N° 28. – AVRIL 1892

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Mercure de France, t. IV, n° 28, avril 1892, p. 289-376.



UN HOLLANDAIS A PARIS EN 1891 (1)
POÉSIE ROMANE

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 Moréas chercha tout de suite l'élément où il vit et respire : l'art.
 — « Vous savez la grande nouvelle? » nous annonça-t-il. « Nous ne sommes plus symbolistes; j'ai trouvé un autre nom pour notre école, et notre poésie sera de la poésie Romane. Symboliste, — c'est moi qui ai inventé et appliqué le terme, et qui l'ai défendu aussi dans une brochure qui n'est pas encore tout à fait oubliée, — Symboliste n'était pas mal pour commencer; le mot exprimait assez bien la qualité de notre art et de tout art en général ; mais l'abus que nous en avons fait l'avait, à la longue, transformé : c'était devenu la dénomination d'une secte, et il valait à coup sûr mieux que cela. Il ne faut pas trop mettre en évidence un seul des caractères de l'art, parce que la mode s'en empare. Tout le monde allait à la recherche des symboles, ce qui est le moyen unique de ne pas en rencontrer. Le poète est symboliste, mais il ne se le dit pas.
 « Des symbolistes! Ah ! vraiment, tout comme on voit ici des mystiques sur les boulevards et dans la rue, de braves gens qui, toute la journée, plume à l'oreille, restent assis derrière un bureau de ministère ou d'épicerie. Je ne conçois guère un mystique qu'au sommet d'une colonne, nu, lavé par la pluie, brûlé par le soleil des tropiques, et mon imagination franchit difficilement la distance qu'il y a entre cet ascète et le rond-de-cuir qui s'arroge son titre. Non pas que je veuille dénier les tendances de mysticisme à l'individu en question ! En aucune façon; mais qu'il montre de même son respect pour le nom de mystique en le laissant à ceux auxquels il convient.
 « Je ne dirai pas autre chose du symboliste. Figurez-vous un homme pour qui l'univers visible ne soit qu'une suite d'images projetées par les sentiments de son âme, pour qui, d'autre part, le cœur avec ses passions prendra la forme d'un paysage changeant aux reflets divers de la lumière, — ne marchera-t-il pas à travers cette vie auréolé d'une royauté plus noble que celle des hommes ? Et le premier venu qui, par hasard, aurait attrapé un symbole boiteux dans ses filets, voudrait s'appliquer ce nom d'honneur ! »
 Le geste qui accompagna les paroles de Moréas était significatif.
 — « Au contraire » , poursuivit le poète, « le nom de poésie Romane dit clairement notre intention. Il suppose l'unité de l'art du Midi de l'Europe, qui a trouvé sa plus haute expression dans la littérature française. Unité, non pas seulement des formes supérieures par où l'art s'est manifesté dans ces contrées différentes, mais aussi des époques diverses qu'il a traversées dans chaque pays. L'histoire nous montre que c'est tantôt ce genre-ci, tantôt ce genre-là qui a prédominé. Aujourd'hui, la culture est parvenue à un point assez élevé pour nous permettre de comprendre la marche entière du développement de l'art. Nous n'avons plus à choisir telle ou telle époque privilégiée; pour nous, l'édifice de l'art est formé de la réunion de toutes les formes: il n'y a plus de lignes de démarcation entre le Moyen-âge et la Renaissance, tout aussi peu qu'entre la Grèce et Rome, entre la chanson populaire et la poésie d'art. Notez bien, je ne dis pas qu'il n'y ait point de différence entre ces groupes: ce serait nier la lumière du jour; mais je veux dire que la lutte qui a accompagné la transition de l'une de ces périodes à l'autre est effacée aujourd'hui, que leur hétérogénéité pour lors n'a d'autre valeur que n'en ont les différences individuelles dans notre société. Nous croyons à cette unité et nous mettons tous nos efforts à la réaliser. Combien immense ce champ qui s'ouvre alors devant notre énergie poétique, et combien pauvre la figure que fait notre misérable Moi devant les symboles grandioses que nous apporte l'immense empire de l'art, ininterrompu depuis les premiers siècles jusqu'à nous!
 « Ce que j'ai fait auparavant n'était qu'un balbutiement. Je ne parle pas de mes premières œuvres en prose que moi-même je n'ai jamais prises au sérieux, mais de mes poésies, les Syrtes, les Cantilènes. — Au point où je me trouve aujourd'hui, je ne les reconnais plus comme une expression véritable de mon talent; tout cela est fragmentaire. Même la première partie de mon Pèlerin passionné ne me plaît plus: pour moi, le livre ne commence qu'à la page où l'influence Romane se fait sentir nettement.
 « N'est-ce pas qu'il y a du merveilleux, » reprit Moréas après une petite pause, « dans la façon dont j'ai cherché dès ma première enfance l'idéal qu'à présent je vois devant moi, quoiqu'il fût en contradiction avec tout ce qui m'environnait?
 « Oui, j'ai été toujours un rebelle. Il coule du sang de klephte dans mes veines. Je ne suis pas de vraie race grecque: et je crois d'ailleurs qu'il n'en existe plus de représentants. Notre famille, illustre dans le pays, est originaire d'Épire; elle s'appelle Papadiamantopoulos, nom démesurément, presque comiquement long, qui signifie simplement diamant, — papa indiquant qu'il y a eu un prêtre parmi nos aïeux, et poulos n'étant autre chose que le ski ou vitch des peuples slaves. Avant les persécutions des Turcs, nous avons émigré avec un grand nombre de familles de notre pays vers le commencement du siècle au Péloponèse, Moréa, comme nous disons; de là le nom de Moréas que nous avons adopté à côté de l'autre. Mon aïeul, mon grand-oncle se sont illustrés dans la guerre pour l'indépendance ; je ne vanterai point leurs exploits ; il vous suffira de savoir que notre famille a engendré des héros. Mon père vivait à Athènes, à la cour du roi Othon, le prince bavarois que nous avons reçu des mains des grandes puissances. Et ici commence l'histoire de ma rebellion.
 « Mes parents avaient conçu une haute idée de mon avenir et voulaient m'envoyer en Allemagne pour m'y faire donner une éducation soignée, — l'influence allemande, comme de juste, étant alors prédominante à la cour. Mais je m'y refusai absolument : j'avais appris en même temps le grec et le français et je ne séparais pas les deux langues; je voulais voir la France; enfant, déjà, j'avais la nostalgie de Paris. Ils crurent pouvoir forcer ma résistance en m'envoyant en Allemagne : j'en suis revenu jusqu'à deux fois. Enfin je me suis enfui à Marseille, de là à Paris. C'était le destin qui me montrait ma route ; car j'étais trop jeune pour me rendre compte de mes actions. J'ai souffert horriblement, mais je ne me suis pas laissé abattre et j'ai tenu la tête haute. Ma famille me reprochait ma paresse, comme on l'appelait, et faisait miroiter devant mes yeux l'emploi supérieur que j'aurais pu obtenir à Athènes. Mais assez de cela. On est touché au vif quand les gens qu'on aime ne vous comprennent pas et vous blessent. Je n'ai jamais parlé de ceci à personne: il m'était impossible d'en rien dire. Maintenant, après tant d'épreuves et tant de confusion, ma conviction en est sortie mûrie et épurée. Le temps de la jeunesse et de la folie est passé; le temps est venu de se faire une conception grandiose de l'art et de la vie. Demandez à mes élèves si je ne leur prêche pas la morale par mes paroles et par mon exemple? Mais ils sont chastes comme des demoiselles ! »
 — « Et l'œuvre? » demanda un des convives, qui portait plus grand intérêt au travail du poète qu'à la conduite des jeunes gens.
 — « Jugez vous-même, » répondit Moréas; « je vous dirai le dernier poème que j'ai fait. Il a pour titre le Retour. C'est un jeune héros qui revient de la guerre et cherche à gagner le cœur de sa bien-aimée. Diane ne fait pas encore ses ravages sanglants dans la forêt, ce qui signifie que la chasse n'est pas ouverte. Remarquez, je vous prie, la manière dont j'emploie le vers de quatorze syllabes. Les alexandrins ordinaires du commencement lui cèdent la place dans le corps du poème pour revenir de nouveau et se briser à la fin en vers plus brefs. Et c'est un mélange de séduction et de vigueur, d'orgueil et de tendresse.
 — « Le détour me semble un peu long, » dit R... assez sèchement, lorsqu'après le départ de Moréas nous parlâmes du poème que nous venions d'entendre. « Prendre la route de la Grèce et de Rome, traverser la forêt des symboles et de la poésie Romane, pour arriver à une chose aussi simple qu'un militaire qui se promène au bois avec sa bonne amie au bras, — voilà qui dépasse ma compréhension. Une seule ligne suffit, je crois, pour exprimer toutes les beautés de la situation. Des poèmes semblables me paraissent complètement inutiles ».
 — « Mais on pourrait soutenir que l'art tout entier est inutile, comme vous dites? C'est la façon de représenter le sujet qui vous déplaît; l'ôter tout entière, ce serait détruire l'art même. Que le mode de la représentation, le style, pour dire son vrai nom, soit barbare ou raffiné, qu'il soit raffiné et barbare en même temps, pourvu qu'il soit véritablement individuel, le but de l'art est atteint et sa représentation est devenue nécessaire. Or je reconnais à coup sûr cette sincérité dans la manière dont Moréas traite ses sujets. Je n'en voudrais d'autre preuve que l'air de parenté, — une étrange parenté, je vous l'accorde, — que je découvre entre ses poèmes et l'art contemporain. J'en tends dans sa poésie deux voix qui se cherchent et qui veulent se confondre, mais qui ne trouvent leur point de réunion que dans l'émotion de celui qui écoute leurs sons enchanteurs. »
 — « Hum ! » dit R..., « ne croyez-vous pas que l'heure soit un peu tardive pour se livrer à des rêveries métaphysiques? Moi, du moins, l'idée d'aller retrouver de vrais rêves dans un lit authentique me tente davantage. »


 

W.G.C. Byvanck.


 (1) Titre d'un volume encore inédit de « Sensations de littérature et d'art », et qui va paraître, avec une préface de M. Anatole France, à la librairie Perrin et Cie. M. W. G. C. Byvanck a déjà fait de nombreuses excursions dans la littérature universelle; il a publié un essai de critique sur François Villon (V. Mercure de France, t. III. Bibliographie, p. 308) ; Poesie en Leven in de 19de' Eeuw; — un livre de critique sur Henri Heine, Carlyle, Newman, Balzac, Baudelaire, Hebbel, Clough, Walt Whitman, Henrik Ibsen, où l'auteur a fait ressortir l'influence du mouvement social et moral sur le mouvement littéraire. — Dans Un Hollandais a Paris en 1891, M. Byvanck rapporte ses impressions sur les artistes et les écrivains qu'il approcha lors d'un séjour parmi nous, et dont voici la liste dans l'ordre du livre : Eugène Carrière, Auguste Rodin, Catulle Mendès, Georges Porto-Riche, Aristide Bruant, Jean Moréas, Ernest Raynaud, Paul Verlaine, Léon Cahun, Jules Renard, Claude Monet, Stéphane Mallarmé, J.-H. Rosny, Jean Richepin, Maurice Barrès, Marcel Schwob. — Le fragment que nous publions appartient au chapitre: Jean Moréas. M. Byvanck avec le poète du Pélerin et quelques amis dînent dans un petit restaurant de la rive gauche, et l'on cause .


 

A. V .

SILENTIA


Nul bruit, nul rayon, nulle haleine,
Et nulle ride à fleur de l'onde.
Agenouillé, l'or de la plaine
Espère le secret du monde.


Apothéose du mystère
Où l'œuf du chiffre est en le nombre,
Où, les effets daignant se taire,
On sent la cause au seuil de l'ombre.


Il semble qu'un ventre funèbre
Accouche d'une épiphanie,
Adamantine est la ténèbre
Et son angoisse est litanie.


O cygnes-lys de la genèse,
Avalanche du saint domaine,
Affranchissez mon hypothèse
En chantant sur ma grève humaine!


Exhalez-moi votre opulence,
Idées de l'aube originelle,
Et je dirai que le Silence
Est la Voix Eternelle!

Mardi-gras 91.

Saint-Pol-Roux.


DROOM (1)

 In den nacht, bij het witlicht der maan.
 Opeen weg breed en blante, langs een bosch,in het witlicht der maan, houdt stil een sleep van rijtuigen zwart.
 Langzaam uit de rijtuigen zwart komen vrouwen in'tgeel, van't hoofd tôt de voeten behangen met sluiers doorzichtig en zwart. Hangendde armen vleezig en bleek met glimmende ronding.

 De rijtuigen weg.

 De vrouwen te paard, gezeten met mannen op de schommelende ruggen der dravende paarden.
 En als in een circus gaat het rond, rond, in draf, in galop, onder het spelen van circus-muziek.
 Nu steigeren de paarden, de voorpooten hoog, de achterpooten laag, en voort gaat het zoo in golvenden sprong.
 Zij ijlen, zij ijlen, in het gestrengel der armen,

LE SONGE


 Dans la nuit, dans la blanche lumière de la lune. Sur une route large et blanche, le long d'une forêt, dans la lumière blanche de la lune, s'arrête un cortège de voitures noires;
 En descendent des femmes en jaune, de la tête aux pieds,couvertes de voiles transparents et noirs. Leurs bras nus, charnus et pâles, pendent, rondeurs luisantes, le long du corps.

 Disparues les voitures.

 Les femmes à cheval, assises avec des hommes sur les reins balançants des chevaux qui trottent.
 Et, comme dans un cirque, ils tournent en galopant aux sons d'une musique de cirque.
 Les chevaux se cabrent, haut les jambes de devant, fléchies les jambes de derrière,et en avant ils se ruent dans un mouvement de vagues.
 Ils galopent, ils galopent, pendant que les bras s'enlacent, que les jupes jaune orange et les voiles in het ruischen der orange-geele japonnen, in het fladderen der sluiers in het witlicht van de maan.

 Weg zijn de rijders, de rijdsters, verdwenen van de ruggen der paarden, die opgaan en neêr in den rijthmischen sprong.

 En dansende paarden alléén, voort-hollend in de rondte met geluidloozen hoefslag in het witlicht der maan in de stilte van den nacht.
 Met sneeuw bedektzijn de ruggen der paarden, die dalen en rijzen in onhoorbaar getrap, en jagen en jagen in de circlende vaart.

 Weg zijn de paarden.
 Geluidloos de weg. Zwijgend het bosch, dat doorslaapt in den wit-helderen nacht.

Frans Erens.



  (1) Texte et traduction inédits de M. Frans Erens, collaborateur du journal politique et littéraire De Amsterdammer et l'un des redacteurs militants de la revue De Nieuwe Gids, organe de la nouvelle école hollandaise où fut publiée naguère une série d'études sur les écrivains français nouveaux. M. Frans Erens, qui habita Paris en 1883, est né à Schlaesberg, près Maestricht, le 23 juillet 1857. Il est du barreau d'Amsterdam depuis 1889. C'est l'un des esprits les plus intéressants d'un groupe qui s'efforce à » détraditionnaliser » la littérature hollandaise. Pas plus que chez nous, à dire juste, il n'y a en Hollande de « nouvelle école »; mais, comme chez nous, il y a un « mouvement » très marqué de réaction contre ce qui est (on pourrait presque écrire: contre ce qui fut). Voici, à ce propos, ce que m’écrivait en février 1891 M. Willem Kloos, aussi l'un des rédacteurs actifs de la revue De Nieuve Gids, qui voudra bien me pardonner cette petite indiscrétion; « II y a des rapports intimes et nécessaires entre les littératures française et hollandaise d'aujourd'hui. Nous-autres, nous n'avions pas de littérature proprement dite depuis deux cents ans. Mais, il y a six ans, un mouvement littéraire et artistique a fait la révolution sans phrase contre toutes les traditions et toutes les croyances de ce bon peuple hollandais. Et, merveille à croire, aujourd'hui nous avons des romanciers et des poètes imbus de l'esprit moderne de l'Europe, un public qui les écoute, et une revue qui est l'organe de tous. »

A. V.

flottent, flottent dans la blanche lumière de la lune.

 Disparus les hommes et les femmes des croupes des chevaux, qui montent et descendent dans le saut rythmique.

 Et, seuls, les chevaux dansent en rond, vont d'un trot silencieux dans la blanche lumière de la lune, dans le silence de la nuit.
 Couverts de neige sont les dos des chevaux, qui descendent et montent dans un trot silencieux, puis galopent et galopent en tournant.
 Disparus les chevaux. Silencieuse la forêt, qui dort dans l'éclatante et blanche nuit.

ÉPILOGUE


En vain j'ai parcouru les halliers et les grèves.
Je me suis efforcé
Vers le Nord implacable et le Pôle glacé
Aux Thulés mornes où meurent les rêves;
Vers les visions impérissables poursuivies
Par d'hyperboréennes contrées
Je me suis détourné des routes de la vie.
Les magiciennes rencontrées!
Par elles je crus au mirage de mes rêves
Et je me suis efforcé
Vers mon illusion par les déserts glacés
Des Thulés mornes où meurent les rêves
En des halliers de ronce et par la fange de leurs grèves
J'y voyais sans cesse un pourpris superbe
Et j'entrais en un val de tendres fleurs écloses
Avec des aspérules en grappes blanches sous l'herbe,
Et c'était une nuit de lune parmi les roses.
En les senteurs molles et profondes
Quel rêve ai-je vécu sur ces terrasses blondes
Illunées?
Les ténèbres bientôt descendaient en l'effroi
Et l'épouvante des landes abandonnées
Aux gémissements sinistres d'un vent froid.
Parfois encore c'étaient les gnomes
Et les Trolls aux visages odieux
Qui tournaient, brumeux fantômes
Qui tournaient et qui riaient à mes yeux.
Et les mêmes désirs, désirs jamais défunts,
En mon âme suscitaient toujours la même foi:
Pour l'effluve pressenti de plus subtils parfums
J'entrais en d'illusoires pelouses
Le long de lacs mentis où bientôt j'étais seul
Par la neige qui vraie était lourde comme un linceul
Sans le spectre des yeux que j'eusse crus défunts!


Mais j'ai surpris dans la tourmente
Le mensonge surgi d'un mirage d'amante
Et les syllabes de runes morts
Des Trolls malicieux et des haineux Klingsors!
— Et de l'adverse magie où mon désir se bute
Sous les embûches de la neige
J'échappe par la vie à cette vaine lutte;


J'ai rompu le pouvoir des mauvais sortilèges.

André Fontainas.

CLAUDE MONET


 Au commencement, allègue une vieille tradition de Chaldée, Baal créa le ciel et la terre et les dieux. Ensuite, il ordonna à l'un de ceux-ci de lui couper la tête, de la jeter dans l'espace et d'épandre sur le monde le sang qui coulerait de sa gorge. Il fut ainsi fait, et l'univers tout entier apparut vêtu d'un linceul de pourpre. Mais, déjà, la tête du dieu, la tête radieuse, éblouissante, de l'être primordial avait commencé de rouler dans l'éther. Et, par la vertu des torrents de divine lumière que versait la tête voyageuse, l'immense océan de sang qu'était le monde se mit à frissonner, a fermenter, a bouillonner en vagues énormes, en vagues qui, peu à peu, se solidifièrent et, bientôt, furent les minéraux, les plantes, les bêtes et les hommes.
 Et, depuis cette heure ineffable, l'aveuglante tête de Baal roule, majestueuse et sans trêve, dans l'infini, inondant de clarté, de vie, de joie et de beauté sa fille, son amante, la terre.
 Sans doute, on la blasphème, en notre aujourd'hui de présomptueuse ignorance, cette radieuse tête créatrice qu'adoraient autrefois les mages ninivites; sans doute, on la raille et, du faîte d'impies observatoires, on s'enorgueillit stupidement de compter ses taches de rousseur. Pourtant son culte est-il bien aussi définitivement déserté qu'il semble? N'aurait-elle point encore des dévots et des prêtres, héritiers, sans le savoir, des primitives fois chaldéennes,instinctifs glorificateurs, non plus, certes, suivant les traditionnelles liturgies, mais du moins à leur manière, de sa divine omnipotence? Et, d'aventure, n'allons-nous point justement avoir à parler ici d'un de ces hommes, d'un de ces inconscients dépositaires des vérités anciennes, dont, malgré eux et quoi qu'ils fassent, les âmes et les mains paraissent éternellement officier, selon des rites nouveaux et imprévus, la glorieuse messe des lumières, dans un moderne temple du soleil?

 Un temple fantastique, éblouissant et joyeux, dont les murailles et les plafonds seraient de pur cristal taillé en biseaux prismatiques.... Un temple de transparent cristal édifié sur une haute colline, en sorte qu'il soit, de tous les points de l'horizon, autant que du zénith, incendié par les rutilements de l'astre.... Un temple où cataracte incessamment la lumière, la bonne, la gaie, la sainte lumière du ciel, métamorphosée en éblouissant déluge de pierreries par les prismes et les rhombes translucides des murs et des toitures.... Et, dans ce temple, un prêtre, un peu schismatique, de la religion Baalique, infiniment plus paterne et bon-enfant que ses ancêtres de Mésopotamie, un pieux et gai prêtre, fort inexpert, certes, en mythes théogoniques, mais adorant avec ferveur, mais aimant vraiment d'amour son dieu, son Baal, bénévole, souriant, pas du tout sanguinaire, son Soleil, son divin Soleil, semeur de toutes les splendeurs et de toutes les allégresses,et lui adressant, agenouillé au milieu d'aveuglants rayonnements, d'effervescentes et joyeuses oraisons, infiniment jaculatoires, mais peut-être un peu trop, si j'ose ainsi dire, télégraphiques.

