N° 20. – AOÛT 1891

De MercureWiki.
(Différences entre les versions)
 
Admin (discuter | contributions)
(Page créée avec « <center>'''''Mercure de France'', t. III, n° 20, août 1891, p. 65-128.'''</center> <br /> <div class="text"> {{Page:Mercure de France tome 003 1891 page 065.jpg}} {{Page:… »)

Version actuelle en date du 19 août 2015 à 16:14

Mercure de France, t. III, n° 20, août 1891, p. 65-128.


CAMILLE DE SAINTE-CROIX

LA LIBRE CRITIQUE


 Camille de Sainte-Croix a débuté dans les lettres par deux romans d'un art et d'un style très personnels : La Mauvaise Aventure et Contempler. Si ces romans, conçus d'après une vision neuve et spéciale de la vie, écrits avec le burin ferme d'un graveur du XVIIIme siècle, n'obtinrent pas immédiatement de la presse et du public la justice qu'ils méritaient, du moins leur valeur, consacrée aux yeux de francs camarades, sert d'assise hautement littéraire à ces Lundis de la Bataille, à ces Mœurs Littéraires que, romancier hier, polémiste aujourd'hui, notre ami vient de publier en un volume de notes sèches, vibrantes et moqueuses, pleines de dédain et de bravoure, chez l'éditeur Savine.
 Là, comme dans La Mauvaise Aventure, comme dans Contempler, s'affirme un exceptionnel tempérament de jeune lutteur, épris d'action, de vie mâle et fière, une de ces natures vers qui — souvenez-vous — à l'école, s'empressent les sympathies d'enfant, parce qu'elles pressentent là un généreux et hardi camarade, narguant le pion, emboursant parfois les punitions des autres, défendant les faibles, bourrant les forts, loyal avant tout ! Tel, homme, reste et apparaît Sainte-Croix. Nul Don-Quichottisme, point d'apostolat dans son attitude batailleuse et libre : elle ne fait qu'attester un sincère et noble esprit, soucieux uniquement de dire aux gens en face ce qu'il pense d'eux, sans se laisser entamer par aucune compromission d'intérêt, aucun leurre de vanité. Désintéressée, impertinente et hautaine s'affiche, avant tout, cette critique qu'un des écrivains du Mecure, M. Remy de Gourmont, qualifiait très bien d'« incorruptible », et qui serait périlleuse en d'autres temps, si l'on se battait encore pour ses idées. Ces notes de Bataille n'ont-elles pas valu déjà, à leur auteur, un duel ?
 Au reste, Camille de Sainte-Croix ne nous laisse aucun doute sur la manière dont il entend son rôle, tout accidentel et fortuit, de polémiste. Ce n'est point pour lui une fonction, une de ces places de jurés-experts comme l'entendent messieurs les critiques; il ne sent là qu'une occasion de dire, au hasard de l'actualité, ce qu'il voit « dans les faits journaliers de la vie des lettres à Paris. » Il le dit vite, net et clair. Sa crânerie est faite d'élégance. Injuste, ou plutôt extrême, comme les passionnés, au nom de la justice et pour l'amour d'elle, il n'a rien de pédant, de nuageux, de flottant. Il sait ce qu'il aime et ce qu'il déteste ; son patron, s'il en avait un, serait Saint-Barbey d'Aurevilly.
 Laissons-le parler, d'ailleurs ; quelques citations préciseront la physionomie de ce rare et vigoureux écrivain. Ses idées sur la polémique, d'abord :
 « Je veux largement admettre que, par le fait de ses tendances instinctives, un écrivain s'exaspère de la plus franche haine contre certains dont le succès l'obsède ; j'admets que cela monte en lui comme un ferment et que, un beau jour, il y ait éclatement. Ce sont des mouvements dont on n'est pas maître et je connais trop la souffrance d'étouffer une telle colère pour n'être pas indulgent à ceux qui lui cèdent.
 Mais, de grâce, que cela n'ait pas de suites ! Que l'auteur de quelques chroniques ardentes, et qui auront. amusé la galerie par leur éloquence d'indigestion, ait garde de se croire, par ce fait, armé pour la défense de tout ce qui existe, hommes et œuvres ! Qu'il ne fasse pas série!...
 Car un polémiste littéraire qui n'est que polémiste ne peut compter qu'à la condition d'être un polémiste pour rire! »
 N'est-ce pas très significatif ? Dans son interview de l'Écho de Paris, une des seules où fussent exprimées des idées, au lieu des injures et des dénigrements qui trop souvent remplirent le bloc-notes de M. Jules Huret, dans son interview Sainte-Croix appuyait aussi sur cette élégance de ne pas prendre la littérature au sérieux, de n'y point voir un métier plus ou moins productif, mais une des formes de la vie, pensée qui l'occupe et qui revient souvent dans les Mœurs Littéraires, comme en cette phrase, d'un contour si bref et d'un sens si pur : .
 « Un amoureux disant vraiment et simplement sa peine, un sage formulant sa maxime, un héros contant ses batailles, seront toujours des écrivains. Les gens à grandes émotions sont de grands écrivains ; les gens à petites passions sont de petits écrivains ; et les gens vides ne sont pas des écrivains. C'est tout simple. »
 Veut-on savoir les justes réflexions, qu'inspire, au Lundiste de la Bataille, l'abus des interviews, leur puérilité et leur insignifiance ?
 « Une interview est une information Vicieuse, parce qu'elle trompe toujours quelqu'un : le public ou la personne interviewée. » -
 Et encore :
 « Le reporter ne connaît que certains noms clichés dans les pages de réclames, rengaines de librairie, vétérans de catalogues. Les oseurs,les penseurs tout crus, les subtils, les distingués et les forts ne sont jamais interviewés. Est-ce qu'un reporter connaît cela ? Je comprendrais qu'un reporter usât ses jambes à courir après les inconnus à produire, les méconnus à expliquer, les modestes à célébrer; qu'il se souciât d'élargir le cercle des connaissances du public, qu'il prit en main les intérêts et la défense des faibles, des insouciants, de ceux qui ne savent vraiment qu'être artistes et ciseler et créer, et se heurtent à des obstacles dont deux sous d'intrigue auraient raison!... »
 Toujours cette générosité qui fait à Camille de Sainte-Croix une place à part, vraiment enviable, entre les feuilletonistes débordés ou insouciants réduits à insérer des notes d'éditeur, et les critiques de profession capricieux et fatigués ! Avec quelle violence aussi, spirituelle et méprisante, il s'indigne contre l'abaissement d'une presse vendue, contre le boulangisme des grosses réclames. Je ne vois qu'Octave Mirbeau qui fasse preuve d'autant de verve, de franchise et de courage. Mirbeau, de façon intermittente au Figaro et à l'Écho de Paris, Sainte-Croix chaque lundi dans la petite et crâne Bataille, sans ces deux voix éloquentes, on étoufferait dans le mensonge, assourdi par l'impudence des réclamistes, tandis que les honnêtes gens se taisent !
 C'est pour cela que tous, aînés et cadets nous devons de la gratitude à notre confrère Octave Mirbeau et à notre camarade Sainte-Croix, et cela moins encore pour les articles dont ce dernier a louangé tant de jeunes d'entre nous, honni tant de choses que nous méprisons, que parce qu'il s'affirme comme un caractère, un élégant qui pense haut et agit droit, en un temps de médiocrité, et de jalousie impuissantes.
 On peut beaucoup attendre de l'écrivain qui, sans forfanterie comme sans faiblesse, exprime en ces termes l'idée se fait de l'art:
 « La première et peut-être l'unique condition pour rester artiste pur, c'est de l'être avant tout, contre tout, avec la fortune ou malgré la misère. »
 Ce désintéressement altier marque au front le romancier de La Mauvaise Aventure et de Contempler ; qui de nous n'applaudirait à son bel article contre la protection des chefs-d'œuvre, un des meilleurs du volume, lorsqu'il s'écrie :
 « On ne protège pas les chefs-d'œuvre ! Les chefs-d'œuvre sont des personnes animées, enfantées par de féconds cerveaux ; ils vivent de leur vie propre :et s'assurent eux-mêmes leurs moyens d'existence. Que celui qui les a faits n'ait pas su se débarbouiller dans la vie, la belle affaire ! Son ventre à jeun n'est ni plus intéressant, ni moins, qu'un ventre d'ouvrier sans ouvrage ! »
 Je pourrais insister sur l'intérêt qu'offrent ces Mœurs Littéraires, recenser, en cette sorte de revue d'année, les opinions formulées en l'actualité du moment sur des écrivains divers comme MM. de Glouvet, Feuillet, Dumas, de Bonnières, Bourget, Maupassant, etc. Je pourrais relever le nom de poètes et de romanciers dont les débuts ont été encouragés par ces articles parus chaque semaine, dans la Bataille: Jean Lombard, Remy de Gourmont, Marcel Luguet, Jacques Le Lorrain, L. Dumur et tutti quanti. A quoi bon ? J'ai préféré faire cet article avec des pages arrachées au livré de Sainte-Croix, moins pour montrer qu'il est un sobre et rare écrivain que pour faire voir que c'est un homme, chose rare aujourd'hui ; car, c'est une vérité banale, les phrases ne valent que ce qu'elles comptent comme actif. Tant vaut là personne, tant vaut l'œuvre !

Paul Margueritte.

L'INDIFFÉRENT


Dans le parc vaporeux où l'heure s'énamoure,
Les Robes de satin et les sveltes Manteaux
Se mêlent, reflétés au ciel calme des eaux,
Et c'est la fin d'un soir infini qu'on savoure.


Les éventails sont clos : dans l'air silencieux
Un andante suave agonise est sourdine;
Et, comme l'eau qui pleure en la vasque voisine, .
En larmes de velours l'amour coule des yeux.


Les grands cils effarés palpitent leurs tendresses.
Fluides sous les mains s'arpègent les caresses;
Et là-bas —— s'effilant, solitaire et moqueur ——


L'Indifférent, lassé d'Agnès ou de Lucile,
Sur la scène, d'un geste adorable et gracile,
Du bout de ses doigts fins sème un peu de son cœur.


Albert Samain.

LITANIES DE LA SOLITUDE




Dans le calme des soirs, par l'orgueil caressée,
Impératrice et reine, a fleuri ma Pensée.
Sous le rêve hautain, l'objection se meurt.
Et l'obstacle impuissant incline à mon humeur
Son dos d'esclave fait au sifflet des cravaches.

Sous ton mépris divin, tranquille, tu le haches,
O solitude ! Et mon désir robuste et gai
Chante sa liberté conquise enfin, ô gué !

Parfois pourtant ta grâce à des aspects funèbres.
La peur y germe ainsi qu'au plus noir des ténèbres,
Et les esprits du mal qui flottent par les airs
Sèment leurs champignons impurs dans tes déserts.

Mère de l'Insomnie et de l'Inquiétude,
Je te salue et je t'invoque, ô Solitude !


Solitude! Regard de Dieu, sévère et doux.
Bois sombre où l'Ennemi tend ses pièges à loups.

Majesté du lion et de l'anachorète.
Solitude ! Taverne où le crime s'apprête.

Prison de l'utopiste et corde de Judas.
Imagination de ceux qui n'en ont pas.

Aigreur du libertin et de la pécheresse.
Infâme obsession de la vierge en détresse.

Solitude ! Examen de conscience, égout
Où l'odeur du péché fait mourir de dégoût.

Lascive nudité des succubes glacées.
Solitude ! Moisson de mauvaises pensées.

Solitude ! Clameur des abîmes du cœur.
Oasis où le temps maraude avec langueur.

Infirmité des forts vaincus. Baiser qui chante
Au front de ceux qu'habite une obscure épouvante.

Solitude ! Poire d'angoisse et d'abandon.
Confesseur indulgent toujours prêt au pardon.


Solitude ! Cythère adorable où l'Aimée
Offre enfin à l'amour son profil de camée.

Assez longtemps, hélas!
Hercule humble et touchant
A tourné le rouet d'Omphale en pleurnichant,

O Solitude ! et ta chimère triomphale
Fait sourire Ophélie où se cabrait Omphale.


Solitude! Tremplin de ceux qui sont trop lourds,
Et conversation des muets et des sourds.

Timidité des Don Juan. Lampe magique,
Où la comparaison, mortelle au faible, abdique.

Petit côté de la lorgnette du hâbleur.
Grandeur du misérable et du souffre-douleur.

Héroïsme du lâche.
Essor du cul-de-jatte.
Cercle officiel où l'esprit des sots éclate.

Raison des fous. Exploits des manchots belliqueux.
Coffre-fort plein de millions pour tous les gueux.

Théâtre où chacun est le ténor de la Vie.
Solitude ! Autel d'or où JE se déifie.

Miroir pour les hideux qui s'y retrouvent beaux.
Jardin des souvenirs. Futur plein de tombeaux.

Blanche épouse du silence. Bon cimetière
Dont chaque défunt peut toujours lever sa pierre.

Muscles du rachitique. Excès des gens moraux.
Solitude ! Chenille aux lauriers des héros.

Nid soyeux d'où les Espoirs s'envolent, colombes,
Pour revenir bientôt, Remords, dans tes décombres.


Solitude ! Ouvre-moi les bleus lointains où dort
La terre neuve à qui manque un conquistador.

Solitude ! Océan où mon esprit navigue
Parmi les îlots noirs et roses, sans fatigue,
Comme un grand albatros qu'amuse l'ouragan,
Avec douceur balance mon yacht élégant.


Louis Denise.


une lettre inédite

D' EUGÈNE DELACROIX


 Le Samedi 10 janvier 1857, au second tour de scrutin, par 22 voix sur 38, Eugène Delacroix fut nommé membre de l'Institut en remplacement de Paul Delaroche, mort le 4 novembre précédent. La lettre inédite que nous publions se rapporte à cette période et on peut en fixer la date ; elle fut certainement écrite le jeudi 8 janvier 1857. L'Artiste se rendit à la prière du catéchumène ; les polémiques furent suspendues ; il parut une simple note annonçant l'élection et ajoutant : « Parmi les candidats, on cite MM. Delacroix, Hesse, Lehmann, etc. » Déjà, le 6 décembre 1856, Delacroix avait écrit à Soulier : « A la vérité, je me suis porté pour être académicien ; mais il y a si longtemps que j'ai eu cette envie-là, que je commence à être blasé sur l'espoir ou la crainte à cet endroit. Malgré une certaine rancune persévérante, on me dit que j'ai plus de chances cette fois. Dieu le veuille! » Et après l'élection, il confie à M. Pérignon (21 janvier) : « Cette élection n'est pas plus mauvaise pour venir plus tard : la difficulté de l'obtenir en augmente pour moi la valeur. » Un peu plus tard, à M. *** : « Cela a rassuré bon nombre d'admirateurs... Il fallait l'étiquette. » L' Artiste, qui avait consenti à se taire avant, dut parler après. Il y eut dans le numéro du 18 janvier un article de Théophile Gautier ; sans enthousiasme, et avec un lyrisme qui ne sort pas du cœur, il se félicite du résultat : « L'idée romantique pénètre avec lui, enseignes déployées et tambours battants, dans la vieille citadelle classique ; le burg inaccessible a levé sa herse et laissé entrer le preux chevalier dans son harnais de guerre, que tant de horions n'ont pas faussé, etc. » En somme, Théophile Gautier cherche à éteindre sous un cliquetis de mots le bruit d'une défection qui ne fut même pas utile, puisque, comme Delacroix le constate lui-même, son influence à l'Académie se réduisit à presque rien. Cette lettre et le rappel de ces incidents peuvent servir du moins à montrer à M. Zola que l'on est toujours précédé par quelqu'un sur le chemin des reniements. Que c'est peu de chose, l'Institut, dans la vie d'un homme de génie ! Dans la vie de M. Zola, cela pourra compter,

R. G.



Eugène Delacroix a Clésinger


« Ce jeudi.

 Cher Monsieur, j'ai bien du regret de n'avoir été rentré assez à temps pour vous voir. J'accepte avec beaucoup de plaisir l'aimable partie que vous m'offrez avec vous et les convives dont vous me parlez. Je me presse de vous répondre pour vous demander de faire en sorte, si vous le pouvez, que M. Houssaye ne parle pas du tout dans l'Artiste de l'élection de l'Institut, ou que ce ne soit que de manière à ne point blesser les gens auxquels je vais demander leurs suffrages. Il est arrivé presque toujours, malheureusement, qu'à mon occasion on les a fort maltraités. Vous concevez comment dans cette occasion il est important pour moi que rien de semblable n'ait lieu. Au reste, je crois déjà m'apercevoir que beaucoup de mésintelligences dans ce genre-là commencent à s'aplanir. Soyez donc assez bon pour écrire un mot dans ce sens à M. Houssaye, je tâcherai de mon côté de le voir. Le numéro prochain doit paraître après-demain ; vous voyez qu'il n'y a pas de temps à perdre, s'il y a quelque chose à changer.
 A mardi donc, mon cher ami, et mille amitiés et admirations,

Eugène Delacroix. »

