas de ceux qui justifient l'admiration sans bornes qu'il ressent et qu'il clame pour cette gemme précieuse, son moi. C'est un genre de littérature : soit, et c'est bien pour cela qu'il nous est permis de le juger et de le trouver insuffisant, malgré de l'esprit, une manière d'ironie qu'on ne peut nier spéciale, un mode même neuf de blasphème et qui, en ce dernier volume, s'accentue, un dédain justifié pour la fausse tenue morale du bourgeoisisme contemporain, etc. L'homme, enfin, est d'un grand intérêt comme exemplaire bien complet d'un genre inédit de cynisme : c'est un Jean-Jacques aristocrate et bien portant.

R. G.

 nota. — Tout ceci est peut-être inexact, M. Barrès ayant la monomanie, comme les femmes, de ne montrer que l'envers ou l'à-côté de sa pensée.

 Presque, par Francis Poictevin (A. Lemerre.) — « Gardons-nous d'écrire trop bien » : ce pernicieux conseil, un samedi des années passées, chuchoté par M. Anatole France à Charles Morice, l'auteur des Songes ne l'eût pas compris non plus. Ecrire trop bien, c'est à quoi M. Poictevin passe la moitié de sa vie, l'autre étant réservée à presque vivre les impressions qu'il notera en des phrases d'une musicalité unique d'orgue byzantin. Phrases moins que vibrations, et

vibrations si spéciales que peu d'âmes s'y trouvent d'accord. Musique de plain-chant grégorien, tel qu'on l'écoute en une somptueuse église flamande, avec de soudaines fugues de prière exaltée qui planent sur les lignes hautes, se jettent vers les voûtes peintes, avivent les vieux vitraux, illuminent d'amour les chemins de la Croix assombris. Le moine mystique, le vrai moine, le Fra Angelico et un peu le Bonaventure, revit davantage le long des pages de ce Presque, de chatoyante spiritualité, qu'en toute la littérature pseudomonastiqne de notre temps. Plairait-elle pas, mieux que de protectrices et fructifères déductions, à l'auteur du Recordare sanctœ crucis, cette oraison : « Le Christ apparaît ici-bas la plus resplendissante, la plus aimante, la plus absorbée figure de l'éternelle substance, elle embaume de toutes les vertus : elle a les bleus dulcifiants, les jaunes brûlés et clairs de la topaze ou du chrysanthème, les ensanglantements des gloires futures. Et malgré et contre mes rechutes de chaque jour, je m'efforce, selon la parole de Jésus à la Samaritaine, à l'adoration en esprit et en vérité. » M. Poictevin est entré dans le « jardin de toutes les floraisons » que chanta saint Bonaventure,

    (Crux deliciarum hortus

     In quo florent omnia...)


et à genoux il a baisé le cœur des roses dont la roseur est faite de sang, — le sang du grand Supplice. Pendant que le Matin, jeune homme aux cheveux blonds, livre aux femmes folles sa moite adolescence, il va, vers une paix « ecclésiale », à des messes de solitude, et l'une des grâces recueillies c'est l'imprégnement de son âme par « la lumière intérieure, claritas, cavitas. »

R. G.


 Femmes et Paysages, par Jean Ajalbert (Tresse et Stock). — M. Jean Ajalbert vient de réunir en un respectable volume tous les vers qu'il a publiés depuis 1886. Si l'on veut bien lui concéder qu'employer le langage rimé et rythmé à donner l'impression exacte d'un paysage, à camper de précises visions de femmes, à détailler l'analyse d'amours bourgeoises, c'est accomplir une œuvre poétique, on pourra se complaire à le lire, et beaucoup. Il a du vers alexandrin à libre césure une science bien mise en valeur par les excentricités de certaines poétiques contemporaines, et ce n'est pas un mince mérite. Quant au fond, une très personnelle ironie, dont l'expression du sentiment est à noter. Mais où M. Ajalbert se montre d'une incontestable maîtrise, c'est dans l'évocation de la banlieue de Paris, dont les moindres aspects nous sont révélés dans toute leur désolante laideur. La Nature, que l'auteur a voulue pour seule inspiratrice, l'a parfois si royalement servi que tel paysage, conçu objectif, devient un véritable paysage d'âme — pour la plus grande gloire du symbolisme.