 Telles, je crois, et malgré la démence d'une pareille allégorie, l'œuvre et la destinée de Claude Monet, exclusif et passionné adorateur du la toute-puissance solaire, en l'obscure taupinière de nos âges.
 Ses œuvres, qu'on y réfléchisse, ne sont point autre chose que d'admirables hymnes attendries à l'astre dispensateur de la vie, de la joie et de la beauté, hymnes un peu plus brèves sans doute qu'on ne souhaiterait, hymnes de pontife pressé et sans beaucoup d'haleine, mais pourtant si sincères et tellement splendides!
 Qu'on n'aille point, surtout, lui demander, à cet amoureux de la divine lumière, autre chose que son amour de la divine lumière. La voluptueuse passion qui l'exalte, les sensations ineffables qu'il connaît le dispensent de rêver, de penser, presque de vivre. Les idées, les êtres, les choses n'existent plus pour lui, fondus qu'ils sont dans la respiration embrasé de Baal. Mystique de l'héliothéisme, vraiment, et nullement scolastique, il ne veut point argumenter, il ne veut rien expliquer, il se satisfait d'aimer, de se fondre dans les brûlants effluves du globe glorieux, d'adorer et de s'émerveiller, et son adoration et ses émerveillements et ses amoureuses félicités sont tout ce qu'il estime digne d'être exprimé. Que lui importe le reste, son corps et son âme à lui, l'âme et le corps des autres êtres? Ne sait-il point qu'avec la complicité de son dieu le néant lui-même s'illuminerait et deviendrait un temple de joie et de somptuosités ? Aussi, choisit-il, non sans telle inavouée coquetterie, des prétextes insignifiants, des sujets banaux, pour nous métamorphoser ces riens en féeries, en poèmes radieux : une meule dans une plaine, un ravin de la Creuse, quelques vagues de la Méditerranée, quelques peupliers des bords de l'Epte, il lui suffit de baigner cela des divines éblouissances dont ses yeux et ses doigts sont pleins, pour que soit transmuée cette méprisable réalité en délicieux paradis fleuri de gemmes et de sourires.

 Claude Monet a eu, sans y penser, une considérable influence sur les peintres contemporains. Il leur a appris à connaître, au moins de nom, les gaies et crues clartés du plein-air, a rougir des bitumes, des noirs, des sépias, de toutes les boues excrémentielles de leurs palettes. Il est responsable de cette petite révolution de la technique picturale, à laquelle il ne faut point, en vérité, attacher plus d'importance qu'elle n'en mérite, responsable au mëme titre que Manet, davantage même, car Manet sortait à peine de sa manière espagnole alors que, déjà, Claude Monet peignait des œuvres scandaleusement claires. Mais peindre clair, il faut le répéter, ce n'est point, en art, chose fort capitale: tous les peintres du Salon, sans exception, le font aujourd'hui, et ne sont guère plus intéressants pour cela qu'aux temps encore récents où ils travaillaient dans les poix et les cambouis. Ce qui, surtout, nous charme en l'œuvre de Claude Monet, c'est (bien plus que la clarté) la somptuosité et l'harmonie, et aussi la belle âme d'artiste, naïf, extasié, heureux, qui s'en dégage.
 Sans doute, il est permis de glisser des réticences, de critiquer cette œuvre où manquent bien des indispensables éléments de la parfaite beauté, de constater le rudimentaire de ces pochades instantanées, souvent trop pochades et trop instantanées, de blâmer ce constant sacrifice des formes significatrices et ce parti-pris de plonger les êtres dans ces atmosphères si splendidement embrasées qu'ils semblent s'y vaporiser ; sans doute, aussi, il est légitime de souhaiter un art moins immédiat, moins directement sensationnel, un art de rêve plus lointain et d'idée ; mais, pourtant, il serait injuste de ne point aimer le grand peintre, si vraiment et si exclusivement peintre, qui sut, en nous traduisant excellemment les joies et les coruscations de ses seules visions, si souvent éblouir nos prunelles et égayer nos cœurs, le magicien qui sut voler, pour nous, les gemmes fabuleuses éparses dans la rutilante chevelure de la tête errante de Baal.

Mars 1892.

G.-Albert Aurier.

VISIONS


I

J'ai rêvé d'une terre ardente aux fleurs profondes,
Moite dans des touffeurs de musc et de toisons,
D'une jungle du sud, ivre de floraisons,
Où fermentait l'or des pourritures fécondes.

J'étais tigre parmi les tigresses lubriques
Dont l'échine ondulait de lentes pâmoisons.
J'étais tigre!... et dans l'herbe, où suaient les poisons,
L'amour faisait vibrer nos croupes électriques.

Le feu des nuits sans lune exaspérait les moelles ;
Dans l'ombre, autour de nous, fourmillantes étoiles.
Des yeux phosphorescents s'allumaient à nous voir.

Un orage lointain prolongeait ses décharges ;
Et des gouttes d'eau chaude, ainsi que des pleurs larges,
Voluptueusement, tombaient du grand ciel noir.

II

J'ai rêvé d'un vieux monde à l'âme réprouvée,
Où j'apportais — prophète — un cœur ardent et doux.
Mes yeux forçaient le Doute à tomber à genoux ;
Et je faisais du ciel avec ma main levée.

Vers ma robe accouraient les pitiés orphelines ;
Un soir, je rencontrai, pauvresse des sentiers,
L'Espérance en haillons et lui lavai les pieds ;
Et des douceurs d'encens traînaient sur les collines...


Puis j'étais mis à mort par l'ordre du Tyran ;
De ma poitrine, alors, jaillissait un torrent,
Où venait s'étancher l'antique soif des Ames.

J'étais Celui qu'on prie aux lentes fin de jour,
Et mon pâle visage, en un nimbe d'amour,
Flottait, lune mystique, au cœur triste des femmes.

III

J'ai rêvé d'un jardin primitif où des âmes
Cueillaient le trèfle d'or en robes de candeur,
Où des souffles d'azur, veloutés de tiédeur,
Berçaient des fleurs d'argent, sveltes comme des femmes.

A l'ombre, au bord des eaux, sous des arbres légers,
Les mystiques Amants rêvaient leur solitude;
Et tout était extase, et joie, et plénitude,
Et les agneaux de Dieu paissaient dans les vergers,

L'amour sanctifié, sans hâtes et sans fièvres,
Buvait à l'urne exquise et profonde des lèvres...
O songe d'un désir parfumé par le ciel!

Et j'étais là, debout parmi les marjolaines,
Virginal, et l'archet des blanches cantilènes
A mes doigts effilés d'ange immatériel.

Albert Samain.

COCOTES EN PAPIER

LA ROSE

 Bonne-Amie entra et tendit à Marcel, qu'elle aimait parce qu'il avait un prénom à la mode et qu'il écrivait dans les journaux, une rose.
 — « Elles sont introuvables par le temps froid qui court, tu sais, lui dit-elle. Devine combien elle me coûte? »
 — « Les yeux de la tête », dit Marcel.
 Il emplit d'eau le plus ventru de ses pots bleus, pour y mettre la rose.
 — « Ne l'abîme pas, dit Bonne-Amie. Le fleuriste affirme qu'elle peut s'ouvrir dans une chambre bien chauffée. »
 — « Justement : voilà un bon feu, attendons », dit Marcel.
 — « Et toi, quel plaisir veux-tu me faire ?» demanda Bonne-Amie.
 Elle s'était assise et, les pieds à la flamme, elle ajouta :
 — « Je ne tiens pas aux cadeaux. Un rien me suffit, une attention délicate qui touche une femme plus que l'offre d'un empire ou de grosses richesses. Je ne sais quoi. Arrange-toi. Trouve quelque chose. Il me semble qu'à ta place je ne serais pas embarrassée. J'ai été gentille. Sois mignon. »
 — « J'ai ton affaire », dit Marcel.
 Sans hésiter, il prit le manuscrit en train, et, remuant la jambe, se tapotant la joue avec une règle, se mit à lire, à haute voix, le chapitre fameux dont il pouvait dire : « Celui-là, mon vieux, j'en réponds ! »
 Et c'était toujours ainsi. Les humiliations ne l'assagissaient pas. A peine avait-il répété : « Suis-je bête! suis-je bête ! » qu'il recommençait de mendier, l'incorrigible, jusqu'à rougir, un peu d'admiration de femme.
 Sa voix, éclatante dès le lancer des phrases, bientôt mollit, et, comme de coutume, au passage admirable où le mot serre l'idée si fort qu'elle étouffe, il s'arrêta, défiant, craintif, et regarda.
 La jupe serrée aux chevilles, les genoux collés, les coudes aux corps, les mains perdues dans les manches, Bonne-Amie avait voûté sa taille, plissé son front, rentré ses yeux et cousu sa bouche, car elle ne dit même pas: « J'avoue que mon opinion personnelle n'a qu'une importance secondaire. »
 Vraiment, elle n'avait oublié que de poser sur la cheminée, à droite et à gauche de la pendule, ses deux inutiles coquillages, ses oreilles sourdes.
 Tout entière, Bonne-Amie s'était fermée.
 Et Marcel déjà se dépitait ; mais soudain il s'attendrit ! Dans le pot bleu et ventru, la rose s'était ouverte.
 Quel émerveillement!
 L'émotion oscillante, folle, Marcel reluisait de sève. Il allait encore perdre la tête, s'emballer, fourrer avec reconnaissance son nez au creux de la fleur, lorsqu'enfin Bonne-Amie lui dit, à temps pour qu'il pût se renconquérir et se calmer:
 « Tiens ! la rose ! à la bonne heure ! le fleuriste ne m'a pas volée.

Jules Renard.

DERNIÈRES PAGES (1)

SUGGESTIONS (2)

I

La supposition que le livre de tel auteur est une chose distincte de la personne de l'auteur est, je pense, mal fondée. L'âme est un chiffre, dans le sens cryptographique ; et plus le cryptogramme est court, plus son interprétation est difficile : à un certain degré de brièveté il défierait même toute une armée de Champollions. Ainsi celui qui n'a écrit que très peu pourra dans ce peu ou bien cacher son esprit ou donner une idée erronée de son esprit, de ses acquisitions, de ses talents, de son humeur, de sa manière, de la teneur, profondeur (ou superficialité) de sa pensée, en un mot, de son caractère, de lui-même. Mais cela est impossible pour celui qui a beaucoup écrit. Nous aurons de lui, d'après ses livres, non peut-être la juste, mais la plus juste représentation. Bulwer, l'homme, l'individu, en gilet de velours vert et en gants ambre, n'est aucunement le véritable Sir Edward Lytton, lequel n'est véritable que dans Ernest Maltravers, où son âme s'est délibérément mise toute nue. Connaître Dickens, est-ce en le regardant, en causant avec lui, ou en lisant son Magasin d'antiquités? Quel poète, spécialement, ne se sentira plus vraiment expliqué par le premier venu de ses sonnets (sérieusement écrit) que par les détails personnels les plus précis, les plus intimes?

II

Suppléer trop à l'imagination du lecteur opprime et offense sa propre imagination. Rien ne la blesse plus profondément, — et rien ne contrarie autant le goût que tous les hypérismes, quels qu'ils soient.

III

M. Brown a mis pour épigraphe sur la couverture de son magazine ces mots de Richelieu : « On me dit cruel, — mais non: je suis juste. »
 Les deux monosyllabes « un âne » manquent absolument à la fin, — sans doute par suite d'un de ces lapsus typographiques qui auront été à la fois le poison et l'antidote dans la vie de M. Brown.

IV

 En toute fiction, l'originalité du thème doit être le premier objet; — le premier, nous ne disons pas le plus important. Mais, ceteris paribus, un écrivain trahit son propre intérêt en dédaignant, au début de tel récit, l'effet qui dérive invariablement du grand élément nouveauté.

V

 L'œuvre d'art doit contenir en elle-même tout ce qui est nécessaire à sa claire compréhension. L' « argument » n'est jamais qu'une forme du « Ceci est un bœuf », écrit sous l'image représentant un animal à cornes.

VI

 Une œuvre d'art peut être admirablement construite et cependant être nulle en ce qui regarde l'essentialité de cet art, le plus ingénu, qui n'est que l'heureux développement de la nature; mais aucune œuvre d'art ne peut incorporer une véritable originalité si elle n'est pas absolument représentative de l'esprit créateur, ou, plus simplement, du génie de l'auteur.

VII

 Entre l' humour et l'âme de la Muse il y a antagonisme direct ; et la prédominante croyance que la mélancolie est inséparable des plus hautes manifestations du beau n'est pas sans avoir une très ferme base dans la nature et dans la raison. Mais il arrive que l' humour et cette qualité que nous avons appelée l'âme de la Muse (imagination) trouvent un égal appui pour leur développement dans ces deux mêmes étais, — le rythme et la rime Ainsi, la seule ressemblance qu'il y ait entre le vers humouristique et la poésie, proprement dite, vient de la communauté de l'instrument qui leur est nécessaire. Cette circonstance a pourtant suffi à faire naître et à maintenir, pendant de longs siècles, dans le cerveau des critiques impensants, la confusion de deux idées aussi absolument distinctes.

VIII

 Les analogies dans la Nature sont universelles ; et de même que l'herbe crue le plus vite est celle qui' se fane le plus vite ; de même que l'éphémère conquiert sa perfection en un seul jour pour périr au déclin de ce même jour, — de même, l'esprit doué d'une précoce maturité est voué à une précoce décadence ; et quand nous voyons dans l'œil d'un enfant une âme d'adulte ce serait rêver tout éveillé que d'en attendre un développement ultérieur proportionnel. Si le petit prodige atteint l'âge mûr, une imbécillité mentale, pas très éloignée de l'idiotie même, voilà ce qui l'attend trop fréquemment. Les exceptions à cette règle sont fort rares, mais il faut encore observer que lorsqu'une telle exception se présente, il s'agit d'une intelligence de Titan, qui se conserve égale à elle-même jusqu'aux jours de la plus extrême sénilité et qui se glorifie non pas dans un seul, mais dans tous les larges champs de la fantaisie et de la raison.

IX

 Boccalini,dans ses Avertissements du Parnasse, nous raconte qu'un jour Zoïle présenta à Apollon une critique très caustique d'un admirable poème. Le dieu demanda qu'on lui exposât les beautés de l'œuvre mais Zoïle répondit qu'il ne s'inquiétait que des fautes. Là-dessus Apollon lui donna un sac de blé non vanné — en lui infligeant la punition de l'éplucher grain à grain.
 Cette fable peut servir de verges pour certaines épaules mais je ne suis pas bien sûr que le dieu eût raison. Le fait est que les limites du strict devoir de la critique sont grossièrement méconnues. Nous nous hasardons à dire que, puisqu'on permet au critique de jouer, d'aucunes fois, le rôle de simple commentateur, — puisqu'on l’autorise, par manière de pur amusement pour ses lecteurs, à mettre en belle lumière les mérites de son auteur, — sa tâche légitime est encore d'en relever et d'en analyser les défauts, de montrer comment l'œuvre aurait pu être améliorée, de combattre enfin pour la cause des Lettres, sans se préoccuper nullement des individualités littéraires. Bref, la Beauté doit-être considérée comme un axiome, qui pour devenir évident, n'a qu'à être clairement énoncé. La Beauté n'existe pas si elle a besoin d'être démontrée comme telle: — et ainsi, insister trop sur les mérites particuliers d'une œuvre, c'est admettre implicitement qu'elle n'en possède aucun.

X

 A propos de Bryant, j'ai essayé de montrer la divergence qu'il y a entre l'opinion publique et l'opinion privée quand il s'agit du mérite des écrivains contemporains. La première de ces « opinions » ne peut être appelée telle que par courtoisie. Elle appartient au public juste comme nous appartient le livre que nous venons d'acheter.

XI

 Les auteurs les plus « populaires », les plus « à succès », ne sont, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, que des individus doués d'adresse, d'entêtement et d'effronterie, — en un mot des hommes d'affaires, des quémandeurs et des charlatans.

XII

 La passion et la poésie sont contradictoires. La poésie élève et tranquillise l' âme : elle n'a rien à faire avec le cœur.

XIII
Le Rational du vers. (3)

Il n'y a pas une prosodie qui vaille le papier sur lequel elle est imprimée.

E.-A. P.

 Le mot « vers » est pris ici non en son sens strict ou primitif, mais comme le terme le plus convenable pour exprimer d'une façon générale et sans pédantisme tout ce qui est inclu dans l'idée de rythme, rime, mètre, versification.
 Il n'y a peut-être aucun sujet, en littérature, qui ait été aussi opiniâtrement discuté, et il n'y en a certainement aucun à propos duquel on ait fait preuve, on peut vraiment le dire, d'autant d'incurie, de confusion, d'incompréhension, de vues fausses, de mystification, de véritable et universelle ignorance : si le sujet était réellement difficile ou s'il gisait en les nuageuses régions de la métaphysique, là où les fumées du doute assument toutes formes selon la volonté ou l'imagination du contempleur, — nous aurions moins de raisons pour nous étonner de tant de contradictions et de perplexités ; mais, en fait, le sujet est excessivement simple ; il comporte environ un dixième d'éthique, et les autres dixièmes ressortent des sciences mathématiques : le tout ne dépasse pas les limites du plus ordinaire sens commun.
« Mais s'il en est ainsi, dira-t-on, comment de tels malentendus ont-ils pu s'élever? Est-il concevable que des milliers de profonds érudits, explorant depuis des siècles un territoire aussi accessible, n'aient pas su le faire connaître, du moins en tant qu'il peut être connu ? » A ces questions, je le confesse, il n'est pas facile de répondre: — en tout cas, une réponse satisfaisante exigerait autant de travail que l'élucidation de la question en litige — vexata quaestio — elle-même. Cependant, il est possible, et sans danger, de suggérer que « les milliers de profonds érudits » se sont probablement trompés, premièrement, parce qu'ils étaient des érudits, secondement, parce qu'ils étaient profonds, et troisièmement, parce qu'ils étaient des milliers, — l'incapacité de l'érudit et sa profondeur ayant été ainsi multipliées des milliers de fois. Ces suggestions sont fort sérieuses : il y a en effet dans l'érudition quelque chose qui mène ses adeptes à cette aveugle adoration de l'Idole du Théâtre, dont parle Bacon, — à une irrationnelle déférence pour l'antiquité; en second lieu, la « profondeur » est rarement profonde, — et c'est la nature de la vérité d'être, en général, de même que tels filons, d'autant plus riche qu'elle est plus superficielle; enfin le sujet le plus clair peut se trouver ennuagé par une surabondance de bavardages. En chimie, le meilleur moyen pour séparer deux corps est de leur en ajouter un troisième; en spéculation, souvent les faits concordent, et les arguments, jusqu'au moment où un autre fait, un autre argument vienne, avec les meilleures intentions du monde, brouiller ces vieux amis. Une fois sur cent, tel point est extrêmement discuté parce qu'il est obscur; le reste du temps, il est obscur parce qu'il est extrêmement discuté. Quand un sujet se présente dans ces conditions, la plus courte méthode d'investigation consiste à faire table rase de toutes les précédentes investigations qui ont pu être tentées.

Edgar Poe.


(1) Traduction inédite. — V. Mercure de France, Nos 23, 24 et 26.
(2) Ce titre, choisi par Edgar Poe pour étiqueter une poignée de notes analogues aux Marginalia, a paru convenir à ces fragments, extraits comme les précédents et ceux qui suivront, des Literati, — la XIIIe suggestion exceptée. — N.D.T.
(3) Début de l'étude intitulée Rationale of verse et qui porte exclusivement sur la prosodie anglaise.

LE CHÂTEAU HERMÉTIQUE

A Marcel Schwob.

