N° 17. - MAI 1891

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Mercure de France, t. II, n° 17, mai 1891, p. 257-320.


PORTRAIT INÉDIT DE GUSTAVE FLAUBERT
d'après son buste par clésinger
NOTICE
SUR LE BUSTE DE GUSTAVE FLAUBERT
par Clésinger

 Quelques mois après la mort de l'auteur de la Tentation de Saint Antoine, un « Comité Flaubert » se forma, — avec, entr'autres, MM. Tourguéneff, d'Osmoy, de Goncourt, de Maupassant, — pour faire exécuter un buste de Flaubert et l'offrir à la Bibliothèque de la ville de Rouen. La famille du romancier s'était, paraît-il, adressée à M. Guillaume, lequel abandonna ce projet pour se consacrer à la création — toujours attendue — du chapeau de Napoléon Ier. A ce moment Clésinger proposa au Comité un buste qu'il achevait de modeler. Malgré les efforts de M. de Maupassant (I), il ne fut pas donné suite à ce projet, et le Comité — se perpétuant jusqu'à nos jours — ne sortit que récemment de ses hésitations en commandant à M. Chapu la chromolythographie en bas-relief qui s'inaugura à Rouen l'été passé, sous une pluie salutaire.
 Depuis, l'œuvre de Clésinger, énergique et de haut idéal, — ce portrait d'un Flaubert compagnon de Rollon et dévastateur des vieilles rhétoriques, — est restée en les mains de personnes qui l'ont conservée comme souvenir. Telle l'origine de ce buste que le Mercure de France est spécialement et uniquement autorisé à reproduire.

R. G.



(I) Il écrivait à Clésinger : « Sartrouville, 26 avril, 38, quai de Seine. — Je n'ai pu, malheureusement, obtenir du comité pour le monument de Flaubert ce que j'aurai voulu. J'ai expliqué à Madame *** où les choses en étaient : le buste du maître ayant été commandé à M. Guillaume par la famille, je pensais que le comité ne ratifierait pas ce choix, et, dès lors, il devenait facile de vous prier de vous charger d'exécuter ce buste.
 Tourguéneff, à qui j'en avais parlé, a proposé au comité de nommer quelques-uns des membres qui se rendraient en votre atelier ; mais la crainte d'amener des complications pénibles, de soulever des difficultés de toutes sortes, a décidé la majorité à accepter le fait accompli et à ratifier le choix fait par la famille.
 J'ai été fort ennuyé de cette résolution...
 ... Je m'empresserai, Monsieur, de me rendre à votre invitation et d'aller causer avec vous et vous apporter mes souvenirs sur mon cher et grand ami... »


MALVEILLANCE (1)


 Quelques brèves lignes en tête de ce recueil, il y a dix-sept mois, exposaient que, d'aventure, et entre autres matières qui pourraient aussi bien être insérées ailleurs, il s'y publierait des articles assez hétérodoxes pour n'être point accueillis par les feuilles qui comptent avec la clientèle. A défaut d'un but plus noble, c'était comme un programme : on nous en reproche aujourd'hui l'exécution. Jamais plus nous n'avons reparlé de nous depuis lors. Nous sommes si peu gens à manifestes que la discrétion des « Mercuriens » — une naïveté sans doute en ce temps de puffisme — est passée en force de chose jugée dans de hauts milieux littéraires. Mais la... violence à notre égard d'une éminente personnalité de la presse nous oblige, pour un court moment, à changer d'attitude. Au reste, nous ne sommes point de mœurs « engueulantes » — une sottise peut-être — : nous nous distinguons en cela de tant d'autres, et c'est encore une justice qu'on nous rend.
 Je prie qu'on remarque que je ne viens pas défendre et justifier — il n'a pas à l'être — M. Remy de Gourmont, un lettré rare, esprit spéculatif un peu métaphysique, dont l'ordinaire souci est à mille lieues du sujet qu'il traita le mois dernier. Il a même fallu que la comédie patriotique se manifestât par de bien véhémentes clameurs pour être perçue du nuage qu'il habite, et où il était déjà remonté quand M. Nestor le vouait, dans L'Echo de Paris du 26 mars, à un genre de supplice tel qu'il « envierait alors les damnés du Dante. » La pénitence est douce. Je désirerais seulement remettre les choses au point.
 D'abord, le fond même du débat : il ne s'agit nullement de l’idée de patrie. Encore que cette idée-là soit assez peu « excitante », d'un intérêt relatif et infiniment au-dessous — M. Nestor le concède — de l'idée d'humanité, très permise à l'heure actuelle, elle n'est pas en question, en tant du moins qu'abstraction dégagée des soi-disant nécessaires préjugés contemporains. M. Camille de Sainte-Croix l'a bien compris (La Bataille du 29 mars). Après avoir précisé l'économie de l'article de M. de Gourmont, il conclut :
 « Il n'y a là motif à aucune ligue pour ou contre l'idée de patrie. Ces raisons vont plus haut. D'autant qu'avec lui encore nous répétons : — Tous les Français gardent une solidarité nationale. Faites la guerre et nous partirons. Mais si vous ne la faites pas, fichez-nous la paix. »
 Et M. George Hère dans le Constitutionnel — le sage Constitutionnel — ajoute :
 « Ce dilemme n'a rien de subversif ; il est simplement imbus du bon sens français, cette vertu dont on parle toujours et qu'on n'éprouve jamais... La vision de M. de Gourmont est plus sensée certainement, et plus noble je crois, que celle de M. Déroulède. »(2)
  Ce même journal a très exactement défini le mobile, d'ailleurs patent, du signataire de l'article tant incriminé : l'attitude indécente des revanchards quand même. De plus, et il n'est pas le seul, M. de Gourmont n'estime pas du tout la fameuse revanche indispensable au bonheur de l'humanité. Mais fût-on partisan d'une nouvelle guerre, admît-on avec La Bataille, ce qui est soutenable à un certain point de vue, que « le besoin de revanche n'est même pas discutable », de quel œil contempler les pitreries de ces étranges énergumènes toujours prêts à partir, jamais partis, et qui compromettent une fois par mois la sécurité publique ? On finit par en rire : ils rappellent invinciblment ces cocasses personnages de l'opérette d'Offenbach, qui, un quart d'heure durant, sans bouger d'une semelle, chantent avec énergie : « Détalons et fuyons ! Détalons et fuyons !... » Ah ! combien se trompe La Cocarde en disant que M. de Gourmont a « tourné en ridicule ceux dont la pensée est constamment orientée vers l'Alsace-Lorraine ! » Il n'a que noté un fait. Ce n'est pas sa faute, pourtant, si ceux-là grimpent sur les tréteaux, hurlent et gesticulent, au lieu de se préparer dans le recueillement à l'œuvre souhaitée. La perspective d'une conflagration de deux millions d'hommes, de l'arrêt ou de la rupture de tous les rouages sociaux, est certes très folâtre et justifie surabondamment le « caractère français », le « vieux sang gaulois », les vrais patriotes enfin de leurs... exubérances — innocentes facéties pour égayer la longue veillée d'armes. Et la farce tapage si fort, atteint de telles hauteurs dans le grotesque et s'offre d'une si franche drôlerie, qu'ils sont en effet bien étonnants les esprits assez chagrins pour ne s'en point divertir. Conçoit-on ces gens moroses saisis d'une nausée rien qu'à ouïr les lointains éclats de la parade, et qui ne regardent pas à se faufiler par les petites rues, quittes à beaucoup allonger leur route, afin d'esquiver la place où paillaissent, bobèchent et fantochent les délicieux revanchards !... Une belle musique est vite insupportable une fois en bobine dans les orgues de barbarie, de fervents admirateurs de la Marseillaise — goût point blâmable en soi — ne peuvent plus l'entendre depuis qu'on en a tant mésusé : trop d'Amiati ont braillé et braillent encore la Revanche pour que nous soyons les seuls, nous qu'on dénomme d'une lèvre méprisante les « raffinés », à penser ainsi. L'ensemble des écrits provoqués par l'article de Remy de Gourmont le témoigne de reste. On n'est pas patriote de ce patriotisme-là ; quotidiennement grossit le nombre de ceux qui se débarrassent de ce « virus » nouveau, « nouveau, oui, sous la forme épaisse qu'il assume depuis vingt ans ». 
 Or, où l'idée de patrie en tout cela ? — Comme M. Nestor, mais avec courtoisie au moins, L'Eclair, M. Edmond Lepelletier dans Paris, M. Antoine Salvetti dans Le Pays, M. Vielé-Griffin dans les Entretiens Politiques et Littéraires, déploraient donc à tort, implicitement ou apertement, que M. de Gourmont s'en prît à l'idée de patrie : ce n'est que presque exact. Mais encore, M. Octave Mirbeau n'imprimait-il pas naguère dans L'Echo de Paris, à propos de l'incident Renan-Goncourt, que les paroles attribuées à M. Renan décelaient — je reproduis de mémoire — « une hauteur de vues fort louable chez quiconque ne vit point dans l'atmosphère intellectuelle de M. Déroulède » ? Et M. Camille de Sainte-Croix, en son article précité de La Bataille, met le sentiment public de la partie : « Le récent débat soulevé par M. Renan contestant à E. de Concourt l'authenticité de certaine relation d'un dîner littéraire où l'auteur de la Vie de Jésus se serait élevé contre l'idée de patrie, a prouvé que l'étonnement public était non pas que M. de Goncourt eût arbitrairement rapporté ces choses, mais que M. Renan s'indignât de les voir rapportées. » Parlerai-je enfin de la Critica sociale, de Milan, qui s'empoigne avec l'idée de patrie et l'appelle « la carcasse d'un idéal putréfié » (3).
  Que de bûchers ! Que de potences !
  Mais M. Nestor lui-même risquerait fort d'être pendu, car le début de son article émane le parfum de cette hérésie qui nous vaut la hart. Il y semble déclarer : « Au fond, je suis parfaitement de votre avis ; mais on ne profère pas ces choses, sinon entre dilettantes — mes amis et moi pour tout dire — et surtout on ne les publie pas, parce qu'elles sont un danger public. » Opinion judicieuse à coup sûr, qui toutefois s'applique mal à notre espèce et à quoi il serait peut-être intéressant de répondre par un chapitre intitulé :

Du droit au dilettantisme en l'an 1891 et de ses dangers au point de vue social. Je passerais sur la réjouissante prétention de M. Nestor à l'accaparement du dilettantisme.

Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis


si je ne tenais à dire un mot sur cette qualification de Jeunes qu'à tout propos on nous lance avec dédain. Oui, des adolescents qui jouerainet le dilettantisme seraient des poseurs, des illusionnés ridicules ou d'imbéciles jobards ; mais, enfin, si nous n'avons ni l'âge, ni l'expérience, ni sans doute — bien qu'il ignore Laforgue, que nous savons par cœur — l'universalité de connaissances de M. Nestor, nos seize ans sont loin ; nous avons suffisamment pratiqué nos semblables, beaucoup vu, retenu un peu, jeté sur le monde assez de coups d'œil pour nous en former une idée — point fière à parler net. Et peut-être que de la douzaine que nous sommes l'un a pu tout de même aboutir au dilettantisme, à celui qui est dans le domaine public aussi bien M. Nestor en possède un breveté S. G. D. G.
 Quant au danger « d'exprimer des idées qui sont cependant justes, qui devraient assurer le bonheur intellectuel de sages délicats en un mot, de pratiquer l'aristocratie des opinions », il est indéniable si la feuille qui les répand est un organe populaire. Mais imagine-t-on Le Joujou Patriotisme offert au Petit Journal ?...Ah ! nous l'avouons sans mélancolie, nous ne tirons pas « encore » à un million d'exemplaires, et le Mercure de France n'est pas très apprécié dans les ateliers de fleuristes : il manque de feuilleton.
 Voici donc détruite toute l'argumentation de M. Nestor, décidément parti contre des moulins à vent. Et ce lui est une malveine d'avoir bataillé, en cette fallacieuse occurrence, avec des armes qu'il ne sort guère, forgées pour des aventures plus glorieuses : je veux dire ces épithètes terribles dont il a semé son article, et qui, de la part d'un esprit si sage et d'habitudes si benoites, seraient presque des injures. — Injures méritées en somme ! Qu'est-ce que ces gens nés d'hier, groupés dans une publication durable, dont on s'occupe quoiqu'ils se tiennent à l'écart, ne paraissent point dans les rédactions et ne sollicitent jamais rien de personne ? Car pourquoi le taire : ces « raffinés, avides de bruit et de scandale », oncques ne prient qui que ce soit de seulement signaler leur recueil. Mercure de France ignore les « prière d'insérer », les petites notes aux journaux, les multiples machinations par lesquelles on s'insinue et on obtient de la réclame ; il néglige même de profiter des très nombreuses relations qu'il a dans la presse, et au lieu de s'indigner lorsque quelque journaliste, qui a demandé à le recevoir contre promesse d'entrefilets, omet de se rappeler la condition du contrat, il s'amuse philosophiquement de ces aimables mœurs (4)— et continue le service. Voulez-vous des noms, messieurs des quotidiens ? Gageons que vous ne m'autoriseriez point à publier vos lettres. Il est à peine besoin d'ajouter que nous sommes profondément reconnaissants à ceux qui nous aident.
  Non, la vérité, contre quoi s'insurger serait par trop naïf, est telle : efforcez-vous à un livre qui soit une œuvre, nul ne se soucie de le constater ; commettez un écrit qui ait seulement l'apparence d'une sottise, et dont on suppose la divulgation de nature à vous nuire, nul n'y faillira. C'est dans la presse comme un devoir. Voici, par exemple, M. de Gourmont précisément, « l'homme sans nom », qui publie Sixtine, une des plus belles œuvres parues l'an dernier et qui relève assurément de la haute critique : M. Nestor se garderait bien d'en écrire un seul mot. Mais ce même « homme sans nom » choque, par un articulet aussitôt oublié que fini, le plus formidable de nos préjugés, renie publiquement le faux dieu Patriotisme : tout de suite M. Nestor lui dispense une large part de réclame. D'où cette morale, recommandée aux jeunes chercheurs de notoriété : « Des œuvres ? Peuh ! Le moindre pétard ferait bien mieux votre affaire. » Et l'on sait si M. de Gourmont, une manière de moine constamment plongé en d'érudits travaux, de qui Savine éditera cet automne Le Latin mystique, étude sur les poètes latins du iiie au xiiie siècles, est un habituel allumeur de pétards...
 Au fait, nul doute que Minerve, sa pourtant vigilante patronne, ne vaquât à d'autres soins quand M. Nestor écrivait son article. « ... Je commence à trouver, y est-il dit, que notre patience indulgente (?) envers tous ces prétentieux farceurs doit prendre fin. Tous, tant que nous sommes, et moi le premier, nous avons souri à leurs œuvres vides et obscures, nuit d'où, dans notre naïveté (!) bienveillante (??), nous espérions toujours voir surgir quelque clarté. Mais d'inutiles et de ridicules... » etc. Ce sont là des appréciations critiques qu'il ne m'appartient pas de discuter ; cependant, une remarque : ces « prétentieux farceurs », en moins de dix-huit mois, ont publié six volumes de prose : Vieux (Savine), Albert (Bib. artistique et littéraire), Sixtine (Savine), La sanglante ironie (Genonceaux), Sourires pincés (Lemerre), Le Vierge (Tresse et Stock) ; et trois de vers : La Néva (Savine), Les Cornes du Faune (Bib. artistique et littéraire), Au Pays du Mufle (Vanier). Avant l'été paraîtront encore, signés d'eux, quatre livres de vers et trois de prose : Les Trèves, — Quand les violons sont partis, — Lassitudes (Perrin et Cie), Strophes d'Amant (Lemerre), L'Eléphant (Savine), A l'écart (Perrin et Cie), et un volume de Théâtre (Savine). Total : seize ouvrages. Pour des « larves d'hommes », on avouera que c'est joli. Et je ne cite, bien entendu, que les productions des rédacteurs en titre du Mercure de France, non les livres de ceux d'entre nos confrères qui nous font l'honneur de collaborer à notre recueil. Or, la plus stricte sapience ne conseille-t-elle point d'espérer en des gens d'une bonne volonté si manifeste ? Et puis, est-il bien prouvé que leurs œuvres d'aujourd'hui soient tant que cela « vides et obscures » ? Ne serait-ce point plutôt que M. Nestor n'en a pas même ouvert une seule ? ... En somme, cette nullité générale exigerait la réunion des douze crétins de lettres les plus crétinisants que la terre eût jamais portés, ce qui est presque aussi drôle que l'accaparement du dilettantisme par M. Nestor, et d'ignorer « le tendre et ironique » Laforgue — dont hier encore, dans L'Echo de Paris, MM. J.-K. Huysmans, Lucien Descaves, Jean Ajalbert, proclamaient le talent.
  Je dirai pour finir — car, persévérants dans nos us, nous n'avons l'intention de reparler de nous de longtemps — que la désignation de Symbolistes nous étiquette tout juste aussi exactement que celle de Jeunes. Il faut bien le répéter, puisque les i qui ont perdu leur point sont de simples bâtons pour cette sagace fin de siècle : ce n'est pas en vue de prosélytisme au profit d'une esthétique déterminée, du triomphe d'une école, pas même par sympathie de talents que nous nous sommes groupés, mais uniquement et plus modestement pour avoir un coin propre où imprimer, sans craindre les refus, coupures et tripatouillages d'un directeur, ce qu'il nous plaît écrire. Est-ce clair ? Au début, toutefois, tel était le hic : aurait-on des lecteurs ? — On en a.