LE SENS ESTHETIQUE

chez les russes


 Je sors toute mélancolique d'une querelle avec Ivan Egorovitch.
 J'ai dû battre en retraite sagement: son irritabilité était extrême. Pensez donc! J'avais inprudemment froissé la fibre patriotique qu'il a si délicate.
 Mais, morbleu! il y a des gens qui mêlent le patriotisme où il n'a que faire. Je me rappelle avoir un jour fâché tout rouge un Italien, parce que je trouvais que son pays manquait de fraîcheur. Il aurait voulu tout avoir: et la Chapelle Sixtine et les brises de l'Océan. Une autre fois, j'ai été prise à partie fort brutalement par un Anglais, pour avoir osé prétendre que la musique était un art pour lequel les fils d'Albion avaient jusqu'ici montré peu de génie. J'ai failli aussi être dévorée vive par un Allemand, devant qui je m'étais laissée aller à dire que ses compatriotes étaient en général assez dénués d'esprit. Quant aux Français, on risque de s'attirer de méchantes affaires si l'on ne tombe pas à plat ventre d'accord avec eux qu'ils sont la première nation du monde.
 Il me paraît que le patriotisme consiste simplement à aimer son pays, et non pas à en déguiser les manques; à se dire : il est comme ça, mais je l'aime tout de même.
 Ivan Egorovitch, lui, dit autrement. Il dit : Je suis Russe, donc la Russie détient toutes les perfections.
 La grande querelle s'éleva sur un motif bien futile. J'offrais le thé dans un charmant service japonais, que j'avais assorti, par caprice et par amusante fantaisie, d'une de ces captivantes argenteries florentines aux statuettes finement ciselées. Ce furent ces innocentes cuillers qui firent bondir le prince.
 — Comment ! s'écria-t-il, vous méprisez l'argenterie nationale ! Oh ! princesse, je vous pardonnais tout: je vous pardonnais vos tapisseries des Gobelins, vos étoffes de Chine, vos divans turcs, vos chaises Louis XV, vos tableaux flamands et vos porcelaines de Saxe, quoique nous fabriquions en Russie des tentures, des meubles, des peintures qui les valent. Mais lorsque notre argenterie est, de l'aveu même des étrangers, la plus somptueuse qu'il y ait, aller l'emprunter encore aux autres, c'est impardonnable.
 — Mon cher prince, répliquai-je, vous me mettez dans l'embarras. Il est entendu, et je le concède avec plaisir, que l'argenterie est la seule chose à peu près propre que l'on trouve en Russie. J'aurais dû m'en pourvoir, ne fût-ce que pour vous montrer que je suis admiratrice de tout ce qui est beau, même si c'est russe. Mais ces petites bagatelles de Toula sont devenues d'un emploi si banal, que, mon goût

commence à s'en effarer. Et puis, je vous avouerai franchement que, loin d'avoir une prédilection pour cette « argenterie nationale », comme vous l'appelez, je la trouve le plus souvent d'un travail rudimentaire et peu distingué. C'est lourd, c'est riche, c'est cossu, si vous voulez, et cela ne coûte pas cher, ce qui est un avantage vraiment, mais ce n'est pas artistique. Pour laisser de côté les cuillers, toujours les mêmes avec leurs éternels dessins de lignes droites coupées à angles aigus, cela se borne à quelques représentations naïves d'une nature vulgaire, où la troïka, l'izba et une douzaine d'objets d'un usage commun sont exclusivement mis à contribution. Je suis lasse de ces timbales à thé et de ces boites à cigarettes où galopent perpétuellement trois chevaux emportant un moujik qui tire sur les rênes. Et lorsque l'argent est émaillé, c'est bien pis : ce n'est plus alors qu'un fouillis de chatoiements colorés, auquel on cherche vainement une intention même d'art; et l'estime qu'on en a rappelle la passion des nègres pour la verroterie.
 De fil en aiguille et des cuillers aux plus hautes manifestations de l'art chez les peuples, la dispute s'envenima. On passa en revue l'architecture, la musique, les lettres, le théâtre, Ivan Egorovitch se cramponnant, ne lâchant pas d'un cran son enthousiasme aveugle et entêté pour son incomparable patrie, prétendant me faire violence et me prouver que la Russie, loin d'être inférieure en art à quelque autre nation que ce soit, les dominait toutes de son antique splendeur, de sa vitalité présente et de son avenir infiniment fécond. Il est certain que ses raisons n'étaient que d'orgueilleuses et absurdes affirmations, et qu'au seul toucher des faits ses prétentions s'affalaient dans la plus grotesque des fondrières. N'importe, il n'en démordait pas. Pour ne pas l'irriter jusqu'au paroxysme, je ne lui dis pas les trois quarts des choses que j'avais sur la langue. Ce que je me permis d'exprimer suffit pourtant à le mettre hors de lui : car après deux heures de cris, à bout de forces, il partit furibond.
 J'étais navrée.

 Qu'y faire? Plus j'y pense, de la meilleure volonté du monde, plus je me convaincs, avec une vraie tristesse, que chez les Russes le sens esthétique n'existe pas.
 Je fais à l'instant la réserve des Russes qui ont reçu la culture européenne et qui, plus ou moins, se sont poli l'épiderme au contact d'une civilisation. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur leur compte.
 Mais entrez dans une maison peu suspecte d'occidentalisme. Vous êtes surpris du mauvais goût qui s'y étale. Je dois même dire qu'il ne s'y trouve pas de goût du tout, afin de pouvoir disposer du terme « mauvais goût » pour les gens qui l'ont différent du mien. C'est un logement inélégant, informe, vulgaire, vaste comme une caserne ou réduit comme un placard, suivant l'état de fortune de celui qui l'habite, bien pourvu de poêles énormes, épaissement muré, et où les précautions contre le froid sont minutieusement prises. Les meubles sont n'importe lesquels, sans style. S'ils en ont un c'est par hasard, à l'insu de leur propriétaire, qui les a achetés sans considération autre que celle de leur utilité : et alors, par la disparate et le désassortiment où ils se voient soumis, ils sont d'un effet plus lamentable que l'absence même de recherche dans l'ameublement. Les pièces d'ailleurs sont fort nues. On y a mis l'indispensable : et dans cet indispensable ne sont compris ni ce qui flatte l'oeil, ni ce que comportent l'affinement des moeurs et les récentes exigences du confort moderne. Si le désordre règne en souverain dans la maison, et c'est l'habitude, l'aspect de la salle à manger encombrée de vaisselles malpropres et de linges graisseux, des salons râpés, aux soies effilochées, aux rideaux poudreux, aux tables de guingois où s'éparpillent des quotidiens éployés et des numéros avariés de revues, aux tapis jonchés de crachats et de bouts de cigarettes, des chambres à coucher où l'on dort tout botté sur des divans défoncés, cet aspect honteux d'intérieur russe provoque à de spéciales méditations sur la culture des êtres qui s'y complaisent. Quand l'appartement est en ordre, oh ! l'atrocité des rangs de chaises alignés le long des parois ! Si parfois – pas en Russie – un beau désordre est un effet de l'art, en Russie, par contre, l'ordre ne peut être autre chose que la méthode de l'affreux.
 A moins de l'avoir contemplée, on ne peut se faire une idée de l'horreur sépulcrale de la maison russe. Quelques casernes, les plus innomables, de faubourgs européens sauraient seules en offrir un aperçu. De grands murs ocre, troués de rectangles implacables où ne frissonne jamais un vantail de fenêtre qui s'ouvre ou se referme, sans un relief, sans un balcon, sans une terrasse, sans une ligne harmonieuse, sans une variation plaisante dans la mortelle rectitude des formes, c'est la nudité, le vide, le morne, l'incommensurablement laid. N'y eût-il que la façade, c'était déjà suffisant. Mais la façade est la moindre partie de ces immeubles repoussants. De la rue, par l'énorme porte cochère, primitive et informe comme une entrée de grange, il faut accéder dans les cours intérieures et jeter un coup d'œil d'épouvantement sur les corps de logis hideux qui s'y succèdent. Des centaines de petits appartements nauséabonds n'ont d'autre horizon que le badigeon infernalement jaune de la muraille qui fait face. Ce n'est pas la pierre, c'est la brique plâtrée dans son ignominie. Aussi, ne voit-on pas de figures aux fenêtres, qui d'ailleurs sont encastrées et immobiles : de simples trous pour laisser descendre d'un coin de ciel terne une lumière grise. Du dehors, ces caravansérails grouillants ont l'air déserts. Quel œil songerait – le pût-il – à percer l'opacité des doubles vitres crasseuses et à laisser trainer des regards mélancoliques sur l'infortune de la cour russe?
 Ce n'est guère que le long de deux ou trois voies élégantes de Pétersbourg que l'on rencontre des maisons ayant un aspect. Mais quel aspect ! D'horribles moulures singeant des motifs architecturaux archi-connus, des frontons mal équilibrés, des corniches banales, des colonnes d'une niaiserie de conception à faire grincer des dents, tout un méli-mélo burlesque d'ornements de hasard, employés n'importe comment, sans pensée et sans discernement, jetés là par de maladroites mains avec le seul but de manifester par une surcharge quelconque l'habitation riche.
 Les édifices publics, palais, églises, théâtres, écoles, hôpitaux, sont encore plus tristes à contempler. On a l'habitude de voir se manifester une parcelle au moins de l'âme d'un peuple dans ses grands monuments nationaux. L'Italie, l'Espagne, la France, l'Allemagne, l'Angleterre et jusqu'aux moindres pays ont une œuvre de pierre dont ils sont fiers et où revit leur histoire en signes originaux et incontestables. En Russie, rien de pareil : les édifices ne remémorent rien, d'abord parce qu'ils sont laids, ensuite parce qu'ils ne sont pas russes. Au nom du ciel, qu'est-ce que vous voulez que j'éprouve, quand on me conduit devant une immense bâtisse, vulgaire, informe, monstrueuse, n'ayant de remarquable que l'espace qu'elle couvre et qu'on me dit : Ça, c'est le Palais-d'Hiver, ou : Ça, c'est la résidence de l'Empereur, ou : Ça, c'est le Grand-Théâtre, ou : Ça, c'est l'Académie des Sciences ? Que dois-je ressentir, en vérité, lorsque, sous prétexte de grand art, on me montre un pastiche de palais florentin ou une médiocre réduction de Saint-Pierre de Rome? Je regarde, je reste rêveuse de ces entassements inutiles ou de ces formes galvaudées, cela ne me dit rien, cela m'écœure.
 N'est-il pas incroyable, me dis-je, qu'un grand pays, un pays qui aspire à tout, un pays qui a des ambitions démesurées, n'ait pas d'architecture ! L'architecture a toujours été l'un des signes évidents de la prééminence d'un peuple. L'histoire est là pour montrer qu'aucune nation n'a exercé d'empire qui n'ait apporté sa formule architecturale. La Russie serait le premier exemple du contraire : il est vrai qu'elle n'exerce pas encore d'empire. Je vois les Egyptiens, les Assyriens, les Grecs, les Romains, les Byzantins, les Arabes, les Persans, les Turcs, les Incas du Pérou et les Aztèques du Mexique ; je vois tous les peuples de l'Europe occidentale, depuis leurs pieux balbutiements de l'An mil, jusqu'à leurs ingénieurs actuels qui construisent avec le fer pour matière et l'équation pour principe d'art. Tous ont laissé ou laisseront quelque chose d'eux, quelque trace originale sur le sol qu'ils ont foulé ou foulent encore. De l'âme russe, au contraire, il n'a pas jailli la plus petite pensée ; l'âme russe est restée muette. Et les Russes, qui pourtant, fût-ce avec les plumes de paon, veulent être parés comme une nation qui compte, en sont piteusement réduits à copier ou à démarquer en Vandales les modèles étrangers. Ils ont successivement pillé Byzance, la France et l'Italie. C'est Byzance qui a le plus fourni. Presque toute l'architecture religieuse est byzantine : et rien n'est cocasse, ridicule, affligeant comme ce monstrueux à peu près des merveilles néo-grecques, au milieu de ces steppes neigeuses qui étaient faites pour tout autre chose. On peut même prétendre qu'à l'exception de l'architecture grecque, qui fait encore plus mal, c'était la dernière architecture à choisir – étant donnée que la Russie est incapable de s'en créer une. Enfin, il y a à cela – je le veux bien – des raisons historiques et religieuses que le goût ne connaît point ! Pour la France, c'est le xviiie siècle qui a écopé : et d'un bout à l'autre de la Russie, d'Arkhangel à Astrakhan et de Kiev à Orenbourg, il ne se rencontre pas un seul monument, petit ou grand, où se révèle quelque chose. Pardon ! il y en a un. Il y en a un, qui sans être un chef-d'œuvre, sans être une manifestation bien décidée de la conscience slave, sans être même beau, trahit cependant, en quelques parties, une intention de réaliser une pensée originale, de caractériser le pays, de s'approprier au sol : c'est le Kremlin. Mais ce sont les Italiens qui l'ont construit.

 La peinture n'est pas plus heureuse. Mon Dieu ! j'en suis bien fâchés pour les peintres russes, dont quelques-uns sont mes amis et ont, certes, surtout à ce titre, beaucoup de talent : mais à l'heure qu'il est, après avoir vu quelque trente ou quarante de leurs expositions, soit en Russie, sans concurrence, soit à l'étranger, en compagnie internationale, il m'est absolument impossible de dire en quoi consiste la peinture russe. Que je vois représentés des paysans de l'Ukraine en goguette ou un baptême des Slaves sous Vladimir, je dirai, sans doute : Voilà un sujet russe : mais jamais de n'aurai assez de flair pour déclarer : Voilà d'un peintre russe. Je ne pourrais guère fonder cette supposition que sur la mauvaise exécution du tableau. Je cherche en vain, depuis des années, quelque caractère à ce qu'on appelle emphatiquement l'école russe. Hélas ! c'est qu'il n'y a pas là d'école, mais seulement des élèves de toutes les écoles. On peut disserter sur la somme et le genre des influences qui s'y exercent : tenter d'en rechercher les tendances serait méchamment ironique. Ce qu'il faut observer, par contre, c'est que, dans l'honnête moyenne où elle croupit, la peinture russe ne réussit guère à donner un spectacle supportable que dans le paysage et la scène de genre. Elle doit s'y cantonner, sous peine de devenir franchement grotesque. Tout ce qui s'appelle l'histoire, le nu, le portrait, la légende religieuse ou mythologique, la décoration est sans valeur ou n'existe pas. Ce ne sont pas les deux ou trois toiles à grand fracas et à tsars costumés, qu'on parvient à citer dans une production d'un siècle, qui me feront changer d'avis. Mais l'effroi de l'effroi, l'abomination de la désolation, c'est l'horrible peinture officielle. Ah! les batailles contre les Français, les Turcs ou les Asiatiques ! les états-majors groupés sur une colline ! les revues navales ! les couronnements ! Il n'y a alors qu'un parti à prendre : fuir.
 Et que dire de la sculpture qui ne soit plus désolant encore? Sans doute, il vient un nom sur les lèvres, un seul : mais, voile-toi la face, Sainte Russie ! C'est celui d'un israélite.

 Il faut que j'en vienne à la musique pour pouvoir me livrer à des constatations moins cruelles. Je serai juste : il y a une musique russe. La musique est même l'unique art qui ait quelques racines en Russie : j'entends qui n'y ait pas été transplanté et cultivé en serre, mais y ait germé, en plante aborigène, à l'ombre des forêts de bouleaux et sur les rives des grands fleuves.
 Il faut cependant se rendre compte jusqu'à quel point elle plaide en faveur du sentiment esthétique de la nation. Le fait d'avoir une musique signifie-t-il grand chose ? Non, sans doute, si cette musique n'est pas elle-même artistique. Ne savons-nous pas que tous les peuples, jusqu'aux plus sauvages, ont leur musique, comme ils ont leurs danses et leurs légendes. Musique, danses, légendes, ce sont plutôt des attributs humains que les signes d'une supériorité de civilisation. On les retrouve en Russie, comme on les rencontre en Chine, au Maroc ou chez les Niam-Niams. Ce n'est donc pas sur leur existence, mais sur leur caractère, leur fécondité, leur évolution dans les sphères intelligentes de la société qu'il faut se fonder pour juger du plus ou moins d'aptitude d'une race à percevoir le beau.
 Pour moi, je dois l'avouer, je trouve la musique russe assommante. Je m'efforce pourtant de donner congé à mes délicatesses, et je me demande sincèrement ce qu'elle vaut. C'est avant tout et malgré tout une musique populaire : telle elle est née, telle elle est restée en dépit des plus consciencieux efforts. Le peuple, qui l'a engendrée, l'a faite à son image, monotone, triste, langoureuse, mais d'une mélancolie de chose, de paysage, plutôt que de sentiment ou de pensée. Elle commence sans qu'on sache pourquoi, se poursuit indéfiniment, avec des retours sur elle-même, sans discontinuation, sans parties, sans mouvement autre que ce flux incessant et ce reflux des mêmes ondes sonores revenant sans trêve battre l'ouïe, comme une mer uniforme tourmente un bout de grève. C'est un tissu toujours semblable, où sur la chaine de longs accords primitifs rôde la trame non d'une mélodie, mais d'une phrase de quelques mesures passant et repassant à satiété. Fort simple, l'harmonie, avec ses éternelles modulations par le dominante des majeurs aux mineurs et des mineurs aux majeurs relatifs, n'a cependant ni rigueur, ni sécheresse : elle est, au contraire, fluide, inconsistante, souvent insaisissable aux oreilles peu exercées et leur paraissant beaucoup plus compliquée qu'elle ne l'est vraiment. Cette illusion est produite par les entrées successives des voix, qui n'entonnent jamais à la fois, mais se pourchassent, s'entraînent, se complètent, se dissocient, procédant par gonflements et décroissances, s'évanouissent et reviennent, livrées chacune à une sorte d'improvisation propre dans le schéma symphonique général. Un même accord réel offre ainsi une apparente variété. Par là-dessus se brode le thème, toujours identique et toujours mobile, en fantaisistes arabesques capricieusement jetées, dans une interminable série d'effets obtenus par les seuls changements de timbre, de rythme et d'expression. L'accompagnement d'un accordéon angoissé, d'une clarinette capricante et de cris divers contribue à marquer cette musique d'un cachet spécial que je suis la dernière à méconnaître.
 Je ne dissimulerai donc point, après ce satisfecit non marchandé, l'ennui profond et accablant qui s'exhale en épais brouillard de ce marécage d'harmonie. Les mélopées crées sur l'immense et uniforme terroir russe se ressemblent toutes tellement, que, si l'on n'est pas né moujik, on a bien de la peine à les distinguer. Est-il seulement certain que les moujik ne s'y perdent pas? C'est, là-dedans, leur âme bornée qui vagit toujours de la même façon. Il n'y a guère de sensible que la différence entre la languissante et torpide tristesse et les éclats de gaieté rurale, où le rythme s'accentue, se précipite, se dialogue et se transforme enfin en une sauvage galopade à grands coups de talons de bottes. Du reste, presque tous ces chœurs observent la même gradation; cela commence en plainte lamentable, et cela se termine par une danse de forcenés. Il ne faut pas y chercher de belles choses : c'est déjà beaucoup que l'on y trouve du caractères ! On risquerait de fouiller longtemps avant de rencontrer une phrase présentant un intérêt artistique. Des inspiration de la valeur de l'air. « En descendant le Volga » sont plus que rares. Le manque de souffle de cette nation pauvre de génie est curieux à constater là justement où elle fait preuve de quelque faculté.
 Toujours préoccupés de faire valoir leur pays et de gonfler ses mérites, à l'adresse des Occidentaux qu'il s'agit d'éblouir, les Russes ne craignent pas de mettre leurs chants populaires en parallèle avec les lieder allemands. C'est vraiment bouffon ! Si l'on me demandait mon avis, j'affirmerais hardiment - en auditrice très désintéressée, je le jure - que dans deux douzaines de lieder il y a plus de génie que dans toutes les piesni de la Russie accumulées - et Dieu sait s'il y en a ! Et si l'on m'y poussait, j'irais jusqu'à leur préférer les flores musicales de petites provinces comme la Bretagne ou la Sicile, qui n'ont pas moins de caractère et beaucoup plus d'idées.
 L'art qui s'est greffé sur ce répertoire pour accordéon, balalaïka et chœur rustique, demeure irrémédiablement hybride. Les compositeurs n'ont pu être suffisamment inspirés et portés par le souffle de leur patrie pour accoucher d'un art authentiquement national. Il s'agit donc bien là d'une véritable greffe. Car que sont-ils, au fond, et que font-ils, les compositeurs russes ? Ce sont de simples élèves des Allemands, et qui s'imaginent peut-être faire original et créer une musique russe parce qu'ils prennent parfois pour thèmes des motifs populaires et les développent suivant les procédés et dans l'esprit germanique - avec moins de souplesse souvent, moins de profondeur ordinairement et moins de talent toujours. Je ne nie pas qu'il ne leur soit arrivé de temps en temps de nous donner de jolies choses : c'est d'habitude lorsqu'ils ne sont pas hantés de l'ambition de faire russe et qu'ils se laissent tout simplement aller à leur inspiration d'honnêtes disciples. Mais, les brigands ! quand ils se lancent dans leurs élucubrations touffues, leurs symphonies légendaires, leurs tableaux descriptifs, leurs scènes pittoresques de la Russie-Blanche, de la Transcaucusie ou du Baïkal, leurs entrées solennelles à Moscou et leurs opéras slavons, ils sont affreux. Ce sont alors de ces énormes pages, pédantes, indigestes, compassées, suantes d'ennui et de médiocrité, sans conception et sans esprit, où sont versées à grands seaux, comme dans un tonneau des Danaïdes, toutes les combinaisons des cours d'harmonie et toutes les sonorités des traités d'instrumentation. C'est long, c'est pénible, c'est mortel comme un voyage de Tobolsk à Irkoutsk. Et l'on proclame que, sortie enfin des limbes populaires, la grande musique russe est fondée! Il y a quelques musiciens, je n'y contredis pas: mais la musique russe! Allons, avouons-le sans honte, sans réticence et sans récrimination, il n'y a encore qu'une seule musique russe : c'est la musique polonaise.