 J'ai connu deux vieilles femmes qui sont mortes en disant: « Nous ne sommes pas chez nous ici ! Ce n'est pas ici que nous devrions mourir. » L'une était une paysanne du Limousin, fort pauvre, un peu folle, dont la principale monomanie consistait en un éternel besoin de locomotion. Elle rêvait d'un endroit où elle aurait été mieux, où elle aurait dû vivre toujours, et comme elle ne connaissait pas cet endroit, que, du reste, elle ignorait même s'il existait autre part que sous son crâne, elle répétait jaculatoirement : « Ah! Ils sont bien malheureux, ceux qui n'ont pas de pays !.. » Elle expira en faisant un geste d'entêtée, signifiant : « Là-bas ! »
 L'autre, une comtesse de Beaumont-Landry, avait toute sa raison, mais elle songeait des journées entières à la maison de ses rêves, et cette maison ne représentait pas, pour elle, une phrase sentimentale de son jeune temps : c'était réellement, sincèrement, une demeure bâtie quelque part, peut-être dans la Suède ou dans l'Irlande, dans une contrée couleur de dentelle grise, disait-elle, et où les colombes doivent être en deuil. Elle ne définissait rien, ne souhaitait rien. Ni tableaux, ni gravures, ne lui donnaient d'indications plus précises, mais elle savait que cette maison était là-bas, et que sa place, à elle, une choyée mondaine, était marquée dans ce modeste endroit de repos. Quand elle entra en agonie, elle prit les mains de sa fille, lui murmura d'une voix très inquiète : « Je ne suis pas ici chez moi ! Non, ce n'est pas ici que je devrais être ».
 S'il y a l'âme sœur que l'on cherche à travers toutes les déceptions et tous les crimes d'amour, n'y aurait-il pas aussi le pays frère, sans lequel on ne vit pas heureux, on ne peut obtenir une fin paisible?
 Combien de touristes mélancoliques ont dit avec des regrets plein les yeux : « J'ai vu en passant le lieu que je voudrais habiter, et je ne me rappelle déjà plus dans quel coin de la terre il se trouve ! Je ne sais plus le nom du village... je ne vois plus la nuance du ciel.... »
 Combien d'explorateurs fameux se sont sentis soudainement attirés, par delà les mers et les déserts, vers un site mystérieux, une patrie faite pour eux seuls, dont ils possèdent en eux une image si effacée qu'elle leur paraît être le souvenir d'une ancienne estampe admirée trop longuement durant leur enfance !
 Et il y a les lieux maudits où l'on va parce qu'il faut qu'on y aille, où l'on rencontre la blessure qui vous est destinée depuis des siècles. Il y a la forêt qui vous hante, de loin, et où l'on se pend à l'arbre que l'on croit avoir déjà vu ailleurs, un arbre qui vous tendait ses branches derrière toutes les fenêtres crépusculaires. Il y a le lac perdu au fond du petit val sauvage, la mare verdâtre hérissée de broussailles noires, où l'on se jette avec la presque joie d'avoir enfin trouvé sa tombe à soi et non pas la tombe pareille à celle du voisin. De toute éternité la place de nos pieds est probablement désignée, mais nous ne venons pas au jour selon notre gré: nos parents s'agitent, s'éloignent, vont, viennent, inutilement, cherchent eux-mêmes leur définitive résidence, si bien qu'ils faut des hasards multiples pour nous renseigner, nous fournir l'intuition solennelle et nous enlever, comme sur des ailes, jusqu'au pays qui garde, en un champ de blé ou en une rue déserte, les racines mystiques de notre personne.
 Souvent, aussi, extasiés devant ce pays, nous le voyons tout à coup reculer, se fondre, s'évanouir. Il nous fuit, nous abandonne, et pour une raison qui ne nous sera jamais donnée, car, sans doute, elle est trop effrayante, nous devinons que nous ne l'atteindrons pas, que cette terre promise nous sera éternellement dérobée.
 Et voici ce que je veux raconter bien sincèrement, au sujet d'un de ces pays de chimères, que j'ai bien réellement trouvé sur ma route :

 C'était en Franche-Comté, en visitant par une belle journée de soleil une grande propriété triste située vers le village de Roquemont, dans le petit hameau de Suse. Nous avions gravi le sommet d'une colline qu'on dénommait aux environs : la Dent de l'Ours, à cause de sa bizarre échancrure, et nous demeurions tous les trois étendus sur une herbe rousse qui sentait la chevelure brûlée. La mère, madame Téard, le fils, Albert Téard, et moi, nous avions très chaud ; nous ne causions plus, avant épuisé toutes les banales histoires parisiennes. A cette hauteur, sur ce plateau que balayaient les brises sèches, la source des conversations vulgaires s'était tarie subitement en nous, et nous ne désirions plus qu'étouffer les échos des villes toujours si détonants dans le religieux silence d'une montée de calvaire. Mes amis avaient d'abord tenu, gracieusement, à me faire juger la maison, le jardin, le vignoble ; de différents côtés, ils m'indiquaient les célébrités du pays : l'endroit où l'année dernière Albert Téard avait tué un lièvre énorme, le carrefour où se voyaient encore les vestiges des Prussiens, le sentiers par où descendaient du bois, certains hivers, les loups voleurs ; puis, peu à peu, saisis d'un respect pour la grandeur enveloppante du panorama, nous nous étions tus sans nous consulter, et nous regardions presque sans voir.
 A l'horizon, pas trop loin pourtant, se dressait une énorme roche sur une autre colline, sœur de celle qui nous portait, et l'on apercevait, très distinctement, les ruines d'un château féodal faisant corps avec la roche sombre. Cela formait un arrière-plan de drame au tableau relativement gai que représentaient le village de Suse, tassé contre un clocher naïf arrondi en goupillon, et le vignoble, où s'éparpillaient des paysans en blouse et des femmes en jupes claires. Cela dominait d'un air malfaisant, impérieux, et il n'était pas possible de ne pas déclarer tout de suite que, là, se trouvait le seul endroit curieux, le point d'histoire ou le point de légende. Mais on n'en avait pas parlé encore. Albert Téard, d'un ton dolent, murmura :
 « ... Il y a aussi des cavernes pleines d'ossements fossiles, de silex taillé ; nous vous y mènerons ; ensuite vous aurez tout vu. »
 « Comment, tout vu? dis-je, me redressant sur un coude; et les ruines, là-bas? »
 « Hein ? Quelles ruines ? » demanda madame Téard étonnée.
 J'avais les yeux fixes. J'étendis le bras, et Albert Téard se mit à rire.
 « Ça des ruines ! Peut-être que si, et plus sûr que non ! De chez nous, par un jour de pluie, on dirait tout simplement une roche à pic, mais, par le soleil, avec des jeux de lumière tombant des nuages, on croit quelquefois qu'il s'agit d'un vieux château sans porte. Oh ! ne vous y fiez pas !... »
 « Vous plaisantez ? »
 Je regardais, fasciné, à m'en faire mal au cerveau.
 « Non, c'est la roche qui plaisante, reprit Albert Téard. Il n'y a aucune description de ces ruines dans les annales franc-comtoises, et nos paysans, qui n'ont pas le temps de s'amuser, prétendent ne les avoir jamais distinguées, ni au soleil, ni à la pluie. Pour moi, je ne les aperçois plus que vaguement... parce que je sais depuis longtemps à quoi m'en tenir. »
 « Moi, fit doucement madame Téard, une exquise vieille femme raisonnable, j'ai souvent essayé de me figurer le château, et je n'ai pas pu découvrir la moindre tourelle !... »
 J'étais abasourdi. D'instant en instant le mirage s'accentuait, devenait formidable ; je voyais des croisillons, des ogives, des créneaux, et tous ces détails bleuâtres se fonçaient comme sous les coups d'un pinceau fantastique.
 « Enfin, murmurai-je, on peut bien visiter cette roche ? »
 La mère, de Téard souriait en inclinant son bon visage sur l'épaule gauche.
 « Vous voulez donc risquer le saut du mauvais garnement ? »
 « Qu'est-ce que le mauvais garnement? Une légende? »
 « Non, une aventure très naturelle. C'est un conscrit qui avait parié de dénicher des œufs de buse, là-haut, avant d'aller au régiment, et, comme il était gris le matin où il tenta son ascension, il a dégringolé de votre fameux château jusqu'à sa chaumière. S'il n'a pas trouvé des œufs de buse, il a toujours trouvé de la salle de police en arrivant chez son capitaine, car il a fallu le soigner et il a manqué le premier appel, ce nigaud. »
 Je restai en contemplation devant le château magique. Une brume entourait cette colline revêtue de grands genévriers et de taillis de hêtres. On y rêvait la fraîcheur d'une eau cachée dans les profondeurs des donjons, et la roche, à distance, paraissait luire comme une peau de reptile. A un pied du premier corps de bâtiment, une sorte de renflement taillé en chemin de ronde faisait exactement l'effet d'un travail humain, et il semblait tellement facile de se promener là-dessus que je ne comprenais pas le dédain de mes amis.
 « Nous irons! c'est entendu », décida Téard avec une grimace narquoise.
 Nous y allâmes le lendemain. Madame Téard nous suivait, portant un panier copieusement garni, parce que, disait-elle, c'était toujours plus loin qu'on ne le pensait.
 Au bout d'une heure de marche dans les blés et dans les vignes, nous arrivions sur la pente caillouteuse d'une colline creusée à son centre, endeuillant d'une ombre épaisse et froide un hameau de cinq ou six pauvres masures. De ci, de là, des gens taciturnes. Les hommes arrangeaient des tonneaux sans crier ni jurer. Les femmes, berçant des nourrissons, ne chantaient pas. Peut-être avais-je, moi tout seul, cette spéciale vision d'un village endormi, puisque mes compagnons ne remarquèrent vraiment rien d'anormal en traversant ce coin de pays d'ombre. Cependant, Madame Téard, ayant voulu acheter un peu de lait, s'aperçut qu'on ne lui répondait même pas, et elle me dit d'une voix ennuyée :
 « Ils sont comme ça, ici ! »
 La vieille dame s'installa au bord d'un lavoir primitif où gargouillait une fontaine par des conduits de bois ; elle nous souhaita une heureuse escalade et se mit à plonger des bouteilles dans l'eau pour le coup du retour. J'avais beau me dire qu'il s'agissait maintenant d'une excursion agréable, non d'une conquête, j'étais tout désespéré d'avance. Je ne distinguais plus la roche féodale derrière les rochers ordinaires, qui me la masquaient, le silence du hameau me poignait, j'étais nerveux. Ce mirage romantique de la veille se transformait en un guet-apens ridicule, et je vibrais comme déjà victime d'une redoutable injustice. Téard, philosophiquement, me fit observer que nos guêtres étaient solides, me pria de m'armer de patience à cause des ronciers inextricables qu'il nous faudrait franchir :
 « Vous l'aurez voulu ! » appuya-t-il.
 Se diriger en droite ligne vers le Château me paraissait un assaut enfantin; mais, de minute en minute, cela devint tout un plan de bataille sérieuse. On déviait, malgré soi. On reculait devant les fossés remplis de fange, d'épines, de pierrailles aiguës. On était bien obligé de tourner les difficultés s'enchevêtrant les unes dans les autres, et on finissait par tourner le dos à son but. Des rideaux d'églantiers et de ronces, des broussailles hautes à vous asseoir par terre, nous dissimulaient de plus en plus les ruines, et quand une éclaircie, sous les branches, nous laissait les apercevoir, l'œil se heurtait à un mur énorme, un mur tout uni. Les donjons, les créneaux, le chemin de ronde, s'étaient engloutis absolument dans cette muraille suintante d'humidité, et il ne demeurait debout qu'une façade muette, aveugle, la menaçante façade par excellence, la façade hermétique... Nous nous assîmes, à mi-côte, tout essoufflés, sur un tronc d'arbre.
 « Hein ? me dit Téard, s'épongeant le front, c'est agaçant !... »
 « II faut couper au plus court, je veux toucher cette roche de mes deux mains. »
 Nous voilà repartis,le nez levé, les yeux inquiets. Téard était repris d'une fièvre,et il m'avoua qu'on ne savait pas bien le fin mot de cette satanée roche. Jadis on aurait bien pu creuser des carrières dans la colline, peut-être avait-on essayé de bâtir quelque chose dans le roc même, et, sans doute, y avait-on renoncé en présence de la dureté du granit. Seulement, s'il y avait quelque chose. Comment était-on parvenu au sommet de l'édifice ? Comment avait-on franchi ce début de muraille, si lisse qu'elle en luisait ?...
 « Avec des échelles ? »
 « Allons donc ! C'est l'aventure du conscrit! Ce garçon avait traîné des cordes à nœuds et des crampons. Il a dressé des échelles, tantôt à l'est, tantôt a l'ouest ; on le voyait, d'en bas, se démener comme un diable, et il n'était pas plus ivre que moi. N'empêche que ça s'est terminé par une dégringolade folle. Un plongeon dans la fontaine, tête la première !... Non !.. Faudrait un ballon !. »
 Lorsque nous fûmes sur les assises du château, les narines humant l'acre parfum de la mousse verte qui les veloutait, nous étions beaucoup moins avancés qu'à mi-côte ; nous ne saisissions plus rien de l'ensemble, et les détails égaraient notre imagination au milieu des conjectures les plus stupides.
 « Tournons ! » m'écriai-je.
 L'un vira vers l'ouest, l'autre vers l'est. Nous devions nous réunir sous ce que j'appelais le chemin de ronde. Pour marcher, je me suspendais aux arbustes, aux touffes d'herbe, le terrain était extrêmement glissant, des pierres s'éboulaient entre mes jambes, allaient rouler jusqu'à la fontaine où rafraîchissait le vin de la collation : on les entendait bondir de fossés en fossés, frapper des rocs et choir ensuite dans le feuillage comme des oiseaux morts. La terre s'effondrait sous mes pas, bizarrement friable, ruisselait en ruisseaux lourds, pleins d'une quantité de paillettes brunes et brillantes ressemblant peut-être aux écailles d'un gigantesque poisson anté-diluvien. Les verdures grasses vous laissaient à la main une sève gluante, et on respirait, tout près de la mousse, une odeur de pourri. Quand je relevais la tête, je retrouvais la ligne imposante de ce monument sans porte ni fenêtre, et mon regard, montant à pic désespérément, ne pouvait s'accrocher ni à une aspérité de la pierre, ni à une fleurette. La roche, toujours la roche, luisante, suintante, sans une fissure, sans un trou. Et là-haut, très haut, dans la lumière, planaient les buses aux ailes argentées, lentement, avec des allures de nageuses tranquilles qui s'abandonnent à l'onde calme d'un océan bleu. Il y a des heures où l'air pur vous grise, vous fait oublier le terre à terre des choses. Une seconde, il me parut presque simple d'avoir un ballon !..
 Oh ! entrer dans le château que j'avais vu. et qui existait puisque je l'avais vu ! Pénétrer à l'intérieur de la citadelle mystérieuse, où il me semblait décidément que quelqu'un m'attendait !.. Oui, je devais y venir un jour ! Je devais toucher la colossale muraille de mes pauvres mains impuissantes, cogner du front le granit pour appeler des gens que j'avais besoin de délivrer !... Et je prêtais l'oreille, je scrutais l'inexorable dureté de cette pyramide naturelle pour tâcher de surprendre quelque signal de reconnaissance !...
 Tous les sites sauvages vous donnent des hallucinations et d'instantanées monomanies de grandeurs. Quand on est seul sur une montagne, rien ne vous empêche de croire que vous êtes roi ! J'aurais pu effleurer, de ma guêtre, la cime d'un peuplier, et tout en bas j'apercevais madame Téard dormant sous son ombrelle blanche doublée de rouge, Madame Téard grosse comme une coccinelle à tête rose !.... Eh bien, alors ? Pourquoi n'abaissait-on pas le pont-levis ?... Enfin, le vertige me gagna, et, les yeux furieusement clos, je me remis à tourner.
 Sous le chemin de ronde, Téard examinait une trace dans la pierre. Cela nous excita un moment. On eût dit la marque d'un anneau de fer, de ces anneaux que l'on plante sur les quais pour amarrer les navires. Durant un bon quart d'heure nous nous entêtâmes là, pendus à la force de nos ongles au-dessus du gouffre, étudiant ce faible vestige d'humanité, et nous dûmes conclure qu'un caillou, en sortant de son alvéole de grès comme un noyau sort d'un fruit mûr, avait probablement formé cette marque d'anneau. Il fallut redescendre. Nous nous éloignâmes, chacun très absorbé, avec la physionomie malheureuse d'individus qu'on n'a pas voulu recevoir parce qu'ils n'étaient pas assez bien mis. Tout le long de la descente nous eûmes des accidents terribles, je tombai dans un fossé bourré d'épines, et Téard posa le pied sur une vipère. En bas, madame Téard, réveillée, nous guettait, la figure bouleversée, les bras en l'air : un chien errant avait dévalisé le panier aux provisions ; le vin, trop secoué par les remous de la fontaine, était perdu. Il nous restait du pain, mais du pain déjà rongé, couvert de bave... Téard, désappointé, riait rageusement. Sa mère se lamentait, moi je n'osais plus rien dire. Le soleil se couchait; on rentra vite pour dîner.
 Pendant le repas, comme la croisée était ouverte sur un merveilleux horizon de flammes et d'or, je poussai un véritable cri de colère en leur désignant de l'index la lointaine colline. Là-bas... là-bas, un jeu diabolique de lumières pourpres, d'ombres violettes, faisait réapparaître les ruines du castel féodal. Je distinguais plus nettement que jamais les donjons, le chemin de ronde, les créneaux ; et, plus formidablement que jamais, se dressait, dans le sang du jour agonisant, le Château hermétique, la patrie inconnue qui attirait mon cœur !...

Rachilde.

LE CAP DE MINUIT

A Alfred Vallette.


CHŒUR DES NOCTURNES PROMENEURS.


Lumière hypocrite
De lune d'hiver.
Ciel de Noël selon le rite,
Silencieux comme une mer
De glace...
Même voici l'étoile des Mages qui passe.
Alleluia.


VOIX D'HOMME.


Oh! les messes de minuit,
Quand j'étais petit! Féerie
Et candeur! La griserie
A cette heure m'en poursuit.

VOIX FÉMININE.


D'autres fillettes vont dire
Au petit Jésus de cire
Où leurs souliers roses sont,
Et se griseront, chers anges,
Des folles odeurs d'oranges
Qui flottent par la maison.

CHŒUR DES ARRIÈRE-PENSÉES.


Jadis — comme une brise odorante s'en va
Ressuscitant d'un baiser plus frais qu'une haleine
D'enfant les fronts mouillés qui geignent dans la plaine,
Un magnifique espoir d'aurore se leva.
Or, comme on entendait par les airs des cantiques
Et que l'étoile avait des fascinations,
— Pâtres de la montagne et rois des nations,
Accoururent pour voir les rêveurs exatiques.

VOIX D'HOMME
 
Le berger et le roi
Ont trouvé, dit-on. J'ai vainement cherché, moi.
CHŒUR DES ARRIÈRE-PENSÉES.


Quoi donc? Une empreinte sur le sable?

VOIX D'HOMME.

 Triste Moi haïssable.
CHŒUR DES ARRIÉRE-PENSEES.


Vous faites comme le coucou
Qui ne sait parler que de soi. Surveillez-vous.

VOIX D'HOMME.


Autrefois, mon enfant, ma fille,
Un trop bel espoir me poignait.
Si ténu je vis ton poignet!
Si délicate, ta cheville!
— Moins ténu que le sentiment
Mystérieux, hein! qui nous lie...
Oh! le mystère, ma folie!

VOIX FÉMININE
.
 Mon ami ! J'ai peur. Vous devenez fou, vraiment.
VOIX D'HOMME.


Allons ! Qu'importe, mon aimée?
Les frisons de ta nuque d'or
Sont plus subtils que la fumée
D'un brûle-parfum qui s'endort.
O ta nuque d'or parfumée!

VOIX FÉMININE.


Oui, dormez, mon esclave et mon vainqueur.
Dormez, voulez-vous ? là,sur mon cœur.

CHŒUR DES ARRIÈRE PENSÉES.


Depuis que la force éternelle
Qui du rien qu'elle couve en elle
Fait les désirs vivifiants
Et les germes impatients
Du Devenir pressé d'être un Présent instable....

VOIX FÉMININE.


Oh ! fi! Comme c'est convenable!

VOIX D'HOMME.


Depuis que l'archange inhumain
Des rencontres bisexuelles
M'a jeté sur votre chemin.....

VOIX FÉMININE.


Périphrases spirituelles
Et peu galantes.

VOIX D'HOMME.


Vainement
J'espère voir éclore à ta lèvre fleurie
Le verbe d'or qui renouvelle et déifie...
Lazare peut dormir tranquille maintenant.

VOIX FÉMININE.


Je ne sais pas...

CHŒUR DES ARRIÈRE-PENSÉES.


L'amoureuse est bornée!

VOIX D'HOMME.


Fausse aurore, mon âme a froid.
Mon âme un jour par vous illuminée
S'étonne d'un soleil par qui l'hiver s'accroît.

VOIX FÉMININE.


Que veux-tu que je dise?
Hélas ! La parole incomprise
S'éteint comme un éclair en me brûlant le front.

VOIX D'HOMME.


Oh ! la brise d'été sous l'averse abattue!
Mon bel espoir est mort de ta négation.

VOIX FÉMININE.


Ami !...

VOIX D'HOMME.

   J'ai froid, statue.
VOIX FÉMININE.


Ah ! pauvre cœur d'enfant maladif et chagrin,
Vous me feriez pleurer.

CHŒUR DES ARRIÈRE-PENSÉES.

   Des pleurs, c'est souverain!
VOIX D'HOMME.


O ta chair douce et parfumée!
Si limpide qu'on croirait voir ton âme au fond!
Si fraîche que l'on en boirait, — ô mon aimée!
Si brûlante qu'à la toucher mon cœur se fond!
O ta chair douce et parfumée!

VOIX FÉMININE.


Oui, dormez, mon esclave et mon vainqueur.
Dormez, voulez-vous? là, sur mon cœur.

CHŒUR DES ARRIÈRE PENSÉES.


Laisse les larves des noctuelles
Dévorer silencieusement,
Selon les coutumes rituelles,
Le mauvais fruit vert du sentiment.

Laisse l'essaim des mouches avides
Gronder son glas autour du fruit mort
Presque et miné de cavernes vides
Où la dent ne chôme qui le mord.

Parce que nulle main bienveillante
N'interviendra pour que le fruit las
Remonte à la branche défaillante.
Tu n'y songes pas ? — N'y songe pas.

VOIX D'HOMME.


Un mauvais écho sous mon crâne grince.
Je voudrais n'être auprès de toi que pour mourir.

VOIX FÉMININE.


Qui souffrirait pour moi, si vous mouriez, mon prince,
Beau prince taciturne et si lent à dormir?

CHŒUR DES ARRIÈRE-PENSÉES


Les rêves les plus beaux trouveront-ils leurs formes?
Verra-t-on l'incarnation de nos espoirs?
Etre ! Pensée ! ô Normes!
S'uniront-ils jamais ? — Papillons noirs!

VOIX D'HOMME.


Des plages où c'est le printemps toute l'année,
Où la lumière, belle fille, en des ciels bleus
Toujours, se pâme et rit à gorge abandonnée,
J'ai fait venir les fleurs frêles au cœur frileux,
Pour effeuiller à tes pieds leurs coroles vierges,
Comme un enfant de chœur aux fêtes de l'été.
Et mes yeux sont les cierges
Qui veilleront jalousement sur ta beauté.