Alfred Vallette



(1) Ces quelques pages étaient composées quand M. Nestor publia, dans L'Echo de Paris, son article : Les Jeunes et les Vieux.
(2) Voir également La Chronique du II avril (Bruxelles).
(3) Voir aussi L'Egalité du 7 avril (A. Hamon).
(4) Pour plus de détails sur cette intéressante question, lire l'article de M. Jean Jullien : Document pour l'édification des abonnés, acheteurs, lecteurs d'Art et Critique, et de ceux qui reçoivent gratuitement cette revue (Art et Critique, n° 84).
***


Incomparable effroi, l'effroi bref du Réveil !
L'instant qui nous arrache aux Semblances heureuses
De la couche sans mémoire, ô Mort que tu creuses.
Ouatée et grise au fond du Silence éternel !




Frisson rompant les nerfs, rêche frisson de l'âme
Glissante et s'agrippante aux franges de l'Oubli
Où se redissolvait... si doucement !... sa trame
Moite d'un lourd relent de fruit blet amolli !




Ah, ce premier regard du jour qui souffre à naître !
Si pallide, si débile !... plus sépulcral
Qu'un cierge verdissant le rigide Peut-être
Du Dormeur dont l'œil clos s'ouvre au Possible astral !




Ah, rouler aux brumes blêmes, aux défaillances
Charnelles !.. ah, jamais s'éveiller !.. Plus gravir
Plus Etre !.. rien vouloir !.. rien.. pas même ravir
Vers un féroce azur ses fugaces Croyances !




Ne plus voir sur les mers virer le Boulet d'or,
Ne plus sentir la froide rosée aurorale
Leurrant l'horrible soif qui ne meurt pas... encor
Glacer mon cœur forçat de chaque Aube spectrale !!

Tola Dorian

NAISSANCE (1)




Point blanc, aussi grand que les mondes,
Infime autant que l'infini,
Germe blanc, blanche gerbe, ni,
Déjà, vain être, un des immondes,


Ni de ceux, verts, rouges ou bleus,
Flottant, quêteurs d'un souffle en joie,
Entre les flocons de la Voie,
Bercés parmi les mois Alleux,


J'étais, et n'étais pas encore,
Du moins celle-ci, celle-là
Ou d'autres que depuis voila
La chair et qu'un voile décore.


Point vibrant, ivre de chaleur,
En délice du futur être,
En délire de voir paraître
L'aube du fruit promis : la fleur,


Germe pur qu'un pollen veloute
Demain, qui frissonne aux baisers
Rêvés, s'ouvre aux secrets jasés,
Prête aux divines lèvres, toute,



Gerbe une, nue, en prisme ardant,
Fière étincelle de substance,
Nuances en préexistence
Latentes, l'éther confident,


J'ondoyais, j'ondulais, caresse
D'une main faite d'un reflet
Sur un sein dont l'Esprit soufflait
La forme au gré de sa Paresse.....


Or, le pollen vivant venu,
Je tressaillis, née. Et la Science
S'évanouit de ma conscience,
Qu'avait avant mon esprit nu.


Je fus un immonde, un vain être,
Je dus tâter l'aveugle aller,
Ramper pour rapprendre, exhaler
Un souffle impur, vagir, renaître.


Puis se moule en les moelleux lins
Ma chair, cythare des pensées ;
Elles s'éveillent, balancées
Entre les instincts des matins.


J'atteins le temps des blanches cires,
L'enfance aux doigts mélodieux,
Et bientôt s'éclairent mes yeux
Des lueurs de savants sourires.

Adrien Remacle.




(1) Extrait de « Chants d'une Passante », plaquette à paraître.
PAGES INÉDITES (I)
LORD LYONNEL

 Souvent, la nuit, lorsque éveillé par les premiers aquilons d'octobre heurtant les jalousies, lord Lyonnel considérait sa maîtresse endormie, il lui arrivait de se demander obscurément s'il avait bien le droit de se prêter à l'œuvre, au moins étrange, qu'essayait Edison ; — s'il n'était pas, lui, lord Lyonnel, coupable d'une duplicité tacite ; — et, chose encore plus grave, si, en définitive, ce n'était pas, oui, si ce n'était pas tenter Dieu.
 Un fait singulier (une de ces mille coïncidences, sans doute fortuites, mais qui, — chose, à la longue, digne d'attention, — se produisent toujours d'une manière quelconque autour de ceux dont l'esprit est en proie à cette sorte d'inquiétude occulte), — un fait des plus saisissants s'accomplit une nuit, où il avait exprimé pour la première fois cette pensée à voix basse et se parlant à lui-même. Il l'avait formulée en paroles précises, espérant que cette précision même dissiperait le vague et le trop lourd d'une conjecture de cet ordre.
 Comme elle persistait, sa conscience lui suggéra l'idée d'en écrire sur-le-champ à Edison (Il voulait suspendre l'exécution de l'œuvre terrible). Il ne pouvait supporter de s'endormir avec cette obsession. S'étant donc levé, il passa une robe de chambre, s'approcha de son secrétaire, trempa la plume dans l'encrier. A ce moment précis, et comme il fermait à demi les yeux, regardant un point, fixe dans l'angle de la muraille, comme un homme qui cherche ses expressions et les pèse avant d'écrire, il aperçut d'abord vaguement, puis distinctement, un objet qui d'abord l'étonna, puis le stupéfia, — puis le glaça d'une impression inconnue.
 C'était la chose du monde la plus simple, une tête de mort, oh ! tout bonnement, très grise, d'aspect ancien et qui semblait faire effort pour apparaître sur la trame de l'obscurité, en cet angle du mur. Détail d'une absurdité sinistre, elle semblait porter une forte paire de besicles devant les deux trous de ses yeux.
 Lord Lyonnel était non seulement un homme courageux, mais un homme intrépide. La force d'une fière devise amalgamée à son sang par l'action des siècles courait dans ses veines, — il se remit, bien qu'un peu pâlissant, et considéra l'objet en silence.
 En essayant d'analyser la provenance de ses sensations, il se convainquit très vite que son hallucination était due à certaine lassitude nerveuse qu'entraîne parfois le plaisir et qui détermine alors, sinon une perversion visuelle, du moins une sorte d'excitation très intense des prunelles. En ces instants, en effet, pour peu que les yeux se referment à demi, la rétine est sujette à une sorte de mémoire, qui ressuscite des objets en les agrandissant, comme sous l'influence de l'opium. — Des panoramas de paysages, d'arbres, de rochers, d'avenues lointaines s'évoquent sous les paupières ; de grandes villes mortes, des Pompéïas, des Atlantides, des Palmyres se prolongent resplendissantes ; des Thébaïdes, à perte de vue s'étendent, où passent, à perte de vue, d'étranges caravanes ; des Pactoles roulant leurs vagues aux paillettes d'or étincellent sous des rives ombreuses, — et toutes ces visions sont rapides.
 Celle-ci était d'un ordre funèbre, voilà tout. Cela tenait à la couleur d'imagination qu'il avait en cet instant. Voilà tout. Certes, c'était tout. Néanmoins, il ne se dissimulait pas que la vision était moins rapide et plus intense que les autres : Oui ! mais cela pouvait venir aussi de l'intensivité même gravée en sa pensée tout à l'heure et qui fixait l'image plus profondément en sa correspondance visuelle.
 Enfin, ce n'était qu'une hallucination comme une autre, plus fiévreuse, se disait-il. Et il regardait toujours la tète de mort qui persistait.
 En ce moment, miss Evelyn, qu'il voyait endormie et qui, dans l'alcôve, avait le dos tourné à lord Lyonnel, lui cria, d'une voix un peu ensommeillée et banale :
 « — Oh ! ... Lyonnel ! ... Si tu savais... c'est drôle... Je vois un tas de choses depuis un moment... Tiens ! . . Une tête de mort ! ... Oh ! elle est toute grise ! ... Elle est vieille, hein ? ... On dirait qu'elle a des lunettes ! .. Ah ! mais, — c'est ennuyeux ! Elle ne veut pas s'en aller ! ...»
 Le jeune homme avait jeté sa plume en écoutant ces petites phrases horribles, et s'était levé, mais sans prononcer une parole...


. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


 Elle saisit le candélabre et marcha vers l'angle.
 Le mouvement, sans doute, avait dissipé la vision : la tête de mort avait disparu.
 « — Eh bien ! qu'est-ce que tu as ? qu'est-ce que tu fais donc ? Tu es tout singulier, depuis quelques jours ? .. dit miss Evelyn, en écartant le rideau. Comment ! tu te lèves pour écrire la nuit ? ... »
 Et l'espiègle fut prise d'une espèce de fou rire qui sonna dans l'ombre de l'alcôve.
 « — Votre rire tombe mal cette nuit, chère ! ...» dit lord Lyonnel, d'un ton qui calma subitement l'intempestive gaîté de la frivole enfant.
 Laissant le candélabre allumé, il la rejoignit, sans rien ajouter, lui tourna le dos, s'accouda, se mit à réfléchir à l'incident.
 « — Quel dommage, se disait miss Evelyn, en bâillant et se rendormant, qu'un si beau garçon, si riche, soit un peu fou ! .. »
 Au bout de quelques minutes, lord Lyonnel se rendit compte du fait de la manière suivante :
 « — C'est un phénomène curieux, très curieux même, mais ce n'est qu'un phénomène de l'ordre des hallucinations magnétiques. Voilà tout. C'est la simultanéité, l'ubiquité de la vision partagée entre Evelyn et moi qui m'a impresionné tout à l'heure. Et c'est à cause de l'état de mes pensées, que la nature de la vision, — la tête de mort, — jointe à ces deux circonstances ultérieures, m'a si fort impressionné. En effet, j'ai eu le premier cette hallucination dont je crois bien m'être nettifié l'origine probable. Or, un courant de magnétisme très intense, une chaîne d'affinités, renforcé d'un demi somnambulisme, était encore établi entre miss Evelyn et moi, — ne s'était pas encore dissipé, enfin —, au moment où le phénomène se produisit pour moi. L'émotion sensorielle qu'il me causa, par sa soudaineté, et le caractère de solennité presque surnaturel que mon esprit, alors sous l'influence de la pensée de Dieu, lui attribua, dont il la revêtit alors, pour mieux dire, dans son état d'irréflexion, de prostration même, cette tête de mort, objectivée par mon cerveau, incarnation de mon idée, — cette émotion, dis-je, passa, par sa violence même, dans ce courant intime et occulte qui unissait nos deux systèmes nerveux. Cela est sûr... Le fait est du domaine magnétique, ― non encore très élucidé, — mais c'est de ce domaine ! ... J'ai été contagieux pour elle, j'ai été électrique : bref, elle a vu comme moi, par moi, cette tête de mort dont les terrifiantes lunettes devaient provenir de mon lorgnon ; — elle l'a vue, dis-je, par la même raison que deux personnes, vivant ensemble, ont souvent, à la fois, la même idée, laquelle est, parfois, fort difficile à ramener à un point de départ appréciable. »
 S'étant donc expliqué scientifiquement le phénomène, lord Lyonnel, subissant encore, malgré lui, un reste d'anxiété nerveuse, regarda fixement, entre ses cils, brûler les bougies du candélabre jusqu'au petit jour. Il souriait à l'idée qu'elles prenaient pour lui des aspects de cierges brûlant devant un catafalque. Il savait maintenant d'où ces sortes d'idées lui venaient. A la longue, il s'endormit aussi, pensant que le soleil de l'aurore dissiperait son fastidieux cauchemar, — ce qui eut lieu : seulement, lord Lyonnel, en sa subtile et très raisonnable analyse, n'avait pas fait attention à cette petite chose, c'est que le phénomène, d'où qu'il vint, en distrayant sa conscience, lui avait fait oublier d'écrire la lettre en question. Les jours se succédèrent, et, soit par respect humain, soit par oubli, soit par négligence, il laissa les choses s'accomplir.


Villiers de l'Isle-Adam.


(I) A quelle œuvre de Villiers de l'Isle-Adam se rapporte ce Fragment ? Probablement à l’Eve Future, mais à une version de ce livre très antérieure à la définitive rédaction, très différente, du moins en ses détails accessoires et en sa marche, de celle que nous connaissons. Peut-être ne s'agissait-il que d'une nouvelle, ou d'une étude du genre et de la longueur de Tribulat Bonhomet ? Dans le doute, et ne pouvant les rattacher à rien, nous donnons ces curieuses pages inachevées sous un titre spécial. Elles nous semblent caractéristiques de cette sorte de romantisme particulier à Villiers, où la science n'est introduite qu'en vue de produire des effets, — nullement scientifiques, — de fantasmagorie psychique. — R. G.

SIRÈNE

A Remy de Gourmont.



Ainsi par les brûlants soirs de rêve,
Psalmodiant tous les vœux railleurs,
Comme un décor d'opéra, se lève
L'ironique beauté de l'Ailleurs


― Jeune homme ! ton désir jeune et vague
Vole à l'inconnu de ma beauté.
Partons ; la mer est bleue et la vague
Soupire à ton départ enchanté.


Pourquoi rester dans la cage noire
Où ta fierté s'ankylose en vain ?
Ma voix t'ouvre une porte de gloire
Sur l'horizon frais de mon matin.


Viens : Le matin frais comme un sourire
Berce la trame frêle des mâts.
Les mâts frêles ont, comme les lyres,
Des cordes où le vent rit, là-bas.


Oh ! là-bas, le soir, la voile rose
A le vol d'un oiseau fabuleux,
D'un oiseau qui jamais ne se pose
Sur l'Iceberg-Réel, trop frileux.


Tes désirs du Réel, éphémères,
Sont morts, dans les dégoûts gangrenés.
Pleure. On a bien vu pleurer des mères
Sur la tombe des enfants mal-nés.


Oh ! bien morts, tes désirs misérables !
Les amours de jadis sont bien morts !
Mais les nefs aux voiles secourables
Rêvent là-bas, prêtes aux essors.


Viens : on mettra des tapis de mousse
Sous tes pieds qu'ont meurtris les graviers.
N'est-ce pas que ma chanson est douce ?
A mes concerts peu sont conviés.


Viens dans mon empire inaccessible.
L'empire du désir immortel,
Du désir, voyageur inflexible
Qui ne dort pas au mauvais hôtel.

J'ai dans mes magiques crépuscules
Des philtres pour tous les vœux ardents.
Mais les satiétés ridicules
N'ont pas osé pénétrer dedans.