 Et la littérature! cette fameuse littérature, qui fut récemment révélée au monde, excitant partout les plus vifs enthousiasmes, soulevant les foules, ameutant les intelligences, lesquelles se ruèrent avec frénésie sur ce nouveau butin! J'entends encore Ivan Egorovitch me narrer en termes peu modestes cette extraordinaire aventure.
 — Eh bien! jubilait-il, nierez-vous toujours, en face de ce triomphe, la puissance de la pensée russe, capable de s'imposer si souverainement à cette Europe civilisée dont, soi-disant, nous tenons tout? Voyez l'œuvre de nos auteurs. Ils ont créé une humanité inconnue avant eux, fait surgir une race toute vibrante de désirs imprévus, sensible, nerveuse passionnée comme aucune, douée d'une autre conscience à la fois plus troublante et plus noble ; ils ont évoqué un univers de conceptions et de sentiments dont l'Occident n'avait nulle idée; ils ont doté la littérature de l'âme d'un peuple, âme extraordinairement riche et féconde, profonde, comme un océan, infinie comme les cieux. Et tous se sont courbés, subjugués par la grandeur de ce spectacle, ne trouvant plus de mots que pour admirer, n'ayant plus de sens que pour s'initier autant qu'il leur était permis à ces splendeurs dévoilées.
  Oh! le prince était d'un lyrisme ! Il me semble même l'avoir entendu proférer:
  — Le xviime siècle a été le siècle français; le xviiime a été le siècle allemand; le xixme est le siècle russe.
  Mon Dieu, que sera le xxme? C'est à faire frémir.
  Hélas! il en faut bien rabattre. Sans entrer dans une oiseuse discussion sur l'intérêt qui s'attache depuis une demi-douzaine d'années aux écrivains moscovites, sans rechercher si cet intérêt n'est pas sollicité par des raisons historiques, sociales, voire politiques — et pour en rester simplement au sens esthétique des Russes, la seule question qui m'occupe maintenant — je dois faire remarquer que la littérature est une matière fort complexe. Elle n'est point un art pur comme la peinture ou la musique. Il ne suffit pas de dire qu'un peuple écrit pour laisser entendre qu'il est artiste; il faut encore savoir ce qu'il écrit. Car le besoin d'écrire ne s'empare pas seulement de celui qui veut réaliser le beau : mais de quiconque désire annoncer quelque chose à ses semblables, fût-ce une méthode d'engrais pour la culture des pommes de terre ou une nouvelle façon d'accommoder le veau. Or, on conviendra que des dissertations scientifiques ou philosophiques, quelque profondes qu'on les suppose, ne sont point proprement des manifestations d'art; on accordera même que les genres éminemment favorables à l'expression artistique, la poésie, le roman, le théâtre, n'acquièrent une valeur littéraire que par certaines qualités de conception et d'exécution qui les distinguent des entreprises d'intérêt uniquement spéculatif ou pratique. Que dira-t-on d'une œuvre où la forme, en petit négligé, ne présente qu'un obscur amalgame de mots et de phrases accumulés sans choix, sans discernement, sans intention, indifférents à habiller la pensée d'un vêtement qui lui donne une tournure; où le fond n'offre aucune recherche du beau, du pittoresque, du spirituel, de l'original, et se borne à quelques constatations banales de la vie courante aussi pauvrement imaginées que stupidement dites? Lors même que quelques sentiments moins superficiels, quelques opinions moins faibles qu'ailleurs s'y prélasseraient, lors même qu'on y verrait sévir une de ces idées puissantes qui exercent une action certaine sur les masses, que serait-ce qu'une telle œuvre, si la vulgarité du style et la bassesse de l'esprit la taraient irrémédiablement? Jugeons la Russie sur la littérature, je veux bien: mais ne nous forgeons pas d'illusions sur son sens esthétique avant d'avoir reconnu jusqu'où s'élève l'esthétique de sa littérature.
  Il y a deux sortes d'écrivains russes: ceux qui sont russes et ceux qui ne le sont pas. Ces derniers, véritablement, n'ont rien à faire dans le débat. Hynoptisés par l'Europe, alors dans tout l'éclat du romantisme, ils ont reconstitué, d'un peu loin, mais avec un réel talent d'adaptateurs, à l'usage de leurs compatriotes peu lettrés, Shakespeare, Byron, Schiller, Musset et Lamartine, ils ont poussé le souci de leur réputation jusqu'à affubler de noms russes des héros aux âmes germaniques ou latines et à les faire se mouvoir, agir, aimer et déclamer dans des paysages de l'Ukraine ou du Caucase : à cela se monte leur part d'invention. Quand, sous prétexte de couleur locale, ils recourent aux moujiks, ce sont des moujiks d'opéra-comique. Cela n'est peut-être pas plus laid qu'autre chose: mais, pour ma part, je ne tiens pas tant à ce décor de fantaisie, et, pour le reste, je préfère lire Shakespeare, Byron, Schiller, Musset et Lamartine dans le texte.
  Avec les « années quarante », nous arrivons aux écrivains russisants. Mais alors le ton change. La méthode, qui de plus en plus s'affirme, consiste en un réalisme rustaud, terre à terre, aussi dépouillé de prestige qu'il est possible, s'efforçant de se ravaler à la vulgarité de la vie, de s'y accrocher, de l'étreindre de l'exprimer toute, dans son humiliante abjection. Il n'est plus question de rivaliser avec l'Occident en poésie, en grâce, en splendeur, en délicatesse, en intelligence: il s'agit de s'installer enfin à sa cuisine, d'attraper la Russie comme une vieille oie qui a échappé jusqu'ici aux doigts des marmitons, mais qu'il est grand temps d'utiliser, et de la servir, dans son horreur de bête coriace, aux mâchoires assez solides pour y mordre et aux palais assez grossiers pour y trouver du goût.
  Les gâte-sauce russes ne se sont pas mis en frais d'invention. Créer un art littéraire national, à quoi bon! Il leur parut bien suffisant de démontrer l'existence de la Russie par de gros récits familiers où défilerait la foule des gens rencontrés quotidiennement sur le terroir monotone des campagnes ou dans les rues maussades de Saint-Pétersbourg ou de Moscou: tchinovniks de tous les degrés, nobles, petits nobles, marchands, officiers, popes, moines et le troupeau imbécile des paysans, avec leurs habitudes, leur langage, leur grouillement banal et bête, leurs pauvres intrigues, leurs innombrables verres de thé et leurs plus innombrables petits verres de vodka. Et le bel œuvre commença, se développa, se continue et se poursuivra longtemps, devenant de plus en plus plat à mesure que s'émousse ce que l'entreprise pouvait d'abord avoir de nouveauté. On assista, on assiste encore à ce spectacle mais de la Russie mangeant, buvant, se soulant, faisant des affaires, vendant, achetant, cultivant son blé, se mariant, procréant des enfants, causant de balivernes, chassant, jouant au wint et volant des roubles, dans le train-train ordinaire de la vie — de la vie russe, ce qui est le comble du train-train ordinaire.
 Et il ne faudrait pas croire que ce soit là du réalisme. Si l'on emploie ce terme pour cataloguer les produits de ce côté-ci de la Vistule, c'est que le mot patronillisme n'existe pas. Il y a autant de différence entre le réalisme et la façon dont les Russes se servent d'une plume, qu'entre les tableaux de François Millet et de Théodore Rousseau, par exemple, et les photographies que les amateurs en promenade tirent des paysages de Barbizon. L'écrivain russe ne voit que la vie réelle, et cela non comme moyen d'art, mais comme but. Il ignore profondément ce que c'est que de faire naître une impression par une description, une scène, un type, un récit. Pour lui, un personnage n'est autre chose que monsieur un tel, dont il vous raconte bêtement l'histoire sans couleur, sans relief, sans dessous, sans atmosphère, et qu'il vous présente comme on vous présente dans l'existence civile des tas de gens, qui intéressent ou n'intéressent pas, pour pouvoir causer d'eux, cancaner sur leur compte, dévoiler leurs petites affaires, narrer leur mariage, leurs aventures, leurs vicissitudes, les plaindre ou se moquer d'eux, suivant que l'on est porté au sentimentalisme ou à la raillerie. Ce n'est pas autre chose que du reportage sur des individus qui n'ont ordinairement pas même le mérite d'être historiques ou simplement connus de vous. On ne peut se faire une idée, en Europe, où les écoles réalistes n'ont jamais cessé de rester littéraires — quel que soit d'ailleurs le jugement qu'on porte sur elles — l'inconcevable gargouillement auquel se complaît la prose russe. Le réalisme n'est point la négation de l'art: c'est, au contraire, une forme de l'art. On a le plaisir, chez un romancier français, anglais, allemand, d'admirer les proportions de l'œuvre, le souffle, la puissance de l'observation, qui consiste non pas dans l'amoncellement d'une foison indistincte de détails, mais dans leur choix, leur ordonnance, leur caractère spécial et frappant de vérité, la perspective des plans où se détachent en vigueur les figures principales, celles-ci bien assises, mises en lumière, solidement et magistralement exposées, tandis qu'autour d'elles, les poussant et les soutenant, les motifs secondaires sont groupés dans une savante et méthodique architecture, qui favorise l'unité de l'ensemble et contribue à maintenir l'édifice dans l'équilibre et l'harmonie qui lui conviennent. Chez le romancier russe, rien. C'est un gâchis de scènes journalières qui se succèdent les unes aux autres, au hasard des événements, avec l'absurdité du relatif et l'inanité du concret, sans vision supérieure ou, du moins, différente de la manière de voir et de sentir de la foule, vision qui seule constitue l'artiste, dont le rôle est justement de révéler à la masse des esprits inféconds les aspects nouveaux qu'il découvre aux choses. Et, suprême reproche, qui peut-être les contient tous: point de style. Le livre russe est mal écrit. Pis: il n'est pas écrit.
 Qu'y a-t-il à ajouter à cela? Bien loin d'être à invoquer, cette littérature constitue une preuve de plus du manque complet de sens esthétique chez les Russes.
 Il n'y a guère que deux écrivains qui aient eu quelque conscience de ce que c'est qu'écrire. L'un, l'initiateur même de ce pseudo-réalisme national, et qui n'espérait, sans doute, pas un pareil succès de progéniture, après avoir copieusement sacrifié au romantisme, fut entraîné par le mouvement de réaction qui produisait Dickens en Angleterre, Balzac en France, tout en gardant cependant de ses premières fréquentations les instincts de couleur, de recherche dans l'expression, de scintillation dans la description, de pittoresque dans le récit, qui lui créeront une place avouable dans les faites littéraires. L'autre, le pilote dont le définitif coup d'aviron poussa complètement l'esquif des lettres russes dans le remous glauque et lent où il stagne depuis lors, participa à l'établissement du naturalisme de concert avec plusieurs romanciers français en compagnie desquels il vécut, dont il partagea les tendances et pratiqua l'esthétique; il affirma toujours, du reste, ses relations avec l'Europe, s'en réclama et arbora glorieusement le surnom d'« Occidental », dont ses compatriote le chargeaient avec colère et souvent même avec mépris. Ces deux écrivains seuls conservèrent un style en prenant une âme russe. Les autres ont peut-être une âme russe, mais ils écrivent comme des co...saques.
 Je ne nie pas qu'à d'autres points de vue des œuvres russes ne puissent avoir quelque valeur. Ce ne sont point des œuvres littéraires, mais ce seront, si l'on veut, des œuvres documentaires, morales, sociales, politique, philanthropiques, religieuses, mystiques même — quoique, à mon avis, le mysticisme slave ne soit rien moins que du mysticisme. De là, sans doute l'erreur des bons enthousiastes de la Russie au sujet de cette librairie. Ils se sont extasiés devant ce fatras de grandes idées humanitaires, ces théories communistes, cet apitoiement sur la souffrance du peuple, ce larmoiement universel, ces diatribes contre l'ordre contemporain, ces retours au christianisme primitif et ces auteurs confectionnant des bottes à leurs moujiks, sans se douter que ces belles choses sont tout ce qu'on voudra, excepté de la littérature.
 A ce propos, une bonne anecdote que m'a contée l'autre jour Micha.
 Il revenait de je ne sais plus où et rencontra dans le train le comte T***, fils du célèbre écrivain.
 — Tiens, où allez-vous comme ça ?
 — A Moscou. Je vais acheter des bottes.
 — Vraiment? Je croyais que votre père...
 — Ah! oui, parlons-en... Les bottes à papa?...
 Et il exhiba d'un air navré ses chaussures qui menaçaient ruine.
 Ce qu'il faut comprendre, c'est que le livre russe n'a point pour but l'art ; c'est avant tout une sociologie de combat. Né du despotisme gouvernemental, vivant de lui, il n'est vraisemblablement pas destiné à lui survivre. Car que dira-t-on, lorsqu'on aura le droit de tout dire? Ces romanciers, ces humoristes, ces auteurs dramatiques, ces poètes même, n'ayant plus aucune retenue à garder, sacrifieront carrément la forme littéraire qui leur pèse et deviendront autant d'avocats, de discoureurs, de politiciens, de journalistes. Leurs idées ne vont pas au-delà de cette terre, et dans cette terre au-delà de l'empire, et dans l'empire au-delà de la meilleure façon de s'y installer pour avoir le ventre satisfait et l'esprit à l'aise. Leur seule raison d'être et leur seule puissance vient de ce qu'ils ont eu la chance de naître dans un pays qui est loin de réaliser l'état social auquel l'homme moderne est en droit de prétendre. Quel excellent prétexte à tagage! Quelle source inépuisable d'énormes in-octavo ! On fit sous toutes les couleurs le procès au gouvernement, on tarabusta l'administration, on flagella le tchinovnisme, on évoqua en tableaux sombres la souffrance du peuple, on dressa comme un fantôme vengeur le moujik abruti ou le révolutionnaire abruti comme la corruption des grands et l'arbitraire des maîtres, on dépassa quelquefois les limites permises, on fut trop clair dans l'allusion et le sous-entendu, on paya ces audaces de la prison, on alla en Sibérie : ce fut très beau. Mais à cela se borne l'intérêt de la littérature russe. Elle offre un sujet d'étude aux historiens et aux philosophes : elle ne regarde en rien les artistes. On peut presque dire, sans crainte de faire un paradoxe, que cette littérature si frondeuse est redevable de son existence à l'autocratie. N'est-ce point sous le règne oppresseur de Nicolas qu'elle a poussé ses plus vigoureuses branches, celles dont les Russes sont le plus fiers ? Mon Dieu! que serait-elle devenue, s'il n'y avait pas eu le servage? Otez le servage, vous la démolissez toute. Preuve évidente qu'elle n'est qu'une grosse agitation de questions sociales. Rien de comique à cet égard comme ce qui arriva au plus grand poète russe — le seul, du reste, et qui n'est, au fond, qu'une sorte de mauvais Jules Vallès qui aurait gâté sa prose en la mettant maladroitement en vers taillés à coups de hache; car on conçoit que la poésie n'ait pas précisément élu domicile en Russie. Le jour de la libération des serfs lui porta un coup mortel. Il n'avait jamais chanté que les misères de l'esclavage. Une fois sujet ravi, il cassa sa lyre.

 En somme, dans toutes ces tentatives, dans ces efforts, ces à peu près pour créer, ne fût-ce que dans un seul domaine, un art national, je ne vois que le néant pour résultat. Tout au plus y eut-il quelques artistes solitaires. Dans un pays de cent millions d'habitants, qui depuis deux siècles est en relation intime avec l'Europe, dans lequel tant de races se mêlent et où tant d'étrangers viennent se fixer et faire souche, il eût été étonnant qu'il n'en émergeât pas quelque-uns. Mais aucun n'a réussi à faire œuvre qui compte: n'a été assez

puissant pour qu'on puisse dire : Il y a lui! Leurs manifestations sont restées isolées, sans écho et sans fécondité. Ni en architecture, ni en peinture, ni en musique, ni en belles-lettres l'art russe n'existe. Il n'y eût ou sur le globe, à la place de la Russie, qu'un vaste désert, que la civilisation cathétique du monde n'eût pas varié d'un iota. C'est une nation qui, en art comme en tant d'autres choses, est restée stérile et, suivant toute probabilité, le demeurera.

Princesse Nadejda.