E. D.


 Une Idylle à Sodom, par G. de Lys (Savine). — Cette maigre historiette valait-elle d'être rééditée ? L'auteur nous parle que « la presse ourdit la conspiration du silence » et déposa sur son livre l'éteignoir de la perfidie. C'était surtout lui rendre service. Pour des restitutions il faut quelque ampleur de poème, une acuité de vision quasi-géniale et divers dons de nature qui ne sont point remplacés par l'habituelle dédicace à Flaubert. L'intrigue enfantine effarouche moins ici, d'ailleurs, que le style odieusement pompier, paraphrasant le mauvais Chateaubriand des Natchez et plusieurs feuilletonnistes : — O rage ! Pourquoi m'as-tu fait épargner cet infâme ! — Le fils de Un tel a parlé !..., etc.
 Quant à l'érudition, c'est celle de tout le monde, avec un Lenormand et un Maspéro sous la main. M. de Lys ignore jusqu'à la véritable situation de Sodome, au Sud de la Mer Morte, au point que les Arabes appellent Sdoum, et dont les ruines informes subsistaient lors du voyage de M. de Saulcy (1851). M. de Lys place Sodome près du Jourdain, c'est-à-dire au N. du lac Asphaltite, et l'a peut-être confondue avec Gomorrhe ?

C. M.

 Peines de cœur, par Jean Surya (Vanier). — Il y a bien du cœur dans la littérature contemporaine. Maupassant, Bourget, Champsaur, Peladan — et qui ? et qui ? — exploitent ce viscère dans leurs titres. M. Surya le choisit aussi. Sait-il pourquoi, et qu'il subit l'influence déjà surannée d'une école qui n'a pas grand âge ? Faibles vers, parfois mauvais tout court, parfois ou souvent. D'aimables exceptions, tels :
Et mon cœur souriait au travers de ses pleurs,
Car vos yeux étaient bons et vos yeux étaient doux
Et moi qui refusais de ployer les genoux,
Le bonheur m'a vaincu bien mieux que la douleur.
Que valent ces vers, isolés ? — Dans le livret ils sont bons.

X.

 La flûte à Siebel, par Max Waller. (Lacomblez, Bruxelles). — Les pièces en vers octosyllabiques de ce recueil sont d'un sentimentalisme mi-triste, mi-folichon, qu'essaye en vain de relever une petite pointe de paillardise. Elles furent évidemment composées après boire. La réelle science de leur facture parnassienne, ô combien ! n'en justifie pas la publication, d'ailleurs posthume, et due à des amis dont la clairvoyance n'a certes pas égalé la piété.

E. D.


 Tête d'or (Librairie de l'Art indépendant). — Par une modestie quasi-divine, l'auteur n'a point signé son œuvre, un drame étrange et visionnaire, où de mystérieuses figures, Tête d'or, Cébès, la Princesse, l'Empereur, représentent l'avènement des rustres aventureux, la lassitude de ceux qui pensent, la pitoyable déchéance des races anciennes, tandis que des images tumultueuses — souvent nouvelles — évoquent le spectacle des victoires et des déroutes emportant les foules serviles vers les rapines et vers la mort.

P. Q.

 Marat inconnu, l'homme privé, le médecin, le savant, d'après des documents nouveaux et inédits, par le Docteur Aug. Cabanès (Genonceaux). — Mademoiselle de Corday, cette blonde Normande aux yeux hallucinés, eut grand tort de poignarder Marat, — dans cette baignoire qui était la coquille de colimaçon de l'Ami du peuple. Elle eut tort, d'autant plus que, insinuée par le hasard entre les familiers de Marat, elle aurait aussi bien pu en assassiner un autre, même le beau Barbaroux ; et puis, elle activa, par cet acte inconsidéré, une apothéose qui se serait difficilement érigée aux hauteurs voulues : d'un simple Chabot, d'un simple Hébert, elle fit un martyr destiné aux bustes couronnés de crêpe, aux biographies pieuses : — mais le peuple, qui se choisit ses saints, n'a jamais que ceux qui le portraiturent, qui le synthétisent. Sans la folle Charlotte, donc, Marat serait différent, presque inconnu ; c'est cet inconnu que le Dr Cabanès exhume, le Marat physicien, médecin, chimiste, droguiste et un peu charlatan. Le livre voué à cette tâche est fort bien composé ; avec science et persévérance toutes sortes de documents curieux sont coordonnés et pressurés jusqu'à ce qu'en jaillisse un personnage nouveau. Le Dr Cabanès avoue une certaine sympathie pour son Marat, mais il l'analyse sans nulle passion politique, aboutit à une excellente étude de biographie scientifique, — ce dont il faut le louer, sans rancune pour le sujet choisi.