VOIX FÉMININE.


Hélas! mes triomphantes gerbes!
Pourquoi les effeuiller ainsi, dites, méchant?
Et puis on peut glisser en marchant sur ces herbes ...
Allons, bon! Vous pleurez, à présent? Quel enfant!

CHŒUR DES ENFANTS QUI REVIENNENT DE LA MESSE


Quand nous serons enfants de choeur, bientôt,
Nous aurons des robes écarlates,
Et nous gènufléchirons en tenant la chape
Des grands vieillards sacerdotaux
Dont les paroles latines
Montent vers le petit Jésus
Qui sourit, les bras tendus,
Dans les chapelles byzantines.
Alleluia.

Louis Denise.

PETITS APHORISMES

SUR LES FEMMES

1


 On n'aime vraiment une femme que quand on ne la connaît pas; on ne la connaît que quand on ne l'aime plus.

2


 Il ne faut point étudier la femme par l'analyse, mais par la synthèse. Tout ce qu'on met en elle, elle l'est; rien de ce qu'on cherche en elle ne s'y trouve.

3


 Il n'y a ni à comprendre, ni à connaître la femme : il n'y a qu'à la goûter.

4


 Il faut se méfier d'une femme, si on ne l'aime pas, avoir confiance en elle, si on l'aime. Ce n'est pas très sûr, mais le bonheur en dépend. Si l'on veut être en sûreté, il vaut mieux ne pas aimer.

5


 Avec les femmes dont on ne peut rien espérer, un brin de cour est néanmoins utile : elles savent gré du sentiment qu'elles provoquent et du respect qu'elles inspirent.

6


 Une femme veut toujours être courtisée, même lorsqu'elle est décidée à n'y faire aucune attention.

7


 Faites la cour, sans la compromettre, à une femme qui peut vous être utile ; compromettez, sans lui faire la cour, une femme qui peut vous nuire.

8


 Comme pour une place forte, il y a trois manières de prendre une femme : l'assaut, la ruse, la famine.

9


 Une femme doit laver matin et soir son corps d'eau fraîche et son âme de grâce.

10

 Le sentiment le plus exquis de la femme, la pudeur, est trop proche parent de son défaut le plus répugnant, la pudibonderie.
11


 Une femme doit avoir de l'esprit sur les lèvres et de la naïveté dans le cœur.

12


 La piété sied aux femmes, à condition qu'elles restent mystiques dans l'amour.

13


 Les femmes sont comme les oiseaux: elles charment si ce sont des rossignols, elles agaçent si ce sont des pies.

14


 Il y a des femmes qui sont des fleurs sans parfum, et d'autres des parfums sans fleur.

15


 Une jolie femme a beaucoup à faire pour obtenir les suffrages des femmes, et une laide pour obtenir ceux des hommes.

16

 La laideur n'est pas un vice : c'est une tare.
17


 Savoir porter la laideur est un grand art chez une femme; c'est plus qu'un art, c'est une vertu.

18


 Les vieilles femmes sont déplaisantes non parce qu'elles ne sont plus jeunes, mais parce qu'elles font trop sentir qu'elles ont été jeunes.

19


 Les femmes aiment les compliments comme les bonbons: pour les mettre sur le devant de leur loge et les manger en public.

20


 Avec les femmes, il faut toujours voir plus bas. Quand elles disent : J'ai mal à la tête, comprenez: J'ai mal au cœur ; et quand elles disent : J'ai mal à l'estomac, traduisez.....

21


 Quand une femme trompe son mari, elle le hait quelquefois; quand elle trompe son amant, elle le hait toujours.

22


 Une femme enceinte n'est plus une femme et n'est pas encore une mère : ce n'est plus qu'une femelle.

23


 Les plus sottes en savent encore beaucoup plus qu'on ne croit : les plus spirituelles, par contre, en savent si peu, que l'on reste stupéfait lorsqu'on va au fond de leur esprit.

24


 Beaucoup d'hommes apprécient plus la grâce que la beauté, la coquetterie que la grâce, l'effronterie que la coquetterie, l'impudence que l'effronterie, la perversité que l'impudence.

25


 Les hommes qui ont l'habitude des femmes honnêtes sont timides auprès des femmes galantes et n'osent rien leur proposer; ceux qui fréquentent les femmes galantes osent tout proposer aux femmes honnêtes : les seconds seuls savent vivre.

26


 Tel se venge des femmes par le mépris. Qui s'en vengera par le silence?

SUR L'AMOUR
1


 L'amour est la plus noble des passions : mais les passions sont les moins nobles des facultés de l'âme.

2


 L'amour étant de toutes les passions celle qui affecte le plus l'humanité est aussi la plus mal connue.

3


 Il y deux modes dans l'amour: le corps et l'âme. Il n'y a qu'une substance : la vie.

4


 L'amour ne rend pas meilleur, il rend autre.

5


 Il y a plus à gagner à aimer; il y a moins à perdre à ne pas aimer.

6


 L'incertitude du cœur est l'aléa de l'amour: c'est sans doute ce qui fait qu'on se passionne de ce jeu-là.

7


 L'amour de la gloire est si grand, que, lorsque tout nous échappe, nous nous donnons au moins la gloire de l'amour.

8


 La pitié, l'honnêteté, l'inertie jouent un grand rôle dans l'amour. Si on brisait là dès qu'on n'aime plus, il n'y aurait guère d'unions durables. La séparation est une mesure extrême motivée non par l'épuisement de l'amour, mais par l'engendrement de la haine.

9

 On aime rarement ceux qu'on a intérêt à aimer.
10


 Quand on mêle le devoir à l'amour, l'idée du devoir finit par absorber l'idée de l'amour.

11


 Lorsqu'on fait valoir ses droits à être aimé, c'est que déjà on n'est plus aimé.

12


 La tyrannie de l'amour ne se fait jamais plus sentir que lorsqu'il n'y a plus d'amour.

13


 L'amour doit être l'Alphée de ces écuries d'Augias, les sens.

14


 La poésie et la physiologie sont les deux pôles de l'amour.

15


 En amour, comme dans beaucoup de maladies, une rechute est toujours grave.

16


 Pour être très fort en amour, deux conditions sont nécessaires : espérer tout et n'ignorer rien.

17
 
 La jalousie est une passion de même ordre que l'avarice.
18


 Il n'y a pas de femmes dangereuses pour les aveugles; il n'y a pas d'hommes dangereux pour les sourdes.

19
,


 Les hommes en racontent beaucoup plus qu'ils n'en ont fait, et les femmes beaucoup moins.

20


 Les hommes aiment à se vanter d'avoir possédé un grand nombre de femmes, sans en avoir jamais aimé; les femmes d'avoir été aimées par un grand nombre d'hommes, sans avoir jamais cédé.

21


 La femme a l'imagination des sens, et l'homme la sensualité de l'imagination.

23

  Les femmes sont plus savantes, et les hommes plus expérimentés.
22


 Tout l'art de l'amour consiste pour l'homme à deviner la femme, pour la femme à comprendre l'homme.

24


 L'homme est un mystère pour la femme, la femme une énigme pour l'homme.


 
SUR LE MARIAGE
1


 A cette chose si simple et si naturelle, l'amour, l'homme a substitué cette machinerie compliquée et encombrante, le mariage. Comme on reconnaît bien là l'inventeur de la jurisprudence, de l'administration, de la nationalité, et celui dont une des plus vieilles légendes est le lit de Procuste!

2


 Le mariage, comme la loterie, est une de ces choses où il est prouvé que l'on est fatalement mis dedans, et où l'on se laisse toujours prendre.

3


 Le mariage est un esclavage, quelquefois de l'un des époux vis-à-vis de l'autre, le plus souvent de tous deux vis-à-vis de la société.

4


 Le mariage est un gage sur lequel on cherche à emprunter de l'amour.

5


 Le mariage est un moyen terme entre l'amour et la chasteté.

6


 Si l'on pouvait essayer de vingt femmes, avant de se marier, on finirait peut-être par trouver celle qu'il faut : mais l'enthousiasme n'y serait plus.

7

 Le mariage rompt de pernicieuses habitudes pour en faire contracter de déprimantes.
8


 Les laides renoncent à l'amour: elles ne renoncent pas au mariage.

9


 — Etes-vous heureux en ménage? — Autant qu'on peut l'être. Réponse banale qui en dit long sur les joies du mariage.

10


 « Ils furent heureux et ils eurent beaucoup d'enfants.» Ces deux propositions ne jurent-elles pas de se voir accouplées?

11


 Contre la communauté des femmes, je lis dans Epictète cette maxime:
 « Le théâtre est commun à tous les citoyens, mais sitôt que les places sont prises, tu ne peux ni ne dois déplacer ton voisin pour te mettre à sa place. Les femmes sont communes de même, mais sitot que le législateur les a distribuées et qu'elles ont chacune leur mari, en bonne foi, t'est-il permis de ne pas te contenter de la tienne et de prendre celle de ton voisin ? »
 J'aime cette comparaison parce qu'elle va à fin contraire de ce qu'elle veut prouver : les femmes sont à qui les paie, et telle qui a été prise par autrui la veille peut-être occupée par toi le lendemain.

I2


 Le mariage est une prison dont les portes sont toujours ouvertes sur l'adultère.

13


 Un mari trompé sera toujours ridicule, pour avoir cru que la protection des lois était efficace là où il était incapable de se protéger lui-même.

14


 Il y a des cas de fidélité, comme il y a des cas de diplosomie.

15


 On n'est pas toujours le fils de son père, mais on est toujours le père de son fils.

16


 Comment se fait-il qu'on soit moralement obligé d'épouser une jeune fille que l'on a séduite, et légalement empêché d'offrir la même réparation à une femme que l'on a compromise et contre qui, par suite, son mari a fait prononcer le divorce?

17


 Le divorce est un remède qui a plus d'un caractère commun avec l'amputation, entre autres celui-ci: on a souvent mal au membre qu'on n'a plus.

Louis Dumur

PROSES DE DÉCOR

CONSEIL DE L'INGÉNUE

Pour Louis Le Cardonnel.


 La divine musicienne, parfois, aux soirs de lune, la divine musicienne en sa robe de lune et de mer, — en sa longue robe qu'on dirait la traîne moirée d'argent de la lune sur la mer estivale, — la divine musicienne vient s'asseoir un moment près du clavier magique. Ses chères mains réveillent les orgues endormies; sa voix très douce chante des chansons d'enfants, d'anciennes et naïves chansons d'enfants, aux paroles merveilleuses, toutes fleuries d'espérance; son bon sourire d'enchanteresse est si doux à mon cœur qu'il lui semble comme un rappel des matins abolis d'avril, qu'il retrouve en la brume des années perdues les vaines et délicieuses fictions de sa jeunesse, qu'il se croit encore à l'heure des départs, dans les aubes ensoleillées de joie confiante, pour les pays de chimères,— pour les fuyants rivages des pays de chimères. — Et je le sens alors qui tressaille et se gonfle dans ma poitrine et me remonte aux lèvres. — Ah ! lui dis-je, tu écoutes sous les mains pâles d'aubépine et les doigts teintés de benjoin rose les lentes psalmodies des orgues célébrant le songe orgueilleux de ton passé ; mais nous sommes bien vieux pour nous enivrer du vin des promesses. Déjà la conseillère est souvent venue, mon cœur, et ne suscita jamais que de pires lendemains. Le miracle qui émane de sa présence est trop court ; ce n'est que la caresse passagère de la brise, le refrain venu du large et que le vent remporte, l'extase et le prestige d'une minute, l'illusion aussitôt abrogée des avenirs de faste et de lumière; nous sommes las, mon cœur, et j'ai faim de repos. — Que nous voulez-vous ? dit à son tour mon âme, que nous voulez-vous, bouche de parfums, voix de prodige et de légende ? Que nous voulez-vous, sourires de l'Elue, écho des chansons naïves qui nous bercèrent au printemps de la vie?
 Et la divine musicienne se dresse, toute droite et blanche devant le clavier magique.
 — Lève-toi ! crie son âme à mon âme, lève-toi pour le sacrifice souverain de nos fiançailles. J'apporte à ta défaillance le secours charitable et béni du mensonge. Je suis l'immatérielle épouse des souvenirs, l'évocatrice des mirages que te prédisent les fumées cheminant en vagues troupes sur l'horizon prochain. Je suis celle qui ne raisonne pas, qui marche devant elle, les yeux clos, par les sentes toujours neuves des jardins de féerie. Je suis celle qui passe sans entendre et sans voir les choses immédiates de la terre, mais qui les répète derrière toi, si chatoyantes au prisme de tes imaginations qu'elles te séduisent comme les reflets d'un monde surnaturel et factice. Ne me prends point pour la mauvaise ensorceleuse, la Béatrice aux simulacres d'amour qu'on rencontre, vaguant sur les chemins du calvaire; pour le fantôme adoré de ton cœur, l'inapprochable Idole devinée par delà l'imposture des filles publiques; je suis la visiteuse consolante et compatissante à ta passion, ta vie spirituelle et la seule que tu veuilles, la clarté pacifique de ton rêve et le charme de ta jeunesse revenue. — Va, les lèvres qui les baiseront, mes lèvres de parfums, y boiront mieux que le miel des paroles merveilleuses, toutes fleuries d'espérance; à ma voix tu peux écouter ce soir les voix de légendes qui te guideront encore durant les marches longues du surprenant Voyage; et voici que sous mes pâles mains chantent les ritournelles des naïves chansons qui te bercèrent au printemps de la vie. —Si tu veux approcher ton cœur de mon cœur, je te livrerai pour l'instant au moins de ta croyance le secret de mystique bonheur dont je suis la fidèle gardienne et la dispensatrice. Je te conduirai dans la félicité de ton rêve vers la demeure royale où tu siégeras vêtu de pourpre et de gloire aux acclamations de tes anciennes splendeurs. — Je sais les philtres d'amour, les sourires des enchanteresses, et les incantations et les rites des théurgies; je te mènerai parmi les cortèges des avènements au fond des parcs séculaires que gardent les héraldiques licornes et des chevaliers de marbre, vers le palais de la Princesse fabuleuse dont le sommeil n'attend plus pour finir que le geste rédempteur de ta volonté. Je sais les mots mystérieux encore, qui commanderont d'ouvrir devant toi les portes du sanctuaire immémorial; je te ferai pénétrer avec les panégyries et la pompe des solennités déchues jusqu'au tabernacle de resplendissement vermeil, voilé de l'ombre complice des cultes et des encens propitiatoires; et si c'est ton désir de t'asseoir le front lauré de bandelettes près de la muette et rigide éternité des effigies pentéliques, je te servirai comme dieu toi-même dans le festin des dieux!...


 Mais mon âme se souvient trop, hélas! et toutes les folies de l'Ingénue ne peuvent la séduire. Elle se révolte bientôt en l'écoutant vanter ses tristes supercheries:
 — Taisez-vous ! dit-elle à son tour, taisez-vous, décevantes voix ! Mon rêve, c'est à présent un vol tumultueux de grands oiseaux noirs traversant le crépuscule d'Octobre. Les lauriers sont coupés, pauvre chère, les lauriers de l'Eurotas; j'ai vu pourrir les fruits de la Bonne Vendange, et les temples croules jonchent de leurs débris les chemins du vieux monde!... Il est trop tard, vois-tu; j'ai trop longtemps songé au surprenant Voyage!.. Les flottes des conquérants, les flottes pavoisées, les chants des équipages, les départs dans les aubes de joie confiante pour les rivages fuyants des pays de chimères, comme tout cela est loin sous la brume et le deuil des années perdues!... Ô voix de la pécheresse, que viens-tu réveiller l'ancien orgueil flétri? Mon cœur est las, ce soir, et j'ai faim de repos!
 — Ton cœur est las, reprend la divine musicienne; mais je puis l'embaumer d'oubli et de subtile erreur, l'enlacer de mes mains miséricordieuses, le guérir du simple attouchement de mes lèvres... Ton rêve fut une aube magnifique, dans des fanfares de soleil; ton rêve fut l'épanouissement clair et joyeux des matins d'Avril; regarde bien, je suis la visiteuse consolante et compatissante à ta passion, le charme de ta jeunesse revenue... Ô laisse rêver ton rêve, ma sœur d'aventure, le vaisseau qui portait notre amour est sauvé!.... Et là-bas, au fond des parcs séculaires que gardent les héraldiques licornes et des chevaliers de marbre, écoute des chants de violes qui se meurent d'amour dans les bosquets....La Princesse fabuleuse attend le geste rédempteur de ta volonté... sa délivrance!...
 — Oui, des allées triomphales comme des portiques et le seuil rouge du soleil.... La Princesse a tes mains pâles d'aubépine, tes doigts teintés de benjoin rose, des cheveux comme des genêts d'or.... l'or brillant des astres et la candeur des neiges.... Et puis, les orgues, la veillée nuptiale.... la conduire, les seins cuirassés de velours, si blanche.... Maître-autel chargé d'or des saintes basiliques !...
 — Ecoute encore!... Ecoute les buccins de la légion thébaine!... La voici revenir par les occitanies, l'escadrille échappée aux vents et aux destins!... Sur la nef amirale, battant pavillon de fortune, on enchaîna la dérisoire ensorceleuse, la Béatrice aux simulacres d'amour, l'inapprochable Idole que tu devinais par delà l'imposture des filles publiques!...
 Mais mon âme n'entend plus et se recueille. Est-elle retombée, déjà, au pouvoir de l'enchanteresse? Non, pourtant, elle se redresse tout à coup et crie:
 —Voix qui m'obsédez! voix de fantôme! voix de la pécheresse! voix qui charriez tous les sanglots des crucifixions, vous êtes sans écho dans la nuit de mon cœur.
 Allez chanter vers d'autres, vous et la divine musicienne! Allez vers d'autres qui s'efforceront peut être de redire après vous les magiques chansons et les rêves de nos rêves! Moi, je sais qu'il n'est point de paroles assez victorieuses dans les langues humaines!....