CONTES D'AU—DELA

LES ILLUSOIRES CARESSES


 — « Mauvaises conseillères, les heures de solitude et de nuit, où les papillons noirs viennent brûler leurs ailes de ténèbres à la flamme du Rêve ! Je suis las, oh très las de remuer vainement, sans cesse, l'incohérente bouillie de souvenirs qui grouille en moi, surgissant à la faveur des associations imprévues, non désirées, ainsi qu'un vilain homme fond sur vous, issu du brouillard, où l'on ne l'a pas deviné.
 « La vie ?...une bien monotone et bien triste succession de grises choses quand ne l'éclaire pas l'incendie des désirs sensuels ou ambitieux. Et alors, là même, c'est l'étreinte forcée, brutale, de la réalité, le cruel corps à corps avec la sensation, l'ennemie, qui a vite fait de fatiguer l'élan initial, avide de mieux et se heurtant à l'infranchissable barrière du dégoût rapide, fatal, dont il meurt.
 « Les bras, tendus avec foi, avec force, vers les inconnus soupçonnés, idéals, retombent plus découragés, plus mols, et incapables de recommencement, dès qu'ils ont connu l'éloignement interminable du but, et qu'ils le tiennent pour chimère.
 « Alors, pourquoi continuer la série des actes nécessaires, bien qu'inutiles, perpétuer l'attente de l'irréalisable, et le sachant; pourquoi ? Et souffrir des contradictions à sa nature, des chocs imposés, se perdre en des rébellions qui n'aboutiront pas. Quand il serait fort simple de descendre sans secousses, les yeux clos, dans le calme apaisant du seul Nirvanâh possible, le Néant! C'est que demeure en l'âme, meurtrie mais lucide, raisonnable et pleinement consciente, un minuscule et perfide levain de curiosité malsaine, déçue d'avance, et qui persiste cependant; un besoin de voir le lendemain, s'il sera semblable à hier, à aujourd'hui, à toujours. Tout me dit qu'il le sera... peut-être ? Combien se posèrent le problème, sans arriver à le résoudre, et qui transigèrent en cherchant les merveilleux, les introuvables Edens, aux horizons radieux de lumière pure et de voluptés jamais ressenties, les Edens fertiles en enchantements renouvelés à l'infini,

en les cherchant dans les ivresses fortuites, passagères, certes immensément attrayantes, dont l'unique défaut est de procurer un réveil trop pénible, une trop lourde désillusion, une fois dissipées. Ces volontaires hallucinations sont donc insuffisantes et mauvaises, car elles favorisent l'intrusion des mélancolies et des dégoûts, qui vous attendent à leur sortie -- comme si la seule existence, sans cela, ne suffisait pas.
 « Pourtant, je ne suis pas sceptique, et voudrais croire. Croire... à quoi! L'expérience, acquise avec la naissance, est un legs ancestral que je ne puis rejeter. Ah ! faire peau neuve, redevenir l'être primitif auquel ne manquait pas les bases essentielles de croyance, parce que les siècles ne les avaient pas détruites !
 « Car le ciel est bien morne où brillent les éternelles étoiles vaguantes, les mêmes que regardèrent ceux d'il y a trente siècles, plus... que sais-je! Et ce que je dis là fut proféré, il y a longtemps, fort longtemps, pour la première fois. Et même, est-ce qu'elle exista cette première fois ?... Risible murmure que celui des paroles humaines, les infidèles traductrices de pensées.
 « Voici le regard blême du jour, et je n'ai pas dormi!»

 ... Une lueur diffuse emplit la chambre d'une vague clarté. Avec quelques grésillements derniers, la flamme s'est éteinte; un moment encore, la mèche fuligineuse demeure pourprée, puis elle charbonne, et toute clarté disparaît de la lampe.
 Le front appuyé sur les livres qui ont distrait son insomnie, une cigarette éteinte aux doigts, Jean, maintenant les yeux clos, s'est assoupi. Seuls les sourcils froncés accusent la continuité de l'obsessionnelle préoccupation, et quelques fiévreux changements d'attitude.
 Or, il lui semble qu'il est très loin, très loin, perdu dans la profondeur d'un infini d'obscurité. De pâles sons de cloche tintent faiblement à ses oreilles, et aussi des voix qui chuchotent, trop bas pour qu'il saisisse le sens des mots à peine entendus. Cela s'approche, grossit; c'est le bourdonnement formidable d'un vaste airain qui vibre, puis, sans apparente transition, recule aux limites de la perception, devient un frêle susurrement, indistinct, et fort doux. Il veut remuer; ses membres sont flasques, cotonneux, et n'obéissent pas. Se résignant, il prend plaisir à faire durer cet état qui le suspend entre l'inconscience et la raison.
 « Se contraindre à l'adoration de virtuelles figures, par soi-même évoquées, sans se soucier de leur présence réelle — à quoi bon ! Avec la somme acquise de sensations, il suffit de les combiner adroitement ; ces faisceaux de choses autrefois vécues, groupées d'une façon variable, au gré des inclinations du moment, prendront, une projection de volonté leur donnant presque leur intensité première, une convenable apparence de vérité. Je ne pourrai atteindre ainsi un maximum que, seul, confère le tangible, mais bien incertaine et bien mince est la limite qui m'en séparera... En somme, c'est la suprême expérience à tenter : pourquoi ne pas me risquer dans cet aventureux, vierge de toute exploration ? — Boletta !...»
 A cet appel, une porte s'ouvrit, et, dans un flot de lumière qui fit douloureusement ciller les paupières entr'ouvertes de Jean, apparut sur le seuil la souriante, et brune fillette, aux cheveux noirs. L'extraordinaire matité du teint pâle se tempérait d'un glacis d'ambre transparaissant, qui, en rehaussant chaudement la carnation, faisait paraître plus profonds et plus doux les grands yeux d'ombre, plus frais, plus attirant, le sanglant incarnat des lèvres, irisées du reflet nacré des dents, presque pas découvertes. Cambrant légèrement le torse, elle s'avançait, extrêmement gracieuse ; et ses mains, dont les ongles roses brillaient, faisaient deux taches claires, aux hanches, sur l'étoffe sombre dont elle était vêtue.
 Comme une draperie funèbre, une lourde tenture muette et sans plis, le silence est retombé derrière elle.
 Mais bientôt — à un signe de Jean elle a compris—sous les petits doigts qui l'animent, et de quelle vie ! le violoncelle prélude.
 Les harmonies, évocatrices des hallucinations tant désirées, pleurent, et chantent, et grondent, et soupirent, s'envolent par la chambre obscure, ainsi qu'une théorie longue, très longue, interminable, de fantômes insaisissables et vite disparus.
 ― « Ces notes qui s'égrènent si lentement, il me semble qu'elles ont d'invisibles, de très frêles mains...et frôlent mon cerveau... Oui, sous mon crâne je perçois leurs rapides effleurements, doux comme de doux pétales de fleurs, qui tomberaient. Et avec elles je tombe aussi, moi... Une chute angoissante et délicieuse, dans du noir, du noir lumineux, peut-être rose. Je sens qu'un seul mouvement, moins que cela, m'arrêterait... Je ne veux pas le faire.... tu entends, Jean... il ne faut pas le faire...»
 — « Je sais très bien, très bien.... Non, un voile m'empêche de distinguer... oh ! cette phrase, où, sanglotent les bémols. Boletta, répète encore... Maintenant, je vois plus clair… Si, je sais très bien où je l’ai entendue… Des lauriers-roses et des lentisques tremblent au-dessus de l’eau violette… si calme… avec des flamboiements d’améthyste… au soleil… Un cygne blanc… des balustres de marbre… Et puis, encore, des massifs de jacinthes et d’œillets… l’odeur des corolles pâmées s’exhale pénétrante… chaude… Sur la terrasse, elle chantait à mi-voix… Les rayures jaunes et rouges de la toile… Son adorable sourire, et les promesses de ses yeux de velours noir… Toujours, toujours, Boletta… Oh ! reste ainsi, reste à jamais ainsi, tremblante évocation de ce qui a été, imprécise et troublante apparition ! Ne fuis pas !… Alors ç’aurait pu être le bonheur… et j’ai passé, si près de lui que je le touchais, mais j’ai passé. Maintenant… maintenant… »
 Il n’acheva pas.
 Boletta était à genoux devant lui, sanglotante. Brusquement réveillé, il eut d’abord un regard méchant, et des imprécations lui vinrent aux lèvres. Mais, devant les larmes de la fillette, sa colère s’évanouit, et, la relevant tendrement, il lui mit un baiser au front :
 — « Cara mia, il doit être l’heure de ton cours. Va te préparer ; je t’accompagnerai ce matin… »
 La petite sortit en souriant, les cils encore humides.

 Resté seul, Jean se croisa les bras, et un énigmatique ricanement plissa sa bouche.

Gaston Danville.

SONNET OUBLIÉ


À Raymond de la Tailhède.



Elle est à vendre, la Villa, depuis des ans.
Le jardin où sonnaient d’amoureuses paroles
A tu son rire, et gît, inutile, à présent
Qu’en chaque allée il a poussé des herbes folles.


La cour mauresque dont le dallage se fend
Ne s’éveille plus de sa paix silencieuse.
Et près d’une eau tarie, une statue-enfant
S’immobilise en un beau geste de joueuse.


Personne. Un vieux lierre escalade les volets.
Or si l’enfant s’abstient de son jeu d’osselets
Et lève un peu son front d’orphelinette triste,


C’est, croirait-on, pour suivre au-delà des arceaux,
Dans le méchant carré de ciel qui lui subsiste,
Ce seul émoi qu’elle a du monde : un vol d’oiseaux.

Ernest Raynaud.


Ivry, Mai 1888.


SOLITUDE

À Grégoire Le Roy.



 C’est un grand silence après le chant du cor,

Comme dans les villes mortes
Où les chats peuvent encor
Rêver au seuil des portes.


Sous le dais noir de la nuit,
Les rois radieux, les belles chevauchées
Foulaient dans l’or et le bruit
Le sang des roses fauchées.


Des femmes embaumaient l’air,
Parmi le velours des porches
Nous voyions couler la résine des torches
Sur les gantelets de fer.


Mais les heures sont passées
De la joie et du décor,
Et dans nos âmes lassées
C’est un grand silence après le chant du cor.

Pierre Quillard.


LE SUAIRE
----

À Alfred Vallette.


 La mer montait; royale et dominatrice ; les mouettes jouaient sur la fragilité des vagues.
 Longer la ligne de broue vomie par les flots lourds, lentement marcher, humer la salure émanée des varechs, guetter si quelque épave n'allait point surgir, atome rapporté par le flux d'entre les illusions couchées au fond des abîmes...
 (En intermède, Aubert rêvait à une indulgente et douce main, à des yeux contemplatifs de lui.)
 ...Et parmi les lointains embrunis, voici le sexe à la porte d'argent, les seins en pomme d'orange des décevantes sirènes : leurs cheveux sont pareils aux flexueux fucus qui pendent aux roches comme des chevelures, — comme de vraies chevelures ; leurs dents ont la dureté blanche des coquilles nacrées et leurs yeux le bleu vif des mouvantes anémones...
 « Ah! que vos cheveux humides circonviennent mes genoux, que la nacre de vos dents morde à même mon ventre, que le bleu froid de vos yeux d'anémone transfixe mon coeur!...»
 (En intermède,Aubert rêvait à une indulgente et douce main, à des yeux contemplatifs de lui.)  
Au milieu des varechs noirs, l'inattendue blancheur d'un manteau gisait.
 Tombé de quelles épaules?
 Des cheveux blonds s'exaltaient dans la luminosité des vagues.
 Les mouettes ne jouaient plus, la mer respirait en silence; les sables, au loin déserts, perpétuaient vers l'horizon leurs tièdes solitudes.

----


 Dormir, presque dormir à l'ombre claire des dunes : une robe claquait au vent; des grains de sable volaient, sonnaient sur la soie tendue d'une ombrelle.


----


 «— Il est joli, joli n'est-ce pas? disait-elle. Et doux, tout en duvet de cygne voyageur, si doux, si doux!... »
 Elle parlait avec un perceptible accent, d'une voix glauque; la main appuyée sur l'étroite épaule d'un petit homme dont la maigre pâleur kaoline avait l'ingénuité sinistre d'une tête de porcelaine.
 «— N'est-ce pas, Ted? »
 «— Oh! oui, sœur Sarah »;— et l'articulation de Ted décelait un Anglais.
 Anglaise tout entière, Sarah, d'âme et de sang; d'âme apparue sous la brume soyeuse de ses yeux verts,— de sang par l'immatérielle transparence de la peau,— et de cheveux : ses cheveux blonds souriaient enflammés dans les plis du manteau blanc.
 Une Illusion se dressa debout d'entre ses sœurs endormies.
 «— Pourquoi j'ai fermé les yeux? Mais, je craignais plus une déception, répondait Aubert, que je ne souhaitais une aventure... »
 Sarah fut étonnée d'une si grave candeur. On ne l'avait pas sans doute habituée à cette pure franchise des âmes simples. Etonnée, presque divinement :d'invisibles rets s'abattirent sur ses reins, maniés par l'oiseleur éternel. Elle eut soudain, au fond de ses yeux d'anémone et sous l'orgueil de son front blanc et dans la froideur de son sein calme, — soudain l'envie d'être baisée par ces lèvres : oh! oui. oh! oui. — Et elle rougit.
 Sa robe claquait au vent.
 «— Je çrois, reprit-elle orgueilleusement, que je ne suis pas une déception, — et je ne suis pas une aventure.»
 «— Vos yeux sont pleins — de délicieux maléfices. »
  « — Mes yeux? Ah! ne les regardez pas! Ils sont tristes comme la lointaine île du Nord où je suis née. Ils m'en rappellent le ciel, la terre,— et la mer! Ils sont tristes, avec peut-être quelques reflets de lune, avec peut-être un rayon perdu de soleil pâle... Et mon âme est telle, sans doute, elle est la sœur de mes yeux, la sœur de cette nature obscure et dure : un désert y épand des sables... J'ai peur d'avoir une âme obscure et dure... J'ai peur que sous l'ombre hyaline qui les voile, il n'y ait rien, — rien dans mes yeux, rien dans mon âme!... »
 L'Illusion vacillait comme une flamme, au souffle du sommeil.
 «— Vous le savez, et si vous ne le savez pas, qui vous le dira ce qu'il y a derrière le voile? O Aventure! — O, malgré vous, Aventure! — qui vous le dira?... Je ne suis qu'un voyageur matinal qui se mire, en passant, dans les eaux violettes du golfe encore endormi. Le train m'emporte et me voilà dans une plaine toute bleue, et me voilà sous une futaie triste de sa verdure blême. Si c'est moi qui reste et si c'est vous qui marchez, qu'importe, puisque l'un de nous certainement s éloigne de l'autre, d'un pas, à chacune des secondés que marquent les diastoles de nos cœurs. Déjà, peut-être, vous songez aux rencontres futures, vous vous demandez quels seront vos lendemains et les jours qui suivront vos lendemains. Une longue perspective de joies (les plus voisines sont encore indécises) s'en va devant vos regards jeunes : je suis la minute présente, et le présent n'existe pas pour une âme inquiète. Telle est la vôtre, et si vous aviez pénétré davantage en moi vos paupières se seraient closes sur la vision fastidieuse déjà... J'ai donné à votre actuel ennui le plaisir de la surprise, vous m'en saurez gré, peut-être, jusqu'à l'heure des prochaines distractions... »
 L'Illusion retomba, vaincue par le sommeil.
 La robe de Sarah claquait au vent, pendant qu'elle répliqua :
 «— Non, non, je ne m'ennuie pas : j'ai un but précis, c'est de vivre, — et pour ce que vous appelez les rencontres futures, les amours, n'est-ce pas? les joies complémentaires. . mais je m'y plongerai, comme en cette mer, quand il me plaira...Il est choisi, celui qui doit, parmi les écueils, nager côte à côte avec moi : il n'attend que l'heure de ma volonté,— et je ne suis pas une Aventure... »
  Elle regardait Aubert qui très simplement répondit :
 « —Adieu donc, puisqu'il est trop tard, puis-que l'Illusion a refermé les yeux parmi ses sœurs endormies. »
 « — A demain », dit Sarah.
 Elle siffla. Ted obéit..
 «— Regardez-le ramasser ses coquillages. Il s'amuse si naïvement: c'est un passionné. Pauvre Ted! Pauvre savant! Pauvre poète! Pauvre belle âme! Il est tout cela, Ted, et il n'est rien... »
 Avec une grande pitié, elle considérait l'homoncule en porcelaine dont les cheveux jaunes pendaient, comme d'un vase de Chine un bouquet de ravenelles flétries.
 Les sables, au loin déserts, perpétuaient à l'horizon leurs tièdes solitudes.

----

 La volonté de Sarah, impérieusement insinuée, s'accomplissait, et les mouettes jouaient, lumineuses, sur la fragilité des vagues.

----

 La robe de Sarah claquait au vent.
 Un blanc papillon des sables vint se poser sur sa main : elle le prit par les ailes et lentement le déchira en deux. Aubert la fixait avec horreur. Elle, le meurtre accompli, secoua ses cheveux enflammés, dans une joie tranquille, puis, comme exécutant un rite, ouvrit les bras vers une adoration imaginaire et, gracieusement avec une idéale tendresse, les ramena, souriante sur sa poitrine.
 Alors, mue par une incroyable hardiesse, en une stupéfiante sécurité, elle dit; tremblante de colère attendrie :
 « — Pourquoi ne m'aimes-tu pas? »
 Aubert tremblait aussi, mais tel que sous la domination d'un animal fascinateur. Ce frêle serpent aux yeux d'anémone l'attirait sûrement dans l'orbe de ses replis : d'insensibles mouvements l'avaient rapproché de Sarah, au point qu'il sentait la caresse de ses cheveux traîtres et la tiédeur des souffles évaporés de son corsage... Leurs bouches se joignirent : Sarah mordait, — car elle était de ces femmes qui ne sentent la chair que sous la dent, — la nacre de ses dents mordait...
 Et parmi les prochains désirs, voici le sexe à la porte...
 Maîtresse d'elle-même, Sarah se roidit comme un rêve, illusoire et hautaine :
 « — Aubert; je me donne à toi, et n'oublie pas que tu m'appartiens. Je pars, c'est fini pour cette année. Je pars, mais, écoute-moi, je reviendrai. »
 Les sables, au loin déserts, perpétuaient leurs tièdes solitudes.


_________


 Dormir, presque dormir à l'ombre claire des dunes : nulle robe ne claquait au vent. Au milieu des varechs noirs, un rêve gisait, un rêve blanc comme la mort d'une mouette.


_________


 Les mouettes jouent et ne jouent plus. Les paquebots voltent, les fumées virevoltent, les briques tremblotent. Les ponts se dressent comme des potences : les mouettes jouent et ne jouent plus, les mouettes d'Amsterdam, — sur le Dam.
 Là-bas, dans les sables déserts, nulle robe ne claque au vent. Les cygnons prennent d'assaut la galère, leur mère. Les pignons tremblotent, les feuilles virevoltent autour des capes mortes. Les cygnes s'en vont, lents comme des galères assoupies, les cygnes de Bruges, ― sur le Divre.
 Là-bas, vers les horizons vastes, nulle robe ne claque au vent.
 Les pierrots gringotent dans les arbres tout nus. Sous le ciel en révolte, les pierres tremblotent, les fanaux virevoltent, plus hésitants que des cœurs dans la brume de l'oubli, les fanaux des bateaux, — sur la Seine.
 Oh! les froides solitudes de là-bas, où nulle robe ne claque au vent!