Oh ! viens : Les ombres de mes allées
Ont des violets inespérés.
Combien de flottes s'en sont allées
Loin... sans trouver mes récits dorés ?


Combien ont sombré de ces nefs frêles
Où gémissaient les héros-amants,
Cœur las des cœurs et des voix trop grêles,
Fauchés par le flot aigu, charmants !


Ne m'entends-tu pas, Fils de la terre,
Cœur ouvert au scrupule alarmant ?
Ou craindrais-tu d'ouvrir le mystère
Où t'attend la Belle-au-bois-dormant ?


Faut-il chanter toutes les musiques ?
Nommer tous les plaisirs de mes seins,
Et mes délices métaphysiques
Dont l'extase a trompé tant de Saints ?


Désir profond qui passe et caresse
Silencieusement, ignoré
De la pauvre âme folle qu'il presse,
Comme un lourd vendangeur altéré...


Je suis Celle en la mer solitaire
Qui t'attend pour rire et pour s'offrir.
Je suis, ô mon cœur trop las, le Mystère
Qui peut dire son nom sans mourir.


Oh ! viens : L'écrin brillant de tes rêves,
Tes imaginations des soirs
Pâliront, quand tu toucheras mes grèves,
A l'embrasement de tes espoirs. —


Ainsi par les brûlants soirs de rêve,
Psalmodiant tous les vœux railleurs,
Comme un décor d'opéra, se lève
L'ironique beauté de l'Ailleurs.

Louis Denise

SIMPLES NOTES

Pour Jules Renard.

I


 Pourquoi tapons-nous toujours sur le bourgeois ? Il est visible qu'il s'amende. Déjà, certains boutiquiers comprennent l'infamie du commerce et n'accusent plus qu'un prénom sur leur porte. Couramment, on écrit : Maison Gustave, Maison Paul, Maison Prosper. Les bistros, les coiffeurs, pour faire plaisir à leur clientèle, ajoutent : Ancienne Maison Victor, et les plus méticuleux : gendre et successeur.
 Le renseignement suffit au public, et la famille n'est pas déshonorée.


2


 Quand on débute dans la vie, on est très choqué d'y surprendre tant de goujats. Des gens qui vous ont été présentés, avec qui vous avez soupé chez les filles ou ergoté dans un salon, vous tournent le dos, ne répondent point à votre salut. Pendant des mois, ils vous croiseront sur le trottoir, vous heurteront sans même s'excuser. Néanmoins, ils ne vous reprochent rien d'infamant, car, un matin, ils arrivent la gueule souriante, les mains ouvertes, et causent comme s'ils vous quittaient de la veille. C'est qu'ils quémandent un service ou se préparent des compères pour un mauvais coup.
 II faut réfléchir aussi et penser qu'on connaît trop de monde. En observant avec chacun les strictes lois de la politesse, on userait deux chapeaux tous les ans.

3


 Littérateurs, nous ne multiplierons jamais assez les mesures sanitaires. Méprisons-nous les uns les autres ; défions-nous d'autrui comme nous devrions nous défier de nous-même, c'est ainsi que parle la Voix de Sagesse. N'oublions pas qu'en jouant au « cher Maître », on est très cabotin, et que tout disciple est un gobeur. N'admettons point de faire nombre dans les coteries et repoussons toute idée de rivalité. L'égoïsme nous défend de reconnaître des supérieurs ; et puisque nous savons être la Toute-Science et l'âme que favorise l'inspiration divine, nous n'avons point d'égaux. Rendons-nous enfin justice : notre personnelle esthétique prévaudra dans les siècles des siècles. Elle est la seule et la vraie.
 Des chroniqueurs peuvent surgir, qui nous questionneront sur « l'Evolution littéraire »; nous leur débinerons systématiquement ceux qui se disent le prochain. Modestement, il nous faut le hurler : nous avons du génie.
 — Ah ! vous avez eu le nez creux, M. du journalisme ! ... Vous êtes venu où il fallait ! ... Il n'y a pas à dire, l'art, c'est Moi !
 Dès l'abord, ce raisonnement épate et scandalise les camarades; mais on s'y accoutume; on se représente qu'à moins d'être idiot, on en aurait affirmé autant.

4


 L'homme en blouse a trois principales haines : le haute-forme, la canne, le pince-nez, — c'est-à dire ce qui constitue, pour lui, le Monsieur. — Jalousie de brute qui se torche avec sa manche, n'ayant point de mouchoir, — révolte de crapule, proclamée souveraine, et qu'une apparence de mépris pour son fumier fait rêver de vengeresses agressions.
 Mais n'est-il pas délirant de rencontrer des gens de lettres, réputés gens d'esprit, qui s'affublent de ces colifichets d'aristos et réclament pour la Sainte-Populace, et barbottent dans la sociologie ?
 C'est à courir dessus, à saisir quelqu'un de la bande par le collet de sa redingote, pour lui crier : — Triple imbécile, comprends donc ! Le jour de l'anarchie, tu seras le premier que l'homme en blouse étendra dans le ruisseau, de son fusil volé. Il te prendra ton paletot, ta culotte et le reste. Il se fiche bien de tes déclamations et de la fraternité. Ce qu'il veut, c'est ta place, ton dîner qu'il sait meilleur, tes souliers plus fins, ton absinthe mieux sucrée. Quand tu lui auras aidé à descendre dans la rue, il montera jusqu'à ta chambre, il te passera sur le ventre et se paiera ta femme ! ...


5


 Il arrive de temps à autre qu'un directeur de théâtre vous refuse une pièce. Le traiter de crétin, en refermant la porte très fort, est une vengeance facile et certainement théâtrale, mais qui ne l'atteint guère.
 Mettez-vous quatre, pauvres auteurs transis, et criez par les rues que la boîte du susdit ne fait pas d'argent. Si vous l'imprimez, c'est mieux encore. L'entrepreneur peut se démener, envoyer des notes rectificatives, arguer de son livre de recettes, la chose se répandra quand même, — tant on se plaît à désobliger le voisin. Le vide fera le vide, ainsi que la foule fait la foule par les billets donnés et les réclames impudentes. Vous aurez ainsi le réjouissant spectacle d'un homme qui mange les bénéfices malhonnêtement acquis avec les Ohnet et les Sardou du vaudeville, et se lamente devant les boursiers véreux qui le commanditent, au lieu de tripoter les mollets des petites figurantes.
 Pour nombre de ces flibustiers qui détiennent les scènes, c'est autrement désagréable que de recevoir du pied au cul.

Charles Merki.

HEURES GRISES



Horloge où le balancier pleure
Sa lourde lacryme d'or,
O colombier de l'heure
Aux œufs de leurre
Et d'ancien cor,
Cesse tes tourterelles
Vers mes tourelles!


L'aspic de trahison
Garrotta ma raison
Dans le désert de jusquiame
Où la cendre complice ensabule mon âme.


Alors que les missels
Grisaient de jolis scels
Ma foi riant à la paresse,
Le chacal a bu ma citerne de caresse.


Hors des ris et du fruit,
Les ongles de la nuit
M'entent l'inane lassitude
En l'insipide et malévole solitude.


Oh tant! que les désirs
Sués dans les loisirs
De cette opaque somnolence
N'accédent même pas à rayer le silence.


O mer des sabliers,
Bannis ces peupliers
De brume ensorcelant le calme
Et verse-moi l'adolescence de la palme !


Cesse tes tourterelles
Vers mes tourelles,
Colombier de l'heure
Aux œufs de leurre
Et d'ancien cor,
Prodigue horloge où le balancier pleure
Sa lourde lacryme d'or!

11 avril 87.



CHANSON
de funérailles amoureuses



Mon Cœur est chevauché par des sabots allègres
De cavales maigres!

Pendant la dense danse,
Les Fantômes en selle
Le cavent de leur lance
Ainsi qu'une nacelle.

Mon Cœur est chevauché par des sabots allègres
De cavales maigres !

Sous les lunaires linges,
Ce semble une disette
Où d'hystériques singes
Curent quelque noisette.

Mon Cœur est chevauché par des sabots allègres
De cavales maigres!

Adieu, chères corbeilles
De mes jeunes golcondes :
Corbeaux, palmes, abeilles
Des vigiles fécondes !

Mon Cœur est chevauché par des sabots allègres
De cavales maigres !

Vide coque d'alarmes,
Leste-toi de grenouilles
Et cingle sur mes larmes
Vers les neuves quenouilles!

Mon Cœur est chevauché par des sabots allègres
De cavales maigres!

Vite! aux donjons d'ivoire
En l'île de vengeance
Où je serai la Gloire
Aux bagues d'indulgence!

Mon Cœur est chevauché par des sabots allègres
De cavales maigres!

30 octobre 89.


LA PLUIE PURIFICATRICE



Les arrosoirs volants s'épanchent sur la geôle
Où le serpent noua la rogue humanité;
Sous les orteils divins, c'est comme un vaste saule
Eparpillant ses longs rameaux d'humidité.


Néanmoins, j'ai quitté la tuile maternelle
Et je m'offre sans linge au ciel extravagant;
Même je fuis l'égide parvule d'une aile,
Ayant soif du pardon que pleure l'ouragan.


Saintes perles de l'altière Mélancolie,
Entreprenez l'âpre lessive des péchés
De cette viande laide autrefois si jolie;


Et viens, Cygne, au vieux parc de mes os débauchés.
Réaliser le ciel de ma chasuble en pluie
Moyennant le remords de la Ténèbre enfuie !

Ile Tristan, 18 octobre 90.

Saint-Pol-Roux.

PROSES MOROSES



L'OPÉRATEUR DES MORTS


A Rachilde.




 J'étais près de celle qui ne remuera plus, jamais, — j'étais à genoux et je pleurais près de celle qui n'aura plus, jamais, de pleurs.
 Je pleurais, — intérieurement, car j'avais trop peur pour pleurer des larmes humaines, — je pleurais divinement.
 On entra. C'était un personnage vêtu de noir, de tenue probe, et ganté de noir.
 J'interrogeai par le simple geste de la tête dressée, tournée un peu du côté de l'intrus.
 D'une voix basse, calme et presque vive, pourtant, — oui, d'une voix presque vivante, il répondit :
 « Madame, je suis l'Opérateur des morts. »
 Et comme je comprenais, trop bien, hélas! ce qu'il fallait laisser faire, je me levai, m'écartant du lit, les doigts encore joints, presque crispés sur mon chapelet.
 Il se pencha vers la morte adorée. — je regardais, — il replia le drap jusqu'au-dessous des seins morts de ma morte, et, appuyant l'index au bord intérieur de la mamelle gauche :
 « C'est là, » dit-il.
 Il l'avait mise en travers de sa bouche, l'épingle des cœurs morts, la grande épingle, pour l'avoir à portée de la main et frapper vite.
 Il dit : « C'est là, » — et du coup il piqua, d'un seul coup.
 Le visage de ma morte était toujours pareil : elle n'était pas plus morte maintenant qu'on l'avait tuée deux fois, — mais peut-être que son cœur immortel subissait, dans les au-delà, la transfixion!
 Ah ! lance métaphorique du soldat romain qui tous les jours transperces Jésus, et toi, épée mortuaire, n'êtes-vous pas du même fer?
 Alors, avec un sourire de complaisance consolatrice, il dit :
 « Elle ne sera pas enterrée vivante. »
 II parlait de ma bien-aimée et me tendait un papier.
 Je lui fis signe : Sur la cheminée. Ayant déféré à ma douleur avec l'assentiment poli qui signifie : Je suis sûr de vous, — il sortit.
 Je me penchai vers la morte adorée : c'était une longue épingle d'acier à pommeau d'argent bruni, en forme de croix, — une épée de croisé, une épée de milicien du Christ... Ah ! le symbole, amie, se réalisait donc, — puisque tu l'avais réelle et sanglante en ton sanglant cœur, la Croix !
 Nov. 1890.

Remy de Gourmont.

CANTILÈNE POUR CÉLÉBRER

LES

CENT BEAUTÉS DE LA PETITE VIERGE




Pour toi, petite sœur de Madame la Vierge,
Des cierges, l'on voudrait brûler pour toi des cierges
Et te faire un tapis des bleus pourpris du ciel
Et que le croissant d'or te soit un tabouret!
— Est-ce un geranium, les fleurons de tes lèvres?
Ah ! tes cheveux, couleur de lune qui se lève,

Couleur de poésie et couleur d'auréole !...
— Ce grand vol triomphal, ce vol de cygnes roses
S'effarouchant au froid de ces neiges d'automne
Dont s'effarent les lys et les roses d'automne,
Ce beau vol, n'est-ce pas le parfum de ton corps?

— Qui donc ne te dirait : Tu seras le jardin,
L'exquis jardin fleuri de lys et de jasmins,
Où, sous le ciel rose et or d'éternels matins,
Grisés d'effluves blonds et d'aurore et de thym,
Bondiront des troupeaux de biches et de daims?

— Il pleut, il pleut, dans les jardins, il pleut, il pleure...
— Entends-tu le silence d'un astre qui meurt?...
— Ah! tes mains!... Et tes doigts, qui finissent en fleurs!..

Ah ! le puits bienveillant, parmi les blondes mousses,
Blondes, tels les duvets des Blondes ! et si douces !...
Le charitable puits où j'ai bu bien des coups!...

Ah! tes gestes, pâlis comme un refrain d'antan!
Et ta subtile robe, en effluves d'encens!
Et ton rire de givre! ah ton rire d'enfant!

Et tes yeux, qu'il faudrait pour le bandeau du roi,
Opales qu'on voudrait pour le bandeau du roi,
Tes yeux, ah ! tes grands yeux, bénévoles étoiles
Vers qui vole, en la nuit, la prière des voiles !

Et tes seins! Et ton front! Et ta mignarde oreille
Faite d'un peu de nacre et de beaucoup de rêve!...
Et tes pieds longs et fins, tels ceux de Ganymède!...

Tes cuisses ! N'est-ce pas celles d'un jeune archange
Qu'emporte dans l'azur un beau vol d'ailes blanches?
Et ta voix, paradis immarcessible où chantent

Les Séraphins ailés et les mystiques Harpes!...
Et tes sourcils, tes purs sourcils, d'un blond trop pâle !
Et les serpents très caressants que sont tes bras !
Et tes ongles aigus qui semblent des pétales !
Et ton corps ! Tout ton corps ! Et ta tête, si chaste !...
— Mais ton ventre, on dirait un rêve de vieillard !

 20 novembre 1890


LE SARCOPHAGE VIF



A Charles Wiest



Les Doigts ont dit à la Cervelle : Non!
Et, fors les yeux maléfiques du Rat,
Nul doux espoir d'étoile n'éclaira
Le ciel moisi du sanglant cabanon!

La Tarentule immonde, en faction,
Raille mes cris d'un fou rire moqueur!...
J'ai dans le corps, à la place du Cœur,
Un vieux cadavre en putréfaction...

Un vieux cadavre où la horde des vers
A découvert, pour assouvir sa faim,
Un fin festin, digne des séraphins !...
— Moi! je mettrai, dans mes lugubres vers,

Ainsi que dans mes proses, afin qu'au
Pinde je sois acclamé le vainqueur,
Le plus possible de mon pauvre Cœur!...
— Tant pis, si l'on y trouve un asticot!

Les Doigts ont dit à la Cervelle:Non!
Et, fors les yeux maléfiques du Rat,
Nul doux espoir d'étoile n'éclaira
Le ciel obscur du sanglant cabanon.

Le Scolopendre hydrophobe et pelé,
Le Stercoraire aux airs de matador,
Le Capricorne et la Limace d'or
S'estramaçonnent parmi les bolets,

L'Araignée acéphale fait le guet...
— Toi, ma maîtresse aux suçons trop ardents,
Plante en mon Cœur tes ongles et tes dents!...
L'Araignée acéphale fait le guet...