Charles Merki

LES XX


 Dans un article, d'une date relativement peu éloignée, M. Octave Mirabeau a rendu justice ainsi qu'il convenait au grand et vénérable artiste qu'est Camille Pissarro. Mais, parlant des transformations de technique adoptées par celui-ci, n'est-ce pas, sinon une information insuffisante, tout au moins une certaine injustice que de n'avoir même pas nommé Georges Seurat, l'instaurateur de cette technique? Sans attacher à celle-ci une importance exagérée, ne peut-on dire qu'il a droit à la reconnaissance des artistes celui qui apporte un procédé nouveau permettant à des efforts, impuissants jusqu'à ce jour, de se manifester victorieusement, et qu'il est pénible de le voir frustrer d'une juste renommée?
 Mort l'an dernier, au milieu d'accablants travaux, jeune et très clairvoyant de ce qu'il voulait accomplir, Seurat n'a laissé que l'imposante ébauche de sa destinée. Les XX, auxquels il avait apporté de l'inconnu, il n'y a pas si longtemps, se devaient de réunir, dans la mesure possible, l'œuvre délaissée. Bien que l'exposition actuelle — 29 numéros— soit déjà considérable et permette à peu près de se faire une idée d'ensemble, plusieurs toiles désirées — telles la Baignade, la Grande Jatte, le Chahut — manquent. Mais, avec ce début, Parada de cirque; les Poseuses, cette toile merveilleuse déjà classique; le Cirque, le dernier grand tableau; d'admirables paysages de mer et de fleuves et de ports: Coin d'un bassin, Hospice et Phare, Entrée du port, Embouchure de la Seine, Honfleur ; — Avant-port marée haute, Avant-port marée basse, Port-en-Bessin; Le chenal de Gravelines,un soir; Le Chenal de Gravelines direction de la mer (les deux meilleures peut-être parmi les marines exposées'; enfin une série de dessins évocatifs ordonnent le plus grand respect pour celui qui nous a donné, avec quelques œuvres définitives, des indications grâce auxquelles d'insoupçonnables trouées en avant pourront être accomplies.
 L'intérêt dominant de cette neuvième exposition des XX va vers le groupe néo-impressionniste. Parmi les toiles de Seurat, sinon le Cirque vu l'an dernier aux Indépendants mais ignoré à Bruxelles, la plupart étaient déjà connues. Il est cependant réconfortant de voir le chemin parcouru depuis quelques années; après les gloussements ahuris devant les premières peintures divisées, si quelques-uns qui ne veulent jamais avancer protestent encore devant telle ou telle figure des Poseuses ou du Cirque, tous ont fini, enfin, par oublier le procédé, et, chose amusante, se servent des marines pour soutenir leurs restrictions au sujet des figures. Heureusement, un peu plus loin, Théo van Rysselberghe expose trois portraits qui déconcertent les plus acharnés adversaires de ce malheureux pointillé. Car si Seurat et Signac ont éprouvé quelque difficulté à faire vivre leurs figures — et encore en ce propos y a-t-il pas mal d'exagération — van Rysselberghe a su mettre dans les siennes une vie intense et une couleur admirable. Il est peut-être le plus peintre du groupe. Ses œuvres sont des enchantements pour l'œil, et l'on éprouve une véritable jouissance physique devant sa peinture. Si nous avons un reproche à faire, c'est que l'intimité propre et caractéristique de ses modèles nous est peut-être insuffisamment montrée, et que parfois la profondeur que nous cherchons en la représentation de telle individualité se perd un peu dans le décor total, quelqu'adéquat qu'il soit. Ils sont, si l'on veut, un peu à fleur de toile, mais nous avons bon espoir de la constante évolution que suit ce remarquable artiste.
 Paul Signac n'a pas eu tort de donner des noms musicaux à ses marines: il a vraiment fait là une bien évocative symphonie de la mer. Les Barques, Concarneau 1891, nous montrent, sous des aspects bien différents, la mer dans le calme froid et un peu sec des levers de soleil, alors que le vent encore endormi force des pêcheurs à mettre en marche leurs barques à coups précipités d'avirons démesurés; aussi dans la rentrée vers les heures violettes des crépuscules, et les barques qui dans leur élan foulent les vagues qui les dépassent et leur font croire qu'elles n'arriveront jamais: les barques ragent de ne pouvoir aller aussi vite et ont des reculs comme lasses, des en avant plus nerveux tout de suite, dans la grande résignation du soir; et aussi le calme des midis brûlants où, toutes voiles dehors, les barques bougent à peine et semblent dormir, insouciantes des rocs à dos de crabes qui émergent, tout voisins,et qu'on frôle, ces jours, sans inquiétude...
 La limpidité de l'eau, la transparence de l'air, les jeux de lumière dans les petites vagues, et la fuite des horizons, sont atteints avec une sûreté et un bonheur prodigieux.
 Le portrait de M. Fénéon, tout intéressante que puisse être la tentative de cet « émail d'un fond rythmique de mesures et d'angles, de tons et de teintes, » est une œuvre ratée. Parce que, dans un portrait, les lois élémentaires d'harmonie exigent que l'intérêt soit attiré par la personne décrite; or, ici, le fond, le décor l'emporte d'une façon si exagérée que M. Fénéon finit par disparaître d'un tableau qui, en somme, est son portrait. Il y a là une erreur évidente dont M. Signac doit s'être aperçu le tout premier; mais de pareilles erreurs honorent les esprits assez chercheurs pour les oser.
 Les marines de Willy Finch dénotent un grand progrès. Quant à ses projets de décoration tirés des mythes, basés, comme le portrait de M. Fénéon, sur des théories peut-être trop rigides, si nous y découvrons un effort intellectuel, nous n'y voyons pas de résultat d'Art.
 Lucien Pissarro, outre deux peintures un peu indécises et insuffisamment personnelles, expose une série de gravures sur bois d'un très grand charme: des enfants dans toute la grâce de leurs allures et de leurs attitudes, parfois si adorablement gauches et comme malicieusement maladroites. De plus, en ces planches il semble y avoir des recherches techniques d'un procédé injustement négligé et qui mérite la rénovation que Lucien Pissarro tente avec quelques Anglais, ses compagnons de travail.
 L'envoi de Luce ne peut guère être considéré que comme une carte de visite.
 Ce groupe passé en revue, il ne reste plus grand chose à signaler. Mellery eût vraiment mieux fait de ne pas envoyer les toiles exposées cette fois. Meunier, un petit groupe en plâtre, l'Enfant prodigue, très empoignant.
 Séduisent par leur grâce et la fraîcheur de leur coloris les planches, pointe sèche et aquatinte de Mme Mary Cassatt. Cet Essai d'imitation de l'estampe japonaise charme par l'habileté qu'il dévoile et la joliesse d'aspect de ces japonaiseries si européennes.
 De Toulouse-Lautrec affectionne certains milieux qu'il reproduit d'un crayon impitoyable: une surprise cependant, une exquise petite tête de femme, malgré Dieu sait quel vice latent.
 Herbert Horne, peu de chose, pas très personnel peut-être, car cela rappelle les admirables livres français du XVIme siècle. Mais intéressante, cependant, cette rénovation de l'ornementation du livre, si oubliée à notre époque d'entreprises de librairie; de délicieux ornements, lettrines et culs-de-lampe, une planche gravée sur bois: Diane, d'une souveraine beauté de lignes et de tons.
 De Georges Minne, un dessin d'un empoignant et douloureux symbolisme et d'une incomparable simplicité: Un don de majorité. Le père et la mère, ah ces têtes navrées ! couchés côte à côte, regardent la voie de vie en laquelle va s'engager celui qui aujourd'hui les quitte; hélas, ce ne sont que ronces enchevêtrées, et jusqu'aux lointains les plus vagues, des ronces et des épines. A côté, une voie fallacieuse où brillent, ô les illusoires étoiles! le reflet si trompeur des étoiles, froids clous d'or d'un firmament inatteignable et indifférent.
 Toorop, qui nous semble l'un des mieux doués parmi la génération actuelle, a grand peine à conquérir toute sa personnalité. Il l'enlise toujours dans quelque souvenir d'art dont, grâce à sa vitalité-propre, elle parvient, mais incomplètement, a se dégager. L'an dernier, nous croyions la victoire complète. Toorop nous revient cette fois avec sept ou huit toiles dénotant au moins trois influences ou manières différentes transformées en passant par lui : Une génération nouvelle, tableau symboliste et trop littéraire, est encore une fois une bonne erreur que ne font pas complètement oublier des tons superbes. Sans atteindre au rébusisme prétentieux d'autres peintres, le sujet est d'une complication que rejette, nous semble-t-il, un sujet de peinture. Devant la vanité d'aussi sincères efforts, nous sommes tentés de dire comme M. Georges Lecomte: « Laissez-nous ces besognes, à nous littérateurs ». A côté : Une hétaïre, d'une compréhension infiniment plus claire,est une merveille de couleurs. Les Vieux songeurs crédulessont aussi concis et empoignants que des gothiques, et la Marée haute nous rappelle, mais avec moins de personnalité, les toiles de l'an dernier.
 Henry van de Velde, un projet de broderie d'une belle synthèse de lignes et de couleurs, et de bien attachantes études d'attitudes rustiques. De beaux grès flambés de M. Delaherche complètent par une note d'art industriel une exposition que des œuvres de premier ordre signalent, et déparée, en somme, par un nombre relativement minime de médiocrités dont nous n'avons pas à parler.

Pierre-M. Olin.


L'ACCOMPLISSEMENT DES FIGURES.


Oblatus est quia ipse voluit, et non aperuit os suum.

Isaïe, LIII, 7.

Le Christ vient d'être flagellé. A droite et à gauche deux prétoriens, deux brutes, le serrent et l'exhibent à la multitude. Les anges ont fui; le dernier se voile la face et va s'envoler à son tour, car ils doivent être absents de la consommation du crime suprême : — n'ayant pas trempé dans les fautes, ils n'ont pas à prendre part à l'expiation. Donc, tout élément divin supérieur disparaît de cette scène. Le Christ torturé, épuisé par les coups, ayant perdu presque tout son sang, est arrivé au plus haut degré de souffrances physiques que l'homme puisse supporter avant de rendre l'âme, car le Dieu s'est effacé devant l'homme: c'est l'homme qui souffre seul et avec la seule force de résistance dont il est capable. Cette force est déjà surépuisée : l'intensité de la torture va mettre fin à la torture même.
 Mais ce que rien ne peut rendre, c'est la douleur morale sans fond et sans bornes que le Sauveur éprouve en contemplant le spectacle donné à ses yeux divins, divinement bons. Ses souffrances ont été prédites, il les connaît, mais ce qui n'a pas été formulé, c'est ce qu'il ressent à la douloureuse connaissance, en cette heure suprême, — de leur inutilité.
 Il aura tout souffert, tout assumé, tout expié, — vainement.
 Car qu'est-ce que le petit nombre des bons, comparativement au flot sans nombre des méchants, qui ne veulent pas être rédimés, qui refusent le rachat, qui exècrent le Rédempteur!
 Et ils sont là devant lui, lui montrant le poing, l'invectivant: volontiers ils le feraient mourir autant de fois que la pensée qu'il représente se lève en opposition opposition avec les actes qu'ils veulent commettre. Il n'y a que deux principes en présence : l'idéalisme, que le Christ seul signifie, et le matérialisme, qui a pris corps dans la foule ruée vers lui, — même dans les plus petits enfants.
 Et toutes les Convoitises apparaissent sur les visages de ces créatures, — sorties de ces cœurs où elles se sont incarnées, — et toutes les Convoitises comme un flot furieux s'exaspèrent contre le Principe, qu'elles veulent écraser parce qu'il gêne leurs satisfactions.
 Ce ne sont pas seulement toutes les injures, toutes les haines jetées sur lui par le Présent que le Christ subit à cette heure. — Non, — mais encore toutes celles qui lui ont été adressées jadis par les êtres qui l'ont outragé et haï avant sa venue, — et tous figurent à sa Passion.
 Les Sensuels du temps de Sardanapale et de Nabuchodonosor vomissent leurs imprécations; la reine Jézabel elle-même — pompeusement parée— se tord sous ses ornements : — les chiens sont proches. Toute l'Antiquité se lève pour manifester sa haine à celui au nom duquel les prophètes crièrent l'exécration contre les débordements des rois, des reines et des peuples. L'Avenir est là aussi: une figure qui donne l'idée d'une religieuse du moyen-âge exprime la convoitise de celles qui, enfermées dans le cloître, adorent l'homme dans le dieu, et le haïssent de n'être qu'un dieu et de ne pas devenir pour elles un homme, — de la ceinture au pieds.
 Tous ces appétits se heurtent, se pressent, s'entrechoquent dans une houle, une violente vague humaine qui déferle aux pieds du Christ, gronde, monte, grandit, va le couvrir et triompher enfin, quand avec le crucifiement elle l'aura fait disparaître.
 Cette multitude sent le danger de la condamnation, et elle croit y échapper en faisant mourir celui dont la doctrine les menace dans la jouissance des bassesses qui sont leur vie.
 Tel est le tableau intitulé le Christ aux outrages, œuvre de M. Henry de Groux. S'il est tel aujourd'hui, que sera-t-il donc demain?

B. C.

FRANÇOIS VILLON
Poète Argotique

 Enfin nous avons la clef de ce jargon jobelin qui occupa inutilement plusieurs étudits ingénieux et dernièrement M. Vitu: l'interprétation que vient de donner M. Pierre d'Alheim est littéralement suffisante (I). L'argot ancien, étude aussi ardue, presque, que le déchiffrement, jadis, d'un texte hiéroghyphique ou cunéiforme! Chez les sauvages, les grands-pères et les petits-fils ne se comprennent plus ; en une génération la langue a changé. Ainsi de toute langue non écrite : une partie des mots flue ; une autre se déforme ; une partie seulement traîne quelques années avant de disparaître définitivement. Pour l'argot, il y a encore la nécessité où sont les adeptes de dépister les curiosités, et aux modifications physiologiques s'adjoignent les modifications volontaires. On conçoit donc que l'argot moderne, lui-même si fugitif, ne puisse être d'aucun secours pour la traduction de textes argotiques du XVe siècle; la langue littéraire s'est diversifiée depuis ce temps, au point d'être méconnaissable ; la langue parlée, sans doute davantage encore; de la langue argotique que parlèrent Villon et ses compagnons, c'est à peine s'il subsiste quelques traces, quelques tropes que la langue ordinaire s'assimila, ou dont les prisons, institutions conservatoires, transmirent l'usage. Lors du procès des compagnons de la Coquille, en 1455, le faux frère Perrenet-le-Fournier déposa que l'argot des Coquillards n'avait que peu de rapports avec le jargon ancien qu'il avait appris dans sa jeunesse.
 Les mots de la langue des voleurs du XVe siècle qui se sont perpétués jusqu'à nos jours sont en très petit nombre ; on peut noter les suivants:
Coffre, coffrer. — Les mêmes en argot moderne.
Artis (pain, argent). —Argot moderne : Artiffe (pain) et Artiche (porte-monnaie).
Enterver (comprendre).— Arg. mod. : Entraver.

Menys (moi, je). — Arg. mod. : Mezigue.
Feuille (poche). —Arg. mod.: Fouille.
Jargon (argot). —Arg. mod. :Jars.
Roe (justice). —Arg. mod. : Roue. (Le juge d'instruction).

 Si l'on a pu interpréter assez clairement les ballades argotiques de Villon, c'est que: 1° ces ballades ne sont pas entièrement de jargon; 2° les pièces du procès des compagnons de la Coquille contiennent la traduction de plusieurs mots typiques; 3° beaucoup de mots obscurs employés dans ces ballades se lisent en des textes relativement clairs, tels que le Mystère de saint Christophe; enfin c'est que M. Pierre d'Alheim disposait d'une merveilleuse érudition et d'une incontestable sagacité.
 Voici un spécimen de la traduction; d'abord le texte (Ballade II. str. 1):

Coquillars, arvnans à Ruel,
Menys vous chante mieulx que caille,
Que n'y laissez et corps et pel,
Comme fit Colin de l'Escaille.
Devant la roe babiller,
II babigna pour son salut.
Pas ne sçavoit oingnons peller.
Dont lamboureux luy rompt le suc.

 Traduction de Pierre d'Alheim:

Coquillards, qui revenez à Ruel,
Je vous chante mieux qu'une caille
De n'y pas laisser le corps et la peau,
Comme fit Colin de la Coquille.
Devant les juges, très babillard,
II jabota pour son salut.
Mais comme il était peu persuasif,
Le bourreau lui rompit le crâne.

 Traduction plus littérale que l'on pourrait tenter:

Coquillars revenant à Ruel,
Moi je vous chante mieux que caille
Que n'y laissiez et corps et pel,
Comme fit Colin de l'Escaille.
Devant les juges, babillard,
II jabota pour son salut.
Pas ne savait oignons peler,
Dont le bourreau lui rompt le crâne.

 Ces huit vers peuvent donner une idée de ce que sont les six ballades argotiques, attribuées à Villon, ou provenant, tout au moins, de son entourage : conseils d'un chef à ses soldats, du Duc, ou roi de la Coquille, aux Coquillards ; conseils pratiques mis en rimes pour être mieux retenus et qu'en tel abri sûr, sans doute, on chantait en chœur. Cela n'a pas d'autre valeur littéraire ; la versification en est bonne et soigneusement rythmée.
 Bien plus intéressantes seraient les ballades VII à XI, si leur inauthenticité n'était évidente ; elles furent fabriquées entre 1874 et 1880, par un érudit facétieux qui se donna bien du mal pour devenir vainement faussaire, quand il aurait pu s'occuper utilement à interpréter le jargon jobelin qu'il semble avoir compris. M. Vitu se laissa duper à cette fraude, pourtant assez grossière, puisque, dès la première de ces ballades apocryphes, on découvre, non des vers originaux, mais de véritables centons ; quatre vers de la première strophe de la ballade VII appartiennent presque textuellement à la ballade I. La question est maintenant jugée. On se souvient que l'Académie française se compromit étrangement en couronnant la ridicule élucubration de M. Vitu.
 Ce petit volume de M. Pierre d'Alheim est à conserver et à joindre au Villon que tout poète (non roman) possède, — en attendant l'édition nouvelle de ses œuvres que prépare M. Mahé et l'étude définitive que nous attendons de M. Marcel Schwob.
 Récemment, dans La France, M. Sarcey écrivait: « Qui connaîtrait Villon sans ce vers mélancolique, qui a passé proverbe ? Quelques rats de bibliothèques, grands rongeurs de bouquins. Son nom s'en est allé à la postérité sur le frêle esquif de cette unique phrase : Mais où sont les neiges d'antan ? » Tel est bien l'état de l'opinion, représentée par le plus médiocre de ses porte-paroles. Pourtant, l'opinion se trompe et M. Sarcey aussi : la Postérité, ce n'est ni tel public, ni tel ramas de journalistes ignorants, glorieux de leur bassesse intellectuelle ; cette métaphore est le nom commun aux quelques hommes inteligents qui gardent encore notre civilisation de la barbarie totale. Que le père Coupe-toujours se rassure : il ne fait pas partie de ces quelques-uns, — et quant à François Villon, ses œuvres complètes sont arrivées à bon port et sa gloire aussi. Il demeure et demeurera le poète original, par excellence, de langue française, celui en lequel se résume et se grandit jusqu'au génie l'âme des peuples du moyen-âge, et aussi supérieur à Ronsard que Théophile à La Fontaine, que Vigny à Chénier, que la personnalité à l'imitation, que le sentiment à l'esprit.

Hermès.



(I) Pierre d'Alheim: Le Jargon Jobelin de Maistre François Villon. — I. les Ballades originales, texte, traduction, glossaire. — II. Les Ballades apocryphes: M. A. Vitu et l'Académie française. — Paris, Savine,1892, in-18.


THULÉ DES BRUMES (I)


 Depuis quelque temps, un volume de M. Adolphe Retté, Thulé des Brumes, est l'objet de la curiosité, voire de la stupéfaction des milieux littéraires. Une préface étrange, où l'auteur se confesse d'avoir écrit sous l'empire d'une possession, puis une série de visions et d'hallucinations tantôt de toute furie, tantôt de toute douceur, suggérées en un style dont le désordonné apparent dissimule une science profonde du rythme et de la nuance, voilà ce qui force l'attention du plus superficiel lecteur.
 Celui-ci, à mesure qu'il tourne les pages du livre, assiste à de multiples féeries, parfois ruisselantes de lumière, parfois baignées par une ombre d'un bleuâtre mystérieux, cependant que, parmi de fantasmagoriques et changeants décors, passent, repassent et s'effacent des êtres de rêve : princes charmants, petites fées, pèlerins mélancoliques et, toujours, un Pauvre singulier, chantant ses tristesses et mendiant un espoir, devant une mignonne idole au sourire énigmatique.
 En vérité, ce spectacle a captivé tous ceux qui l'ont regardé, mais beaucoup ne l'ont pas compris. Quel est le lien des scènes ? Sous l'empire de quel démon certaines paroles sont-elles proférées ? Quelle logique unit des phrases qui paraissent sans aucune suite? Quelle est la loi d'association d'idées qui semblent n'avoir aucun rapport entre elles? Ce sont des questions qu'on s'est posées, mais qu'on n'a guère résolues.
 Le fait n'a rien de surprenant. Thulé des Brumes ne peut être absolument compris que par certains inités.
 Ces privilégiés, sous l'empire, tout d'abord voulu, puis trop souvent subi, de la possession avouée par M. Retté, ont vu leurs idées apparaître soudain devant eux en impérieux symboles. Leur dominante psychologique a créé le décor habituel dans lequel chacune des opérations de leur esprit vient jouer son rôle, et les innombrables sentiments divers qui peuvent agiter leur âme sont autant de scènes différentes, surgissant ils ne savent d'où, disparaissant ils ne savent où... Enfin les paroles se succèdent dans la bouche des acteurs suivant la même loi qui a voulu que tel acteur succédât à tel autre. Ces êtres, symboliques de sentiments ou d'idées, expriment leurs sentiments et leurs idées en langage symbolique.
 Telle est la clef de Thulé des Brumes. Elle pourra aider à pénétrer le sens de bien des pages, qui apparaissaient comme de captivants et indéchiffrables pantacles. Mais ceux-là seuls posséderont la lumière absolue, qui auront acquis, le diable sait à quel prix ! la faculté d'objectiver toutes leurs idées, de penser des êtres, de créer en rêvant.
 Un tel pouvoir est à la disposition de quiconque le désire, mais son exercice n'est pas un vain jeu, car on devient la victime des forces occultes qu'on a su déchaîner, mais qu'on ne sait pas conduire, témoin ces lignes de M. Retté:
  « Le Moi chérit sa folie ; pour la décupler et la perpétuer, il pénètre l'empire lumineux et criminel que lui ouvrent les excitants — il s'y oublie et ne veut pas être guéri. Il faut un hasard violent — plusieurs diront un miracle — pour que l'âme reprenne son équilibre et soit sauvée.»
 Quoi qu'il en soit, l'exploration dont M. Retté a failli ne pas revenir a valu à la littérature une œuvre unique. Le style de Thulé des Brumes pourra être comparé à celui d'autres écrivains, d'ailleurs peu nombreux et tous de premier ordre ; la qualité de son mystère demeure sans exemple jusqu'à ce jour.

Edouard Dubus.


(I) Un vol., par Adolphe Retté (Bibliothèque Artistique et Littéraire).


CARTE POSTALE A M. JULES RENARD

Au sujet des simples et des compliqués


  Mon cher Renard,
 Votre dédicace sur la garde du précieux Écornifleur me pourvoit d'un brevet de « compliqué ». Que c'est aimable de la part du « simple » que vous vous croyez et dites de bonne foi! Les bourgeois se doutent-ils, enfin, du parti qu'un compliqué — comme notre ami Barrès, par exemple — saurait tirer d'une exploitation rationnelle de son complexe moi ? Cela peut bien aller à trois volumes, oui... peut-être même à quatre, avec un « examen » des trois, quelques notes, des « concordances », sans compter les commentaires annexes sur Vinci, Ignace de Loyola et M. Renan, les volte et post-faces, et, peut-être encore, des « manœuvres de la dernière heure. »
 Ah ! si nous nous mettons tous à bûcher nos moi, et les concordances, quelles mines d'or à creuser, pauvres compliqués que nous sommes! Et moins que jamais le public va savoir auquel de nos nous entendre. Vous écorniflez seulement, vous; faut-il vous en féliciter ? Si c'était votre moi que (au lieu de sonder au plus profond des abîmes tout de suite, comme Barrés) vous écornifliez, quelle longue théorie d'in-18 jésus, Seigneur ! En ce cas, je ne plaindrais ni nous, ni vous, sincère que je vous sens, sinon simple. Mais, heureusement pour vous, à un autre point de vue, vous n'êtes point l'Ecornifleur, ce malheureux qui vit sa littérature, la vomit et y revient, dans la pleine horreur d'une parfaite conscience. Ou, si vous êtes ce forçat, c'est seulement par lointaine transposition, tout ce que nous écrivons ne pouvant être, d'évidence, qu'autobiographie transposée. D'ailleurs, vous ne dites pas: « L'Ecornifleur, c'est moi. » Cela me donne confiance.
 Mais, vous, simple, et moi, compliqué ? Vraiment ? Dites-moi donc par télégramme, je vous en supplie, ce qu'est un simple ! J'attends votre retour du courrier au coin du feu, anxieux. Je n'ai jamais observé un seul de nos actes journaliers (ceux d'habitude et d'instinct exceptés) qui n'accusât des quantités de mobiles coefficients ; vos gestes à vous auraient-ils moins de raisons? Et puis si, compliqué, j'essaie de me montrer simple, nait une complication. Et l'inverse? Pire encore. Enfin, je prends un simple avéré, vous par exemple, et le place entre deux miroirs : voilà que j'aperçois des milliers de Jules Renard de grandeurs différentes. Je sais bien qu'en absolu il n'existera encore qu'un Jules Renard, mais aux yeux de qui ? Pas même à ses propres yeux. Et si j'ajoute une troisième glace, postures et lignes se multiplient, à décourager.
 Je m'y perds. Eclairez-moi, vous qui savez ce que c'est que le simple. J'attends votre réponse pour me mettre à l'œuvre. Je vous confesse que, dès longtemps, je m'étais proposé de me mettre à écrire vers 40 ans, quand j'aurais lu et appris au moins une modeste partie de ce que les derniers venus de nos jeunes écrivains savaient de naissance, eux qui ont déjà tout lu, relu et médité vers 22 ans et demi.
 Un complément de bagage, de grâce!
 Poignée de mains.