_________


 Dormir, presque dormir à l'ombre claire des dunes.
 Au milieu. des yarechs noirs, un rêve jouait, un rêve blanc comme le réveil d'une mouette, ― mais nulle robe ne claquait au vent.


_________


 Ted s'amusait déjà aux galets et aux coquillages, les cheveux blonds de Sarah souriaient enflammés dans les plis du manteau blanc.
 « — Tu vois, j'ai tenu parole. Et toi aussi, tu es fidèle. »
 « — Oui; répondit Aubert, mais que s'est-il passé? »
 « — Rien que de fatal, puisque je t'aimais. Ce qui s'est passé fut écrit dans ce sable et dans ma chair, dans mes mains et dans mes yeux, le jour où tu jouais à cache-cache avec moi, le jour où ton hypocrite sommeil exaspérait ma curiosité... »
 La mer jetait à leurs pieds la poussière de ses flots lourds.
 « — Enfin, dit Aubert, Ted, sous ta dictée, me l'a écrit, tu es mariée. Quel est ton nom? »
 « — Mon nom est Veuve. »
 « — Tu me fais peur. »
 « — Il ne m'a pas touchée, reprit fièrement Sarah. C'était un mûr jeune homme, — oh! si las, si las! — qui complétait son écurie par un cheval de luxe... Il ne m'a touchée que du bout des doigts... Tu souris?... Il fut dédaigneux, c'est vrai. Sans cela je lui aurais peut-être pardonné. »
 « — Et tu n'as point pardonné? »
 « — Non. »
 « — Tu es impitoyable. »
 « — La pitié est vaine, répondit Sarah, plus vaine encore que la vie... Mais, je fus, et voilà tout, la jument de l'Apocalypse, celle qui porte la mort, — sans le savoir. »
 « — Sans le savoir? » répéta Aubert.
 « — Tiens, écoute, je vais te dire la vérité. »
 « — Non, je ne veux pas. »
 « — Il le faut, reprit Sarah. Ce mariage, je devais le subir, quand je te rencontrai. Je n'avais pas protesté avant. Après, je me tus encore : — tout cela, par piété filiale. Maintenant, comprends-tu? je t'aimais, je te voulais, — alors, j'ai agi selon mon désir... »
 La mer jetait à leurs pieds la poussière de ses flots lourds.
 Ils se regardèrent, les yeux chargés d'une énervante inquiétude. Aubert, d'une voix cruellement ironique, demanda :
 « — Comment t'y es-tu prise? »
 « — Je l'ai abreuvé de sarcasmes. »
 « — Empoisonnés? »
 « — A la dose nécessaire. »
 « — Parlons clairement, reprit Aubert. Tu l'as tué. »
 « — Oui, pour toi. Me veux-tu? »
 Sans répondre, il se mit à marcher le long du flot mouvant...
 ...Lentement marcher, humer la salure émanée des varechs, guetter si quelque épave n'allait point surgir, atome rapporté par le flux d'entre les illusions couchées au fond des abîmes...
 ...Sarah le suivait, relevant du bout de son ombrelle les chevelures des algues mortes.
 Ils allèrent longtemps, toujours muets. La mer se retirait apaisée, ― et la robe de Sarah claquait au vent.
 Aubert, tout à coup, s'arrêta, tournant la tête. Elle était tout près de lui et le grand manteau blanc, le manteau de plumes de cygne flottait comme une voilure autour de ses frissonnantes épaules — ...tout en duvet de cygne voyageur; si doux, si doux!... Il l'arracha violemment et le jeta dans la mer, disant :
 « — Que la mer l'emporte!... Ah! il est trop tard!... Que ne l'a-t-elle emporté, la première fois! »
 Sarah croisa les bras sur son cœur effaré, mais Aubert lui prit la main et elle lut dans ses yeux le pardon du crime... — Après tout, n'est-ce pas, pourquoi ne pas en profiter?...
 Alors, elle s'attendrit, elle eut froid, elle se sentait l'âme glacée. Un ressac nerveux la coucha sur Aubert : il ne la repoussa pas.
 La mer épandait à leurs pieds le râle de son flot mourant.
 Cependant, elle se taisait, malade. Son cœur se souleva pour un vomissement, et dans sa bouche amère, où les dents sonnaient tel qu'un chapelet de perles aux mains d'un enfant, sa langue paralysée se durcissait, alourdie, par le poison.
 Pas à pas, ils suivaient le reflux. Aubert avait les yeux sur l'épave, que la mer roulait et déroulait au roulis de ses vagues peureuses.
 Ils allaient, et la robe de Sarah claquait au vent.
 Ils allaient, toujours : déjà les premiers rochers émergeaient, éternels naufragés, au-dessus de l'eau glauque : le manteau blanc disparut, circonvenu par les cheveux noirs des algues mortes.
 « — C'est fini, dit Aubert, retournons. »
 Mais il ne faisait aucun mouvement, et tous deux devant la mer fuyante, en écoutant le râle du flot mourant, songeaient. Maintenant, la joue contre sa joue et son bras sur son cou posé comme un joug, Sarah renaissait. Elle était sûre de lui,
 sûre de sa résignation, sûre d'un amour singulièrement consolidé par la muette complicité de ces chères lèvres où se pressaient, — encore un peu honteuses, des paroles de désir ! Les chères lèvres, elle les atteignit, enfin...
 Sa robe claquait au vent.
 « - J'en ai pour la vie » cria-t-elle.
 « - N'oublie pas, dit Aubert, qu'elle m'appartient, ta vie? »
 « - Et la tienne est à moi, mon cher cœur. »
 Une vague insolite vint mourir à leurs pieds..
 « - La mer le refuse, cria Sarah, la mer le refuse, moi, je le veux. »
 D'un air de triomphe et secouant au vent sa crinière enflammée, elle se jeta vers l'épave, la tordit ruisselante, la mit sur son bras, disant ingénûment :
 « - Ce sera le suaire du survivant. »
 La robe de Sarah claquait au vent.

Remy De Gourmont.

RENOIR
____


 Il me faut, malgré moi, devant cet aimable et pomponné microcosme, d'aspect si charmeusement artificiel, si adorablement pas-très-vrai, que surent susciter les presque lascifs pinceaux de Renoir, il faut imaginer une âme d'artiste naïve, avec des subtilités de naissance ; bonne, indulgente, joyeuse, avec d'insaisissables ironies qui s'apitoient ; une âme-enfant, ignorant nos grognons pessimismes, s'égayant, s'éjouissant, s'extasiant, dans le monde vrai, comme un bébé dans un bazar plein de poupées, de ballons et d'arches de Noé, comme un bébé très malin et quasi sceptique, mais sceptique avec tant de bon cœur ! et de candeur !
 Et d'ailleurs, si l'on pouvait approfondir, n'apparaitrait-elle point aussi vraie, aussi philosophique qu'une autre, cette compréhension de la vie, cette conception du monde, des êtres et des choses donnés comme joujoux à l'homme, bambin éternel, mais trop souvent bambin rageur préférant au jeu l'éventrement de ses polichinelles ? Et puis, en tous cas, n'est-ce-point, en art, cet instinctif ou volontaire puérilisme, un paradoxe vraiment intéressant, aujourd'hui que même les enfants ont des âmes de vieillards ?

...


 Ce fut, en cet immense et joli bazar à jouets qu'était pour lui l'Univers, ce fut, naturellement, par les pommettes carminées, par les lèvres rouges immuablement sourieuses, par les beaux yeux d'émail si-d'azur des poupées, des adorables poupées, aux chairs porcelaine rose, aux chiffons miroitants de satin, que Renoir fut, surtout et d'abord, attiré.
 La femme, il voulut peindre la femme, l'exquise, la joliette babiole babilleuse, sautilleuse, qu'il adorait et dont l'âme, il le devinait, ne devait certes point être très différente d'un mouvement d'horlogerie, souvent détraqué, au reste.... et, parmi toutes les femmes, parmi toutes ces gentilles amusettes automatiques, parmi tous ces mignards étroïdes artificiels ; ce furent celles chez qui ce caractère d'artificiel était le plus marqué,le plus évident, qui le plus l'attirèrent et le séduisirent. D'instinct, il dédaigna un peu les robustes et saines femelles des campagnes, trop voisines, à, son gré, de la nature et de l'animalité et quasiment contradictoires de la coquette machinette-articulée qu'il concevait. Au contraire, ainsi qu'il était normal, il s'éprit de la mignonne et poupine poupée très civilisée des villes, de la poupée si nativement poupée et encore s'il se pouvait, artificialisée par une vie tonte conventionnelle ; toute aphysique, de la poupée la plus poupée, de la Parisienne....
 Cette originale et peut-être très sage conception du fameux «éternel féminin» ne semble point, il faut le répéter, être, en Renoir, la conséquence volontairement déduite d'un scepticisme acquis par d'amères expérimentations. Elle m'apparaît plus spontanée, plus naïve, plus instinctive, et si l'on veut qu'elle procède quand même de quelque scepticisme, ce sera d'un scepticisme pas du tout amer, pas du tout expérimental ni raisonné, ni même conscient, d'un gai scepticisme constitutionnel et natif....
 Avec de pareilles idées, avec une telle vision du monde et de la féminité, il était à craindre que Renoir ne créât une œuvre seulement jolie et seulement superficielle. - Superficielle, il n'en fut rien ; profonde, au contraire, car si, en fait, l'artiste a presque absolument supprimé l'intellectualité de ses modèles, il a, par compensation, prodigué dans ses tableaux sa propre intellectualité, et l'on vient de voir combien exceptionnellement curieuse était cette intellectualité. Quant au caractère de joli, il est, dans son œuvre, indéniable, mais combien différent ce joli là de l'insupportable joli que pratiquent les peintres à la mode. Le joli de Renoir, qui est le joli poussé au dernier degré de la mièvrerie, le joli par excellence et même le joli impossible, devient prodigieusement intéressant, d'abord par son excès même et ensuite parce qu'il est,en quelque sorte, un joli philosophique, un joli symbolique, symbolique de son âme d'artiste, de ses idées; de ses compréhensions cosmologiques.... Psychiquement organisé comme il nous est apparu, comment, en effet, eût-il pu percevoir les choses et les êtres autrement qu'avec des extériorités jolies, puisque la seule fin des êtres et des choses lui semblait de charmer, de réjouir, d'amuser son âme d'enfant, son âme d'artiste ?
 La femme, surtout, l'obsédante femme, à quoi lui serviraient d'autres plus intimes qualités ?... Il la voit, il veut la voir jolie, seulement jolie, et, en vérité, n'est-ce point assez ? Pourquoi serait-elle belle, puisqu'elle est jolie ? Pourquoi intelligente, pourquoi bête, pourquoi fausse, pourquoi méchante? Elle est jolie ! Pourquoi aimante, pourquoi ingrate, pourquoi dévouée ? Elle est jolie ! Pourquoi aurait-elle un cœur, un cerveau, une âme ? Elle est jolie ! elle est jolie !.... Et cela lui suffit et cela nous suffit.... A-t-elle même un sexe ? Oui, mais qu'on devine stérile et seulement propre à nos puériles amusailles. Sans doute sa chair est bien vraiment de pâte-tendre de saxe, et son sang de carmin à fleur de peau, et ses yeux d'insensible émail, et son âme de rouages ingénieux et fragiles... Elle ne vit pas, elle ne pense point. Nous autres, tous plus ou moins psychologues et encore plus sots que psychologues, bêtement, nous tenons à lui attribuer nos sentiments, nos émotions, nos rêves d'êtres-vivants. Nous lui votons un coeur compliqué, une intelligence retorse. Nous la décrétons volontiers ange ou démon, nous nous plaisons à la trouver sublime ou ignoble, machiavélique, vipérine, féline ! Pauvres fous ! nous semble dire le peintre. Comme si un chat, une vipère n'avaient point mille fois plus d'âme qu'une femme ! Soyez donc, ainsi que moi, raisonnables et ne prenez point au tragique, la pseudo-vitalité de ce merveilleux petit automate si adorablement joli que le bon Dieu vous donna pour vous amuser. Jouez avec votre poupée, complaisez-vous à lui attribuer des sentiments qu'elle ne saurait avoir, à la vivifier par vos imaginations, mais prenez garde de prendre tout cela trop au sérieux, car vous seriez ridicules comme des enfants qui, les larmes aux yeux et les poings tendus, invectivent un irresponsable Joujou !...
 Quoiqu'il en soit, Renoir a su tirer de cette philosophie, probablement inconsciente et instinctive, une œuvre curieuse et charmeuse. Qui n'aimerait y fréquenter dans ce mignard monde de joliettes figurines qui sourient éternellement, mi-femmes et mi-fillettes, roses, blanches, bleues et blondes, avec juste ce qu'il faut de vie pour faire croire qu'elles ont un vrai corps, qu'elles ont une âme, qu'elles peuvent nous comprendre, nous aimer ? Et qui, en leur amusante compagnie, ne se rappellerait aussi les adorables marionnettes du XVIIIe siècle, peintes, elle aussi, dans toute leur superficielle joliesse par Boucher, mais avec combien plus de mauvaise sensualité et combien moins de philosophie ingénue ! ...

...


 Et c'est d'ailleurs encore, et c'est partout, que se retrouve en l'œuvre de Renoir cet involontaire parti-pris d'ainsi voir, d'ainsi comprendre, d'ainsi peindre le monde, comme un délicieux capharnaüm de gentilles choses dont l'unique but est de servir de jouets à l'homme-enfant...
 Dans ses fleurs, dans ses natures-mortes, tout autant que dans ses figures féminines, on le retrouve, cet involontaire parti-pris, et l'on sent bien que tous ces objets qu'on nous montreront perdu tout caractère pratiquement utilitaire, qu'ils ne sont presque plus des fruits, des fleurs, ayant des fonctions et des fins dans l'économie physique, mais qu'ils sont devenus, simplement, de jolis objets d'agrément où se sont exagérés les caractères de formes et de couleurs propres à égayer, à amuser la prunelle et l'âme du peintre. Ils ne sont plus, eux aussi, que de jolis jouets.
 Et c'est la même singulière déformation dans ses paysages, où l'on constate, et sans regret, que n'existent plus d'arbres, de ciels, de gazons, de mers, de montagnes, mais uniquement de vagues et réjouissantes formes de tout cela, exquisément teintées de bleu, de rose, de vert, douces à l'œil comme des ouates multicolores, des satins effrangés, des peluches et des velours de nuances tendres et dont le seul but est encore sans conteste, de constituer un agréable décor de bazar à joujoux où puissent s'ébattre, dans de doux émerveillements, nos rêves enfantins...
 Maintenant dans ce creuset où bouillonnent pour les féeriques cristallisations que nous savons cette enfantine gaité, ce goût si naïf, si spontané de l'artificiel, cet indulgent optimisme, ces chatoiements de couleur attendrie, ces mièvres joliesses de forme, laissez tomber une ou deux larmes pas très amères, larmes de gamin boudeur ou de fillette trop heureuse, quelques parcelles d'épigrammes, mais si sucrées de bonté, un grain d'esplièglerie presque lascive, mais si gamine, un peu des belles crâneries de Manet, mais si estompées et tant, si l'on peut dire, dix-huitièmesièclisées, un peu aussi de cette poudre de projection sans laquelle on n'est point artiste, et vous aurez,je crois, la plupart des éléments qui il fallut à Renoir pour l'alchimie de son œuvre.


 Tout cela, on l'imagine, constitue un art singulier, à la fois simple et complexe, un art captivant, fait de la mystérieuse conciliation d'inconciliables idées.
 N'est-ce point un cas paradoxal et déconcertant que celui de ce peintre, vraiment candide comme un enfant, et pourtant si compliqué, qui a, mais lui sans nulle vicieuse préméditation, des goûts d'artificiel dignes du subtil des Esseintes, de ce peintre ingénu et naïf, sachant par je ne sais quelle révélation des philosophies aussi raffinées, de cet un peu crédule sceptique, tout instinctif, qui, si intuitivement convaincu de la futilité de la vie, de la vanité de la femme, de l'illusoire du monde, loin de tomber, pour cela, dans l'aigre pessimisme, s'égaie au contraire de ces choses, glorifie leur futilité, leur vanité, leur illusoire, et, heureux aux larmes, les proclame les très admirables, très précieux et très jolis joujoux nécessaires aux enfantines récréations de son âme...


G.-Albert Aurier.