— Vois-tu les yeux maléfiques du Rat?
—Mange mon cœur, commensale du ver!...
Tu me diras s'il sent le vétyver
Ou le cédrat, ah! ah! ah! ah! ah! ah!
19 Mars 1890

G.-Albert Aurier.

DECOUPURES


VI


la petite mort du chène

A L. de Saunier.


 — « Mais, se dit monsieur Sud, pourquoi n'as-tu pas tiré? »
 — « J'ai oublié », se répondit monsieur Sud avec simplicité.
 Il ne se gourmanda point davantage, et suivit de l'œil les perdrix qui se posèrent là-bas, dans un carré vert.
 — « Bien! dit monsieur Sud: elles sont à moi ! »
 II fit le geste d'appuyer son index sur l'endroit, exactement. Il portait son fusil par le milieu, d'une main, les bras écartés, marchait en levant haut ses courtes jambes, et s'efforçait de maintenir derrière lui Pirame, un vieux chien de location, d'ardeur modérée.
 Arrivé au carré vert, monsieur Sud se baissa, cueillit une plante et demeura quelque temps rêveur. Etait-ce de la luzerne? Etait-ce du trèfle? Parisien têtu, il ne les distinguait encore que malaisément. Comme il se relevait, il entendit les perdrix « bourrir et cacaber ». Monsieur Sud avait trouvé dans un livre de chasse et retenu, pour de fréquentes citations, ces deux termes d'une sonorité étrange.
 — « Elles m'ont surpris, les diablesses! j'ai encore oublié de tirer », dit-il.
 Les perdrix, l'une d'elles en tête et guide des autres, emportaient au loin leur lourde traîne pendante. Monsieur Sud les regardait avec un bon sourire, admirait leur vol comme un feu d'artifice, et tortillait son brin d'herbe ou de luzerne. Elles passèrent la rivière, désunies un instant par les branches des saules, et tout de suite, presque au bord, se remisèrent, hors de danger.
 — « Voilà qui n'est plus du jeu, dit monsieur Sud. Je n'ai pas de pont sous le pied, moi. Décidément, les malignes refusent le combat et me narguent ! »
 Il s'imaginait caché dans le ventre d'une vache artificielle. Les perdrix se rapprochaient, confiantes. Un bras de fantôme sortait pour les ramasser une à une. Il leur cria ce mot d'esprit :
 — « Bonsoir, la compagnie ! »
et, vengé, incapable de leur en vouloir, il ne les regretta même pas, tout aise d'échapper à des nécessités cruelles. Il se promena en pleine verdure, s'y rafraîchit les cuisses, y trempa ses fesses même, au moyen de brusques flexions. Il caressait aussi sa belle barbe blanche, et le cordon de son lorgnon dessinait sur le plastron de sa chemise une fourche fine.
 — « Vais-je rentrer bredouille ? »
 Heureusement, des alouettes tireliraient dans tous les sens. Que n'avait-il, au lieu d'un fusil, un filet à papillons !
 D'abord elles tournoyaient, incertaines de la route à suivre, puis s'élevaient lentes et grisollantes, sans doute en quête de miroirs. Monsieur Sud fit la remarque que toutes montaient vers le soleil, le long de ses rayons, comme suspendues au bout de fils d'or qu'on pelotonne. Quelques-unes allaient certainement jusqu'aux flammes, pour s'y perdre, s'y rôtir, et monsieur Sud, la nuque douloureuse, la bouche ouverte, les yeux brouillés, espérait leur chute.
 — « II faut pourtant que je les tire ! »
 Au cul levé, c'eût été hasardeux. Il préférait s'en désigner une et la voir s'abattre, se motter, là, entre ces deux taupinières. Il s'avancerait sur elle, le fusil à l'épaule, et viserait un peu en dessous, pour ne point l'abîmer. Violemment étourdie, elle n'aurait plus que la force de sauter dans la gueule de Pirame. Mais l'alouette était couleur de terre. Monsieur Sud cherchait en vain la petite robe grise imperceptible, fondue. Il piétinait, tournait sur place, s'égarait comme quelqu'un qui vient de laisser tomber une pièce d'argent.
 Il s'assit quelques minutes, afin de souffler, de renouer les cordons de ses guêtres et les nombreuses ficelles de son costume. Toutes les taches roses de son teint d'homme savamment nourri s'étaient rejointes et n'en formaient qu'une. Il s'épongea, se sourit dans une glace minuscule, fier de soi, et assuré de faire plus tard une belle conserve.
 — « N'aurai-je pas l'occasion de décharger mon arme ? »
 II l'ajustait contre sa joue, trouvait enfin la mire, et, pour terminer, étudiait de nouveau les incrustations de la crosse, ces damasquinures si riches qu'elles semblaient garantir l'adresse du chasseur.
 — « Certes, j'ai là un objet d'art, un fusil de luxe, quoique de précision. Mais part-il bien ? J'en ai connu qui ont éclaté. »
 De grosses pierres le tentaient à cause de leur immobilité. Toutefois elles étaient par trop mortes, tandis qu'un arbre a de la sève, presque du sang. Il fit choix d'un chêne sérieux, vivace, trapu, isolé au milieu d'un champ et dont l'apect devait épouvanter, la nuit. L'écorce, comme une vieille manche au coude, s'en était çà et là usée à la râpe des garrots que les chaleurs démangent. Tout autour du tronc, les sabots avaient battu, aplati le sol, et, pour n'être que de chevaux paysans, n'en empêchaient pas moins les herbes d'y pousser.
 Monsieur Sud calcula ses distances, car les plombs tantôt s'écartent et passent, les uns à droite, les autres à gauche, tantôt par répercussion peuvent vous blesser grièvement.
 Debout, il doutait de lui-même et craignait le recul. A plat ventre, il n'apercevait plus le chêne. Il adopta donc la solide, confortable position du tireur à genoux. Il épaula non sans méthode, point pressé, grave et pâle. Le canon du fusil, d'abord vertical, s'inclina, se coucha sur le plan de tir.
 Monsieur Sud était agité de petites secousses, éprouvait des palpitations légères. Il transformait l'arbre en bête, en homme. Est-ce vrai, ce qu'on raconte, qu'une forte détonation peut décider la pluie ? Il patienta, attendit le calme de ses nerfs et le silence de son cœur. Il voulait éviter l'à-coup, ne lâcher la détente, celle de gauche bien entendu, comme toujours, qu'après une pression graduée, tendre, interminable. De temps en temps, il risquait un coup d'œil : au bout d'une allée d'acier éclatante, la mire se dressait ainsi qu'une borne. Au-delà s'étendait un espace vide, glace sans tain. Enfin le chêne apparaissait, trouble, mouvementé, remuait toutes ses feuilles inquiètes comme une multitude d'ailes, et gémissait, oscillait dans un doux et long effort pour s'éveiller de sa torpeur mortelle.
 Pirame, en arrêt d'étonnement, faisait avec sa queue des signes discrets.


Jules Renard.

LA GLOIRE



Pour M. Jules Michaut


Les drapeaux du soleil vainqueur, où se marie
Le rose triomphal avec l'or souriant,
Poursuivent de rayons mortels la rêverie
Des astres, qui gardaient la Nuit à l'Orient.


Et lorsque pavoisé de pourpre et d'écarlate,
II apparaît dans sa gloire d'ascension,
Vers Lui, du chœur universel des fleurs, éclate
La rosée en regards chargés de passion.


Ce, pendant qu'élargis, d'innombrables pétales
Sur les tiges, où bout une sève d'amour,
Même les lis, aux attitudes de Vestales !
Livrent leur âme à la merci du Roi du jour ;


Et l'essor des parfums chante dans la lumière
Jusqu'au soir, où vaincu de l'éternel combat,
Sous l'ombre qui reprend sa royauté première
A l'horizon gorgé de carnage, il s'abat.


Puis, dans la grande paix lunaire les calices,
Dédaigneux de Celui que la Nuit vint bannir,
Rêvent de se blesser encore, avec délices,
Aux baisers ruisselant des soleils à venir.

Edouard Dubus.

BARNABÉ




 Un vif tumulte dans le soir d'été. C'était son cœur qui battait à se rompre : de la joie en inondation, et de la frayeur presque — une frayeur ineffable — d'être si joyeux. Comme ses yeux intérieurs regardaient en lui-même, il vit un flot de lumière envahir son être et le remplir d'une incandescente magnificence. L'abondance de cet éclat aveuglait son âme ; il se sentait sombrer en un vertige éblouissant ; tout s'écroulait de lui en violentes cascades d'or.
 — O ma vie  ! cria-t-il.
 Le dernier déchirement terrestre se produisit. Il se trouva tout à coup dédoublé. Il lui sembla voir se profiler sur le lit sa forme maladive, et, autour d'elle, des ombres se pencher en pleurant. Sombre, trop sombre était ce décor extérieur : mais en lui vibrait tant de rayonnement, que ces ténèbres n'épouvantaient peut-être que par contraste. Et peu à peu, dans un enchantement, et par lents dévoilements successifs, se manifestait un milieu nouveau, merveilleusement fertile en sensations radieuses, dont celles produites par la matière ne donnaient qu'un informe aperçu.
 Il hésita, comme au sortir d'un rêve, à éprouver sans scrupule la suavité de ces impressions bienveillantes.
 Il chercha d'abord à se ressouvenir.
 Comment s'appelait-il, dans ce rêve bizarre, troublant, long, amer ? N'était-ce point Barnabé ? Oui, oui, il jouait un personnage de ce nom, Barnabé ! Il avait été Barnabé. Il venait de souffrir un martyre horrible : une suffocation qui avait duré quinze jours. Ce devait être une fluxion de poitrine. Oh ! quelle angoisse ! quelle angoisse ! Râler, chercher haletant à ressaisir une respiration qui se dérobe, aspirer enfin le vide, s'épuiser en efforts pour apaiser cette soif d'air qui enfièvre le sang, et la sentir augmenter d'heure en heure jusqu'à l'extrême consomption : quelle épouvantable torture ! Tout s'était brouillé dans cette fin atroce de son rêve. C'est, sans doute, n'en pouvant plus, incapable de subir davantage, qu'il s'était alors éveillé, ahuri encore de ces catastrophes récentes et terribles.
 Avant cette effroyable maladie, d'autres événements s'étaient succédés : et il se les remémorait, remontant de l'un à l'autre, jusqu'aux confins extrêmes du souvenir, au-delà desquels il ne percevait plus rien que d'obscur.
 Il devait avoir vécu cinquante ans : c'est, du moins, l'âge que lui laissait dans l'esprit la dernière notion lucide qu'il avait des choses. Sa face de vieillard précoce portait une barbe déjà toute blanche, tandis que sa moustache restait à peu près brune. Cette barbe en avance du coté de la tombe l'avait toujours beaucoup troublé. Il ne possédait plus de cheveux que deux bandes floconneuses autour des oreilles. Ses yeux avaient jadis été beaux, et il en avait conçu quelque vanité ; mais, avec le temps, ils étaient devenus chassieux, et l'un même, fermé à demi par une blépharite, n'était plus utile à la vue. Divers malaises tourmentaient fréquemment son corps ; diverses incapacités paralysaient ses désirs. Il souffrait chaque fois qu'il se départait d'une hygiène rigoureuse ; il n'osait manger au-delà d'une limite fort exacte ; la boisson le mettait à bas ; s'il s'occupait d'un travail intellectuel plus d'un nombre restreint d'heures, un flot de sang affluait à ses tempes et les battait précipitamment.
 Ces misères physiques se compliquaient d'infortunes morales. Des embarras d'argent empoisonnaient son existence. Etait-ce assez navrant d'avoir, tant d'années, travaillé pour aboutir à une si pitoyable décadence ! De mauvaises affaires l'avaient à peu près ruiné ; et son courage défaillant ne lui laissait pas l'énergie de reprendre position dans l'implacable bataille des intérêts. Sa sensibilité exacerbée ne supportait ce malheur qu'avec plus de honte et de poignante humiliation. L'idée fixe de sa ruine labourait son cerveau et y semait la folie.
 Ce Barnabé n'avait-il point une fille ? Eh oui ! Une fille dont le mariage avait été irrémédiablement compromis par ces pertes d'argent. La pauvre enfant ! Quels consistants remords l'étreignaient, lui, son père, à la pensée toujours rongeante qu'il était la cause de sa lamentable destinée. Il traînait après lui la vision de ces deux grands yeux voilés qui lui reprochaient muettement son peu de soin du bonheur de sa famille. Que de larmes versées ! que de soucis désespérants !
 Sa femme encore : cette femme qu'il avait tant fait souffrir, et par laquelle il avait tant souffert ! Oh ! comme tout cela, cette combinaison de personnes, de choses, d'événements autour de lui, était odieux ! Sa femme particulièrement, avec sa présence continuelle, sa patience d'ange, sa douceur tenace, sa sévérité de caractère, ses plaintes dissimulées, mais qu'il n'apercevait que trop, lui était un supplice, d'autant plus dur qu'il était inavouable. Il se voyait prisonnier de cette femme, elle l'enserrait de mailles inextricables, sa voix monotone clapotait sans cesse à ses oreilles, son regard froid le poursuivait, le scrutait : et il ne trouvait pas un mot à dire, tellement cette tyrannie était pratiquée avec une constance impalpable.
 Délaissant ces impressions, si fraîches qu'elles lui serraient le cœur, ce fut un Barnabé plus ancien, moins misérable, moins gris, mais toujours chargé d'épreuves, qui revécut dans cette aiguë et rapide réminiscence. Il repassa les phases de son activité, se rendant compte de l'inutilité de son labeur, revoyant avec honte les péripéties nombreuses, gonflées d'espérances déçues et de vaines tentatives, par où l'avaient traîné ses petites ambitions. Que d'efforts il avait dépensés pour se créer une aisance, debout du matin jusqu'au soir, la tête bourrée de chiffres et l'imagination encombrée de projets ! Que de tracas ! que d'incertitudes ! que de surexcitations! Que cela faisait mal aux nerfs, rien que d'y songer !
 Puis, ce furent des faits plus saillants, qui ponctuaient, comme des points de repère, cette longue, terne et mauvaise existence. Qu'ils paraissaient ridicules, à distance !
 Il se rappela son duel. Et, tous les incidents de cette minuscule histoire se représentant avec une particulière netteté à son esprit, il se demandait avec pitié si ce n'avait pas été, hélas ! la page capitale de son pauvre roman : sa personne discutée dans une feuille publique, son nom accolé à des épithètes malsonnantes, son honorabilité suspectée, sa colère d'homme flagellé, son embarras sous l'attaque, son recours aux armes, la promenade matinale dans une petite bruine transperçante, sa crispation d'âme en face de la vibration luisante de l'épée, sa blessure, dont la guérison interminable l'exaspéra et dont les suites l'inquiétaient encore dix ans après.
 Il se rappela la naissance de sa fille, cet enfant attendu et qui aurait dû être un garçon. Quels soins vigilants avaient entouré l'être faible et captivant, source tout d'abord d'une joie immodérée, objet ensuite de soucis infinis ! Le bas âge avec ses misères criardes, l'éducation avec la surveillance de chaque jour, l'adolescence et ses dangers, l'heure enfin sonnée de se mettre à la recherche du mari, les déboires et le risque de plus en plus grand pour l'infortunée de rester vieille fille : et les années avaient coulé ainsi, gaspillées à de menus devoirs, émiettées en d'humbles et quotidiennes besognes, qui laissaient ressembler le temps à une insipide et continue pluie d'automne.
 Il se rappela son mariage : ces fiançailles mi par raison, mi par amour avec une parente éloignée qui lui apportait une petite dot et menaçait de constituer dans toutes les règles ce qu'on appelle une bonne femme. Presque heureux, presque ému, le jour de ses noces, il avait sincèrement cru aux vœux formulés autour des époux par la cohorte larmoyante des deux familles. Comment, par quelles insensibles dégradations en était-il arrivé à ne plus respirer dans le mariage qu'une atmosphère lourde, enfermée, pleine de miasmes ?
 Il se rappela plusieurs traits de sa jeunesse, avec moins de déplaisir que le reste, peut-être parce que cette époque était plus éloignée. Enfin, il revit vaguement son enfance, l'enfance de ce personnage Barnabé qu'il avait été, qu'il était encore, tant ses dernières manifestations se confondaient avec ce qu'il éprouvait, lui, lui qui pensait.
 Ces souvenirs se pressèrent et se bousculèrent étrangement dans son esprit. L'impression qui s'en dégageait était triste : comme de quelque chose de douloureux qu'on a vécu et dont on vient seulement d'être exonéré.
 Mais, ainsi qu'au réveil après la morosité du cauchemar, la conviction de cette délivrance s'imposa dans un éclat de joie de plus en plus lumineux. L'évidence splendide du grand jour repoussa victorieusement dans un abîme de moins en moins reconnaissable les affres de ce qui s'était passé. L'immensité ensoleillée de gloire s'ouvrait. C'était l'oubli : c'était la Vie.
 D'une dernière souvenance jetée au mélancolique tableau, il aperçut encore le lit avec sa forme maigre et pâle de Barnabé. Il crut voir s'agiter confusément les ombres, et distingua ces mots gémis dans des sanglots :
 — Il est mort !
 Alors, soulevé d'une allégresse infinie, il s'élança dans les régions nouvelles — ou retrouvées.