Adrien Remacle.

 Merci, en attendant. L'Ecornifleur est une étude uniquement curieuse. Serait-ce Poil de Carotte, seul, qui a poussé ? J'en doute. Il n'eût pas donné un si grand arbre.

THÉATRES


THÉATRE LIBRE.

 L'Étoile Rouge, pièce en trois actes, en prose, de M. Henry Fèvre. — Vauxonne, un vieil astronome, s'est ruiné, ainsi que sa fille Berthe, en poursuivant d'irréalisables rêves, tels la communication entre Mars et la Terre, la construction d'appareils pour répondre à de prétendus signaux des hypothétiques habitants de l'Etoile rouge, etc. Comme Vauxonne recherche un commanditaire pour continuer ses coûteuses expériences, il rencontre à Antibes, dans une maison amie, un jeune homme riche et intelligent, André de Suvigny, qui est vite capté par l'enthousiasme du vieillard, peut-être aussi par la beauté de sa fille. Après un flirt, que favorise bienveillamment la planète écarlate, les jeunes gens se marient. Berthe alors trouve inutile d'exposer son mari aux tourments de la misère qu'elle a connue, et, en petite femme positive, raisonnable, l'explique à son père, qui, devant la ruine de ses espérances, tombe, frappé d'une attaque mortelle d'apoplexie.
 Tel est, en quelques mots, le sujet de la pièce que M. Fèvre a tirée d'un roman inédit chez nous de M. Pawloski, mais en le modifiant profondément. Dans le texte russe, en effet, Vauxonne est un fou; il a déjà été enfermé dans une maison de santé ; tandis qu'on nous le représente comme un savant de valeur, dont le génie est méconnu, conception qui se concilie mal avec les puérilités et les invraisemblances de son caractère. Il nous apparaît avec des envolées idéales et utopiques, un désir effréné d'expérimentation. Or, l'astronomie, science éminemment mathématique et de géométrie, se prête peu aux tentatives expérimentales et à la poésie, à moins qu'elle ne soit interprétée par un de ces vulgarisateurs dont les publications, menue et fausse monnaie de la Science, semblent précisément, par leurs vues erronées, leur généralisation hâtive et inexacte, avoir mal inspiré M. Fèvre, au beau talent duquel nous aurions été heureux d'applaudir. Après cette méprise, il a une revanche à prendre.
 Au dernier acte, M. Antoine, par son jeu puissamment tragique, a soulevé un véritable enthousiasme. Eloges mérités à M. Christian et à Mme Meuris, qui l'ont vaillamment secondé.

 Seul, pièce en deux actes, en prose, de M. Albert Guinon. — Avec M. A. Guinon. dont on n'a pas oublié le récent succès au Vaudeville, signalé ici-même, nous rentrons dans la comédie bourgeoise. — M. Ledoux, après fortune faite dans la pharmacie, vit à la campagne entre sa femme et son ancien associé Bourdier, qui tous deux rivalisent de soins pour adoucir les moments pénibles que lui font parfois passer des attaques de goutte. Mais, il apprend un jour, d'une bonne qui se venge d'être mise à la porte, que sa femme l'a trompé, il y a quelque trente ans, avec son ami Bourdier. Il chasse les coupables de sa demeure, où il reste seul, privé de soins et des habituelles cajoleries, volé par une bonne malhonnête, écrasé d'ennui; si bien que, par égoïsme pur, il en arrive a pardonner à Mme Ledoux, et même — ce qui est peut-être excessif — il rappelle à lui Bourdier, qui le soignait si bien...
 Il y a là beaucoup de bonne observation, des mots heureux ; le seul reproche que nous pourrions adresser à l'auteur serait d'avoir accusé trop certaines situations, en visant à l'effet de gros comique, encore que cette légère critique s'atténue du fait qu'il a réussi, par ce moyen, à susciter parmi les spectateurs une débordante gaieté.
 M. Antoine a composé avec son habituel talent un goutteux très drôle. Dans un court rôle épisodique et... maritime, M. Gémier, cantonnier de Blanchette, a retrouvé le succès de sa dernière création. Compliments pour MM. Pons-Arles et Christian ; MM'""Marie Laure, Jeanne Dulac et la petite Parfait, qui a fort intelligemment joué Jacques.

Gaston Danville.

PETIT THÉÂTRE


 Le Songe de Khéyam, un acte en vers, et La Dévotion à Saint André, mystère en un acte, en vers, de M. Maurice Bouchor — Ne fût-ce que pour nous délivrer de l'exécré geste appris, banal comme eux, des comédiens, j'adorerais les marionnettes. Celles du théâtre Bouchor, avec les fines expressions figées en leurs visages de cire et signifiant l'imperturbable caractère de chaque personnage, me ravissent. Et puis, songe-t-on — je l'ai écrit ailleurs déjà — que ces androïdes dociles, mus par l'auteur, ne parlant que par sa voix, suppriment presque l'intermédiaire entre le spectateur et le poète? Et encore la lenteur hiératique de leurs mouvements, l'invu de leurs gestes régulièrement saccadés, l'absolu, le rigide de leurs attitudes, tout cela est très artistique, parce que cela crée un monde à part, reculé de nous, loin de la rampe, où le réel des idées et des types se présente à notre esprit, nu, grâce à l'irréalité évidente de la représentation.
 On ne devra pas, pourtant, confier à ces figurines fidèles n'importe quel genre de poème scénique : les élévations et abaissements perpendiculaires de leurs bras de bois, leurs doigts joints comme ceux des primitifs, affirment et infirment trop, pour qu'elles conviennent à la comédie de mœurs, par exemple. Mais elles siéent à merveille a la légende. Le merveilleux de Prospère, essayé au Petit Théâtre, y manquait de puissance; Shakespeare y étouffait un peu. Ensuite Tobie, la Nativité, la Légende de sainte Cécile, toutes trois respirant la candeur attendrie de M. Bouchor, furent des modèles du genre appropriés. Les deux dernières petites pièces, enfin, résument et condensent les qualités de l'auteur. On ne saurait rêver grâce plus naturelle, naïveté mieux exquise, simplicité moins factice, esprit comique spontané davantage.
 Un bon évêque, crossé, mitré de charité chrétienne, un saint qui se laisse un peu chapitrer par son intendant, semble au diable une proie valant la peine de se déranger spécialement. Afin de damner ce Faust, Satan prend l'apparence d'une jolie fille. La femme paraît, l’évêque commence à déraisonner, naturellement; son onction glisse aux adorations profanes, sa prière se mue en désirs balbutiants, et les lys du jardin de l’évêché vont rougir, lorsque saint André se présente sous les traits d'un mendiant famélique, et se dépêche de démasquer l'impur, car le déjeûner fume sur la table. Ces lignes sèches ne donnent aucune idée de ce que M. Bouchor a su enfermer d'humanité, d'observation et de philosophie valante, en si mince cadre.
 Autre conte, ou plutôt monologue symbolique, Khéyam, intitulé modestement Caprice, n'en a pas moins une portée plus haute que la Dévotion. C'est le rêve d'un poète ivre. On l'a mis à la porte de la taverne, parce qu'il a pincé trop fort « le gras des reins » de l'hôtesse, et le voici sur la place, au clair de lune. Nous sommes en Perse, au XIXe siècle de l'ère chrétienne, s'il vous plaît! et les roses d'un jardin voisin vont parler et prendre formes de rêve. Khéyam philosophe, il dit du mal des chrétiens, je crois bien, et du bien des vins de Chiraz. Les gens des mosquées, le temps qu'on y perd, les moralistes religieux, l'ennuient, ce poète; il n'y a de réel, de bon, que la Cruche, aux flancs émaillés de bleu, verseuse de lumineuses ivresses. Cependant voici la Rose, le Rossignol et la Houri, c'est-à-dire, je crois, la Beauté, la Musique révélante et l'Amour. La Cruche est oubliée, elle fuit (je veux dire elle quitte la scène !) cahincaha. Khéyam, respectueux, écoute le Rossignol, respire la Rose et veut respirer la Houri, mais elle le raille, et voici une autre Houri qui surgit, toute pareille. Khéyam, fou d'amour, va de l'une à l'autre, multipliant les métaphores de ses désirs, trahissant, trahi. Les Houris s'évanouissent avec un rire. Le Rossignol chante de nouveau,la Rose refleurit, et Khéyam, n'ayant pas la foi, revient à la Cruche:
  O ma belle, voici le précieux instant
  Où le Seigneur unit les cruches aux poètes.
  Le ciel est comme un bol renversé sur nos têtes.
  Viens donc et donne-moi tes lèvres : j'y boirai
  Ton beau sang virginal, ton sang pur et sacré!

 Si l'on écrit, ne faut-il pas enclore toute la vie dans le moindre conte?

Adrien Remacle.

GUSTAVE CHARPENTIER


 Chez Colonne, 13 mars, première audition des Impressions d'Italie, de Gustave Charpentier : I Sérénade; 2 A la fontaine; 3 A mules ; 4 Sur les cimes ; 5 Napoli.
  Lors de la mémorable exécution de Napoli, chez Lamoureux, j'ai confié à l'Endehors le vif enthousiasme que me suscite le génie de Charpentier. Ces perles de jeunesse sont d'un orient si pur! Ces Impressions fleurent l'origine, et notre âme en vérité se mire dans ces croquis pour oreilles. Les rivières d'amour émanant des cordes, dirait-on pas de longues chevelures de Jolies Filles, harmonieuses chevelures éparses dans le Rêve? Et, ça et la, quel festin suggestif! On croit mordre dans des fruits qui sont des seins, cueillir des yeux, respirer des regards, on se grise aux pressoirs de sourires, le désir se tend vers des Idées qui passent, perceptibles.....
  Ici, le propre de Charpentier, celui des maîtres, est, moyennant une richesse de détails indicatrice, de nous offrir de la nudité, ― mais avec quel art ! Sa mélodie, qu'il voile si nuptialement, nous la savourons nue à la manière d'une source naïve, d'un lac ingénu. Puis comme la Pensée émane, en reine, de ces Impressions simples! Au reste, le Penseur, nous le jugerons plus absolument dans la Vie du Poète, que répète aujourd'hui le Conservatoire; alors je parlerai, quelque part, de « l'Idée en musique » .
  Sérénade a été frénétiquement bissée : des bravos à l'alto Bailly. Napoli a ressuscité les acclamations du Cirque d'Été : la Chanson du marchese fut bellement traduite par Baretti. Colonne mérite la gratitude.
  Jaloux du triomphe du jeune Charpentier, un musicanti aux nez fabuleux a sifflé diverses fois.
  Le Consul existerait-il sans le Joueur de flûte?

Saint-Pol-Roux.


LES LIVRES (I)

Le Miroir des Légendes,par Bernard Lazare (Lemerre). — Voir page 250.
 Thulé des Brumes, par Adolphe Retté (Bibliothèque Arlistique et Littéraire). — Voir page 350.
  La Montée, par Gabriel Sarrazin (Perrin). — Livre indulgent et charmant, tout d'amour et de foi, — livre jeune, soit par les dates, soit par la jeunesse d'âme que le poète conserva sous les souffles des vents de la maturité. L'indulgence pour la vie, pour les hommes, pour tous les êtres, c'est peut-être la seule vertu. Ne garder rancune ni a l'existence pour les déceptions dont elle nous abreuve, ni aux hommes qui nous leurrèrent de leur amitié pour nous frapper plus sûrement, c'est posséder un état d'âme en vérité supérieur, — et tendre là, cela devrait être la règle de tous les êtres vraiment intelligents. Sous prétexte de justice et d'indépendance, les esprits étroits jugent sans cesse et avec sévérité, magistrats à la merci d'une mauvaise digestion, d'un ennui intime, d'un changement de température, — et à la merci des bornes mêmes de leur cérébralité. A mesure qu'ils dessèchent autour d'eux toute bonne volonté, ces sortes de gens s'étonnent un jour de se trouver seuls en un désert ; ils clament que rien n'existe, hormis l'îlot, l'oasis qui est leur moi, — ils le clament, mais en vain: nul n'entend leurs cris et nul ne voudra entendre leur cri suprême.
  Dire que la sympathie — même avouée banale — est supérieure à un orgueil si mal compris, cela va de soi. Le présent livre est justement un livre de sympathie ; on sent que l'âme de l'auteur est liée très strictement à ce qui fait la gloire de la vie, l'art et le sentiment; et que la non-communion avec Dieu, qui est tout l'Art et tout l'Amour, voilà la seule peur qui l'effare, — témoin:
  « L'Enclos. — II me semble que je suis une pauvre bête ailée, tombée soudain dans un enclos de hauts murs. Une vapeur noire m'engourdit, je n'ai même plus le sens de l'espace, et au lieu de m'élever, de monter dans le ciel, je vole au ras de terre : contre le mur je me casse la tête, et retombe saignant.
  « L'enclos, c'est la douleur, c'est la vie humaine: vais-je donc y rester à jamais paralysé, blessé, et n'aurai-je plus la force de voler haut et droit dans la vie de Dieu ? »
 La réponse à ce doute, elle est exprimée clairement dans la dernière page:
  « ... Là-haut les portiques s'ouvrent à pic sur mon extase, le ciel rayonne: là-haut c'est l'esprit, là-haut c'est l'amour, là-haut c'est la couronne. Là-haut je serai couché sur ton sein, ô Seigneur! Il est vrai, ma journée n'est point encore au soir: et pourtant, et déjà, semblable au céleste, à l'ineffable regard des femmes, ton regard, ô Dieu, s'est posé sur moi pour jamais. Maintenant, mon vol peut veiller ou dormir, je puis me reposer sur les vagues de l'éther ou les fendre : je suis entré dans l'Eternel. »
  Telle est, non l'analyse, non même la substance, mais la pensée dominante de ce livre, carnet d'un voyage à travers la vie et carnet d'un voyageur qui avait quelque chose à dire: partir d'en bas, de la terre même, et arriver en haut, — voyage qu'il est donné a peu d'accomplir. La mort n'est pas, pour l'auteur de la Montée, une enseigneuse de néant : il sait que la seule raison de la vie est son incontestable éternité.

R. G.

  Le Roman d'un Bas bleu, par Georges de Peyrebrune (Ollendorff). — Ce nouveau roman de Mme de Peyrebrune est bien mieux l'histoire d'un curieux cas pathologique, d'un cas très rare (j'allais dire : heureusement}, que le récit poignant des infortunes d'une femme de lettres vertueuse et jolie. Sylvère du Parclet est, en effet, l'exception parmi les Georges Sand moderne. Elle est atteinte de... froideur. Mal mariée à un homme un peu brutal, elle ne connaît de l'amour que les corvées, assouvissement bestial de l'époux, enfantement douloureux, et se refuse a des recherches indignes d'une honnête créature, qui a cependant... tout ce qu'il faut pour écrire! Etudes des milieux mondains où s'agitent les bonnes petites amies toujours prêtes au pavé de l'ours, études des rédactions où minautorisent les rédac-chefs, études des diverses occasions de pécher que rencontrent les belles romancières romanesques, tout y est fiévreusement décrit par une main haut gantée pour les soufflets de l'indignation pudibonde (lesquels ressemblent si souvent à des coups d'éventail...) On y reconnait quelques types de Don Juan des lettres, vus, hélas, par un seul coté ! Mais au cœur du livre il y a trois belles, absolument belles pages : Sylvère attendant, exaspérée, l'homme à qui elle a décidé enfin de se donner, et qui ne vient pas, étant trop tard élu. J'aime moins l'apothéose de pseudo-vice de la fin, où Sylvère s'offre à ... Boulanger, pour la satisfaction seule de se voir adulée du Tout-Paris canaille que l'on sait, c'est-à-dire le Tout-Paris journaliste.

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  Vamireh, roman des temps primitifs, par J.-H. Rosny (Ernest Kolb). — « C'était il y a vingt mille ans ». Oh! cette phrase ! On est tenté de s'en tenir là, de se perdre avec peur et joie dans une longue rêverie engourdissante. Quel qu'il soit, un livre est déjà surprenant qui ne raconte pas des choses d'aujourd'hui ou d'hier. Enfin l'œil retombe sur la page, et voici le Félis Spelaca, l'Aurochs, l'Urus, le Mammouth, tous les êtres chers à notre imagination. Le plaisir de lire Vamireh n'égale pas celui de le relire, et je crois bien que la grande jouissance est de se le rappeler. On a fermé le volume. Un à un, les souvenirs remontent.

  — « C'était une clairière parmi des hêtres,des chênes et des ormes........ Une hyène s'approcha....... Vamireh dormait toujours........ Des chacals s'embusquèrent dans les fourrés........ Trois vautours churent sur un arbre proche........ Les corbeaux tinrent un conciliabule, en accents bas, gargouilleurs, alternés de danses.......Le vautour se décida....... La main de Vamireh, dans l'inconscience, se porta au point menacé..... Ses poings d'athlète trouvèrent le cou du vautour....... Puis l'asphyxie vint, et la mort, sans que les doigts de Vamireh lâchassent prise. »
 Invinciblement il faut songer à ce qu'on admire ailleurs de plus beau, et on voudrait tourner un compliment point banal qui fût agréable aux auteurs.
 — « Des branchages s'écartèrent rudement, du bois se brisa avec un fracas de tempête: il parut un mammouth au front bombé, .haut de quinze pieds. La clairière lui.plut, il y balança son grand corps, arrachant de sa trompe quelques herbes dans un caprice de colosse puéril, puis il se coucha, il vécut le demi-sommeil des grandes bêtes, le rêve coula par sa tête, l'intarissable flux des formes et des mouvements que sa prunelle avait lus au long de ce jour. »
 A propos de Vamireh, on a fait de la haute critique scientifique, prétendu que certains détails n'étaient pas absolument à la mode préhistorique. Voilà qui m'est égal. J'avoue n'avoir aucun coût pour les restes d'une vérité agée de vingt mille ans, et je me bouche les oreilles dès qu'on discute le mammouth que j'aime.
 Et Nell Horn, Le Bilatéral, Mar Fane, Les Corneilles, L'Immolation, Les Xipéhuz, Le Termite, Daniel Valgraive, Vamireh, me sont autant de « mammouths ».

J. R.

 Âmes fidèles au Mystère, par Adolphe Frères (Lacomblez). — Je finis par m'imaginer la collection Lacomblez comme une vallée de lys où ne paissent que des talents purs, marqués dès leur naissance du sceau mystérieux de l'idéalité. Quel délicieux livre, ces Ames fidèles au Mystère! Cette fois, il s'agit de dix-sept nouvelles absolument ravissantes, groupées en des paysages clairs sur un fond de bleue tristesse sentimentale et donnant bien l'impression de premières communiantes long voilées passant les mains jointes, de communiantes sages dont quelques-unes pourtant seraient tourmentées du remords d'un péché ancien. L'écriture de M. Adolphe Frères est d'une élégance rare. S'il recherche le mot neuf et la tournure précieuse, c'est avec le soin savant, l'œil expert du lapidaire dandy assemblant ses bijoux plus encore pour sa satisfaction personnelle que pour la gloire de sa vitrine. Tout est pesé, soumis au jet de lumière du soleil, placé dans l'écrin où se moulent exactement les formes, puis discrètement proposé aux lecteurs par un sourire si toujours plein d'un courtoise fierté qu'on est obligé de s'arrêter ébloui. L'auteur dit dans sa préface « des âmes très impersonnelles, n'ayant pas lu les journaux ». Oh ! certes, et cela se devine rien qu'au parfum, exquis, véritable odeur de sainteté littéraire, qui se dégage de l'œuvre. Ce sont presque des doigts manieurs d'hosties que les doigts d'un tel joaillier. Je citerai la Villa des fleurs, la Première communiante aveugle, comme des pages absolument dignes de figurer dans les saints évangiles du génie. L'éveil d'un bois à l'aurore du printemps ou le crépuscule sur la mer, ce sont là les seules choses qui puissent, à mon humble avis, donner le genre de frisson délicat éprouvé à la lecture de cette prose de sélection. Que ces nouvelles tombent des hauteurs du septième ciel ou qu'elles planent sur les genoux d'une jeune fille, elles seront comprises quant a la lettre, et elles plairont. Qu'un philosophe les étudie pour y trouver, quant à l'esprit, la dose d'amertume qu'on est en droit d'attendre d'un écrivain de valeur, il sera secrètement émerveillé. Bouquet de primevères et de perce-neige, bouquet de pensées, violettes jusqu'au grand deuil, sons de cloche d'or et fredon d'amour en larmes, tout ce qui est troublant pour le seul motif du beau, tout ce qui est chaste et tout ce qui est adorablement triste, on le rencontre en parcourant ces Heures des âmes mystiquement éprises d'art. Oui, bienheureuses celles qui ne lisent pas les journaux (surtout les journaux parisiens!), mais plus heureux encore l'artiste qui ne craint pas de venir, une poignée de roses dans le cerveau et de l'encens plein le cœur, nous parler, à une époque compliquée, un langage idéal, avec la grâce ineffable d'un jeune roi.