« COEUR DOUBLE » (I)

L'Homme funèbre, dont le nom est un aboiement, se leva, se promena, les mains dans ses poches, et dit :
 ― « Voilà, je m'explique : exemple... »
 Je l'arrêtai :
 — « D'abord, que signifie Cœur double ? Un cœur, je sais ce que c'est. Bourget, Maupassant, tant d'autres ! ont fait sur le cœur un cours que je croyais complet. Mais qu'est-ce qu'un cœur double ? »
 ― « N'êtes-vous pas ; dit l'Homme funèbre, égoïste et charitable ? votre âme va de l'expansion de sa propre vie à l'expansion de la vie de tous. Mais par quel chemin ? Mon livre vous le dira. Egoïste, vous éprouvez des craintes personnelles, C'est le sentiment que nous appelons Terreur. »
 ― « Je vois : vous allez essayer de me faire peur. Ça ne prend guère avec un Français. Mais soit. »
 Il me raconta Les Stryges. L'homme y est le jouet de ses superstitions, et son âme lui monte au nez, de frayeur; Le Sabot : une petite fille renonce, au prix de sa damnation, à la misérable vie que le Diable lui fait entrevoir ; Les trois Gabelous : une nuit, ils se lancent à la poursuite de l'or, et « quand le jour gris se lève, parmi les traînées de nuages noirâtres, au bout de la mer, ils se réveillent, la tête vide, la bouche mauvaise, les yeux fiévreux, et sombrent en pleine désolation. »
 L'Homme funèbre parlait lentenent, d'une voix grêle comme une sonnerie de clochette. Souvent, je voyais le bruit de cette voix, sans l'entendre. Il ne me regardait pas, afin de me laisser frissonner à mon aise. Parfois il s'amusait de mots grecs ou d'argot, fier de me confondre. Et même, pour me rassurer, il faisait du pittoresque, qui enjolivait sa phrase, et fixait sur une trouvaille de style, sur des drôleries d'idées, mon attention inquiète : « Une striga épluchait des fèves et crachait les enveloppes autour d'elle, comme des cadavres de mouches. — Les oiseaux de nuit enfilaient des yeux à leur bec acéré, comme des prunes. — Des poignets étaient ridés comme le cou d'un lézard. ― Des pieds d'enfant s'étaient durcis à marcher sur les pustules de cuir du varech.― La mer se peuplait de lames à tête frisée. — La lune montrait par une trouée son orbe lavé. ― Deux vieux dormaient tristement, l'hiver, à petits coups, au coin du feu. — Sa voix avait le doux son des choses qui sont près de se briser. — La situation d'un chien noyé depuis plusieurs années au bord d'une rive désavantageuse. — Il n'avait plus un cheveu vaillant. ― Sa voix ressemblait à s'y méprendre au sifflement triste d'une pipe qui jute. — La seule chose qui m'offusquait était que Tom Bobbins persistait à cligner de l'œil gauche bien qu'il n'eût plus aucune espèce d'œil. Mais je me rassurai en me rappelant qüe mon autre ami Colli-wobles, le banquier, avait coutume de me donner sa parole d'honneur, bien qu'il n'en eût pas plus que Bobbins d'œil gauche. ― Il mordit si heureusement une balle qui lui avait traversé la joue droite qu'il l'empêcha de trouer sa joue gauche, et se la fit monter au cerveau par le voile du palais. Le chirurgien qui constata son décès dit qu'il aurait pu avoir les dents brisées de la manière la plus désastreuse. — Un aphasique, couché au fond, répétait opiniâtrement, d'une voix (2) aiguë : « Qu'il est... qu'il est... qu'il est... killé, killé, killé ... » et à côté de lui une loque d'homme, à qui on venait d'ôter le voile du palais, répondait d'une voix sifflante, comme une pompe qui fuit : « Il est... deux heures ! »
  — « Vous n'avez pas peur, au moins ? » dit l'Homme funèbre. »
  — « Pas encore ! » lui répondis-je crânement.
  — « Voici Le train 081, » dit-il.
 « Tout à coup (c'est un mécanicien qui parle), j'entends souffler une machine sur la double voie... avec un élan subit, le train rattrapa le nôtre et roula de front avec lui. Il était tout enveloppé d'un brouillard rougeâtre. La vapeur fusait sans bruit sur le timbre. Deux hommes noirs dans la brume s'agitaient sur la plate-forme. Ils nous faisaient face et répondaient à nos gestes. Nous avions sur une ardoise le numéro du train, marqué à la craie : 081 ; — vis-à-vis de nous, à la même place, un grand tableau blanc s'étalait, avec ces chiffres en noir : 081 ! »
 A ces mots, l'Homme funèbre s'approcha de moi, me passa brusquement la main dans les cheveux et me dit :
 — « Je crois que ça commence : ils se dressent ! »
 Il acheva la terrible histoire du même ton tranquille, et, tout de suite, commença Les Sans-Gueule : « On les ramassa tous deux, l'un à coté de l'autre, sur l'herbe brûlée... Le même fragment de tôle d'acier leur avait emporté la figure... Il ne leur restent ni nez, ni pommettes, ni lèvres, ni yeux... Ils reçurent à l'ambulance les noms de Sans-Gueule n° 1 et Sans-Gueule n° 2... Un chirurgien anglais, surpris du cas, y prit intérêt, oignit les plaies, les pansa et construisit deux calottes de chair, concaves et rouges, identiquement perforées au fond, comme les fourneaux de pipes exotiques...Le choc terrible avait anéanti le sens de l'ouïe, si bien que la vie ne se manifestait en eux que par les mouvements de leurs membres, et par un double cri rauque qui giclait par intervalles entre leurs palais béants et leurs tremblants moignons de langue. Cependant ils guérirent tous deux .. eurent un plaisir...: ce fut de fumer des pipes dont les tuyaux étaient tamponnés de pièces de caoutchouc ovales, pour rejoindre les bords de la plaie de leur bouche. Accroupis dans les couvertures, ils respiraient le tabac, et des jets de fumée fusaient par les orifices de leur tête : par le double trou du nez, par les puits jumeaux de leurs orbites, par les commissures des mâchoires, entre les squelettes de leurs dents. Et chaque échappement du brouillard gris qui jaillissait entre les craquelures de ces masses rouges était salué d'un rire extra-humain, gloussement de la luette qui tressaillait, tandis que leur reste de langue clapotait faiblement ! »
 Comme je haletais :
 — « Nous ne sommes que tous les deux, me dit l'Homme funèbre : vous pouvez hurler d'horreur, vous soulager, et reprendre des forces, car ce qui suit est plus effroyable encore. »
 Il continua. Avec l'extraordinaire fin des Sans-Gueule, avec L'Homme double, L'Homme voilé, Béatrice, Lilith, Les Portes de l'opium, il me traîna jusqu'aux sommets de l’Épouvante.
 ― « Vous criez : Assez ! dit-il enfin. Je pense que votre âme est pleine de trouble, jusqu'au bord, mais je veux lui rendre le calme. L'âme doit être une harmonie, une chose symétrique, équilibrée. La purgation des passions, ainsi que l'entendait Aristote, cette purification de l'âme n'était peut-être que le calme ramené dans un cœur palpitant. Je balancerai en vous la terreur par l'ironie, ensuite par la pitié. Je vous ai mené par les Portes de l'opium jusqu'au néant des excitations, maintenant considérez les choses terribles en souriant finement. Ecoutez Spiritisme et la façon de préparer quelques « colles » pour les âmes qui manqueraient de mémoire ; Sur les dents, où ces paroles du dentiste servent de refrain : « Crachez, monsieur, voici la cuvette » ; L'Homme Gras, qui devint maigre grâce à l'homme maigre devenu gras, et souleva piteusement la nappe de peau qui pendait sur ses genoux et la laissa retomber ; Le Conte des œufs accommodés à la quarante-et-unième manière pour terminer le Carême — à la manière des œufs rouges ; Un Squelette... »
 — « Halte-là, s'il vous plaît ! je connais ce genre. De vieilles femmes m'ont aussi tenu dans leurs bras et les maisons hantées ne m'effraient plus. »
 — « Mais non, répondit simplement l'Homme funèbre, point froissé. Ma maison à moi n'était pas un château vermoulu, perché sur une colline boisée au bord d'un précipe ténébreux. Elle n'avait pas été abandonnée depuis plusieurs siècles. Son dernier propriétaire n'était pas mort d'une manière mystérieuse. Les paysans ne se signaient pas avec effroi en passant devant. Aucune lumière blafarde ne se montrait à ses fenêtres en ruines quand le beffroi du village sonnait minuit. Les arbres du parc n'étaient pas des ifs, et les enfants peureux ne venaient pas guetter à travers les haies des formes blanches à la nuit tombante. Je n'arrivai pas dans une hôtellerie où toutes les chambres étaient retenues. L'aubergiste ne se gratta pas longtemps la tête, une chandelle à la main, et ne finit pas par me proposer, en hésitant, de me dresser un lit dans la salle basse du donjon. Il n'ajouta pas d'une mine effarée que de tous les voyageurs qui y avaient couché aucun n'était revenu pour raconter sa fin terrible. Il ne me parla pas des bruits diaboliques qu'on entendait la nuit dans le vieux manoir. Je n'éprouvai pas un sentiment intime de bravoure, qui me poussait à tenter l'aventure. Et je n'eus pas l'idée ingénieuse de me munir d'une paire de flambeaux et d'un pistolet à pierre ; je ne pris pas non plus la ferme résolution de veiller jusqu'à minuit en lisant un volume dépareillé de Swedenborg, et je ne sentis pas vers minuit moins trois un sommeil de plomb s'abattre sur mes paupières. »
 Je riais, un instant ragaillardi.
 — « Assez ri, dit l'Homme funèbre. Il est temps de passer, avec Le Dom, en l'autre moitié de votre cœur, de vous représenter dans les autres êtres la misère, la souffrance et la crainte. Toutes les terreurs que vous avez pu éprouver, la longue série des criminels, des gueux, les a reproduites d'âge en âge, jusqu'à nos jours, depuis La Vendeuse d'ambre jusqu'à la vision de l'échafaud futur dans Fleur de cinq pierres, jusqu'à l'échafaud lui-même dans Instantanées.
 Ayant pitié de ces pauvres, tentons de recréer la société, d'en bannir toutes les terreurs par La Terreur. Oui, faisons un monde neuf ; incendions mathématiquement, raisonnons l'explosion, tuons pour le principe, soyons les homéopathes du meurtre, à moins que le regard d'un enfant... »
 L'Homme funèbre cessa de se promener, s'assit, s'enfonça dans le fauteuil. II me donna l'impression d'un magicien venu pour me tourmenter, me faire, comme il disait, hurler d'horreur, puis pleurer en abondance. Je ne voyais plus que ses yeux qui me rayaient comme une vitre. J'attendais le corbeau qui devait se percher sur mon épaule. Est-ce que déjà la lampe ne charbonnait pas traditionnellement, près de s'éteindre ?
 — « Tout ça, dit-il enfin, c'est des bêtises. Concluons. Comment trouvez-vous mon livre ? »
 — « Ah ! dis-je, essuyant mes tempes, à mon tour, je vous tiens. »
 — « Soyez franc ! »
 — « Et poli. Comment terminer par quelque chose qui ronfle juste ? Si je m'écrie, vous serrant la main cordialement : « Dieu que c'est beau ! » les sots me gronderont comme un petit garçon. Dois-je dire plutôt, bon prince de critique : « II y a des choses bien », ou : « Edgar Poe est dans nos murs », ou, comme flairant un papier brûlé : « Ce livre a passé par l'Enfer et sent le roussi ? »
 — « Ami, si vous n'avez rien de gentil à me dire, taisez-vous. »
 — « L'impartialité, entre amis, consiste peut-être à ne jamais s'accorder de talent. Ma foi, Homme funèbre dont le nom aboie, afin de concilier la grosse et intime affection que j'ai pour votre livre avec la pudeur que je me dois, je prononcerai, non sans emphase, mais sûr de ma prophétie, que tous ceux qui doivent lire Cœur double le liront.

Jules Renard.


 (1) Un vol., par Marcel Schwob, avec une préface de l'auteur (Ollendorff)

(2) A noter que Marcel Schwob à la préoccupation constante de la voix, que Théophile Gautier disait indescriptible.

« L'ÉLÉPHANT » (I)


 Voici un livre curieux et compact, peu banal, qui semble, par sa structure massive, épaisse, peu dégrossie et vraiment, d'un mot, éléphantine, vouloir justifier son titre. Il y a, dans la maçonnerie de cette rudis-indigestaque-moles, pas mal de minéraux presque précieux, mais pourquoi diable, au lieu de les avoir, avec de fins outils d'orfèvre, sertis d'or ou d'argent, les avoir enfoncés, à coups de truelle, dans tout ce mortier ?...
 Mais, parlons, si vous le voulez bien, un langage moins métaphorique. L'Eléphant de MM. Merki et Court m'apparait comme un livre à la fois, si c'est possible, excellent et détestable. Détestable, parce qu'il est informe, parce qu'il est mal ou point composé, insuffisamment conçu, qu'il manque d'idée élémentaire, d'unité, d'esprit de suite, d'art, de tout ce qui constitue, d'abord, une œuvre. Excellent, parce qu'on y trouve souvent de jolies pages, bien venues et d'une couleur et d'un dessin particuliers, perdues hélas dans un fatras de veuleries indigestes, parce qu'on y sent deux esprits très personnels, parce qu'il est débordant d'une verve juvénile très savoureuse, plein d'une exubérance, d'une vitalité joyeuses qui sont bonnes à rencontrer en ces temps de morne anémie et de névrose grognonne.
 Quel malheur que ces désopilantes caricatures, si fantochement mouvementées, qui s'appellent Grinoche, Svlvat, Max, Barascud, Bouvrier, que cette émouvante figure de Treillis, ne soient pas d'un dessin plus savant, qu'on ne les ait pas retirées de cet inextricable pataugis d'inutilités où elles barbotent, pour les faire agir, avec plus de logique, en une œuvre plus rationnellement construite, plus sobre et plus une !...
 Par contre, l'écriture du roman de MM. Merki et Court me semble pleine de qualités. Leur style est abondant et vivace et nerveux et verveux, haut en couleur, agréablement pittoresque. Pourquoi faut-il qu'ils l'aient trop souvent émaillé de phrases un peu contestables, dans lesquelles on voit des gens « remâchant une piteuse série d'échecs », des feuilles graves « s'engluant dans d'ineptes élaborations, barbotant dans un gâchis dont elles ne sortent point », ou des bandes « un moment réconciliées qui chargent dans un branle-bas furieux, glapissant la même musique, leurs chicanes intestines, taries devant une semblable pensée de résistance à l'ennemi commun »... Et pourquoi, aussi, faire dialoguer de jeunes poètes, pour imbéciles et bohèmes qu'ils soient, en cet argot constellé d'excréments et d'organes innomables ?...
 Quoi qu'il en soit, ce roman, malgré tous ses défauts, est, il faut le répéter, intéressant et curieux. MM. Merki et Court ne voudraient point, j'imagine, qu'on les jugeât sur cette première œuvre — de toute jeunesse, sans doute — et bien différente des poèmes et des pages de prose qu'ils publient, aujourd'hui, dans cette revue même. Attendons donc une prochaine œuvre qui nous permettra, nous en sommes sûr, de les louer avec moins de restrictions.
 Rien que des compliments à faire à l'excellent peintre animalier (trop modeste, puisqu'il a tenu à garder l'anonymat) qui s'est chargé de l'illustration de ce volume.

G.-Albert Aurier.


(I) Un vol., par Charles Merki et Jean Court (Savine.)

THÉATRE LIBRE


Cœurs simples, de M. Sutter-Laumann ; Le Pendu, de M. Eugène Bourgeois ; Dans le Rêve, de M. Louis Mullem.
 La saison du Théâtre Libre n'aura pas été cette année bien brillante. Il est vrai qu'il nous a donné le Canard sauvage, ce chef-d'œuvre et que L'Honneur, La Meule et La Fille Elisa ne sont pas des pièces moins bonnes que tant d'autres jouées ailleurs. Est-ce que, parmi les jeunes dramaturges, il y aurait déjà pénurie de manuscrits ? En ce cas, je plaindrais fort M. Antoine, dont la seule raison d'être est de mettre à la scène des œuvres de nouveaux venus généralement maltraités. Ce huitième et dernier spectacle est d'une médiocrité décourageante. Dans Cœurs simples, sujet banal traité d'une façon banale, on devine, à cause du titre, l'intention de M. Laumann. Les gens simples de cœur pardonnent, tandis que les autres gens (financiers, ingénieurs industriels) ne pardonnent pas, n'étant point simples de cœur, ceux-là. Voilà d'où est parti l'auteur, et, certes, il pouvait y avoir quelque œuvre belle à écrire, mais M. Laumann n'a pas dépassé son intention. Nous n'avons guère de place à dépenser pour l'analyse de ce petit mélodrame, où M. Antoine s'est fait une physionomie de curé de campagne qui prête de l'intérêt et rompt un peu la banalité. Le Pendu est d'une bouffonnerie macabre qui a beaucoup amusé la salle. Dans la facture de ces deux petites choses il n'y a rien qui dénote une compréhension de l'art dramatique. Ni pensée, ni action, observation maladroite, sans profondeur, sans acuité : rien, quoi !
 M. Louis Mullem est un psychologue, mais je crois bien qu'il n'entend rien non plus à l'art du théâtre. Il a le défaut grave d'aborder la scène en romancier et non en dramaturge. C'est l'erreur de tous ceux qui sont partis du roman moderne pour créer une œuvre de théâtre. Ils sont d'une pauvreté de développements qui stupéfie. Au théâtre, l'émotion ne s'obtient que par des accords ou des heurts de personnages ; le côté descriptif compte pour peu, puisqu'il est limité au décor. Dans le roman, le personnage et le milieu sont mobiles, le milieu est l'ombre du personnage et marche avec lui, mais le décor est immobile et rarement psychologique. Si les romanciers se trouvent désorientés à la scène, c'est précisément parce qu'ils n'ont pas la ressource de multiplier les descriptions, et ils en sont si fort troublés qu'il y en a, comme M. Mullem, qui oublient qu'ils ont pourtant la ressource de changer deux, trois, quatre et même cinq fois de décor pour affirmer des sentiments en les montrant sous différents jours. Au théâtre, il faut montrer. Introduire entre deux scènes un monologue où l'on dit tout, ce n'est pas faire du théâtre, surtout dans un sujet réaliste, et c'est de l'enfantillage que cette intervention d'ombres comme dans une féerie. Restons dans la vie quotidienne ou bien, alors, sortons-en tout à fait. Tout en reconnaissant des qualités à l'auteur, Dans le Rêve n'est pas un drame, ni rien du tout qui soit du théâtre. Le titre est colossal, mais l'œuvre est bien étroite. Paul Rémond est un artiste qui étouffe dans le milieu familial où s'achèvent ses journées, après le travail de bureau dans une administration. Il lui faudrait la vie libre, indépendante, de celui qui ne se sent d'obligations que pour son œuvre ; mais le devoir le tient à la maison où, près de lui et pour lui, vivent sa mère et sa sœur. Il reste et il ne créera jamais rien ; son génie se meurt. L'idée est belle, elle est douloureuse, mais combien peu fortement exprimée ! C'est un scénario mal ébauché sur lequel M. Mullem pourra écrire un grand et superbe drame, où M. Antoine, en l'interprétant avec le talent qu'il a, mettra de son sang dans la peau de ce Paul Rémond, au souvenir des mauvaises années de bagne. Il y en a mis l'autre soir, à perte malheureusement, tant ce long monologue était faux. A la dévouée madame Barny, à la jolie Nau, à la gracieuse Meuris, à la charmante Méréan, à la replète Lucie Colas, ainsi qu'à MM. Damoye, Janvier, Arquillière, Renard et Pons Arles, toutes nos félicitations pour la façon dont ils secondent M. Antoine. Et bonne chance pour l'an prochain !


Julien Leclercq.

LES LIVRES (1)


 Cœur double, par Marcel Schwob, avec une Préface de l'auteur (Ollendorff). — Voir page 107.
 Mœurs littéraires, Les Lundis de « La Bataille »,1890-1891, par Camille de Sainte-Croix, avec un avant-propos de l'auteur (Savine). — Voir page 65.
 L'Éléphant, par Charles Merki et Jean Court (Savine). — Voir page 112.
 Les Fastes, par Stuart Merrill (Vanier). — C'est une facétie, déjà traditionnelle parmi les princes de la critique, que de reprocher à certains des poètes nouveaux de n'être point nés à Paris et par conséquent de ne pas savoir le français spécial à Henry Fouquier, Hector Pessard et autres maîtres : les Allemands, moins subtils il est vrai n'ont point encore renié Adalbert de Chamisso (2), bien que l'auteur de Peter Schlemihl fùt venu en ce triste monde au château de Boncourt, en Champagne. Je crois donc utile d'apprendre à ces messieurs des journaux que Stuart Merrill fit toutes ses études au Lycée Condorcet, où dès ses quinze ans il eut l'ambition de devenir poète français; et qu'en 1887 il montra, dans un volume intitulé Les Gammes, qu'il connaissait beaucoup mieux « notre langue » que les plus éminents des chroniqueurs.
  Les poèmes réunis dans Les Fastes ne mentent point à leur titre: c'est un charme de danses crépusculaires (Thyrses), d'aventures héroïques (Sceptres), de sanglantes fêtes (Torches). Viennent d'abord, en des parcs où pâlissent les marbres, sous les charmilles caressées par les gavottes et les pavanes, des bouffons mélancoliques et des princesses vêtues de frissonnante soie, qui glissent au clair de lune et écoutent un jet d'eau qui charma quelque royal loisir. Puis ce sont les Sceptres, la partie capitale du livre, une série de mythes, empruntés à Wagner ou — ce qui est mieux — créés; là, deux poèmes arrêtent l'admiration : Le Palais désert — une enfant de rêve pleurant le prince de son désir - et surtout le Conte, dédié à la mémoire d'Ephraïm Mikhaël — le chevalier qui meurt près de la mer en se souvenant de celle qu'il aima mystiquement et dont le cor vermeil fait surgir des vagues le cortège des sirènes.