Louis Dumur.
AUX INDÉPENDANTS



 II serait d'un mauvais conseil d'engager le public, hélas ! peu nombreux en cette exposition, de s'attarder dans les premières salles où c'est, comme chaque année, un lamentable spectacle que nous donnent des peinturlureurs qu'un peu d'habileté eût rendus dignes du Palais de l'Industrie, et qui s'en consolent par leur conviction naïve d'être des indépendants. Dans la salle avant-dernière, MM. Rauft, Perrot et Perier montrent des velléités de tendances originales.
 M. Perier seul a quelque mérite ; il y a des intentions dans sa Convalescente. M. Perrot n'entend rien au pointillisme. M. Rauft aime Degas et Chéret, ce qui est bien, mais il n'a ni la fantaisie du dernier, ni les qualités de dessin du premier, qui est un maître : c'est plus que médiocre.
 Dans la dernière salle, la seule intéressante, si tout n'est pas admirable, une partie tout au moins des toiles accrochées méritent la discussion.
 La société des Artistes indépendants est cette année en deuil de trois de ses membres : Vincent van Gogh, qui fut et reste un grand peintre de ce siècle ; Seurat, tempérament de chercheur et d'initiateur, un militant d'avant-garde ; Dubois-Pillet, qui fonda la société et fut un bon administrateur. Mais faisons un tour de salle :
 Dubois-Pillet. — Soixante toiles. C'est l'œuvre d'un amateur d'art qui eût pu employer plus mal les loisirs que ses occupations lui laissaient. Quelques jolies natures mortes de sa dernière manière ; nous préférons l'autre.
 Georges Seurat. — L'an dernier le Chahut, cette année le Cirque. Recherches curieuses peut-être, mais cette géométrie est-elle de l'art ? Des tons rares et fins dans ses marines. Peint ses cadres : puérilité.
 Paul Signac. — Beaucoup d'habileté et d'assimilation. Harmonie conventionnelle, aucune sensibilité. La Mer, c'est le Fleuve, et réciproquement. Le portrait de M. Félix Fénéon est bien amusant.
 Charles Angrand. — Nous en parlâmes louangeusement l'an passé. Il est à craindre que trop d'adresse n'émousse la sensibilité de ce peintre qui, après Camille Pissaro, est le plus bel artiste de son groupe.
 Van Rysselberghe. — Ecole des Beaux-Arts, classe de M. Lefebvre, — voyez le dessin. La couleur est jolie et d'un virtuose qui se croit sans doute un révolutionnaire.
 Henri Cross. — J'aime mieux Carolus Duran.
 Léo Gausson. — Rendez-nous, cher Monsieur ! le Gausson d'autrefois. Bien que peu, il valait mieux. Horreur !
 De Toulouse-Lautrec. — Belle exposition. Nous sommes restés longtemps devant le tableau : A la Mie. Grandes qualités de style. Pas très personnel, mais enfin !...
 Armand Guillaumin. — Un peintre puissant qu'on peut ne pas aimer. Il est brutal. Discutable, mais incontesté : c'est Zola peintre. Du rouge et du bleu (ses jaunes sont rouges, ses verts sont bleus) et avec ses deux couleurs il nous donne sa vision fortement matérialiste d'une nature exubérante.
 Anquetin. — Dans une manière joliment décorative, son Torse de jeune fille vous sollicite au passage. Le dessin est pur. Des roses du visage aux crèmes chaudes du torse c'est d'une magique dégradation de tons. Cette toile compte parmi les trois ou quatre qui de cette salle sont les meilleures. Nous aimons aussi le profil de femme (No 17). Les paysages et le décor sont inférieurs. Par la composition et les particularités du dessin, le Pont des Saints-Pères tient de la fresque, mais il semble que la couleur n'en soit pas assez murale.
 Emile Bernard. — Un tout jeune peintre de beaucoup de talent qu'il ne faudrait pas juger sur les toiles qu'il expose. Une seule, Peupliers au déclin, vaut d'être citée. Ajoutons-y la nature morte où l'on sent les qualités du peintre. Le reste n'a rien de définitif. On n'expose pas le produit de recherches incomplètes.
 Maurice Denis. — Ce mystique nous arrête. Il expose pour la première fois. Il est à souhaiter que ses dessins de Sagesse, de Paul Verlaine, trouvent un éditeur pour une édition luxueuse de ce beau livre. Dans la femme nue de son Décor, il n'y a pas harmonie entre la couleur qui vibre trop et la ligne qui est silencieuse et doit l'être. Belles promesses.
 Pierre Bonnard. — A mentionner son petit tableau : L'exercice.
 Anna Boch. — Admire van Gogh et ça se voit.
 Daniel-Monfreid. — Admire Gauguin et ça se voit.
 Willumsen. — Parmi ceux qu'a influencés Paul Gauguin, c'est un des rares dont la personnalité soit apparente. Qu'on rie devant ses toiles, c'est affaire aux niais. M. Willumsen a du tempérament. Deux bretonnes sur la rue et la fin du bavardage sont dans un caractère de puissante originalité. Ses eaux-fortes sont fort belles. Sa sculpture sur bois est mieux qu'intéressante. Il y a chez ce peintre un don d'ironie qui n'est pas à fleur d'âme.
 Vincent van Gogh.La Résurrection est le chef-d'œuvre de l'exposition des Indépendants, et, de plus, un chef-d'œuvre. On a tout dit sur cet admirable artiste.
 Lucien Pissaro. — Nous n'aimions pas sa peinture. Ses gravures sur bois sont remarquables.
 Albert Trachsel. — L'architecte symboliste. Le lever de lune (fragment de décoration d'un temple à la lune) ne renseigne pas suffisamment. Mais son épure du Palais des extases, dans sa simplicité de lignes, nous montre à quelle volupté architecturale on peut atteindre par des courbes. L'architecture n'avait pas encore exprimé cela.


Julien Leclercq.



THÉÂTRE D'ART



 Le Théâtre d'Art, définitivement sorti de ses langes le soir des Cenci, s'affirme l'entreprise dramatique la plus originale de ce temps. Sa dernière représentation — la cinquième en comptant les deux qu'il donna sous le nom de Théâtre Mixte — si vraiment artistique, si audacieuse avec La Fille aux mains coupées, lui a conquis des sympathies précieuses : M. Paul Fort n'a plus qu'à continuer son œuvre pour grouper tous les talents qui seraient mal à l'aise sur la scène naturaliste du Théâtre Libre, et partant ne s'y risqueraient point. Voici, dans l'ordre de l'interprétation, les pièces au programme du 20 mars.
 Les Veilleuses. pièce en 1 acte, en prose, de M. Paul Gabillard. — Autour d'une idée jolie, c'est une scène naturaliste de fond, souvent romantique de forme. — Le sonneur d'un village est mort ; des femmes, des voisines, le veillent en compagnie de sa fille, qui pleure auprès du lit. Mais les heures sont longues ; la parlerie des femmes, d'abord grave et toute au sonneur, dévie en un jabotage sur leurs petites affaires ; elles rient parfois — aussitôt rappelées à la situation par la fille du défunt. Ce rôle austère de veilleuse, qui commanderait le silence, finit par leur peser, et elles profitent de l'arrivée de « la folle », un pauvre être sans famille et sans toit qui vit d'aumônes dans le pays, pour rentrer chez elles. La fille du mort reste avec l'idiote, qu'après d'énergiques refus elle a autorisée à demeurer. Cependant elle tombe de fatigue, se violente pour résister au sommeil, et l'autre lui persuade d'aller dormir : elle veillera seule. Rideau. La jolie idée est dans le mobile de la folle : un jour qu'elle errait par les chemins, selon l'accoutumée, le sonneur l'a prise, elle que nul ne regarde et dont personne ne veut; et de cette circonstance elle a un tel souvenir que le sonneur est pour elle comme le bon Dieu...
 M. Paul Gabillard prouve des qualités d'observation et possède l'art des nuances. Mais sa pièce gagnerait, j'imagine, à ce que la folle — l'éternelle folle des romantiques ! — fût une simple fille laide. Il n'était peut-être pas indispensable aussi qu'elle survint tout juste alors que minuit sonne, et que précisément ce soir-là éclatât un orage : moyens impressionnants sans doute, mais un peu surannés et puérils. C'est le gros reproche que je faisais naguère à M. Van Lerberghe à propos des Flaireurs.
 MMlles Lemorié (la folle) et Camée (l'orpheline) ont été parfaites. Quant aux veilleuses, MMmes Suzanne Gay, Dénac, etc., on n'a pas très bien entendu ce qu'elles disaient.
 La Fille aux mains coupées, mystère en 2 tableaux, en vers, de M. Pierre Quillard. Décor de M. Paul Sérusier. — Ce poème, inséré voilà cinq ans dans La Pléiade (Ier série) et qui est un des plus beaux de La Gloire du Verbe, le livre récemment publié par M. Pierre Quillard chez Bailly, est trop connu des lecteurs du Mercure de France pour que je le raconte — tâche périlleuse d'ailleurs et profane, car on ne touche pas au rêve des poètes... Je ne veux que noter la délicieuse impression qu'il a produite, et la hardiesse de sa mise à la scène. Sur ce dernier point, je ne saurais mieux dire que M. Marcel Collière, à qui j'emprunte le début de son article dans le journal-programme du Théâtre d'Art :
 « L'ordonnance scénique de ce poème est pour laisser toute sa valeur à la parole lyrique, empruntant seul le précieux instrument de la voix humaine qui vibre à la fois dans l'âme de plusieurs auditeurs assemblés, et négligeant l'imparfait leurre des décors et autres procédés matériels. Utiles quand on veut traduire par une imitation fidèle la vie contemporaine, ils seraient impuissants dans les œuvres de rêve, c'est-à-dire de réelle vérité.
 On s'est fié à la parole pour évoquer le décor, et le faire surgir en l'esprit du spectateur, comptant obtenir, par le charme verbal, une illusion entière, et dont nulle contingence inexacte ne viendra troubler l'abstraction.
 Aussi le dialogue en vers est-il enchâssé dans une prose continue qui dévoile les changements de lieux et de temps, indique les êtres, révèle les faits et laisse ainsi au vers sa fonction essentielle et exclusive : exprimer lyriquement l'âme des personnages. La prose, assidue coryphée, suit l'action ; elle la débarrasse de tout récit, de toute explication qui gênerait ou alourdirait son vol. Le chant ne contient que le chant. »
 On remarquera que cette ordonnance scénique, à peu près analogue à celle des tragiques grecs, est la première tentative en les temps modernes de simplification du décor. — Sur le fond d'or des Primitifs, un fond d'or au semis d'icônes naïves d'anges en prières, les figures se meuvent, lentes, rythmiques; elles disent, ou plutôt elles chantent leurs âme, et, quand elle se taisent, une récitante (debout, à gauche de la scène et en deçà du rideau de gaze) les explique d'une voix uniforme et monotone, ou bien le chœur épand une musique suave de paroles : la Voix de l'Invisible. Et de ces chants alternés l'âme des personnages surgit, concrète pour ainsi dire et quasi palpable.
 Le public, en majeure partie des poètes et des artistes, a beaucoup applaudi ce spectacle rare, une des plus pures jouissances esthétiques que je sache.
 Mlle Camée fut exquise en son rôle de vierge mystique, aux mouvements si lents et si « mélodieux », et elle a chanté le vers d'une façon que ne lui enseigna certes point le Conservatoire : difficulté de plus. J'eusse préféré Mme Gay (la récitante) plus monotone encore qu'elle ne fut, et M Paul Franck (le choryphée) plus « chantant ». MM. Prad, Beuve et Félix tenaient les autres rôles.
 Madame la Mort, drame cérébral en 3 actes, par Rachilde. — Cette pièce a le mérite de n'être point bâtie selon l'une des deux ou trois formules dramatiques habituelles, et elle est curieuse d'invention autant qu'intéressante par la psychologie du principal personnage, Paul Dartigny. D'une intelligence trop affinée pour s'avouer nettement matérialiste, il ne croit cependant plus à grand'chose au moment où il résout le suicide, et, dégoûté de tout après avoir essayé de tout pour se prouver l'existence supportable, il n'aspire alors qu'à l'anéantissement total de son être. Mais cette conclusion nihiliste de sa raison répugne à son imaginative, et une sorte de sens esshétique — non un vieux levain de foi — l'induit en la conception d'un au-delà païen, étrange paradis fait de calmes contrées dans une lumière trouble qui ne viendrait point du soleil, et où la Mort — une femme long voilée de gris-poussière, une femme très belle , grave et douce — est la maîtresse définitive, maternelle, câline, l'Absolue qui panse toutes les plaies et console pour l'éternité.
 C'est au second acte que se révèle cet état d'âme. Le premier a mis aux prises le pessimisme névrosé, aristocratique et artiste de Paul Dartigny avec le bourgeoisisme bon garçon, benoît et heureux de vivre de Jacques Durand : ce Jacques et Lucie, la maîtresse de Paul, synthétisent là les gens de nerfs placides, d'humeur quiète, d'esprit fermé au rêve, les gens de sens commun qui s'accommodent et même se satisfont du train des choses. Mais au second acte — qui est le rêve in articulo mortis de Dartigny et par quoi il assiste à son agonie — Lucie est l'apparence sous laquelle la Vie se manifeste au mourant pour lui reprocher de la volontairement quitter, s'efforcer à le reconquérir, la Vie qui combat la Femme voilée attendue depuis tant d'heures et enfin venue. Le « drame cérébral » est ici. A proprement dire, c'est la Vie et la Mort se disputant une humanité ravagée d'incroyance et qui, trop faible ou trop raffinée pour la résignation à la fin matérialiste, tâche à tromper sa misère spirituelle par de hasardeux mysticismes. Si le débat n'a point cette ampleur, il la suggère néanmoins. Tout le morceau est d'un mouvement dramatique et d'une concision remarquables. Au crescendo de passion de la Vie, la Mort oppose son implacabilité sereine; et un instant Paul faiblit, laisse échapper comme un regret :
 Paul Dartigny. — Ses cheveux étaient si longs!...
 La Femme Voilée. — Mon voile est encore plus long.
 Et lorsqu'enfin la Vie s'en va, clamant le désespoir de sa défaite en des appels éperdus, la Femme voilée est douce et caressante au pauvre amant. Mais il voit peu à peu se rétrécir l'au-delà de son rêve : la maîtresse ne se livre point, ne peut pas se livrer, et, impuissante à répondre à ses interrogations, ce sont des ambiguïtés qu'elle profère :
 Paul Dartigny. — Enfin peux-tu me dire qui tu es, toi, la Mort?
 La Femme Voilée. — Je ne sais pas.  Elle ne sait pas. Elle s'ignore. Elle est la Fatalité. Le paradis entraperçu, ces contrées de paix et de suavité où l'on aurait conscience de la perpétuité du repos, se brouille davantage, disparait presque en des amoncellements d'ombre. Que va-t-il advenir? — Il dormira.
 La Femme Voilée. — Pour toujours.
 Et d'un mouvement lent et dolent elle l'ensevelit en la nuit sans fin de son voile.
 Ce deuxième acte est, je crois, la page la plus complète, à coup sûr la plus élevée, que l'auteur ait jamais écrite.
 Lucie reparait au troisième acte avec Jacques Durand. Mais elle n'est plus alors une semblance, une projection du cerveau de Dartigny : elle représente, comme au début de la pièce, la moitié féminine du Tout-le-monde pratique et de sens commun dont Jacques incarne la moitié masculine. Et le rideau tombe sur la pitié quelque peu méprisante de ces deux êtres pour le pauvre fol, ces deux êtres qui sont l'Humanité inconsciemment cruelle au rêveur, si indifférente à des maux dont elle est l'abri et que d'ailleurs elle ne conçoit point.
 Beaucoup de personnes eussent aimé mieux que la mort de Dartigny achevât la pièce. Je ne discuterai point le plan de l'ouvrage. Je reprocherai seulement, au premier acte, un manque de concision qui m'a parfois donné l'impression d'un bavardage, et le romantisme de l'empoisonnement au cigare saturé de nerium oleander — bien qu'un tel suicide soit très possible scientifiquement et tout à fait dans le personnage de Dartigny.
 Mlle Camée, si vivante, jouait la Mort, enveloppée toute dans un long voile gris. Elle a dit les brèves phrases de son rôle avec infiniment d'intelligence, et a su conserver à la Femme voilée, même quand elle chasse la Vie avec des paroles violentes, même alors qu'elle se fait caresseuse et consolatrice, la sereine majesté que volontiers on imagine à la reine éternelle. La grâce du lent et grave mouvement dont elle enlinceule Dartigny a enthousiasmé la salle. — Mme Suzanne Gay (Lucie) est une parfaite maîtresse « sans cœur » : la fille qui a de la tenue et fait son petit métier avec une certaine décence. Mais je ne crois pas que la passion soit dans ses cordes : la véhémence n'est point de la passion. — Le masque amer et l'attitude hautaine de M. Paul Franck s'adaptent merveilleusement à la figure de Dartigny, qu'il a bien rendue; toutefois, an second tableau, peut-être eût-il dû s'efforcer à une diction spéciale, plus suave, qui signifiât que le drame est dans son cerveau et non sur la scène. — Il est regrettable que M. Albert Félix, dont je sais la conscience, pense utile, pour raison d'optique, d'exagérer sa mimique et ses intonations : après avoir fort bien compris la physionomie de Jacques Durand, il a perdu maintes de ses trouvailles en grossissant ainsi son jeu. — Il faut remercier M. Prad d'avoir accepté, par sympathie pour le Théâtre d'Art, le bout de rôle du docteur Godin. — Enfin M. Ricqmer a tracé la silhouette du domestique moderne, une sorte de fonctionnaire correct peu attaché à qui le paie.
 Le Guignon, poème de M. Stéphane Mallarmé. — Moins encore que de La Fille aux mains coupées je n'ai à parler du Guignon, qui est dans toutes les mémoires. Mais il était intéressant d'entendre dire sur la scène, par la voix souple d'une interprète qui sait au besoin désapprendre la diction classique, les beaux vers du maître. Mlle Camée y a remporté un grand succès, et les acclamations et les applaudissement dont on a salué le nom de l'auteur prouvent — une fois de plus — combien M. Stéphane Mallarmé a d'admirateurs dans les « générations montantes ».
 Prostituée, scène naturaliste en 2 tableaux, par M. de Chirac. — Est-ce une parodie ? Si oui, tout est pour le mieux. Sinon, ah! M. de Chirac est encore un peu loin de la littérature d'art. Je serais désolé qu'il en prît le moindre chagrin, mais je ne puis ne point constater que sa pièce est toute en ceci : le premier chapitre de l'Assommoir cousu à une scène postérieure du même livre, et ce non par M. Zola, mais par un Dennery mal en train. M de Chirac observera que je n'en veux nullement à ses mots grossiers, presque tous bien en situation — quoique inutiles. Mais quelles métaphores!... M. Prad, un excellent Coupeau, et Mlle Camée (et même le petit Fernand Rouquet, un bébé en chair et en os que j'ai revu l'autre soir dans le Camille Desmonlins de Marc Legrand) ont vaillamment tenu la scène jusqu'au bout, malgré les huées de la salle, vociférations, trépignements, sifflets, cris d'animaux, etc., etc.