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 L'Entraîné, par Maurice Quillot (Perrin). — Du Barrès.... meilleur!

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 Les Lois fondamentales de l'Univers, par le prince Grigori Stourdza (Librairie Polytechnique Baudry). — L'aspect de cet ouvrage, un volume monstre suivi d'un appendice, est extrêmement imposant, et, à vrai dire, le titre ne l'est pas moins: aussi, est-ce une grosse affaire que d'oser y pénétrer. Cent soixante-neuf théorèmes de philosophie scientifique avec leurs preuves et le c.q.f.d. traditionnel, il y a de quoi s'émouvoir, surtout lorsque l'on rencontre des formules comme:

 π  Omm.e,655
W = — δ 3 = ——————
 6   10152


  Ce qui signifie : le volume de l'atome est la 655 millième partie d'un sextillionième de quarantillionième d'un millimètre cube. Voilà un renseignement précis. Celui-ci, qui fait l'objet du 143e théorème, l'est moins, mais son intérêt est encore plus évident:
  § 143. — L'âme est formée d'un gaz éthéré neutre.
  Dirai-je que la démonstration de ce problème (12 pages d'une logique excessive) m'a convaincu? Non, mais il m'est doux de pouvoir me dire (en des moments de doute) que mon âme est un gaz éthéré neutre. Ce neutre est rassurant, car supposez un gaz éthéré acide et vous avez de l'animate de potasse ou du bi-animate de soude ou du per-animate de manganèse, et autres combinaisons que je taxerai d'inconvenantes. Ces insuffisantes notes permettent mal de se faire une idée des lois fondamentales découvertes par le prince philosophe, mais je suis forcé de renvoyer les lecteurs au volume.

R. G.

  Philippe Destal, par Gustave Guiches (Tresse et Stock). — « ... Et il se répétait la formule du bonheur tant convoité:

une perpétuelle ivresse du cœur, de l'esprit et de la chair, dans cette entente complète de deux âmes qui établit le silence des ravissements parfaits. » — Roman d'amour un peu fou, mais très captivant, qui est contenu tout entier, ce me semble, dans la définition citée plus haut. Philippe Destal, né d'un père érotomane et d'une mère froide, est un composé d'ardeurs mystiques et de sensualisme délicat. Ses parents étaient d'une piété si exagérée qu'ils lui ont légué des germes de folie, et après avoir vu mourir, en plein paradis terrestre, la bien-aimée choisie par son seul cœur, il court à la poursuite d'un reflet de femme qui le rend tout à fait fou. Ce que j'aime beaucoup dans ce livre finement écrit par un écrivain bien élevé, c'est la soudaineté de la déclaration ordinairement si longue à venir, et toujours préparée par des scènes bien inutiles. Etant donné que l'auteur a mis tous les soins nécessaires à faire entrer dans la vie ses personnages, il n'est ensuite plus besoin de les promener d'hésitation en hésitation pour amener la scène de l'aveu. M. Gustave Guiches rajeunit le vieux coup de foudre 1830, et il a raison. Livre que les mondaines aimeront, bien qu'il soit aussi destiné aux lettrés.

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  L'Automa, romamo biografico, di E. A. Butti (Milano, Libreria editrice di C. Chiesa e F.Guindani).— Romanzo biografico : mi pare che ogni romanzo. se non è una biografia, deve pure essere biografico, cio è un racconto delia vita, sia positiva, sia ideale, sia rusticana, sia borghese, sia artistica, ecc.; ma forse che il Butti ha che dire colle comuni definizioni o. forse,ha intitolato cosi ilsuo libre perché è una storia dove il protogonista rimanc quasi sempre sul proscenio. Frattanto, una successione di opisodi non costituiscono né una biografia, né un drama,nèun romanzo,— e l'Automa non è un romanzo ma una successione di episodi romanzeschi. Quanto allo stilc, è un po inconsistente e troppo agevole, benche pieno di neologismi. In somma, primo favoro di un giovane inesperto assai, ma audace, esuberanle e di cui il talento non ha molto da farc per svelarsi: solamente aspettare, lavorare e diffidarsi del Verga, prima maniera.

R. G.

 Etude de jeune fille, par Henry Maubel (Lacomblez).— Cette étude, très soignée comme style et très claire comme langue, est faite en comédie, ce qui lui ôte peut-être la fraîcheur de l'illusion. On suit trop, le long des scènes familiales, les mouvements des personnages pour oublier qu'il s'agit d'une psychologie quasi-symbolique de la jeune fille pure et simple. De ci, de là, l'auteur se laisse tenter par un mot; il a de l'esprit (du plus fin, d'ailleurs), le laisse voir dans une phrase, et semble forcé d'abandonner sa précédente création pour une créature plus palpable et plus terre à terre. Miette est un trop joli composé de tout ce qu'il y a de malin et de fièrement délicat dans la vierge. On la voudrait tantôt plus effacée, tantôt plus de ce monde, et elle est par dessus tout Henry Maubel,c'est-à-dire simplement poète. Mais bonne étude au résumé, dont il faut retenir une masse de gracieux détails point du ressort de la grâce ordinaire. A signaler le passage sur les jeunes filles, les pensionnaires, qui pleurent sans savoir pourquoi, ravissant hors-d'oeuvre, je dirai bien même chef-d'œuvre...

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 Les Odeurs. Démonstrations pratiqua avec l'olfactomètre et le pèse-vapeur, par M. Charles Henry. Bibliothèque municipale professionnelle d'art et d'industrie Forney. — (Librairie Scientifique A. Hermann). — Qu'est-ce que l'odeur? Y a-t-il une relation entre l'odeur et la composition chimique? Quels sont les procédés les plus décisifs d'extraction des odeurs? Y a-t-il des séries d'odeurs un peu précises? Comment se fait la propagation des odeurs ? Comment reconnaître les falsifications que l'on impose aux parfums? Quel est le mécanisme de la perception des odeurs? Enfin, démonstration de l'olfactomètre ou instrument destiné à mesurer l'intensité des parfums, absolument et relativement. Telles sont les questions de chimie spéciale traitées en ce livret, qui est bref parce qu'il ne contient que de la science originale.

R. G.

 Les Cygnes, par Francis Viele-Griffin (Vanier).—Ce volume n'est pas une réédition, comme on le pourrait penser par le titre. Ce sont de nouveaux poèmes que, sous un titre ancien, M. Francis Vielé-Griffin nous donne aujourd'hui ; et il n'est pas déplaisant de voir un poète arrivé à la pleine conscience de son talent reprendre le nom d'un livre de début, surtout quand le nom est aussi heureux que les Cygnes.
 C'est une belle suite de poèmes que L'Etape, Le Gué, Au Seuil, Le Porcher, Eurythmie, Au Tombeau d'Hélène, et où M. Vielé-Griffin affirme, de manière définitive, les qualités qu'il laissait soupçonner dans ses premiers livres, et qu'il manifestait déjà dans Ancaeus et plus encore dans Joies. Une impression bien une se dégage des Cygnes. On y sent la mélancolie du monde, et la douceur de la solitude parmi les bois et les vergers évocateurs des bons rythmes et des doux rêves. C'est là qu'on voit passer transformés et mieux aimés, devenus des ombres souriantes et lumineuses, ceux qu'on connut jadis, troublés et troublants, alors qu'on errait par les routes trop peuplées. Et c'est là qu'on s'endort heureux aux bras d'Eurythmie, la toujours fidèle amante.
 Si l'on ne peut ainsi s'abstraire des hommes, si malgré soi l'on est poursuivi par les ennuis et par les souffrances, il n'y aura de repos que dans la mort : voici le gué qu'il faut franchir, le gué libérateur au-delà de qui l'on retrouvera les être adorés et vénérés, pour ne plus jamais être séparé d'eux. Et, ces chers fantômes, toujours ils nous apparaissent au seuil fatal, comme pour écarter de nous les frayeurs et, de leur sourire, nous appeler vers leur délivrance.
 C'est dans la fuite loin du monde qu'est la possibilité d'être heureux; c'est loin des foules qu'on priera et qu'on verra surgir l'Hélène éternelle, la toujours belle, dont « la nudité de feu résorberait les vies. »
 La langue et levers de M. Vielé-Griffin sont adéquats à sa pensée: la langue, simple et ingénieuse à la fois, pleine d'images évocatrices de forêts doucement lumineuses, de prairies aux fleurs printanières, de senteurs champêtres ou marines, d'aurores joyeuses et de calmes crépuscules; — le vers, libre et souple, toujours rhythmé d'après la logique de la phrase et de l'idée; et parfois, quand le sujet l'exige, l'alexandrin paraît, strict et majestueux, et la strophe se déroule, grave et sonore.

A.-F. H.

 La Sacrifiée, par Edouard Rod (Perrin). — Doit-on tués son meilleur ami pour le sauver du gâtisme lorsqu'on lui a promis formellement de le faire, qu'on est un médecin sans trop de préjugés et qu'on regarde la mort comme un sommeil sans mauvais rêve, c'est-à-dire lorsqu'on est un libre-penseur honnêtement matérialiste ? Telle est la thèse développée dans le nouveau roman de M. Edouard Rod, et la thèse en question, déjà pas mal lourde à soutenir, se complique de ce que le docteur Morgex, le criminel par devoir... professionnel, est amoureux de la femme de cet ami intime. Ce roman, paru en feuilleton au Figaro, est naturellement un roman plus encore qu'une œuvre artistique de pure essence; mais il convient de louer l'essai curieux de cette psychologie d'un athée cependant croyant par atavisme, qui se sent pris de remords dès que le bonheur le touche du bout de son aile, et qui sacrifie la femme aimée pour accomplir une véritable pénitence de fervent catholique. Il y a de très jolis détails, de saveur douce, dans la description de cette lutte toute intérieure, absolument surhumaine (car le bonheur fait lâches les plus forts). et le triomphe, qui est un succès de désespéré, est justement intéressant par son côté de spiritualité intense dominant enfin la matière.

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 Le Culte du Moi. Examen de trois idéologies (Sous l'oeil des Barbares, Un homme libre et le Jardin de Bérénice), par Maurice Barrès (Perrin). — Ayant adopté et prôné un genre de culte qui n'a pas de dissidents, M. Barrés ne peut guère craindre que les objections de l'hypocrisie, et de celles-là il aura toujours raison. Son habileté fut merveilleuse à s'auréoler d'un instinct, — car on peut souffler sur une telle auréole, mais non l'éteindre: elle luit indestructible. A cette heure, il est assez sûr de lui et de ses fidèles pour produire, comme des arguments, une suite d'ironies presque insolentes. Cela est si logique que personne ne s'en fâchera, et si logique que peu comprendront. Ah ! il l'a trouvé, le vrai joujou, l'éternel joujou, et comme il s'amuse!

R. G.

 Poèmes et Poésies de Nicolas Lenau, traduits par Victor Descreux (Savine). — Nicolas-François Niembsch de Strehlenau, en poésie Lenau, était surtout connu en France (j'entends de ceux qui ne peuvent, par patriotisme ou par

ignorance, lire un texte allemand), par une des monographies consacrées aux poètes de langue germanique par M. Marchand. M. Victor Descreux a jugé opportun de traduire le Faust de l'auteur autrichien et cent vingt-quatre pièces choisies; il faut lui savoir gré de sa bienfaisance esthétique, quelque inconvénient qu'il y ait à faire connaître un poète par une anthologie, toujours arbitraire. Le Faust de Lenau, même après celui de Gœthe, reste une œuvre originale, encore que l'influence de l'école satanique y prédomine un peu trop. Mais certains épisodes, celui de la Tempête, par exemple, et celui du Lac, sont beaux d'une étrange beauté, et la composition même de ce vaste poème, compliquée à devenir confuse, où s'entremêlent les récits, les dialogues et les strophes de pur lyrisme, représente assez bien « un rêve de plaisir, de crime et de souffrance. » Mais qui dira le charme douloureux et mélancolique de certains lieder, comme les Trois Tsiganes, le Cor du postillon, Sur la tombe d'un suicidé ? Et cependant ces menus chefs-d'œuvre, si consciencieux que se montre le traducteur, ont nécessairement perdu le prestige du rhythme et la secrète harmonie verbale.

P. Q.

 In morte di Virginia Valentini-Zanardelli da Macerata, Trecenta Sonettidi Tito Zanardelli (Bruxelles, J. Morel). — Sonnets d'amour où le poète pleure sa femme morte. Le présent opuscule ne contient que les trente-trois premiers: ils sont tous d'une douloureuse sincérité.

R. G.

 

Essence d'Ames, par Emile Hinzelin (Terrin).— C'est un volume de vers, dont les meilleurs ne sont que fort médiocres. Il y a là des maximes:
  L'élégant théorème et dont je suis très-sûr,
  Les vers dont je ressens la musique sacrée,
  Mon espoir, mon amour, c'est du Dieu que je crée...
il y a des récits historiques, avec de tels vers:
  Puis son cœur, tout son cœur brusquement arraché
  Lorsqu'il vit revenir la terrible civière,
  Et le sang qui coulait ainsi qu'une rivière...
il y a de courtes élégies:
   Voici revenir l'hirondelle!
   Donne vite au brave oiselet
  ...........................
  Une orange ouverte, du lait ...
   Pour l'hirondelle, s'il te plaît!
il y a des renseignements géographiques et ethnographiques:
 Le globe m'offre ici le pôle Nord : des glaces
 Déployant leur rigueur immuable...
 Enroulés dans des peaux, nourris d'huile de phoque,
 Ils dorment sous la hutte immonde où l'on suffoque...
 Il y a enfin quelques poèmes, d'un patriotisme orthodoxe, où l'on retrouve, comme il sied, la plate déclamation et le mauvais style chers à MM. Paul Déroulède et Eugène Manuel.

A.-F. H.


 Sur le Banc, par Maurice Talmeyr (Plon). — Il m'est impossible de comprendre l'utilité de ce genre de littérature; car, d'une part, il y a la Gazette des Tribunaux, et d'autre part toutes les mauvaises chroniques de l'à-côté du crime, que font journellement les jeunes Fouquiers moralistes. Maintenant, au point de vue du scandale du jour et de la transparence des initiales — que les gens de police n'ont pas voulu livrer en trop gros caractères aux gens de plume — ces compte-rendus de détectives ne sont pas sans intérêt pour les amateurs de linge sale.

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 Pauvre Nina, par Jules de Cuverville (Savine). — De la grâce, beaucoup de grâce attendrie, et comme un balancement berceur de roulis qui vous trouble... en vous donnant peut-être un léger mal de mer. Du reste, le livre, sous une élégante couverture teintée d'or, contient tout ce qu'il faut pour faire.... une bonne action. Il porte en frontispice cette phrase attirant l'indulgence: « Au profit des sinistrés de la Martinique », et à l'intérieur il est plein, je crois, de jolis petits dessins.

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 Une Vocation (La Vie littéraire en Province), par Eugène Tarvernier (Besançon, Henri Bossanne). — Ecrit dans une langue pas très sûre, mais de bonne volonté et qui peut s'amender, ce livret narre des épisodes de la vie d'un poète à Besançon. Cela parait exact. Du sentimentalisme, mais aussi de la clairvoyance. Quelques coups de griffe ça et là aux célèbres exploiteurs de la naïveté poético-départementale, les Carrance et les Fuster. Début honorable, en somme, étant sans prétention : petite monographie dont la sincérité n'est pas douteuse.

R.G.


(1) Aux prochaines livraisons: Rose et Ninette (Alphonse Daudet); Les Chants du Divorce (Henri Ner); Les Arlequinades (Remy Saint Maurice); Quand les violons sont partis (Edouard Dubus); Le Cuirassier blanc (Paul Margueritte); Les Charneux (Georges Garnir); Une Conscience d'Artiste (Moutaury); La Passion de Jésus (Antoine Chansroux); Giovanni (Antony Aubin); Les Bas-Fonds de Constantinople (Paul de Régla); et les livres annoncés déjà.

JOURNAUX ET REVUES


 De Nieuwe Gids. Nous avons reçu d'Amsterdam et de Leyde deux lettres nous signalant une erreur dans la note publiée en février (n° 26, p. 179} sur le Nieuwe Gids: c'est M.L. van Deyssel, et non M. van Eeden, qui a parlé du livre récent de M. Jan Ten Brinck : De Oude Garde en de Jongste School. Les auteurs de ces lettres, de plus, ne montrent pas beaucoup de sympathie pour le critique hollandais: l'un l'appelle « le professeur Ten Brinck, un critique très connu, peu sérieux et pas du tout célèbre », et l'autre déclare qu'il « n'est célèbre qu'à ses propres yeux ». — Dans la livraison de février du Nieuwe Gids, MM. Holst et de Graaf étudient l'art du peintre Derkinderen; — L. Nijland attaque M. van Eeden : quelques pages bien écrites, mais faiblement argumentées et sans aucune portée immédiate ; — Jeugd I, par M. van Deyssel; première partie d'un livre descriptif : l'auteur ne raconte pas, il décrit ; — Van een Groole, par Jac van Looij; — Najaar, par M. Delang; — Socialisme, par M. van Deyssel ; — Etudes sur le Socialisme, par M. van der Goes ; — Zeedijk, par M. Frans Erens, dont nous publions plus haut (p. 296) un poème en prose : Droom ; — Melodie en Gedachte, par M. Alphonse Diepenbrock : prose magistrale quant au rythme, idées peu originales ; — Jules Chéret, par M. Jan Veth.
  La Plume (Iermars) publie le portrait de notre collaborateur Jules Renard, accompagné d'un Petit Portrait en quarante lignes de Léon Deschamps, et d'un article de Rachilde sur l'Ecornifleur ; d'autre part, une Lettre sur l'Anarchie, d'Edouard Drumont ; une fantaisie de Louis de Saint-Jacques : Comment on devient magot ; poésie d'Ivanhoé Rambosson : L'heure charmante.
  La Revue de l'Evolution (15 février) contient une longue étude de M. Léon Riotor sous ce titre modeste : Notes sur Léon Cladel. Les lignes suivantes appartiennent au chapitre : Esthétique.
 « Au milieu de ces amoncellements de rochers et de calcaires cyclopéens, l'œuvre de Cladel a d'adorables pages tout emmitouflées d'herbes fines et de thym ; la surprise est d'autant plus charmante que les transitions sont peu ménagées. Le maître a conservé de ses premières aspirations à la poésie et à l'élégance poétique des retours et des délicatesses d'un charme infini, tel un riant vallon arrosé d'eaux vives, rafraîchi de brises parfumées, au sein de rocs sauvages et désolés. Ses amours sont bien naïfs et plébéiens, tout à la fois, candides peut-être, souvent farouches. Et la femme, qui ne joue d'ordinaire qu'un rôle secondaire dans ces épopées champêtres, prend dans ces pages-là un caractère de franchise, de loyauté, de simplicité ou d'ardente foi qui en fait une Cornélie ou une Lucrèce. Savant et compliqué, il laisse pourtant à la mère-grand Nature le soin de forger les gorges abruptes et les côteaux brûlés où sa dilection le promène; sa description est sensitive, imitative, tout imprégnée de ce qu'elle peint, harmonique. Et le stvle s'approprie superbement aux milieux, les caractères s'y moulent d'une façon admirable, dans une grandeur relativement naturelle, les personnages fonctionnent parfaitement dans le tableau, à des distances peut-être supra-humaines, mais toujours proportionnées au cadre. »

A. V.


  Dans Floréal, des vers de Henri de Régnier et de Fernand Séverin, et la suite des Little Sketches de Charles Delchevalerie.
  Deg Weg zur Freiheit, par Conrad Froehlich (à Londres, chez J. Kneuelberg, 145, City Road. E. C.) L'au-revoir qui termine cette véhémente brochure anarchiste de langue allemande semble annoncer une périodicité que je ne regretterais point. La nécessité d'une révolution violente est soutenue avec une grande richesse d'arguments contre les partisans

de la voie pacifique, d'abord au point de vue du droit, puis au point de vue même de l'opportunité : à la force représentée par les lois, les tribunaux, la police, l'armée, il faut opposer non la résistance passive, mais la force déchaînée: « Si on nous opprime avec des canons, nous répondrons avec des bombes de dynamite. » Sans doute le meurtre est un recours terrible contre l'injustice sociale : « mais il est mille fois plus terrible encore de nous laisser assassiner. » Les gens prudents objecteraient peut-être que la lutte ouverte n'est pas sans inconvénient : « N'importe! celui qui a peur de la bataille n'est pas digne de la liberté ». L'auteur préconise énergiquement la liberté de l'individu : là est l'opposition fondamentale entre les anarchistes et les socialistes orthodoxes et autoritaires. Aussi Conrad Frœhlich repousse-t-il avec une grande énergie l'idée d'un état de transition entre la société actuelle et celle qui la remplacera, après l'aurore sanglante de la Révolution sociale : une certaine école, tout en admettant la supériorité théorique de l'anarchie, considère cette période de transition comme indispensable pour que le peuple fasse « l'apprentissage de la liberté ». Mais ce ne sera alors que remplacer une tyrannie par une autre; car la tyrannie est le produit certain de tout état constitué: ainsi l'oppression nouvelle ne saurait être une école de liberté. Au reste l'intolérance du congrès de Bruxelles, d'où les anarchistes furent brutalement exclus, montre assez comment leurs adversaires entendent la préparation à la liberté. Cette brochure de propagande, où des lettres capitales imposent aux yeux et à la mémoire les mots rouges et flamboyants de vengeance, d'incendie et de destruction, est écrite en une langue violente, populaire et archaïque, et les « nom de Dieu ! » en français y contrastent singulièrement avec certaines tournures propres aux vieux écrivains allemands (par exemple la substitution de denn à als après les comparatifs). Il est douteux cependant que jamais on la propose comme sujet d'études philologiques aux étudiants de France ou d'Allemagne. Qui sait si la doctrine réprouvée des Sans-patrie et des Hors-la-loi ne gagnerait pas des adeptes, sous l'ombre de curiosité grammaticale?