  Le troupeau des Tritons soufflait, l'écume aux tempes,
  Dans les conques; le vent, secouant son sommeil,
 
Soulevait l'algue échevelée au bout des hampes.

 
Et vers le crépuscule, en ce noble appareil,
  La barque déroula son lumineux sillage:
  Et le Héros entra dans l'orbe du soleil,''
 
  Enfin dans un décor de pompeuses funérailles, sous un ciel de sable et de gueules, la cavalcade de la mort passe, des reines mauvaises cueillent la fleur d'enfer

  Au bord du fleuve noir où stagne l'or des astres,
 
  la cité rouge des damnés s'étage et monte, et l'éternelle idole, chargée de rubis, regarde silencieusement les danses des jeunes hommes, des baladins et des poètes.
  Tel est le livre de Stuart Merrill. Je lui reprocherais presque trop de richesses, trop de gemmes, trop de métaux précieux, une profusion d étoffes rares; de même, dans la contexture du vers, je regrette l'abus de l'assonance et de l'allitération qui lassent parfois comme de trop longues caresses:
 Et l'aurore en le lac rosit les eaux moroses
 S'endorment dans l’orgueil de leurs corolles d'or.
  Par une mystérieuse correspondance, l'assonance en or revient le plus souvent en ces somptueuses évocations; il n'est pas une page peut-être où elle n'éclate, fanfare de triomphe ou de mort. Elle se retrouve dans le premier vers de ce court poème,qu'il convient de citer: il montrera - mieux que toute glose - la beauté des Fastes.

RÊVERIE

  Accoudée au rebord d'or de la balustrade,
  La Resne, ayant les yeux las de la mascarade,
  Saccage de ses doigts ensanglantés de bagues,
  Sur les eaux de cinabre aux rutilantes vagues,
  Des rhododendrons roux, des lilas et des roses,
  Qui vogueront, au loin de ces jardins moroses,
  Vers le Prince parti pour d'âpres épopées
  Dont l'étendard, parmi la pompe des épées,
  Ondule en plis d'azur purs de toute macule
  Contre l'or et le sang d'un dernier crépuscule.
 

P.Q.


 Ce qui renait toujours, par Jean Carrère.- Voici un volume de vers dont la couverture ne se surcharge d'aucun nom d'éditeur, d'aucune adresse de librairie achalandée. L'auteur a pris le parti de se passer purement et simplement de cet intermédiaire inutile. C'est un acte de courage dont il faut lui savoir gré. Si l'on s'en tenait à la préface qui ouvre le volume, on serait tenté de le fermer sans le lire. « Le livre que je t'envoie, dit Jean Carrère, n'est pas un livre littéraire et je serais navré qu'on pût le prendre pont une œuvre d'art. » Voilà qui est net. Mais rassurons-nous, il n'y a là qu'un malentendu: question de définition. « L'art, poursuit-il, est une échappée hors de nous-même, un repos cherché dans la splendeur ou le charme indifférent des choses... » Or, pour Jean Carrère
  Le poète est celui qui penché sur la foule,
 Sentant monter l'appel houleux de ses sanglots,
 Va projeter, malgré l'écume qu'elle roule,
 Le flambeau de justice au plus noir de ses flots.
 Et le voilà qui échafaude une généreuse théorie d'écriture d'action, — je n'ose dire utilitaire, - s'érigeant en une sorte de Tyrtée d'une foi d'ailleurs mal définie, et confondant, en sa hâtive indignation, le dilettantisme et l'art. De là, nouvelle confusion : par horreur de la poésie de mots, de l'art poétique, M. Jean Carrère tombe presque dans l'éloquence, dans l'art oratoire. Je ne vois pas bien ce que nous pouvons y gagner. Heureusement, et malgré ses théories, Jean Carrère est un

vrai poëte, et si, contemplant les bassesses de l'humanité, il rêve pour elle une renaissance de foi et de vaillance morale, il a pris sur lui ces douleurs et ces espérances, les a faites siennes, et les a exprimées avec un lyrisme toujours pénétrant. Le Sermon sur la montagne, Hymne d'hirondelles, A Lamartine, Prière du soir, Vitai lampada, nous ont parus les plus significatifs poëmes de ce très inattendu recueil.

L. Dse.



 Théâtre (Madame la Mort, Le Vendeur de Soleil, La Voix du Sang), par Rachilde ; avec une préface de l'auteur et un dessin inédit de Paul Gauguin (Savine). — Le misonéisme, c'est-à-dire la haine du nouveau, telle est la caractéristique intellectuelle de la critique actuelle en France et spécialement de la critique dramatique. Oh ! un tour nouveau, oui ! une idée nouvelle, non ! une forme nouvelle à cette idée, non ! Il y avait du neuf d'intention et de fait dans cette Madame la Mort que nous applaudîmes cet hiver au Théâtre d'Art, pièce réellement dramatique et savamment agencée pour la scène, mais sans nulle concession de moyens, — au contraire. Le second acte se passe dans un cerveau ; ce cerveau est un jardin ; un homme est assis sur un banc dans son propre cerveau, — là converse avec deux femmes élémentaires, aussi élémentaires que la Vie et la Mort : M. Pessard, qui comprend les dires de Kam-Hill, ne comprendra jamais cela : ce n'est pas assez banal. Maintenant, Rachilde a-t-elle absolument réussi son drame cérébral ? n'y a-t-il rien à reprendre dans les idées exprimées dans les arguments des deux Femmes élémentaires, dans leur ténue ? La Mort fut, je crois, bien supérieure à la Vie, - mais n'est-ce point fatal ? Tout de même il demeurera plus que flatteur, presque glorieux, si l'on permet, pour Rachilde, d'avoir émis cette belle ironie. — J'aime beaucoup moins la Voix du Sang, mais le Vendeur de Soleil est une merveille d'ingéniosité. — Trop de documents au commencement du volume et surtout à la fin : les vrais documents, pour l'histoire du théâtre, ce sont les trois pièces.

R. G.



 Phoenix, seu Nuntius latinus internationalis(London, 1890-1891, fasciculi I, II, III). — Est organum consociationis cui titulus Societas internationalis latinitatis modernae et cujus finis est reddere latinitati pristinam practicam utilitatem nuper abolitam prout lingua universalis. Tentenda via est ! Per se enim tale conatum non venit vanum, sed difficilis erit efficientia nisi omnes qui sciunt latinè ad illud concurrere dignentur. Volapuckus, credo, mortuus est ridiculo strangulatus ; latinitas autem quae non potest mori, invito odio fatuorum, ignarorum necnon ludimagistrum, clarè signata est ut locum occupet. Lingua maximè flexibilis, apta ad omnia enuntianda, mater verbalitatis scientificae, receptaculum neologicum ubi hausit indesinenter antlia necessitatis, ditata tandem litteraturà immensà, ex quo dodrans ignotus, latinitas restauranda est ; — Adhaesio ad dictam Societatem est omnino gratuita : acciputur apud Davidem Nutt, 270, Strand, London.

Quantum effici potest, latinè scribitote, dummodo ut nomina locorum vel personarum servaverint vulgarem et nationalem seu gentilitiam aut barbaram orthographiam.

R. G.



 Sommeil, par Robert Scheffer (Librairie des Bibliophiles). — Pas du tout mauvais, ce livret, et même plutôt très séduisant par un excès d'art, et aussi un peu monotone. - mais dans les notes hautes. Suite de rêves : voilà le factice. Cela doit-il vraiment nous déplaire à nous qui rêvons, sinon d'une vie, d'une façon de vivre en pensée purgée des réalités tant illogiques. Des pages sont très belles, telle la page où les âmes mortes boivent la joie du nouveau mort, mort nouvelle ; puis la douleur du nouveau mort, — douleur suprême. « ...Et quand elles eurent épuisé ma douleur, je fus semblable à elles, indifférent comme elles, et je compris que l'enfer c'était l'indifférence... » Ensuite, des vers nullement médiocres ; ensuite un poème en prose d'une noble langueur d'amour inespérant : des poèmes encore, prose où vers, avec des ressouvenances de poésies populaires interprétées sans opprimer l'originalité du dire traditionnel. Çà et là, du romantisme, moins plaisant. - qui n'est peut-être que de l'exotisme ; ce volume en effet nous vient de Bucharest, des entours de Sa Littéraire Majesté la reine de Roumanie. Œuvre, en somme, peut-être pas assez personnelle, trop objective, mais pourtant grandement louable, d'une qualité d'art pas fréquente.

R. G.



 A se tordre. Histoires chatnoiresques, par Alphonse Allais (Ollendorf). La librairie Ollendorff publie un recueil des nouvelles dont Alphonse Allais, avec une fine invention et une fécondité remarquable, illustre hebdomadairement le Chat Noir et quelquefois aussi le Gil Blas. « Lorsque je fus parvenu, dit le héros d'une histoire intitulée Abus de pouvoir, à l'âge où les jeunes hommes choisissent leur carrière, j'hésitai longuement entre l'état ecclésiastique et la chapellerie. » Alphonse Allais lui aussi a hésité : après avoir fait, dit-on, d'excellentes études chimiques, il finit par suivre tout bonnement son penchant et laissa déborder la verve drôlatique et le comique de bon aloi dont la nature l'avait si abondamment pourvu. Et si je parle de l'auteur c'est que, comme l'observe Camille de Sainte-Croix, il est peu d'hommes dont l'écriture renferme aussi absolument les attitudes, les gestes, les inflexions de voix, la manière d'être enfin, la personnalité toute entière. Nous n'essaierons pas de dire de quoi est fait l'irrésistible et singulier comique de ces histoires. Cela est drôle d'une drôlerie aussi spontanée qu'imprévue, faite de rapprochements inattendus, de détails d'une précision cocasse et d'ineffables a-parte. « Il était vraiment temps que je fisse d'Angéline ma maitresse, car, le lendemain même, elle allait mal tourner ». Alphonse Allais, même quand il frise le macabre, comme dans Collage ou Pour en avoir le cœur net, reste drôle et donne le rire, mais ne l'arrache pas. Il ne faut pas dédaigner le rire.

L. Dse.

 Trois stations de psychothérapie, par Maurice Barrès (Perrin et C.). — Ce livret (80 pages d'un format exigu) se présente tel qu'un petit manuel de morale en action, je veux dire de morale mondaine et nouvelle expliquée par des exemples. On nous prie de nous délecter avec l'auteur aux chastes et ambiguës peintures de Léonard, aux pastels de Latour, à la vie de Marie Bashkirtseff, — et c'est tout. Léonard de Vinci et Maurice-Quentin de Latour, ce sont deux époques ; l'autre, la jeune russe, la « Notre-Dame-du-sleeping-car », ce ne fut qu'un accident, un accident exquis. On se souvient de ses lettres à M. G. de M... le romancier très connu, — lettres que le Figaro publia en un pas très ancien Supplément : elles étaient d'une impertinence divine. Oui, mais en tout cela je ne vois aucune « thérapie » pour ma maladie d'âme, ni pour les maladies d'âme des autres, de ceux que je connais. Le volumetto les distraira, en les inquiétant, mais l'absorption de ces trois pilules d'ironie dorée ne modifiera guère leur incurable anémie. Sénèque est dans la préface allégué ; est-ce vraiment si ambitieux que cela parait? Oui, sans doute, puisque Sénèque est éternel et toujours actuel, — mais se proposer d'être encore ce que fut cet adorable rhéteur, ce n'est pas faire un choix médiocre. Sénèque n'écrivait pas de vaines choses ; il savait, par exemple, que la joie n'est pas toute la joie : « La tristesse a ses plaisirs aussi bien que la joie » (L'Esprit de Sénèque, où les plus belles pensées de ce grand Philosophe, par Monsieur de la Serre, conseiller ordinaire du Roy en ses Conseils, et historiographe de France. — A Paris, chez André Soubron, M. DC. LVIII).

R. G.


 Le Canard Sauvage — Rosmersholm, par Henrik Ibsen, traduction de M. Prozor (Savine). — M. Albert Aurier a parlé du Canard Sauvage, dans un précédent numéro du Mercure, à propos de la représentation Antoine ; il n'est pas utile d'y revenir. La seconde de ces pièces, Rosmersholm, aurait sa place au Théâtre d'Art, avant des poèmes peut-être plus beaux, mais qui ne furent pas écrits pour la scène et qu'il est toujours pénible de voir massacrer. Rosmersholm, le vieux domaine de Rosmer, c'est pour Ibsen l'emblême de l'ancien esprit familial et religieux qui agonise, harcelé encore par les démocraties du progrès, les idées nouvelles, les grandes et creuses déclamations de la sociologie. Ces âmes de Norvège en sont encore à se passionner pour l'émancipation intellectuelle, le combat des principes, le rachat de l'humanité, et autres calembredaines que nous laissons depuis longtemps aux politiciens des feuilles à un sou. Kroll le conservateur et Mortensgaard le progressiste (encore un qui est disqualifié !) se livrent de sérieuses batailles avec le Phare et le Journal du District. Le drame est d'ailleurs tout dans l'antagonisme du nouvel esprit, inquiet et avide — personnifié dans Rebecca West l'aventurière — et du milieu poétique et dissolvant, séducteur et morbide de Rosmersholm, sur quoi pèse l'esprit de renoncement et de sacrifice de dix générations. Rébecca veut conquérir Rosmer, conscience pointilleuse, être versatile et faible et se trouve à son tour gagnée. Mais le vieil esprit d'abnégation ne connaît pas le bonheur ; il est trop pointilleux, trop à la recherche de la conscience pure. Par les circonstances de l'action, Rosmer et Rebecca doivent lancer par-dessus bord le bagage des préjugés, devenir amant et maîtresse, s'en aller loin du pays hostile à ces escapades. En Norvège, on est resté romanesque. Ils ne trouvent la liberté que dans la mort.
 Symboliques ou non – aujourd'hui on fourre du symbolisme partout — les personnages de ce drame donnent bien l'âme du Nord. Ce Rosmer, cette Rébecca m'arrêtent et m'amusent : – Ils vivent unis, deux ans, dans la même maison, porte à porte ; ils s'aiment et se tutoient, frère et sœur en Saint-Simon, et ne songent même pas à coucher ensemble : – moi, je trouve ça très curieux !...

C.Mki


 Les idées morales du temps présent, par Edouard Rod professeur à l'Université de Genève (Perrin et Cie). – Livre très attirant par l'originalité de la pensée, non moins que par la nouveauté et l'à-propos des sujets traités, — que voici : M. Renan, Schopenhauer, MM. Zola, Bourget, Lemaître, Scherer, A. Dumas fils, Brunetière, Tolstoï, de Vogué. Articles de revue réunis sous un titre factice qui veut prendre des airs de nécessité. – car, enfin, les idées morales de M. Zola ? Tout cela est d'un pédantisme qui avoisine le comique, d'un trissotinisme de sacristie universitaire drôle à force d'être lamentable. M. Rod est vieux, vieux, vieux, plus vieux d'idées et de style que feu M. Caro, – et il a encore moins de talent ; il en a si peu que c'en est scandaleux. Il y a une Conclusion qui préconise le Médiocre : « Les isolés ne sont que des excentriques : c'est avoir tort que d'avoir raison tout seul... » : M. Rod a raison, – oh ! comme il a raison : reconnaissons-le pour en finir.

R. G



 P. S. – La Préface porte que M. Jules Lemaître est surtout un « intellectuel ».

 Suggestion, par Henri Nizet (Tresse et Stock). — L'auteur a pris comme sujet l'histoire d'un cas pathologique entièrement rare, car, à notre connaissance, il n'en existe guère dans la science que des exemples peu nombreux, rapportés entr'autres par Ramsbotham (3) et Quain (4). Un candidat névropathe, Paul Lebarrois, rencontre au cours d'un voyage en Bukovine – le hasard est un bien complaisant metteur en scène — une jeune femme facilement hypnotisable. Naturellement, il profite de ces dispositions particulièrement commodes pour tenter de pénétrer dans son intimité. Cependant il n'y parviendra pas entièrement ; Séphorah, en effet, par suite de sa curieuse malformation physique, ne saurait

jamais devenir complètement femme. Suit alors un amas insuffisamment digéré de notions médicales, surnageant sur fonds d'hypothèses très peu vérifiées. Nous assistons ainsi à de multiples expériences de suggestion et de télépathie — à ce propos « Phantasm of the Living » doit difficilement se trouver sur les quais, la traduction française de ce travail dû à la Soc. for Psych Res de Londres, venant seulement de paraître — et même à des séances d'occultisme, le tout du reste des plus intéressants. Enfin, comme un dénouement s'impose, Lebarrois, non sans de longues hésitations, fait, fort ingénieusement, se tuer sa maîtresse, qui commence à l'embarrasser. Nous nous attendions plutôt, étant donné le genre dangereux des distractions auxquelles ils s'adonnaient, à une folie à deux, ou à un crime plus impulsif, semblant indiqué.


 Bien que ce livre soit écrit dans une manière aisée, souvent agréable, on y sent peut-être trop, non seulement cette constante préoccupation d'étalage pseudo-scientifique, mais encore une facile complaisance en des détails plus que légers. Au fait, ce dernier défaut paraitra sans doute un mérite à quelques-uns.

G.D.


 Les Bons Parents, par Hubert Krains, (Bruxelles, Alfred Castaigne), — Quatre nouvelles : Les Bons Parents, Consolatrix, Le Bonheur des autres et La Cité Mercantile, remarquablement écrites. Les Bons Parents, ces meuniers qui vendent leur fils bossu à un saltimbanque, ont des remords, puis finissent par ne plus en avoir, sont deux types bien trouvés et bien rendus. Pas de psychologie entortillée sur elle-même, mais des faits bien nature qui en prouvent plus long que les plus longues dissertations. Un style d'une pureté triste, et froide, une ironie d'autant plus forte qu'elle semble s'ignorer: on aperçoit l'œuvre tout de suite comme une statue couchée au fond d'une eau limpide, cela vous repose et vous fait froid en même temps. Les quatre nouvelles de M. Hubert Krains valent une trentaine de ce qu'on appelle communément de bons livres. Il convient d'ajouter, en passant, que l'auteur belge a toujours à un plus haut degré que l'auteur français le sentiment de sa dignité d'écrivain.