R. G.

 Le Bonheur de Mourir, par Auguste Chauvigné (Ollendorff). — Un vieux beau de l'armée française séduit une jeune fille. Tout naturellement, ce général possède un fils qui s'éprend de la même jeune fille : de là, combat, tirades, torsion de cœur et torsion de nerfs. Le jeune homme part pour le Tonkin, désespéré ; la jeune fille meurt de consomption avec autant de joie qu'on peut en mettre à mourir de la sorte. Roman faux d'un bout à l'autre, mais qui se rachète par de jolies descriptions féminines, point décolletées du reste. François Coppée peut s'en permettre la lecture !

* * *

 Le Dernier des Clarencieux, par Ouida (Perrin et Cie).— Une adaptation ou une traduction de roman anglais, faite avec une telle négligence que très souvent les phrases ne finissent pas, laissant le lecteur perplexe devant les non-sens les plus baroques. Le style est soutenu...comme imbroglio, exemple cette phrase étrange prise au hasard dans ce livre énorme, une histoire en deux tomes : « Il marchait sans bruit, sans s'inquiéter de la neige qui tombait sur sa tête nue, de l'âpre vent du nord qui soufflait comme une bise glacée. »
 Il s'agit de la grandeur et de la décadence d'un grand seigneur anglais qui se fait la victime volontaire d'un frère bâtard. Il y a une vengeance commencée par un garçon de sept ans qui dure trente ans. Le reste à l'avenant ! Quand on veut écrire des romans pareils, il faudrait au moins se souvenir que Paul Féval avait du génie.

* * *

 Talleyrand, Mémoires, Lettres inédites et Papiers secrets, accompagnés de notes explicatives, par Jean Gorsas. — Il ne s'agit pas des fameux Mémoires tant et depuis si longtemps attendus, mais d'une correspondance inédite, de trouvailles dans les Archives des Affaires étrangères et les Archives nationales, de curieux rapports de police. « Tout cela, dit l'auteur dans un Avant-Propos, rassemblé, relié par une documentation biographique et des annotations sérieuses, nous a permis de mettre en relief un Talleyrand peu connu, qui éclairera certainement et complétera les Mémoires dont le duc de Broglie nous donne les deux premiers volumes. »

X.


 La Négra, par Fr. Tusquets (Savine). — Mœurs espagnoles, ou mieux mœurs de feuilleton espagnol, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Une jeune fille, la Négra (ainsi nommée parce que son teint est d'une blancheur extraordinaire), épouse un vieux général et le trompe avec le neveu, presque l'obligé, le fils adoptif de son mari. Comme on le voit, la donnée semble furieusement française. Vengeance d'un fou qui tue enfin l'amoureux après la mort de l'amoureuse et mille péripéties extravagantes. Bon roman pour les concierges lettrés. De temps à autre, un aperçu sur l'existence de Dieu et un pur régalia ou un non moins pur havane fumé en l'honneur de la morale. À part le personnage d'un prêtre qui ne sait pas le latin, tous les compagnons de la Négra manquent absolument d'originalité.

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 La Banque Nationale de France, par E de Werbrouck (Savine). — Opuscule d'un intérêt tout spécial, où l'auteur expose une combinaison de reconstitution de la Banque de France.

X.


(1) Au prochain fascicule : Enivrances (Alfred Gauche) ; Vingt-cinq Sonnets (Paul Dulac) ; Les Cahiers d'André Walter (œuvre posthume) ; Les Pharisiens (Georges Darien) ; Les Dernières Fêtes (Albert Giraud) ; Poésies variées et nouveaux Chats (Alfred Ruffin) ; Les Aphodèles (Martin Paoli) ; Poèmes et Ballades de A. C. Swinburne (Gabriel Mourey) ; Les Fusillés de Malines (Georges Eekhoud) ; Les Adolescents (Daniel de Venancourt).