 Programme illustré par Paul Gauguin et Paul Sérusier.

Alfred Vallette.


 A l'association des étudiants. — Le vendredi 10 avril, dans la salle des fêtes de la mairie du IVe arrondissement, en présence de peintures allégoriques mi-crème mi-fumée et d'un Sarcey vivant beau comme un jeune dieu, la troupe du Théâtre d'Art a représenté, pour l'Association des étudiants, à ses invités le Camille Desmoulins de M. Marc Legrand. Je conçois mal qu'on puisse faire parler en alexandrins les hommes de la Révolution; la prose — fût-elle « artiste » et d'Edmond de Concourt — s'accommode de toutes les niaiseries et de toutes les emphases, et peut-être ferait-elle revivre cette étrange époque de déclamations puériles et d'actes prodigieux. Mais le vers ne saurait, sans déchéance, exprimer telle ou telle manière de dire, spéciale à des individus déterminés : il semble destiné uniquement à proférer les choses éternelles. Si consciencieusement ouvré que soit le drame de M. Marc Legrand, il est en somme marqué d'une tare native et nécessairement on y devait trouver des vers regrettables :

Pour moi, nul ne pourra m'ôter mon encrier
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
M'enfermer tout vivant dans la médiocrité.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
On peut marcher au but sans tomber dans le gouffre.


 Ces erreurs ne sont point imputables au poète, mais au genre.
 Camille Desmoulins a été supérieurement interprété par M. Fenoux: une voix superbe, une grande noblesse de geste et d'attitude ; par M. Paul Franck: Robespierre après Dartigny, une figure sèche, une voix d'acier en coquetterie avec la nuque des suspects; et par M. Gauley. Mlle Camée — Lucile — doit être mise hors de pair : elle a dit les vers comme il faut les dire, d'une voix chantante et sonore : tour à tour mutine, tragique, attendrie, observant toujours le rhythme et ne permettant pas même à la passion de déranger l'harmonie des lignes, dans cette grande salle, sans décors, qu'elle emplissait toute de sa déclamation éperdue, elle apparaissait comme une vivante image de l'éternelle poésie, une de celles qui éveillent le frisson sacré — et les poètes la remercient pour la pure émotion d'art qu'ils lui doivent et qu'ils n'oublieront point.
 Après Camille Desmoulins venaient: Le Plumet, une comédie inédite de MM. Collias et Rémond où se trouvait au moins une idée heureuse, et une ineptie de Busnach et Gastineau. Mais, pendant l'intermède, une œuvre de pur génie nous a été révélée par M. Georges Berr; c'est une miraculeuse complainte : Sur les bords de l'Ohio, d'une fantaisie tellement excessive qu'elle put sans scandale exciter en même temps le rire inextinguible des poètes lyriques et la furieuse tempête d'hilarité qui secouait les flancs vastes — mais vénérables — de M. F. Sarcey, beau comme un jeune dieu.

P. Q.



LITTÉRATURE ITALIENNE

 Revues.Gazetta Letteraria : Notice sur Théodore de Banville, par Federico Musso, — meilleure et mieux renseignée que la plupart de celles que nous lûmes en des journaux français (21 mars). — Etude sur l' Argent de M. Zola, par Giuseppe Depanis : le critique prend à ce livre un intérêt qui nous étonne ; il suffirait peut-être de constater l'étiage du tirage pour épuiser l'esthétique afférente au sujet (28 mars).
 Cronaca d'Arte : Curieuses notes de Giuseppe Robiati sur un romancier italien, tout à fait inconnu, Ottone di Banzole. Cet écrivain, dans ses trois livres, Al di là, No, Quartello, apparaît tel qu'un romantique décadent, s'inspirant de Leopardi, de Baudelaire, de Schaupenhauer, assez indépendant pour avoir écrit : « A dire vrai, je n'ai jamais senti ni compris l'amour de la patrie » ; dans un autre roman, tout de jeunesse, Memorie inutili, il avait analysé les plus étranges observations de l'amour, en un mélange, dit M. Robiati, de Stendhal et de De Sade. Nulle critique ne parla jamais des livres de Banzole : cependant ils ont été achetés et lus, puisqu'épuisés en librairie. (15 mars).
 La Critica sociale, toujours intéressante, mais sur des sujets où nous ne pouvons la suivre en détail, nous a fait l'honneur de traduire presque intégralement, en y joignant des commentaires sans équivoque, « Le joujou Patriotisme ». La traduction est élégante et d'une langue très fine. Cette expression italienne m'amusa beaucoup: pour dire : Va-t'en te promener : « Vatti un po' ad ungere, » — va te faire oindre, — gavrochement, en français : « Va te faire couper les cheveux ! »

R. G.


 M. Antonio Zaccaria vient de faire paraître à Faenza une brochure In Memoria di sua altezza reale il principe Amedeo di Savoia, duca d'Aosta.

LES LIVRES (1)

 Les Fusillés de Malines, par Georges Eekhoud (Bruxelles, Lacomblez). — Voilà un très bon livre, malgré quelques pages d'un naturalisme un peu trop de kermesse à la phase excrémentielle. C'est l'histoire de la révolte des Flandres, en 1708, contre l'occupation française et la stupide tyrannie des jacobins. On avait fermé et pillé les églises, déporté les prêtres à Cayenne, supprimé toutes les gildes, confréries, corporations et fêtes locales; à toutes ces vexations (imaginées naturellement au nom de la liberté et l'égalité) ajouté la conscription: — les paysans, un jour, trouvèrent que cela allait un peu loin et prirent les armes. Ils surprirent Malines, mais, surpris à leur tour et cernés, ils furent massacrés, et ceux qui avaient échappé à la tuerie fusillés le lendemain après un simulacre de jugement. L'auteur méprise et hait la Révolution française, — sentiment que tout artiste ne peut que hautement approuver. Ah ! Gantois et Brugeois, si vous nous aviez appartenu, comme nous aurions rasé vos maisons à pignons, vos beffrois, vos couvents, vos hôpitaux, vos chapelles, vos églises ! Comme nous aurions redressé vos rues qui s'en vont sans savoir où ! Et comblé les inutiles canaux de Bruges ! Et rendu toutes ces villes un peu modernes ! Songer que Bruges pourrait ressembler à Saint-Denis ! Sous couleur de patriotisme flamand, cette étude de M. Eekhoud, fort bien écrite d'ailleurs, avec plein de trouvailles de mots et style, est un plaidoyer de l'art contre le vandalisme et de l'idéalisme contre le despotisme utilitaire : donc, à tous les points de vue, un très bon livre.

R. G.


 Les Pharisiens, par Georges Darien (Genonceaux). — Un jeune homme de lettres, qui serait sans doute l'auteur lui-même si nous étions encore au beau temps des romans à clef, s'introduit dans les dessous d'une librairie quelconque où il rencontre un célèbre anti-sémite portant le pseudonyme extraordinaire de l'Ogre. Ce jeune homme, un peu candide, s'aperçoit que les grands éditeurs et les grands auteurs cherchent avant tout leur intérêt, les uns quand ils éditent, les autres quand ils écrivent. Ça l'étonne. Il explique son étonnement dans une langue véhémente, ornée de périodes à effets, comme les discours académiques. On ne saisit pas bien s'il est pour ou contre les juifs, mais ou finit par s'apercevoir qu'il est amoureux d'une petite femme. L'idylle est très jolie, trop jolie. Les juifs ne comprendront jamais, eux, que l'indignation

contre l'Ogre, leur ennemi, en arrive fatalement à une histoire d'amour. Le défaut du pamphlet, en général, c'est d'être ennuyeux quand il est long, mais tout l'esprit du monde, toute la fougue des périodes à effets, ne feront pas qu'il soit sérieux quand il tombe dans le roman... idyllique. Si Les Pharisiens sont un roman, ce roman est beaucoup trop plein de questions d'économie sociale. Si ce n'est qu'un pamphlet, alors pourquoi l'histoire de la femme ? Pour terminer, le héros, qui esquisse une vilenie en l'honneur de sa dame avant de l'avoir conquise, renonce à la même vilenie lorsqu'il a tâté de la femme. C'est, intellectuellement, oublier de poser le louis sur la cheminée et, en somme, la seule morale à tirer de l'œuvre. Je crois que G. Darien, l'auteur de Biribi, a une revanche à prendre.
 L'ornement des noces spirituelles, par Ruysbroeck l'Admirable, traduit du flamand par Maurice Maeterlinck (Bruxelles, Lacomblez). ― Sur ce livre, un des plus hauts de la littérature mystique, je me réserve de revenir un jour (un mois ou l'autre) en une étude. Celle du traducteur est si complète, si pénétrante, si écrite en le style qu'il fallait, ― que cela pourrait paraître superflu et même téméraire; mais M. Maeterlinck, seul grief, n'a pas assez délimité les deux mysticismes : le catholique et l'alexandrin. Je ne voudrais pas que l'on citât Plotin pour expliquer Ruysbroeck, ou bien il y faudrait apporter une grande prudence. Il y a deux grandes classes de mystiques : les grecs, les latins. Le mysticisme grec évolue dans l'Intelligence; le mysticisme latin, dans l'Amour : l'un, c'est saint Denys l'Aréopagite; l'autre, saint Boniface ou saint Bernard. Ruysbroeck, tout en les ignorant également, semble résumer les deux écoles. Pourquoi spécialement en référer à Plotin? Je sais bien que M. Maeterlinck donne à ce sujet de très subtiles explications, ― justement à discuter.
 « Ce saint personnage, dit la très intéressante revue de Gand, Le Magasin littéraire, né au village de Ruysbroeck, entre Hal et Bruxelles, en 1274, fonda dans la forêt de Soignes, au lieu dit Graenendael (Val-Vert), un monastère qui suivit la règle des Ermites de Saint-Augustin. C'est la qu'il écrivit en flamand ses étonnantes œuvres mystiques. Ces œuvres, éditées pour la première fois dans le texte original, il y a quelques années, par les soins de la Maatschappij der Vlaamsche Bibliophilen. n'ont jamais paru en français, sauf quelques passages traduits par Hello sur le texte latin, rédigé au 16e siècle par Laurentius Surins ». Ajoutons que ces « quelques passages » traduits par Hello donnent la quintessence de Ruysbroeck en un petit livre, qui ne doit pas être, il est vrai, littéralement exact, mais qui n'en garde pas moins sa valeur de bréviaire, de « Petites Heures » mystiques.

R. G.


 L'Instituteur, par Théodore Chèze (Savine). — Plus impartial, débarrassé de quelques gibbosités, et si l'on n'y recourait de ci de là aux procédés naturalistes, ce livre serait une exacte expression de ce que j'appellerai, faute d'un mot, l'esthétique réaliste de premier degré, à savoir : la notation — point trop analytique, pas encore synthétique — des choses visibles, tangibles, du concret, et la simple constatation des agissements humains, le tout d'une ordonnance qui donne l'illusion du tous-les-jours de la vie. Œuvre de vision grise par conséquent, quelle que soit du reste chez l'auteur la façon de voir. « Simple constatation des agissements », car il est évident que l'œuvre vaudra d'autant plus que l'auteur jugera moins partialement les actes de ses personnages. Cet art, qui est bien un art malgré qu'on en ait dit, exige l'effacement le plus complet possible de la personnalité de l'écrivain quant à l'appréciation des faits, et l'auteur ne peut montrer d'originalité que dans la disposition des matériaux et la qualité du rendu. Il est donc regrettable que le livre de M. Théodore Chèze tourne parfois au pamphlet. On s'y propose la vie — un fragment de vie — d'un instituteur d'école primaire : il est certain que le personnel universitaire déclame et se mutine — c'est si humain! — contre l'université, mais il semble que l'auteur ait forcé la note. Ceci mis à part, voilà bien l'existence d'un instituteur, l'indifférence au travail, la mesquinerie, la sottise, les petites ambitions, la banalité, la misère du corps enseignant et l'intégral fonctionnement de la machine à instruire. M. Théodore Chère possède de tels dons d'observation qu'on a le doigt sur la chose : on y est. Nulle exagération, une ironie discrète, et souvent une grande délicatesse de touche. Bien des passages sont remarquables de sobriété. et certaines scènes d'enfants en classe sont absolument neuves.