***


 La Comédie des Amours, par Édouard Dujardin (Vanier). — Le vers libre, et même libertin, préconisé par M. Dujardin et en ce tome, après d'autres, offert à nos loisirs, n'est pas médiocrement distrayant, ni réconfortant. Distrayant, parce qu'il assume des formes telles que :

... Où sont vos cavaliers si beaux?
Ils boivent le Montebello ;

ou que:

Ré, mi, fa, sol..,
Ton âme a quitté le sol.
Fillette, fillette,
Dans l'inconnu tu te jettes.

 Réconfortant, parce que, toutes les vieilles chinoiseries de la versification tant vieille que neuve se trouvant abolies, chacun, désormais, peut faire des vers, sans même avoir appris à lire (sic). Maintenant, peut-être faut-il être réellement doué de talent pour en montrer si peu? Mon avis est que M. Dujardin se trompe de route et je crois qu'il finira bien par le reconnaitre, car il est très intelligent.

R. G.


 Élévations poétiques, par Paul Gabillard (Sauvaitre). - Un volume compact de vers qui sont toute la prime jeunesse littéraire de l'auteur. Beaucoup de ces poésies sont datées, et, à comparer les premières nées aux dernières écloses, on regrette que M. Paul Gabillard ne se soit point résolu à quelques sacrifices nécessaires. De ci de là de belles promesses, que, nous n'en doutons pas, l'auteur des Veilleuses saura tenir.

A. V.


 La France politique et sociale. Année 1890, 2 vol. in-I8, par A. Hamon et G. Bachot (Savine). — Les auteurs, sont persuadés que lorsque l'année politique est finie le moment est venu de la revivre. Pour cela, ils ont rédigé ces deux volumes, au moyen de quoi nous pouvons, par exemple, assister à la séance de la Chambre du 20 octobre défunt, séance, à ce qu'il paraît, digne de mémoire. Il ne faut pas davantage médire de ce travail qui sera grandement serviable pour tous les hommes politiques, administrateurs, journalistes, chroniqueurs, historiens. C'est la condensation en 700 pages de deux ou trois mille numéros de journaux. Chacun, à l'occasion, peut avoir à consulter tels chapitres où sont détaillées d'intéressantes questions : ainsi, en le chapitre XI (novembre), sur la dépopulation, l'infécondité,le malthusianisme, des documents sont collectés dont je prétends user un jour — avec la permission des auteurs — pour dire le contraire de ce qu'ils laissent entendre. Livre utile, très bien ordonné.

R. G.


 Le Péché d'Autrui, Par Pierre Bertrand (Savine). — Ce livre pourrait s'appeler La mère coupable, ou Les suites d'une faute, ou La faute d'une mère, titres d'un sentimentalisme plus alléchant; M. D'Ennery en tirerait un feuilleton de vingt mois, une Pièce pour l'Ambigu et trois tomes chez Dentu, lesquels feraient bien ensuite 12 volumes dans les auteurs célèbres de Marpon et 300 livraisons à deux sous. — Par cela, il faut avoir quelque reconnaissance à M. Pierre Bertrand; son roman n'a que trois cents pages ; sur un sujet horriblement quelconque, il a écrit un peu de littérature; même, de fines et jolies pages comme la Confession de Francine (cap. xix) - nous prouvent que les femmes, surtout après le péché, sont capables de tous les dévouements et qu'un bon jeune homme très riche sera très malheureux s'il ne sait pas employer sa fortune. - Ceci ne me ferait point de peine si je n'y voyais beaucoup de talent gaspillé. Voyons, M. Bertrand, laissez les Delpit, Ohnet et Rameau s'ébattre dans la porcherie ; ils mangent du gland et font caca des histoires morales; n'ayons pas-l'air, au moins, de jalouser leur industrie.

C. Mki.


 Zézette par Oscar Méténier(Charpentier)— Histoire dramatique et authentique du Voyage, ou mieux du monde forain. En somme, un roman intéressant dans le genre du roman pittoresque. Le livre débute par une scène fort habile et qui est bien faite pour désarmer tout un peuple de critiques grincheux. Un dompteur, le nommé Chausserouge, jette à ses fauves qui crèvent de faim un vieil usurier dont la dureté remplace à merveille le traditionnel morceau de cheval... Par çi par là s'ouvre, comme un myosotis au milieu des chardons, l'œil limpide et pur de Zézette, la fille de Chausserouge, qui a vu le crime et doit venger la morale. L'étude des mœurs foraines est faite avec des documents sérieux, et par instant on laisse le drame pour s'occuper de jolis tableaux peints d'après nature : la baraque des photographes, la roulotte des femmes algériennes, les grands théâtres du Voyage et leurs dessous, l'éducation de l'ours la Grandeur, si connu, ce bon ours, de tous les amateurs de la foire au Pain d’Épice !... Eh bien ! mais, j'aime mieux ça que l'éternelle psychologie : c'est plus propre.

***


 Désarmement ? Parfaitement, par Henry Fèvre (chez tous les libraires: 25 cent.). — Fantaisie pleine de bon sens, dans laquelle l'auteur se raille des braillards du patriotisme et démontre la sottise, au point de vue social, des idées revanchardes. Il n'est pas mauvais que soient dites de temps à autres ces choses que pensent tant de gens.

A. V.


 La Peur de la mort, par François de Nion, Préface de Camille Lemonnier (Savine).— La vie d'un homme du monde intelligent ombrée par la terreur du grand X qu'est la mort. Le comte de Feysin-Cransac ne représente pas un névrosé. Il mène une existence normale et un naïf se contenterait de sa part de bonheur, mais différentes circonstances le font se pencher sur l'abîme, peu à peu l'abîme lui donne le vertige et finit par l'absorber. Il meurt d'avoir eu peur de mourir. Il ne s'agit pas d'un efféminé ou d'un fou, il s'agit d'un homme sain qui tombe naturellement pour s'être, un jour, trop penché... Ce roman est le livre qu'il fallait écrire sur ce sujet, et non pas une histoire quelconque, de parti-pris paradoxale. Solidement écrit, il se termine par des pages : Les Helminthes, qui sont les plus rationnelles explications de l'au-delà qu'un artiste philosophe puisse fournir. Une belle œuvre pour ceux que l'état de vivant, c'est-à-dire de condamné à mort, n'épouvante point.

***


 Histoires d'Amour, par Pierre Bujon (Vanier). — Titre insidieux, quoique simple, car il évoquerait de ces choses croustillantes qu'une stricte morale réprouve... Mais qu'on se rassure : il est l'étiquette nullement fallacieuse d'une dizaine de nouvelles simplettes, écrites sans prétention, parmi lesquelles je citerai L'Ombrelle de ma Cousine et Les deux Inséparables.

Z.


 Histoire des Doctrines de psychologie physiologique contemporaines. Les Fonctions du Cerveau, Doctrines de l’École de Strasbourg, Doctrine de l’École italienne, par Jules Soury Publications du « Progrès médical ». ― Livre d'un savant de belle intelligence, de large et féconde curiosité ; préface d'un sceptique qui sait « combien il serait naïf d'espérer jamais connaître un fait en lui-même, l'essence d'une loi et la nature d'une force : nous ne saurions sortir de nous mêmes et devenir les choses que nous nous représentons de nécessité d'après les structures de notre esprit. Le rapport véritable de nos représentations à la réalité restera toujours absolument inconnu, puisque nous ne pouvons considérer qu'un aspect des choses, et toujours le même, le côté subjectif. » Cette doctrine, purement idéaliste, me semble incontestable; elle transporte loin de l'optimisme ordinaire, de la sécurité dans le néant, des matérialistes invétérés. Je ne puis juger scientifiquement ce gros volume de science, mais il m'apparaît, grâce à une admirable Table des matières, tel qu'un précieux répertoire de faits raisonnés et coordonnés, ― précieux pour tout écrivain qui révère l'exactitude. J'ai vu M. Barrès le manier avec un grand respect.

R. G.


 Que faire de nos filles? par *** [B. H. Gausseron].― (Librairie Illustrée). ― C'est, précédé d'une très longue introduction, un manuel des professions où une femme peut gagner sa vie. Les renseignements sont assez précis, entremêlés d’anecdotes et de citations qui témoignent de lectures étendues. Ce livre peut être utile; mais je ne saurais en louer l'esprit. A sa prétendue émancipation la femme ne gagne qu'une misère de plus, l'isolement,― sans compter que, rivale de l'homme, elle est de plus en plus haïe par lui. D'ailleurs, en dehors de l'amour sous toutes ses formes (y compris les œuvres de charité et l'élevage des enfants), la femme n'est bonne à rien, n'arrive jamais qu'à un à peu-près des plus médiocres. Quant aux exceptions, il ne serait pas philosophique de s'en préoccuper à propos d'un livre qui s'adresse à toutes les jeunes filles en quête de cet à peu près à réaliser.

R. G.


 Révolution chrétienne et Révolution sociale, par Ch. Malato (Savine).― Il m'a été dit un jour : « Vous ne croyez pas au Progrès, à un meilleur futur, au renouveau proche... Alors, vous devez bien vous ennuyer ! » Il y a parmi les socialistes, non des âmes, mais des esprits d'apôtre ; ils ne s'ennuient pas, eux; ils croient toujours « qu'on rasera gratis, ― demain ». Ce volume d'un actif propagandiste, qui a acquis le droit de crier ses opinions, témoigne d'une noble et incomparable naïveté. Évidemment, la société actuelle périra.― et puis, quoi?... L'humanité est pareille à ces bonshommes de liège à cul de plomb: elle retombe toujours sur ses jambes, lestée par la raison du plus fort. Quant à la justice, ― demain!

R. G.


 (1) Aux prochains fascicules : Des Visions (Pierre-M.Olin); Le Nazaréen (Henri Mazel); Pétales de Nacre (Albert Saint-Paul); L'Heure en Exil (Dauphin Menuier); Liminaires (Paul Redonnel); Histoires normandes (Le Trézenik et Willy); Promenades sentimentales (Jean Thorel); Le livre de Thulé (L. Duchosal); L'Eternel Jocrisse (Gustave Chanteclair); La Joie de Maguelonne (A.-Ferdinand Hérold); La Chanson des choses (Louis Malosse); Ephémérides et Chansons (Claude Lauzanne); Mes Dernières nées (Eugène Chatelain) ; Exame de consciencia (A. de Olivera-Soarès); L'Exorcisée (Paul Hervieu); Henrik Ibsen (Charles Sarolea); Les Filles d'Avignon (Théodore Aubanel); Général de Ricard. Autour des Bonaparte (L. Xavier de Ricard).
 (2) Cette note a été rédigée le 15 mai : cela pour expliquer une rencontre fortuite avec un article des Entretiens politiques et Littéraires, sous la signature de F. V. Griffin - à qui j'aime témoigner mon estime littéraire autrement que par la plagiat.
 (3) Medical Times and Gaz. 20 décembre 1855 — p. 642.
 (4) Transact. o the pathol. Soc. London. 1856 vol. VII, p. 271.


*****

CHOSES D'ART

――

 Exposition d'une vingtaine d'oeuvres de Renoir,chez Durand Ruel. Voir l'article consacré à Renoir, dans ce numéro, page 103.
 Exposition de peintures et de sculptures d'artistes américains chez Durand Ruel. rien de bien génial ou de bien nouveau ; quelques essais timides d'enluminements à la manière impressioniste, mais combien maladroits ; un portrait de Whistler, à la manière du dit, et un chien et petite fille, au pastel de W. M. Chase, des oeuvres diverses de Cox, Frazier, Hale, Hassam,Johnson,Robinson, Rolshoven.Twachtman, (jolies pochades au pastel, et Winter,the mason's house). Vail, Weir, etc. ; des sculptures de Barlett, Boyle, French, Kemeys, Ruckstuhl.
 A voir:
 Chez Durand Ruel : Saül et David de Rembrandt, de beaux Courbet, la Décapitation de Saint Jean-Baptiste de Puvis de Chavannes, l'Exécution de Maximilien de Manet.
 Chez Boussod et Valadon : des meules ensoleillées, un Paysage de la Creuse de Claude Monet; deux Monticelli, première manière; Le Meurtre, L'Assassiné, Le Pendu, Les Traînards, de Henry de Groux; des dessins de Forain ; deux feux d'artifice de Whistler ; des Pissaro, Degas,Lautrec, Gauguin. Zandomenéghi, Carrière, etc.
 Chez Lambert (en face de la Trinité) : des Monticelli, Raffaelli, Ziem, Ribot, etc.
  Chez Tanguy (rue Clauzel) : des Van Gogh, des Césanne, des E. Bernard, des Filiger, etc.
 Félicitons la Société des Gens de Lettres, qui a commandé au sculpteur Rodin le monument de Balzac. Rodin vient de terminer son deuxième projet de monument à Hugo. Qu'en pensera, cette fois, la Commission? Le maître travaille en ce moment au buste d'Octave Redon.
 Vient de paraître, chez l'Editeur Vanier, dans les Hommes d'aujourd'hui: Vincent van Gogh, texte et portrait pas Emile Bernard.

G.-A. A.


*****
Échos divers et communications

――

Jean Lombard

 Jean Lombard vient de mourir (17 Juillet), âgé de 37 ans; il disparaît à l'heure précise où son œuvre, appréciée voici longtemps des écrivains, pénètre enfin dans le public lettré, et où le succès allait récompenser vingt années d'une vie extraordinairement laborieuse. D'abord ouvrier, il s'était en effet instruit tout seul―tour de force peu commun et requérant une indéfectible volonté, étant donné le peu de loisirs que laisse l'atelier à l'homme. Et les connaissances qu'impliquent ses livres ne sont pas seulement superficielles. Il habitait alors Marseille, et, en même temps qu'il dirigeait et rédigeait des revues et des journaux auxquels colloborèrent presque tous les jeunes gens de lettres parisiens, il composait Adel, poème de la Révolte future, s'intéressait de façon militante à la cause sociale, organisait des réunions publiques et y parlait. Une récente interview de L'Echo de Paris a rappelé ses campagnes socialistes. Puis il publia Loïs Majourès, roman de mœurs politiques provinciales, et deux autres romans d'un travail énorme, deux vastes poèmes en prose plutôt, qui reconstituent, l'un, l'Agonie, la Rome décadente d'Héliogabale, l'autre, Bysance, le monde oriental sous Constantin Copronyme. Il allait enfin publier―le livre paraîtra sans doute prochainement― Un Volontaire de 92 (psychologie révolutionnaire et militaire). et préparait une nouvelle reconstitution historique : Communes! Communes! où il eut fait revivre la bourgeoisie et le peuple à l'époque effervescente qui précéda l'affranchissement des communes. Œuvre considérable, on le voit, à quoi il faut ajouter les ouvrages en manuscrits: théâtre, poèmes, projets de toutes sortes, et les articles que, correspondant de divers journaux, il expédiait chaque semaine. De plus, il était rédacteur en chef de la France Moderne, la feuille littéraire qu'on sait.
 Jean Lombard s'était définitivement fixé à Paris l'année dernière; il laisse plusieurs enfants et une jeune femme, à qui nous adressons l'expression de nos plus vives condoléances.
 Une souscription due à l'initiative de M. Paul Marguerite a été ouvert à leur profit par L'Echo de Paris―car, hélas, la littérature est peut-être de toutes les professions dites « libérales » celle ou l'on travaille le plus pour le moins d'argent, et la mort de Jean Lombard met toute sa jeune famille dans une situation lamentable.

A.V.


 Dans un de ses derniers Lundi littéraires (La Bataille du 14 juillet), M. Camille de Sainte-Croix annonce avoir trouvé, pour le livre de Germain Nouveau: Les Valentines, l'éditeur intelligent à qui nous faisions appel dans livraison de juillet. Il n'y aura pas souscription, et c'est préférable : le

succès du livre n'est d'ailleurs pas douteux. Il nous reste à souhaiter prochaine la publication des Valentines, qui seront présentées à nos lecteurs par notre collaborateur Louis Denise.
 Très intéressante et très complète étude de Corbière dans les Notes inédites de Laforgue, publiées par les Entretiens Politiques et Littéraires de Juillet.
 Par suite de difficultés survenues entre M. Paul Fort et le mandataire de Mme Villiers de l'Isle-Adam, le Théâtre d'Art ne jouera pas Axël, qui devait composer le huitième et dernier spectacle de la saison. Les abonnés n'y perdront rien toutefois: M. Paul Fort annonce pour la saison prochaine neuf spectacle au lieu de huit. Au programme de la première soirée, tous relevons le.. Cantique des Cantiques, de « M. Salomon, » ― comme imprime malicieusement La Bataille.
 Le fascicule de La Plume du 15 juillet contient un bon portrait hors texte de notre collaborateur Laurent Tailhade; puis, entre autres choses intéressantes, le résultat de Procès Péladan-Bloy-Deschamps: M Péladan, demandeur, n'ayant point comparu ni personne pour lui, le Tribunal a purement et simplement rayé d'affaire. Mais il paraît que le Sâr a de nouveau assigné La Plume pour le 22 courant...
 M. Valère Gille abandonne la direction de La Jeune Belgique. En attendant que soit désigné son successeur, c'est à M. Iwan Gilkin qu'a été confiée la direction de la revue.
 

Très beau double numéro de La Revue Blanche, qui a changé son affreux format in-4° en un élégant in-8°. Relevé au sommaire les noms de MM. Jean Julien, Lucien Muhlfeld, Robert Bernier, Thadée Natanson, etc.
 Nous avons reçu les deux premiers numéros d'un nouveau confrère : Vendémiaire, Revue Sociale de quinzaine (Bureaux : 29, rue de Bréa; Prix: 25 centimes). Nos souhaits de longue vie et de brillante carrière à ce périodique socialiste.
 Mais la concurrence commence à être terrible entre organes socialistes, révolutionnaires, anarchistes, etc. Le plus... original de ceux-ci est sans contredit Le Père Peinard, « gniaff » (4 bis, rue d'Orsel : « deux ronds » le numéro). Il publie chaque semaine ses « réflecs » anarchistes, qu'illustrent de leurs « baths » dessins ses « copains » Maximilien Luce, Lucien Pissaro, Paterne Berrichon, etc.
  La Revue du Siècle vient de publier un portrait hors texte de Théodore de Banville, à qui M. Henri Corbel consacre un bon article dans la même livraison.
 On annonce pour paraître prochainement une nouvelle revue : Chimère, sous la direction de MM. Paul Redonnel, Léon Dequillebecq et Pierre Dévolury.

Mercvre.

Outils personnels