CHOSES D'ART

 Musée du Louvre. M. J. Maciet vient de faire au Louvre un don important : un grand Calvaire sur fond doré, du commencement du XVe siècle (offrant certains rapports de ressemblance avec le panneau du Martyre de St-Denis que possède le musée) et un tableau allégorique appartenant à cette école de Fontainebleau encore si mal représentée au Louvre.
 On parle actuellement de la création d'une salle spéciale des Primitifs français. Le Musée de Cluny abandonnerait au Louvre les tableaux de l'École Française antérieure à la Renaissance qu'il possède. Voilà un projet excellent. Quand le réalisera-t-on ?
 À voir :
 Chez Dumont, 27, rue Laffitte, des lithographies de Manet, de Redon, des eaux-fortes de Wisthler.
 Chez Delarebetrette, 52, rue Laffitte, des Monticelli.
 galerie lambert, rue de Châteaudun, des Guillaumin, Raffaelli, Monticelli.

 Chez Thomas, boulevard Malesherbes, un portrait de femme d'Anquetin, une Avenue de peupliers d’Emile Bernard, un portrait de Mme C. de Schuffenecker, un Lautrec.
 Chez Bachereau, rue Le Peletier, 26. une tapisserie du XVe siècle représentant un épisode du siège de Troie, et une autre tapisserie un peu postérieure représentant un mage avec « En vous en est » en devise.
 Chez l'éditeur Vanier. Vient de paraître dans les hommes d'aujourd'hui Odillon Redon, texte de Ch. Morice, dessin de Schuffenecker. — Prochainement Cesanne (dessin de Pissaro).

G.-A. A.


Échos divers et communications

 Notre collaborateur Laurent Tailhade, interviewé par M. Jules Huret, a formulé de façon piquante son opinion sur le mouvement de la littérature contemporaine (Écho de Paris du 6 mars 1891. Enquête sur l'évolution littéraire}. Nous reproduisons ci-dessous cet entretien.
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 J'ai rencontré hier, par hasard, Laurent Tailhade, et comme je lui soumettais mon projet d'interview, il acquiesça sous cette réserve que je placerais son opinion partout ailleurs que parmi celles des poètes : « Ces gens-là, comme dit Rivarol, ont reçu leur cerveau en gosier ».
 Voilà pourquoi je classe ici ma conversation avec l'auteur d'Au Pays du Mufle, conversation que je reproduis sténographiquement, sans commentaire.
 — D'abord, dis-je, le naturalisme est-il fini ?
 — C'est-à-dire que Zola ne fera plus que continuer dans sa formule. Quant à ses successeurs, ils se sont vus forcés de chercher d'autres éléments que l'observation quotidienne de la vie sur le trottoir. Lorsqu'on eut noté tous les propos des blanchisseuses et des égoutiers, on s'est demandé si l'âme humaine ne chantait pas en d'autres lyres. Comme la fréquentation des gens qui se servent de brosses à dents et à qui l'usage des bains est familier répugne aux romanciers expérimentaux, ils ont dû s'adresser à d'autres couches sociales rudimentaires. M. Daudet ayant casé son fils et s'étant assuré l'héritage des Goncourt, M. Zola postulant l'Académie, les jeunes disciples de ces maîtres inventèrent le roman slave et le drame norvégien, sans compter le parler belge qui est le fonds même de leur quiddité littéraire. Ils ont mangé de la soupe aux choux fermentés avec les paysans de Tolstoï, découvert, avec M. Hugues Le Roux,