A. V.


 Harmonies de formes et de couleurs, démonstrations pratiques avec le rapporteur esthétique et le cercle chromatique, conférence de M. Charles Henry (A. Hermann). — Brochure intéressante, quoique aride, d'un des plus ingénieux savants de ce temps, qui collabora à la Vogue, à la Revue indépendante, non moins qu'aux comptes rendus de l'Académie des sciences, — dénicheur d'inédit, retrouveur des si curieux Voyages de Balthazar Monconys. Cette conférence est pour démontrer les influences des couleurs sur les sens, selon la teinte, le ton, la luminosité propre d'une couleur donnée, etc.; en passant, il est touché à plusieurs petits faits curieux. Il aurait fallu assister a la conférence et participer aux démonstrations pratiques pour bien comprendre tout. Page 39, ordre de luminosité des couleurs, quand il s'agit d'y percevoir un point noir : jaune, orangé, rouge, vert, bleu, violet. C'est pourquoi la majorité des couvertures de livres est imprimée sur jaune, et pourquoi si peu recourent au violet. — Profiter de l'occasion pour s'enquérir près de M. Henry sur la signification du dessin qu'il publia dans la Vogue du 2 mai 1886 : il m'intrigue toujours.

R. G.


 Théories et symboles des alchimistes, par M. Albert Poisson (Chacornac). — En un élégant volume, orné de plus de quarante pantacles d'une irréprochable netteté, M. Albert Poisson, poursuivant ses patientes et heureuses études sur l’alchimie, apporte aujourd’hui la solution d’un problème que beaucoup avaient cherchée vainement, que quelques-uns, comme Albert Aurier, avaient pressentie, mais que nul n’avait encore élucidée sans conteste, savoir : l’explication définitive des symboles employés par les spagyriques pour décrire les opérations nécessaires à la transmutation des métaux. Désormais, ces serpents ailés, ces oiseaux dans des attitudes diverses, ces lions, ces squelettes, ces corps humains à deux têtes, qui remplissent les livres hermétiques et que n’accompagne parfois aucun texte, deviendront parfaitement intelligibles pour ceux qui auront pris connaissance du travail de M. Poisson. En voici un exemple : Un pantacle, tiré du viatorum spagyricum, représente un roi et une reine enfermés ensemble dans un cercueil, accompagné d’un côté par un squelette et de l’autre par un homme boiteux. « Le roi et la reine, dit M. Poisson, représentent le soufre et le mercure enfermés dans le sépulcre (cornue) philosophique ; le squelette indique que nous sommes pendant l’opération nommée mortification. Le boiteux ou Vulcain, symbole du feu, indique que l’on doit chauffer l’œuf philosophique, (c’est-à-dire le récipient, la cornue, où sont placés le soufre et le mercure ».
 Avant d’aborder l’explication détaillée des symboles, l’auteur expose quelle fut la philosophie hermétique. Il la montre appuyée tout entière, dès l’origine, sur la foi en l’unité et l’indestructibilité de la matière, se combinant avec elle-même en modes infinis. Le fameux « rien ne se perd, rien ne se crée », dont s’enorgueillit la science contemporaine, n’a jamais été un mystère pour les alchimistes, et l’œuvre de M. A. Poisson le prouve surabondamment, pour la plus grande joie des bons esprits, qui estiment une mauvaise plaisanterie la théorie scientifique du Progrès.

E. D.


 Poèmes et Ballades de A. C. Swinburne. Traduction de Gabriel Mourey. Notes sur Swinburne par Guy De Maupassant (Savine). — Comme le fait remarquer M. de Maupassant, et c’est une vue fort juste, pour goûter pleinement ce volume de Swinburne il faudrait être soi-même très sensuel ou ne le lire qu’en une phase, en une crise de sensualité. Laus Veneris, surtout Anactorio, poèmes qui glorifient le fond de folie érotique qui sommeille ou s’exalte aussi bien dans les paisibles que dans les agités, — selon les occasionnelles et occultes volitions de la chair. Ce n’est pas le rêve de supra-terrestre suavité où se complaît Rossetti, ni la sentimentalité douloureuse de Tennyson ; ici l’amour est presque uniquement physiologique, la rêverie est étroitement liée à la sensation : toutes deux s’envolent ensemble vers les au-delà où se continue insatiablement, sans s’achever jamais, le repas charnel Corps de femme, d’androgyne, d’éphèbe, toutes les formes et tous les caprices de la beauté visible ou imaginable, le poète les requiert pour des assouvissements qui vont jusqu’au vampirisme. Il y a dans ces Poèmes et Ballades des

ballades simplement romanesques et des poèmes ou de paganisme grec ou de mysticisme, des légendes du moyen-âge, un « miracle » (où avec le roi David intervient Sapho) ; partout, une fécondité exceptionnelle de thèmes, un prodigieux fourmillement d’images, une magnifique richesse de rythmes et de strophes, ― mais sans que l'ensemble donne une impression assez nette pour permettre de caractériser le poète. Esprit complexe, cervelle débordante de notions, aimant à la fois les vieux rondels français et la Bible (en vingt endroits on retrouve du Jérémie et du Job), les lyriques grecs et la chanson populaire, connaissant plusieurs langues et toutes les littératures. Swinburne est néanmoins demeuré hautement personnel et original jusqu’au paradoxe. C’est un fort.
 La traduction est excellente, littérale et littéraire, — travail énorme qu’il faut beaucoup louer, car Swinburne est obscur et dur à interpréter. Du grand versificateur, de l’artiste unique, que dire à propos d’une traduction ? Il reste de la fleur tout ce qui pouvait rester : le parfum.

R. G.


 Les Adolescents, par Daniel de Venancourt, Préface de Robert de la Villehervé (Vanier). — L’exiguïté d’une note bibliographique ne permet guère de dire tout ce qu’il faudrait de ce livre charmant, exquis parfois, d’une incomparable fraîcheur et jamais banal. Au reste, la Préface de M. Robert de la Villehervé — où est intercalé un sonnet de notre ami Le Cardonnel à Laurent des Aulnes, pseudonyme de M. Daniel de Venancourt — est certes le meilleur article que suggéreront Les Adolescents : qu’on s’y reporte donc. L’auteur, dit cette préface, est très jeune. Les conceptions de M. de Venancourt ne démentent point cette affirmation, mais l’ordonnance des poèmes et la science du vers sont alors très remarquables. Ceci l’est peut-être plus encore : presque tous les rêves du poète sont dans le bleu, et nulle part — pas une fois ! — ils ne s’échouent en cette sentimentalité bébête qui est la tare ordinaire de telles poésies. Et puis, de l’inattendu dans l’expression : ces vers, par exemple, qui m’ont fait songer à Saint-Pol-Roux :

Les cloches de ma vie ont seize fois sonné
............................................
Le Prince de mon rêve a mis ses habits bleus

 Et ceux-ci :

… La vierge Marie aux grands gestes blancs
............................................
Viens, petite Eve, il est tard :
J’ai sommeil de ton sommeil.
 Je regrette de ne pouvoir citer de plus longs passages, notamment du Prince Azur, ce délicieux rêve d’adolescent et qui révèle un si délicat poète.

A. V.


 Le Gorille, par Oscar Méténier (Victor Havard). — Sous la sauvagerie marmoréenne de la couverture, où se prélasse le Gorille de Frémiet, celui-là même dont un railleur disait qu’il représentait Littré enlevant la langue française, Oscar Méténier

a publié un roman très doux. Décidément, le vigoureux piocheur d’argot qu’était jadis notre Méténier devient un romancier pour dame. Il s’agit d’un père qui retrouve l’enfant d’un péché de jeunesse et qui le protège contre les embûches d’un financier véreux (le Gorille, en tant que symbolisme !) Cet enfant est naturellement une fille. Le drame se termine par un duel à la carabine renouvelé des Américains… et de Ponson du Terrail. Comme histoire, c’est intéressant, bien machiné, avec de ci, de là, un petit coup de théâtre d’auteur depuis longtemps rompu aux mouvements scéniques. Mais j’aimerais mieux M. Betsy. En somme, un Méténier correct, un Méténier qui ne cassera plus les assiettes que pour le bon motif ! Vous verrez que l’argot se vengera.

 * * *


 Les Dernières Fêtes, par Albert Giraud (Bruxelles, Paul Lacomblez). — M. Albert Giraud montre, en son très élégant volume, une science accomplie du vers et une connaissance approfondie des poètes les plus modernes. La forme est toujours impeccable, mais tel de ses poëmes rappelle Baudelaire, tel autre Leconte de l’Isle, tel autre Verlaine. Il n’est pas jusqu’à Saint-Pol-Roux qui ne puisse revendiquer « un masque où la fièvre allume ses cactus » et « des regards éperviers pour des chasses mauvaises ». Cependant, en maint endroit, l’auteur affirme une personnalité. Il a une évocation de paysages teintés de bleu tendre et de rose pâle un peu « dessus de boîte à bonbons », mais bien à lui.

E. D.


 Sonyeuse (Soirs de ParisSoirs de province), par Jean Lorrain (Charpentier). — Actuellement, il est peu de journalistes qui soient capables de livrer leur esprit et leur art une fois tous les deux jours dans les colonnes des grands journaux. Ils pondent facilement, Dieu sait, tous ces chroniqueurs féroces, mais la copie se ressent du train habituel de leur existence. Ils sont régulièrement plats, surtout rabâcheurs de traits et de bons mots faisandés. Si l’actualité est leur dada favori, on peut s’assurer chaque jour qu’ils s’entendent à le faire trotter en cercle, et où il a passé les herbes de la Saint-Jean ne poussent plus ! Lorrain, désormais classé parmi les grands journalistes de l’époque, est peut-être le seul qui ait su conserver tous les attributs de l’artiste dans le vil métier que la chronique lui impose. Poète des nuances vert-de-grisées de la passion morbide, ciseleur des idées perverses, et, quelquefois, paradoxant dans la morale du jour comme chez lui, Lorrain est un virtuose que les exigences de la reine Copie ne lasseront pas. Il est lui avant tout, il décompose les tons francs comme un peintre doublé d’un chimiste cruel, mais pour le plaisir des yeux et sans oublier qu’il nous doit la fermeté du dessin sous les successives couches de ses laques vénéneuses. Il écrit avec des encres douteuses et moirées, mais il écrit comme un ange… Sonyeuse, son dernier livre, contient des nouvelles ravissantes, toutes marquées au coin du satanisme voulu par l’époque et qui, si elles cessent plus tard d’être sataniques, conserveront, malgré la griffe du Satan démodé, un parfum extraordinaire, une merveilleuse attitude de

sphinge élégante. L’Égrégore est une des plus jolies gemmes de l’écrin. Avant, Sonyeuse, qui se passe en Normandie, est presque, par ci, par là, un livre de souvenirs personnels, un missel des premières communions… mais qui sentirait le musc. Maintenant, nous attendons le roman commandé par Huysmans. J’ai idée que ce sera bientôt.

 * * *


 Poésies variées et nouveaux chats, par Alfred Ruffin (Jouaust). — Je m’imagine M. Alfred Ruffin comme un bon et honorable vieillard, ami des Muses et de Sully-Prudhomme, et je serais désolé de lui faire de la peine. Ses vers peuvent être lus par tout le monde ; ils sont classiques, réguliers, corrects, et ne contiennent rien, pas même des propos subversifs. Il dit du bien des chats, parle des bateaux qui vont sur l'eau, dédie des Éléphants à madame Judith Gautier (grosse, grosse comme Judith Gautier, disait Mirbeau), note des tableautins, place des anecdotes et fait de l’esprit. — Son livre est édité avec tout le soin de la maison Jouaust.

C. Mki.


 Les Asphodèles, par Martin Paoli, Préface de François Fabié (Vanier). — L’âme d’adolescent qui se raconte ici fut touchée de l’inévitable mal, et, dans sa misère , elle déteste ces symboles de joie, de gloire et de clarté :

… les lys, modèles
De candeur, les genêts où s’allument les ors
Les cyclamens neigeux s’ouvrant comme des ailes…
 Elle va aux fleurs de mort, les pâles asphodèles, qui signifient « les traîtrises, les faux serments et les remords. » Mais c’est là peine de très jeune homme, que boira le premier soleil. Déjà ce sont des rêves d’aube, des désirs de lumière, des élans de tendresse, de suaves visions de corps harmonieux. Quand viendront les baisers nouveaux, ce cœur, guéri, retrouvera sa foi. Pas la moindre perversité d’ailleurs en ce petit livre : du sensualisme seulement.

A. V.


 La Marmite électorale, par Gaston Rayssac (Albert Savine). Un roman-pamphlet où gigotent d’amusantes silhouettes de journalistes ruraux, de magistrats, de fonctionnaires, dans un tohu-bohu de campagne électorale. De ci, de là, de piquantes anecdotes, des tableaux d’une exactitude photographique. Un peu cursivement, mais nerveusement écrit, ce livre intéressera tous ceux — et ne sont-ils pas légion ? — qui tiennent à être initiés aux mystérieux tripotages des coulisses politiques.

J. C.


 Député ! par Féline de Comberousse. (Perrin et Cie). — La députation n’est d'ailleurs que pour mémoire dans ce livre prodigieusement niais. Cela pourrait aussi bien s’appeler : « De l’art de faire des enfants à sa femme pour qu’elle ne vous embête pas quand vous allez la tromper avec une ancienne. » L’auteur s’est essayé à des perversions d’il y a un siècle : livre excellent à donner aux adultes pour calmer les effervescences printanières… Mais quelle politique de village a bien pu inspirer cette ridicule odyssée ! Quand on s’intitule

Féline, sacrebleu, on devrait secouer des crinières plus Comberousse que ça !

 * * *


 Vingt-cinq sonnets, par Paul Dulac (Bruxelles, Paul Lacomblez). — Le titre est ce qu’il y a de plus lyrique dans cette plaquette, d’une douceâtre ineptie, témoin ce quatrain :
Sous votre petit chapeau rose,
Votre minois est ravissant,
Quand votre regard caressant
Avec douceur sur moi se pose.

E. D.


 La Vie en chansons, par Eugène Lemercier.— La chanson n’est point de la littérature ; c’est une chose à côté, toute différente et que les prétentions des chansonniers empêchent de mettre à sa place. Pour formuler sans être méchant, c’est l’art d'accommoder les restes : — trois strophes étiques, et que personne ne remarquerait, deviennent de suite, par la magie du fredon, un petit morceau qu’on s’accorde à trouver très bien. Par contre, toutes les chansons perdent à être lues, n'ayant pas été faites pour ça, et je ne vois pas qu’il soit utile d’en composer des volumes. — M. Lemercier, cédant à l’habitude, a réuni les siennes ; j’avouerai quelque préférence pour des pièces qui, légèrement, résistent : La Vieille savonneuse, Les Marchandes au panier. On y trouve encore ces vieilles histoires de sergots qui firent la joie des cénacles et divers couplets agréables pour tels qui flânent aux gaudrioles. — D’ailleurs, M. Lemercier ne vise point à décrocher la lune. Entre les fabricants du Répertoire Paulus, simples gorets au service des Eldorados, et les Jules Jouy, les Meusy, les Xanrof, demi-dieux et pontifes des chapelles spéciales qui croient naïvement faire de l’art, il s’est taillé une petite place personnelle ; il sait rimailler des choses grivoises, ironiques et amusantes. Avec la sottise du patriotisme et du sentimentalisme pleurnicheur, c’est tout ce qu’on a jamais pu tirer de la chanson.