les jongleuses foraines,— ces sœurs d'Yvette Guilbert — et surtout créé, avec Méténier, les rapports de police accommodés en langue verte
 — Quels vont être leurs successeurs ?
 — Il me paraît que l'évolution sera partagée nettement entre deux catégories, c'est-à-dire : les jeunes hommes qui, n'ayant aucune fortune ni métier avouable dans la main, se destinent à un riche mariage, ce sont les psychologues ; puis ceux à qui suffit l'approbation des brasseries esthétiques et d'intermittentes gazettes, ce sont les symbolo-décadents-instrumento-gagaïstes, à qui le français de Paul Alexis ne saurait plaire et qui le remplacent par un petit-nègre laborieux.
 Un peu « estomaqué », comme dirait M. de Goncourt, par cette sortie inopinée, je demandai à M. Tailhade, avec un léger ahurissement :
 — Vous n'êtes donc pas symboliste ?
 — Je n'ai jamais été symboliste, me répondit-il. En 1884, Jean Moréas, que n'avaient pas encore élu les nymphes de la Seine, Charles Vignier, avec Verlaine, le plus pur poète dont se puisse glorifier la France depuis vingt-cinq années, et moi-même qui n'attribuai jamais à ces jeux d'autre valeur que celle d'un amusement passager, essayâmes sur l'intelligence complaisante de quelques débutants littéraires la mystification des voyelles colorées, de l'amour thébain, du schopenhauérisme et de quelques autres balivernes, lesquelles, depuis, firent leur chemin par le monde. J'ai quitté Paris et vécu de longs mois en province, trop occupé de chagrins domestiques pour m'intéresser à la vie littéraire. Ce n'est qu'accidentellement que j'appris l'instrumentation de M. Ghil, les schismes divers qui déchirèrent l'école décadente et les démêlés de Verlaine avec Anatole Baju.
 — Du symbolisme lui-même, que pensez-vous ?
 — Mais de tous temps les poètes ont parlé par figures ! Depuis Dante et la Vita Nuova, depuis même toujours, ceux qui composèrent des poèmes ont été symbolistes ! Pourtant, il faudrait s'entendre. Si l'on désigne par symbole l'allégorie et la métaphore, il y en a partout, même chez Nicolas, qui montre le Rhin appuyé d'une main sur son urne penchante.
 Mais, de vrai, les symbolistes, qui n'ont aucune esthétique nouvelle, sont exactement ce qu'ont été en Angleterre les euphuistes, dont le langage a laissé de si détestables traces dans Shakespeare ; en Espagne, les gongoristes dont le parler « culto » sigilla toute la poésie des siècles derniers, depuis les « agudas » amoureuses de Cervantès jusqu'à la glose de Sainte Thérèse : «  Yo muero porque no muero  » (1) ; en France, la Pléiade au redoutable jargon, continué par les Précieuses, que railla et pratiqua Molière ; en Italie, les secentistes fauteurs de si terribles pointes, le cavalier Marin, l'Achillini et tant d'autres : « Sudate o focchi a preparar metalli ! » (2).
 — En voulez-vous donc aussi aux archaïsmes ?
 — Les archaïsmes des ronsardisants modernes ont été fort agréablement raillés par Rabelais, pour ne rappeler que des souvenirs nationaux (car s'il faut en croire Suétone, Auguste reprochait à son neveu Tibère ce genre de cruauté). L'Ecolier Limousin ne parle pas d'autre sorte que les plus accrédités poètes de notre temps :
 « Nous transfretons la Séquane au dilicule et au crépuscule …nous cauponizons ès tavernes méritoires... nous inculcons nos vérètres ès pudendes de ces meretricules amicabilissimes… m'irrorant de belle eau lustrale, élue et absterge mon anime de ses inquinaments nocturnes. »
 La Collantine de Furetières et les amis de Gombault faisaient paraître le même style. Il fallut que Malherbe vînt et biffât tout son Ronsard pour détourner le goût français de ces chemins rocailleux. Le principal effort des jeunes littérateurs contemporains consiste, comme je le crois, à découvrir la Pléiade et à la traduire en moldovalaque.
 Récemment, Barrés inventait Ignace de Loyola, auquel il voulait bien reconnaître des mérites égaux à ceux de M. Deschanel. Je ne désespère point, avant ma mort, de rencontrer un hardi novateur par qui nous seront appertes les Oraisons funèbres, et qui nous fera savoir qu'il existe, sous le nom d'Athalie, un drame assez honnêtement charpenté.
 — Vous avez lu le Pélerin Passionné ?
 — Et je suis passionné pour ce pèlerin, encore que la facture moins inattendue des Cantilènes et des Syrtes, par quoi nous fut révélé Jean Moréas, s'accorde mieux à mes habitudes spirituelles et me laisse goûter sans effort les riches trouvailles de ce glorieux artisan. Sous le même titre (Passioned Pilgrim), Shakespeare écrivit un poème qu'ont fait oublier la Tempête et le Roi Lear. Jean Moréas, dont les lectures s'étendent sur diverses nationalités, favorisa le grand Will dans le choix de son titre, mais pour consoler nos nationaux emprunta au vieil Rutebeuf « le dict du chevalier qui se souvient », sans compter les grâces vendômoises dont je vous parlais tantôt.
 — Quel avenir accordez-vous à ces deux écoles nouvelles : les psychologues et les symbolistes ?
 — Ceci est plus sérieux : je crois que le premier poète qui, dans la langue savamment préparée par nos devanciers du Parnasse et par les écoles contemporaines, exprimera simplement une émotion humaine, et pleurera d'humbles larmes en racontant que sa bonne amie lui a fait du chagrin, ou qu'elle a cueilli des pervenches sous les arbres en fleurs, sera le maître indubitable des générations d'artistes qui viendront après lui. Entre Musset et Verlaine, toute voix sincère avait fait silence, étouffée par les rugissements méthodiques de M. Leconte de Lisle, ce bibliothécaire pasteur d'éléphants. Cette circonstance est pour expliquer la fortune sans précédent mais non illégitime de Sagesse et de la Bonne Chanson.
 Quant aux psychologues, MM. Bourget et Barrès ayant contracté d'opulents mariages, l'école a certainement accompli sa destinée, tout aussi bien que le héros Siegfried, quand il eut reconquis le fameux anneau.
 — Quelle est donc votre formule littéraire, à vous ?
 — Je vous le dis tout de suite :
 Je considère que, lorsqu'on n'est point un sot, ni un bélître, ni un pion, ni un quémand, l'art de faire des vers est la manifestation intellectuelle d'un ensemble d'élégance qu'à défaut d'autre terme je qualifierai de dandysme, nonobstant l'abus qu'on a fait de ce vocable, éculé par les génitoires de Maizeroy et le pied de Péladan. Je réprouve donc toutes les exhibitions foraines ou mondaines qui assimilent le poète à un phénomène ou à un cabotin, et je n'aime pas plus les veaux à deux têtes des parlotes symbolo-décadentes que les Vadius des salons basbleuesques où Jean Rameau gasconne ses pleurardes inepties.
 Voilà.
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 Avec Théodore de Banville disparaît le dernier héritier immédiat de cette — pour nous du moins — fabuleuse époque de 1830. Bien des écrivains de ce cycle nous sont indifférents, quelques-uns même insupportables, mais le poète des Odes Funambulesques et de tant de délicieuses fantaisies

restait, reste un de nos maitres aimés. Nous nous associons pieusement au deuil de sa famille.

 Nous apprenons la mort de M. Louis Germain, jeune poète auteur d'un François Villon représenté naguère au Théâtre Mixte (depuis Théâtre d'Art), pièce un peu jeunette où s'annonçait toutefois un tempérament d'auteur dramatique.

 Deux coquilles — deux ! ô vandales de typos ! — déforment de la plus regrettable façon Les Quarante Heures, de Barbey d'Aurevilly (n° de mars). Au lieu du charabia qu'on lit p. 129, II. 1 et 2, il faut lire : « De tous les jours que l'année, cette joueuse au cerceau… » Ces coquilles ne sont dailleurs point les seules, hélas ! et nous publierons désormais une liste d'errata dans le dernier fascicule de chacun de nos tomes.

 Voici un nouvel hebdomadaire illustré : Le Messager Français (18, rue Vavin. Secrétaire de la rédaction : Léon Perrin ; administrateur : Marius Trébla). Article de Jules Renard, Nouvelle et poésie de Marcel Schwob, Chronique musicale de Willy, etc. Dessius de A. Calbet, Lebègue, E. Rousseau, Camille Langlois. — Nos meilleurs souhaits au nouveau-né.

 Réunion particulièrement intéressante, le 7 mars, à l'Auberge des Adrets. Parmi les Têtes de bois présentes : Bracquemond, Charles Morice, André Lemoyne, Armand Renaud, Léveillé,Coustantin Leroux, Paul Gallimard, Comble. Présidence de Jean Dolent. — La petite fête recommencera le 6 avril.

 Pour paraître prochainement : La Chanson du Grillon (Premières Chansons), par Ed. Teulet, I vol., chez l'éditeur E. Meuriot.

 La dernière livraison de La Société Nouvelle (Bruxelles, 32, rue de l'Industrie. — Paris, A. Savine), revue internationale, où la littérature et l'art occupent une large place, donne la fin d'un bon article sur Odilon Redon, par Jules Destrée.

 Le Magasin Littéraire (Gand. Président du Comité de rédaction : Hermann de Baets ; secrétaire : Jean Casier. — Paris, A. Savine) publiera dans ses prochains fascicules : Villiers de l'Isle-Adam (Henry Bordeaux) ; La Chevalière de la Mort (Léon Bloy) ; Un Fragment de Ruysbroeck l'Admirable (Maurice Maeterlinck), etc.

 Chez E. Bouhaye, 31, rue de Chabrol : Le Sillon, revue mensuelle, littéraire et artistique.

Mercvre.



(I) Je me meurs de ne pas mourir !
(2) Suez, ô feux, à préparer les métaux !
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