C. Mki.


 Les illusions du cœur, par Émile Pierret (Perrin Cie).— Un peu plus d’ennui et un peu plus de style, ce serait une sorte de Volupté par un petit Sainte-Beuve en herbe. Mais combien poncif et froid déjà ! Un Monsieur tendre qui aime sa cousine Dolorès !… Cela influe sur toute sa vie, sur sa façon de juger les hommes et les choses, sur la manière dont il ferait de la politique ― s’il en faisait — sur ses nuits de salle de police, sur ses habits, sur ses digestions, etc. etc. Il n’y a que dans les romans prétendus moraux qu’on rencontre de ces immoralités-là. En somme, un livre écrit avec de l’eau pure, et on a envie de remuer avec une gaule pour tâcher de faire monter la vase qui contient les petites bêtes intéressantes.

 * * *


 Puberté, par Michel Réallès (Léon Vanier). — L’auteur confesse avoir mis quatre ans, de 1886 à 1890, à composer sa microscopique plaquette, au titre médical.
 On chercherait vainement en quoi les vers écrits au cours de 1886 diffèrent des vers écrits au cours de 1890, si ce n’est

que les derniers, produits déliquescents d’une veine lasse de rimer, se contentent de l’assonance. Tous les sujets traités sont uniformément rococos ou malpropres. Quand M. Réallès ne fait pas mourir une jeune poitrinaire au chant du rossignol, il exécute sur la prostitution féminine ou masculine de pénibles variations.

 P.-S. ― Tous nos compliments à M. Léon Vanier, pour son courage à éditer de semblable littérature.

E. D.


 Enivrances, par Alfred Gauche (Savine). — Des vers faciles ; des choses à la Muse qui fait vibrer l’esprit et palpiter le cœur ; à Sully-Prudhomme ; à carpe diem ; à d’autres, tout en écoutant le chant des fauvettes. Si tu veux, faisons un rêve (à V. Hugo, mais c’est oublié). Cependant, il atteste les astres et sa douleur est amarrée. Sur la mousse verte la rose incline la tête et s’endort, et patati, et patata, l’aurore aux doigts de rose, le soleil, les vents, le printemps, l’hymen, la Nature, les étoiles, l’oiseau amoureux de la fleur, et le chant se marie au parfum qui s’évase, et tout renaît, et tout s’éveille. — Antoine Grinoche en jubilerait.

Respectons les vieillards et chérissons nos mères,
Et Dieu nous tiendra compte en sa juste rigueur
Des tendresses de l’âme et des bienfaits du cœur.
 Enfin des strophes patriotiques, des petites chansons et des petites histoires où l’on trouve des extases sonores des yeux qui s’enlacent, la fraternité, le progrès, la société, les contemplations et les recontemplations. — Il ne faut pas blaguer, en somme. Si M. Alfred Gauche a dix-huit ans, ces Enivrances-là sont évidemment très-bien.

C. Mki.


(1) Au prochain fascicule : Les Cahiers d'André Walter (œuvre posthume), Confiteor (G. Trarieux). Là-Bas (J.-K. Huysmans), Daniel Valgraive (J.-H. Rosny), Au Pays du Mufle (Laurent Tailhade), La Création du Diable (Raymond Nyst), Le Circulaire 94 (J. de Beauregard); L'Androgyne (J. Péladan); Diptyque (F. Vielé-Griffin).

CHOSES D’ART

 Exposition Gagliardini (Galerie moderne, 5, rue de la Paix) ;
 Exposition Louise Abbéma (Galerie Georges Petit) ;
 Exposition de Poil et Plume (Bodinier) ;
 Exposition des Indépendants (Pavillon de la ville de Paris) ;
 Exposition Eugène Carrière (Boussod et Valadon, boulevard Montmartre) ;
 Le Mercure de France consacrera un article spécial à cette dernière exposition.
 Le Ministre de l'instruction publique et des Beaux-Arts vient de commander au sculpteur Baffier une cheminée monumentale, et au graveur Desboutine une copie de Delacroix.

G.-A. A.


 
Échos divers et communications

 Dans L’Observateur Français, un judicieux article de M. Charles Maurras sur les Symbolistes. Nous en extrayons

le passage suivant, relatif à notre collaborateur Ernest Raynaud :
 « M. Ernest Raynaud, l’auteur des Cornes du Faune, n’est pas précisément un symboliste de la suite de M. Jean Moréas. Il serait plutôt le disciple du grand poète de Crimen Amoris, et cela paraît clair dès le premier sonnet, où brille ce distique :
 Puis, un beau jour, devers la ville, on crut entendre
 Un fracas épouvantable d’orage en l’air.
 « Voilà des mesures que nous reconnaissons et un emploi du vers trimètre avec lequel Jadis et Naguère, les Romances sans paroles, Sagesse nous ont rendus familiers. Cette influence se fait sentir dans tout le recueil. Et j’ajoute que M. Ernest Raynaud l’a subie avec beaucoup de science, de discernement et de goût. Il est le seul des élèves de Paul Verlaine qui ait su garder sa langue pure et soutenir ses rythmes au-delà des strophes à effet. Il est le seul qui ai su composer et distribuer les parties d’un poème. Il est le seul qui ne croie point que la poésie soit un simple frisson nerveux, une transcription hurlante et toujours agitée de passions suraiguës. M. Ernest Raynaud ne chasse point la pensée de son rêve ; c’est même à elle qu’il confie le soin d’y régner.
 « Et ce petit livre est délicieux à lire et à relire. Il a la douceur rosée et la tendresse d’un crépuscule d’automne, dont les vapeurs légères obnubileraient à demi des rangées de marbres apportés d’Italie. Devenus inquiétants par l’incertitude de l’heure, ces Antinoüs et ces Faunes se rapprochent de nous et flottent sur nous comme si l’air du Nord avait changé en fées, en ondins et en sylphes ces parfaites idoles que taillèrent des ciseaux nets, aux flancs de la pure Beauté. Mais M. Ernest Raynaud n’est pas si barbare que d’oublier l’origine de ses visions, et je lui sais gré d’avoir clos dans le cadre exact du quatorzain les symboles qui lui sont venus d’elles. Et la forme est exquise. Plus l’un de ces petits poèmes figurerait dignement auprès des plus parfaits sonnets de l’histoire littéraire. Des jeunes gens se récitent déjà tel Paysage, — comme leurs aînés, il y a quinze ans, récitaient les Danaïdes de Sully ou Vénérable berceau de Leconte de Lisle, — ce paysage occidental, dans un vieux parc, à l’adieu du soir sur un lac, embelli des ruines d’un temple ionien :

Tout près, sous un massif bas qui se décolore,
Un faune enfant tout délabré s’accoude encore
Baissant sa lèvre où fut sa flûte de roseaux.
Et voyant que le jour tout à fait le délaisse,
Le Temple, avec sa froide image dans les eaux,
S’enfonce plus profondément dans la tristesse.

 « Et je retrouve aussi chez M. Raynaud le dix-huitième siècle des Goncourt, de Watteau, de Boucher, de Fragonard et des Fêtes galantes, la tristesse des faunes emprisonnés dans les Musées, les fêtes irréelles parmi les îles et les canaux d’une Venisette fantasque. Encore qu’il montre çà et là de savoureux coins d’ironie, M. Raynaud met peut-être quelque lenteur à suivre les ébats de ces êtres lointains qui aimèrent si peu et ne pensèrent guère, mais il garde toujours de la grâce (avouée en ce vers charmant, au détour d’un quatrain :

Toute la Grâce féminine vient à moi)

et, par delà, il garde ce haut lyrisme impénitent dont les fils de Vigny et de Baudelaire ne se libéreront point de sitôt :

La nuit était trop pure, et j’ai clos la fenêtre.
Il montait trop d’odeurs énervantes des bois
Et cela réveillait trop vivement en moi
Le désir éperdu de la voir apparaître…
 « Parmi tant de caprices en habit d’apparat, tant de vivaces peines voilées d’emblèmes ingénieux, ce cri détonne ; je n’en suis pas fâché. M. Ernest Raynaud a fait assez longtemps luire au beau soir les cornes polies, aiguës et rigides, dont le fauve ou noir scintillis traverse le jour et la nuit ; il nous a donné le désir de connaître, à la fin, quel fils de Pan bondit sous ce diadème sauvage à travers le songe touffu des aimées. M. Ernest Raynaud se décidera-t-il à nous le montrer quelque jour ? »

Charles Maurras.


 Le lundi 23 mars, au café Voltaire, se sont réunis dans un banquet les amis du peintre Paul Gauguin, afin de lui dire l'adieu avant son départ pour Taïti. Quarante personnes étaient présentes. Parmi elles : Stéphane Mallarmé, Odilon Redon, Jean Dolent, Charles Morice, Alfred Vallette, Rachilde, Jean Moréas, Roger Marx, Albert Aurier, Édouard Dubus, Julien Leclercq, Ad. Retté, Félicien Champsaur, Gaston Lesaulx, Percheron, Dauphin Meunier, Bernard Lazare ; les peintres : Eugène Carrière, Ary Renan, Willumsen, Fauché, Daniel, Sérusier, Laugier, Mogens-Ballin, l'architecte Trachsel. À l’issue de ce repas amical, Stéphane Mallarmé, le premier, se leva :
 « Messieurs, pour aller au plus pressé, buvons au retour de Paul Gauguin ; mais non sans admirer cette conscience superbe qui, en l’éclat de son talent, l’exile, pour se retremper, vers les lointains et vers soi-même. »
 Puis c’est Édouard Dubus, qui, avec cette parole facile qu’on lui sait, propose de boire aux critiques qui révélèrent Gauguin au public, à Octave Mirbeau, à Jean Dolent, à Roger Marx, à Albert Aurier, — et aux peintres qui l’applaudirent hautement, à Eugène Carrière, à Ary Renan, comme à ceux qui viennent lui demander le conseil qu’on demande au Maître. M. Charles Morice dit alors les vers suivants :

Dans un là-bas de nature et de liberté,
Où marchent dans les fleurs de vivantes statues
D’enfance humaine, gaies et de soleil vêtues,
Dans la douce ardeur d’un inaltérable été,
Dans la forêt dorée où point d’aile ne vibre,
Dans les îles qui sont l’écume de la mer,
Ainsi, tu t’en vas donc chercher l’asile cher
Où tu seras seul dans ton âme claire et libre.
Là-bas pourra ton rêve, ici demi fané,
Largement fleurir pour ta gloire et notre joie.
Où ton œuvre t’attend, que l’amitié t’envoie,
Fût-ce à regret, et suis ton chemin destiné.
Buvons le vin brûlant des adieux sans faiblesse,
Voyageur, comme aussi nous boirons, quelque jour,
Certes joyeusement, le vin frais du retour.
Et souviens-toi dans ton bel exil, toi qui laisses
Tant de souvenirs. Nous sommes de ton combat,
Et nos pensées te suivent doucement, là-bas.

 Après, c'est M. Jean Dolent qui parle :
 « Messieurs, je suis près de Gauguin et j’en suis bien aise ; quand il sera parti j’en aurai de l’ennui.
 Je tiens à vous dire qu’aujourd’hui paraît dans une Revue douce aux poëtes, le Mercure de France, une étude importante et charmante de Charles Morice sur moi ; peut-être l’oublierai-je un jour… malaisément. Mais Charles Morice, dans son livre que j’aime, la Littérature de tout à l’heure, a fixé d'un trait léger et savant l’image chère de ce peintre, qui est un poëte, Eugène Carrière : cela je ne pourrai l’oublier.
 Bientôt, en échange d’un parfait fromage de Melun, un peu confus de l’heureux troc, je ferai, à monsieur Stéphane Mallarmé, l’envoi d’un de mes petits livres. À la première page j’écrirai : À Stéphane Mallarmé, sans moins de hauteur qu’un hommage, avec plus de tendresse. Et je signerai d’un beau geste. »
 M. Julien Leclercq se lève à son tour :
 « Mon cher Gauguin, on ne peut admirer le grand artiste que vous êtes sans beaucoup aimer l’homme quand on le connaît ; et c’est une grande joie de pouvoir admirer ceux qu’on aime. Pendant les trois années que durera votre absence, vos amis regretteront souvent l’ami en allé ; pendant ces trois années il se passera bien des choses, Gauguin. Ceux d’entre nous qui sont encore très jeunes — et j’en suis — vous les retrouverez grandis au retour ; nos aînés seront déjà pleinement récompensés de leurs efforts. Et comme les temps seront proches qui s’annoncent déjà, tous nous aurons plus d’autorité dans la voix pour proclamer vos belles œuvres. »
 M. Adolphe Retté, qui fut longuement applaudi, récite le sonnet du Tombeau d'Edgar Poë. « Ces vers, dit-il, sont de l’admirable poëte Stéphane Mallarmé. »
 Et puis, c'est Paul Gauguin qui prononce quelques mots :
 « Je vous aime bien tous et je suis très ému. Je ne puis donc parler beaucoup et parler bien. Parmi nous, quelques-uns ont réalisé de grandes œuvres que tout le monde connaît. Je bois à ces œuvres, comme je bois aux œuvres futures.  « Je suis heureux de remercier ici Monsieur Ary Renan qui m’a tant aidé pour l’accomplissement de mes projets de voyage. »
 Après des applaudissements, Gauguin lève encore une fois son verre :
 « Parmi nous, Messieurs, est une femme, une artiste, qui a bien voulu embellir de sa présence ce banquet d’amis. Buvons à Madame Rachilde. »
 L’on se sépare à une heure déjà matinale.

 La prochaine représentation du Théâtre d’Art, au bénéfice de Paul Verlaine et de Paul Gauguin, est définitivement fixée au 27 mai. Elle sera donnée au Vaudeville, en matinée. Au programme : Les Uns et les Autres, I acte de Paul Verlaine ; Le Corbeau, poème d’Edgar Poë, traduction de Stéphane Mallarmé ; L’Intruse, I acte de Maurice Maeterlinck ; Chérubin, 3 actes de Charles Morice ; Le Soleil de minuit, poème dramatique de Catulle Mendès ; enfin un poème dialogué de Théodore de Banville.

 Ont paru tout dernièrement : Au Pays du Mufle, par Laurent Tailhade, Préface d'Armand Silvestre (Vanier) ; Le Pays de la Fortune, par Léon Riotor et Léofanti (Ducrocq). — À paraître en mai : Théâtre de Rachilde (Savine) ; L’Éléphant, par Charles Merki et Jean Court (Savine) ; Strophes d’Amant, par Julien Leclercq (Lemerre) ; À L’Écart, par R. Minhar et A. Vallette (Perrin) ; Lassitudes, par Louis Dumur (Perrin).

 Connaître et juger Laforgue par ses notes de carnet, à la bonne heure ! Cependant, point n'était besoin de prouver du même coup n’avoir pas lu Dostoiewsky : car non-seulement M. Nestor confondit la devise de Colbert et celle de Fouquet, se trompa sur le sexe d’un personnage de Shakespeare, attribua à notre « grand passionné de Racine » :

Et comme elle a l’éclat du verre
Elle en a la fragilité,

mais il déclare péremptoirement ― supposant sans doute faire une niche à quelque jeune poète contemporain — ignorer Marmeladoff. Allons, tant mieux.

 Très intéressant numéro de La Wallonie, tout entier consacré à M. Pierre.-M. Olin.

 Lire dans La Nation les chroniques littéraires et les intéressantes critiques d’art signées Godefroy Maurevert.

 Lu sur le rideau-annonce du Théâtre Montparnasse : « Hôtel tout meublé acajou. Tous les lits sont pour 2 personnes ».

Mercvre.



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