P. Q.

 A propos de la déimpression des Stories after Nature (Londres, Lawrence and Bullen), L'Athenaeum (16 janvier) donne sur l'auteur, Charles Wells, une très bonne notice. C'était un littérateur de l'époque de Beddoes, et pareillement fort romantique; né à Londres en 1800, il est mort à Marseille en 1879. Les « histoires d'après nature » sont des fantaisies un peu archaïques de style et dont la délicatesse, le sentiment, sont les principaux mérites. Bien supérieur est son drame en prose, Joseph and his Bretheren, pour lequel, en 1876, M. Swinburne écrivit une introduction enthousiaste.
  Une série d'intéressants articles dans la Gazetta Letteraria (février et mars) : L'idealità nella vita, où M. Lenzoni démontre l'impuissance de la science à établir une vraie vérité; de la comtesse Lara, une étude sur Francis Saltus Saltus, littérateur américain ; Cesare Lombroso note que beaucoup d'hommes de génie furent épileptiques et se hate de conclure: « Le génie n'est qu'une des formes de l'épilepsie », — raisonnement dont la naïveté a quelque charme; M. Cipolla narre la vie et l'œuvre d'un poète populaire, le curé don Pietro Zenari; connu sous le pseudonyme de Matio Zocaro, dont la maison Franchini, de Vérone, vient de publier les Poésie scelte.
  La Cronaca d'Arte résume, en un court article, l'état des nouvelles écoles littéraires en France; l'auteur, qui doit être M. Alberto Sormani, paraît bien renseigné et se rend bien compte que la lutte n'a, sous des noms divers, que deux groupes de protagonistes : « les véristes et les idéalistes. »
  La Critica sociale est toujours l'une des meilleures revues socialistes et l'une des plus audacieuses.
  Livres nouveaux italiens annoncés par les revues : Per la vita e per la morte, par Salvatore Farina ; Giovanni Episcopo, par Gabriele d'Annunzio.
  Revus Historique (janvier-février). Suite de l'étude de M. C. Sullian sur Ausone et son temps : II. La vie dans une cité gallo-romaine à la veille des invasions ; cette partie est supérieure en intérêt à la première ; plus de faits mieux présentés.
  Revue des Questions historiques (janvier-mars) : M. Beurlier disserte savamment sur le Culte rendu aux souverains dans l'antiquité grecque et romaine. Cela commence avec Alexandre, aux rois de Macédoine ; ensuite furent adorés les Ptolémées en Egypte, les Séleucides en Syrie ; à Rome J. César fut le premier : il eut un collège de prêtres, les Luperci Julii, un temple dédié A la Clémence de César, un flamine spécial, tout comme Jupiter, Mars et Quirinus. La conversion de Constantin modifia un peu le culte des empereurs, mais très peu, puisque saint Jérôme s'indigne qu'on rendit des sacrifices à leurs images ; Julien essaya de restaurer cette religion d'Etat. Les flamines impériaux, devenus, dans la suite, de simples organisateurs de jeux publics, se perpétuèrent en Occident jusqu'aux invasions barbares et en Orient jusqu’à la chute de Constantinople.
  Journal Asiatique (novemb-décemb.) D'une traduction du Vajracchedikà ou « Fendoir du diamant », qui est un sùtra, c'est-à-dire un livre rapportant des discours du bouddha Çakya-Muni, cette définition de l'état parfait : « II n'y aura plus pour eux ni conscience de l'égoïté, ni conscience de l'être, de la vie ou de la personnalité : il n'y aura plus pour eux ni science, ni absence de science. Et pourquoi? Parce que cette connaissance de l'égoïté est une non-connaissance. Celle de la vie, de l'existence, de la personnalité l'est également. »
  Dans la Nouvelle Revue (15 février), un article de Mathias Morhardt intitulé Les Symboliques ; un peu de pêle-mêle, mais, comme le dit l'auteur, c'est que « les manifestations de l'école symbolique sont complexes ». Oh ! Oui.
 Etudes Religieuses (février). Le P. Etienne Cornut, S. J., déclare, en une diatribe appelée l'Anarchie littéraire, que tous les jeunes écrivains d'aujourd'hui se débattent dans « une atmosphère basse et fétide ». C'est ainsi que les successeurs de Bourdaloue encouragent l'idéalisme.
  M. R. de la Grasserie continue dans le Muséon (Louvain) son Essai de rythmique comparée. Il en est au chapitre III. De l'élément du lieu, ou de la symétrie par assimilation et par dissimilation, c'est-à-dire par unité et par variété : de là, l'harmonie concordante, répétition à courte distance de tel dessin rythmique, et l'harmonie discordante ou différée. Intéressant, mais pour les théoriciens plus que pour les poètes.

 J'ai éprouvé une certaine joie en lisant dans l'Eclair du 8 mars un article intitulé : Prochaines statues. On y révélait que tandis que l'argent abonde pour élever des pyramides aux sieurs Feyen-Perrin, Raymond Deslandes, Crinon, Melssonier, Doudart de Lagrée, Carnot, Cassani, Duhamel de Montceau, Gagneur, Pierre Guignon, Chapu, Eugène Pelletan, Garibaldi, etc., — « il a été impossible de réunir les fonds d'un monument pour consacrer à Loches la mémoire d'Alfred de Vigny ». Comme je reconnais bien là mes chers contemporains, mes chers compatriotes!

R. G.

 

Le Voltaire donne tous les lundis une chronique d'art signée Roger Marx. A signaler, parmi celles qui ont déjà paru : Balzac et Rodin, Raffet, Le Sou français, etc.

G.-A. A.

 

Revue Philosophique, dirigée par M. Th. Ribot. Sous ce titre : Hynoptisme et Criminalité, M. Liégeois réédite une fois de plus sa doctrine alarmiste sur la suggestion criminelle, que nous croyions sombrée à tout jamais, depuis les débats du récent procès Eyraud-Bompard, qui, si on se le rappelle, avait été l'occasion d'une discussion fameuse entre les deux Ecoles, partagées sur le rôle de l'influence de l'hypnotisme en médecine légale. L'auteur n'apporte aucun fait nouveau à l'appui de sa thèse, mais il nous fait part d'une conception originale. L'armée renfermant, nous dit-il, environ 4% de sujets hynoptisables, il y aurait là un véritable danger pour la sécurité nationale. Le remède serait dans l'examen des conscrits, quant à leurs aptitudes suggestives; on leur suggestionnerait alors, méthodiquement, qu'ils ne peuvent être soumis à aucune hypnotisation ultérieure. Il y a là un projet de vaccination psychique, susceptible d'être étendu, et qui restreindrait, à n'en pas douter, l'emploi trop fréquent du qualificatif suggestif. A ce point de vue, noua n'hésitons pas à nous en montrer partisan.
 

Vaprosy Filosofii i Psichologii, dirigée par N. Groote (Moscou). — Au sommaire, un intéressant article de Stein sur Léopardi et son pessimisme.

G. D.


 L'Avenir de l'Aude (Carcassonne, 9 mars) donne une étude sur l’Evolution artistique. Le mouvement littéraire. L'avenir de la nouvelle école. Cette étude est signée du Rédacteur en chef, M. Gaston Lesaulx, dont on a souvent vu le nom dans la Bataille Artistique et Littéraire.
  La Revue du Siècle (Lyon, février) publie un article de M. Camille Roy, son directeur, à propos de l'album que vient d'offrir à Boudouresque le Caveau lyonnais. Cet album est un véritable monument : il ne compte pas moins de deux cents collaborateurs : écrivains, poètes, chansonniers, peintres, dessinateurs, musiciens.

 A signaler la naissance de Mascarille (autrefois le Bouquin. Rèd. en chef : Paul Frank. Paris, II, rue Beaujolais), Revue littéraire, artistique et théâtrale, paraissant le Ier et le 15 de chaque mois ; — et celle du Banquet (Paris, librairie Rouquette, 71, Passage Choiseul), publication mensuelle.

Z.


CHOSES D'ART


  Musée du Louvre. — Nouvelles acquisitions : Portrait de Champfleury, par Courbet ; Portrait de Belloc et de sa famille, par lui-même ; une très intéressante Chambre de rhétorique (école hollandaise. XVIIe siècle).
  Musée du Luxembourg. — On annonce l'acquisition d'un Carrière et d'un Besnard.
  Académie des Beaux-Arts. — M. Detaille, dit le Jeune Maître, dit le fils spirituel de Meissonier, M. Detaille (Edouard), de sa profession peintre de batailles (avant, pendant et après), vient d'être élu membre de l'Académie des Beaux-Arts. Espérons que, satisfait de cet honneur, dont il était digne, il se tiendra dorénavant tranquille et ne peindra plus.

Expositions


 Chez Durand Ruel : Exposition d'un série d'œuvres de Claude Monet (peupliers des bords de l'Epte par divers effets de lumière) Voir page 302 l'article consacré à ce peintre.
  Exposition de la Rose Croix. — Le Mercure étudiera dans un article spécial cette manifestation artistique.
  Ecole de Beaux-Arts. — Exposition de l'œuvre de Pelouze. Chez Le Barc de Boutteville (rue Lepeletier). — Exposition permanente d'œuvres impressionnistes et symbolistes. Tableaux nouvellement exposés : des Jeanne Jacquemin, des Gauguin, un Van Gogh, des Vogler, Fournon, etc.

 Ventes. — Les succès du peintre Trouillebert vont grandissants. Ses toiles, de plus en plus, sont recherchées par les amateurs. Il faut donc prévenir ceux-ci que M. Alexandre Dumas se décide à vendre sa galerie, laquelle contient un grand nombre de Corot.

G.-A. A.

ENQUÊTES ET CURIOSITÉS

Questions


 Ordres monastiques. — Le nom de l'auteur s'est trouvé omis dans la question posée le mois dernier. C'est sur l'abbé Musson que l'on demande des renseignements biographiques.


 Marée. — Comment, avant les chemins de fer, la marée arrivait-elle fraîche à Paris et même en des villes plus éloignées de la mer ?

R. Q.

 Magie. — En quels ouvrages trouverait-on l'authentique composition des filtres et des divers électuaires magiques?

Z.

 Arthur Rimbaud. — Le Bateau Ivre est parfaitement clair, en général. Mais on demande l'explication détaillée de ces vers, d'ailleurs si beaux :
  Et dès lors, je me suis baigné dans le poème
  De la mer...
  Où teignant tout à coup les bleuités, délires
  Et rhythmes lents, sous les rutilements du jour,
  Plus fortes que l'alcool, plus vastes que vos lyres,
  Fermentent les rousseurs amères de l'amour.
 Et de ceux-ci:
  Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t'exiles,
  Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

L. L.

Réponses.

 Théophile Gauthier. — La Ire édition des Emaux et Camées est de 1852. La 2e est de 1853 ; elle ne porte 2e édition, etc., que sur la couverture. La 3e édition réelle est marquée : 2e ; elle parut en 1858.
 Il y a donc deux secondes éditions des Emaux et Camées: I° celle qui porte 2e édition sur la couverture seulement, c'est la vraie ; 2e celle qui porte cette mention sur la couverture et sur le titre, et qui en réalité est la 3e.— Consulter l'Histoire des œuvres de Théophile Gautier, par M. de Lovenjoul (1887, 2 vol, in-8).

A. A.

 Les Hommes.— L'auteur de ce recueil est Jacques-Philippe de Varennes, chapelain du roi ; c'est, parmi les imitateurs de La Bruyère, l'un des moins médiocres.

D.

Curiosités

 Livres singuliers -— Spécimen de la littérature mise à la mode par les romans d'Anne Radcliffe : Les ombres sanglantes, galerie funèbre de Prodiges, Evénements merveilleux, Songes épouvantables. Délits mystérieux. Phénomènes terribles, Forfaits historiques, Cadavres mobiles.Têtes ensanglantées et animées, Vengeances atroces et combinaisons du crime, puisés dans des sources réelles. Recueil propre à causer les fortes émotions de la terreur. A Paris, chez Mme Ve Lepetit, 1820, 2 vol. in-16.
 Fantasmagorie. — L'Anglais Smollet, en l'un de ses romans, parle de la maison d'un magicien où des milliers de serpents prenaient leurs ébats : comment les avait-il obtenus ? Smollet ne le dit pas. En voici la recette, extraite du Recueil des plus beaux secrets de la Médecine, comme aussi plusieurs secrets curieux sur d'admirables effets de la Nature et de l'Art (Amsterdam, 1709) :
  « Pour faire qu'une maison paroisse toute remplie de Serpens et d'images terribles, prenez la peau d'un serpent avec le sang d'un autre serpent mâle et la graisse d'un autre serpent ; assemblez le tout et le mettez en un morceau de drap qui ait servi à des funérailles, et les allumez dans une lampe neuve ». Ou bien : « Prenez de la graisse de serpent et y mettez un peu de sel : puis ayez un drap de mort et le coupez en quatre pièces et la graisse aussi, pour mettre une partie à chaque pièce. Vous ferez ainsi comme quatre mèches et vous les allumerez aux quatre coins de la maison ou de la chambre avec huile de sureau, dans une lampe neuve, — et ce que l'on a marqué se fera. »

A. L.

ÉCHOS DIVERS ET COMMUNICATIONS

 Notre collaborateur Remy de Gourmont publie par souscription, à tirage restreint, Le Latin Mystique, les Poètes de l'Antiphonaire et le Symbolisme au moyen-âge, étude critique accompagnée d'une anthologie, texte et traduction. — C'est l'histoire de la poésie latine sous l'inspiration chrétienne, depuis le IIIme jusqu au XIIIme siècle, de Commodien à Saint Bonaventure. Voici un rapide extrait des Sommaires, qui résume les dix-neuf chapitres et les deux appendices de l'ouvrage.
 Introduction. — I. Commodien et la naissance de la poésie chrétienne. — II. — Saint-Hilaire. Saint-Ambroise et les heures canoniales. — III. Prudence. — IV. Sidoine Apollinaire. — V. Claudien Mamert et Fortunat : le Pange lingua et le Vexilla regis. — VI. L'époque carlovingienne. Raban Maur et le Veni creator. — VII et VIII. Les séquences irrégulières ou proses de l'école de Saint-Gall. Le Victima paschali laudes. Le Salve regina, etc., etc. — IX. Histoire des Litanies. — X. Le onzième siècle. Le vers latin syllabique origine du vers français. — XI. Hildebert de Lavardin et Alain de Lisle, poète scolastique. — XII. Marbode et la symbolique des pierres précieuses. — XIII. Saint Bernard, poète. — XIV. Saint Anselme, etc. — XV. Adam de Saint-Victor et Saint Thomas-d'Aquin. — XVI. Innocent III et Saint Bonaventure. Les Horloges de la Passion, — XVII Le Cycle anonyme de la Vierge. - XVIII. Histoire du Dies ira. —XIX. Histoire du Stabat mater. — Appendice A. Thomas a Kempis poète dans l'Imitation. — Appendice B. Histoire du Bréviaire romain. Liste de toutes les proses, hymnes et principales antiphones, leurs auteurs, la date de leur composition, etc. « Au cours de l'ouvrage, ces proses et hymnes sont restituées en leurs textes authentiques et originaux, malheureusement altérés dans la suite des siècles. » — Table chronologique. — Notes bibliographiques. — Index général.

 Les premiers souscripteurs à cet ouvrage sont : MM. Pierre Quillard, ex. sur whatman, à 40 fr. ; l'abbé Mugnier, I ex.; C, Landry, I ex. ; P.-N. Roinard, I ex. ; Saint-Pol-Roux, I ex. ; Alfred Vallette, I ex,; Fréderick Serrien, I ex. (V. feuille d'annonces, à la fin du présent numéro, pour les conditions de souscription).

A. V.

 Le mercredi 9 mars 1892. après un réquisitoire très modéré de M. le substitut Cabat, notre collaborateur G.-A. Aurier et M. de Armas, brillamment défendus, l'un par Me. Destrez, l'autre par Me. Labory, ont été condamnés à 200 frs. d'amende avec application de la loi Bérenger, pour des articles publiés dans l'Echo de France. De ces poursuites ridicules, il ne sied de retenir que quelques paroles un peu inattendues de M. le Président Boislisle adressées à G.-A. Aurier : « Le titre seul de votre article, Mariage Blanc, est manifestement obscène.... Vous y peignez des amours dont, a votre âge, Monsieur, nous ignorions même l'existence. » Le même magistrat reprochait à M. de Armas d'avoir décrit une passion incestueuse ; il oubliait sans doute qu'une pièce appelée Phèdre est commentée dans les lycées et collèges, et l'avocat, Me Labory, lui fit en outre remarquer doucement que l'inceste n'est même pas un délit.
  Le membre de la Ligue contre la licence des rues, chargé de la délation quotidienne, a aussi demandé que, pour bien établir la jurisprudence, des poursuites fussent exercées contre M. Jules Lemaître pour une comédie intitulée aussi Mariage Blanc : une condamnation sévère est imminente, la prescription n'étant pas admise en cette espèce, ainsi que le montra récemment la mésaventure de M. Brendimboug(I).

P. Q.

 Notre confrère et ami M. Camille de Sainte-Croix, rédacteur en chef de la Bataille Littéraire, a épousé le 17 de ce mois Mlle Zoé-Suzanne Bellejambe. La veille, M. René Emery, rédacteur en chef du Fin-de-Siècle, s'unissait à Mlle Jeanne Chomel. — Nos meilleurs vœux aux jeunes époux.
  M. Charles Henry, Maître de Conférences à l'Ecole pratique des Hautes Etudes, ouvrira à la Sorbonne, le vendredi 25 mars, à I h. 1/2, un cours sur la physiologie générale des sensations. — Des exercices pratiques sur les matières du cours auront lieu le samedi, à 10 h. du matin, au Laboratoire de Psychologie-physiologique.
  M. Paul Fort annonce la troisième représentation du Théâtre d'Art pour la semaine prochaine. Le spectacle comprendra : deux scènes titrées de Vercingétorix, drame en vers d'Edouard Schuré, décor artistique d'Odilon Redon ; Les Noces de Sathan, un acte en vers de Jules Bois, partie musicale de Debussy, décors et costumes artistiques de Henry Colas ; le premier chant de l'Iliade, interprétation théâtrale en 4 tableaux, en vers, de Jules Méry et Victor Melnotte, partie symphonique de Gabriel Fabre, partie décorative et costumes reconstitués par Charles Guilloux.
 Parmi les manuscrits déposés à la Bibliothèque Nationale et actuellement sous scellés, se trouvent : Lettres à la Présidente, par Théophile Gautier (publiable en 1920. — Imprimé déjà, mais subrepticement et d'après une mauvaise copie) ; Les mœurs de mon temps (1830-1870), par Maxime du Camp (publiable en 1910).
 Très nombreuse réunion, l'autre soir, au premier des dîners mensuels de la Plume, présidé par Aurélien Scholl. Reconnu parmi les dîneurs MM. Jules de Marthold, Tissot (Figaro), le docteur Gérard, Me. Labory, Edouard Dubus, Willy, Jules Renard, Yvanhoé Rambosson, Ernest Raynaud, Adrien Remacle, Alfred Vallette, Cazals, Charles Delacour, Emile Strauss et Alcanter de Brahm, du Nouvel Echo, Marcel Bailliot, Léon Dequillebecq, etc., et... Léon Deschamps. L'arrivée tardive de Paul Verlaine fut acclamée. La soirée s'est terminée par des chansons : M. Canqueteau est vraiment très drôle, et il ne tiendrait qu'à lui, auteur, compositeur — et avec une telle voix — de gagner de grosses sommes sur quelqu'une de nos scènes chantantes.
 Au dernier dîner des Tête de Bois, chez Excoffier, sous la présidence de Jean Dolent : MM. Eugène Carrière, Albert Maignan, Paul Séruzier, Paul Ranson ; Léveillé, Henri Paillard ; Charles Morice, Alexandre Sawa, Edouard Dubus, M. et Mme Alfred Vallette, Jules de Marthold, Jules Bois, Alvaro Calzado, Emile Besnus, qui a dit de beaux vers, Ernest Jaubert, Paul Gallimard, Jean Carrère, qui a fait du bruit comme quatre en essayant d'amener M. Jules Bois à ses idées sur la divinité de Jésus, Ernest Carrière, de la Villohio, Yann Nibor, Hugues Rebell, Alfred Michau, le guitariste espagnol Pedro Gonzalez y Campos.
 La maison Elkin Mathews, de Londres, met en souscription les English Poèmes de Richard Le Gallienne, l'auteur de Beauté maudite, publié dans notre dernier fascicule. Prix, selon le papier : 5 s., et 12 s. 6 d.
 Littérature sacrée en 1892 (suite) :
 « Otez au sculpteur son marbre et son ciseau, il n'y aura plus de statue. Otez au peintre sa palette, ses pinceaux et sa toile, et il n'y aura plus de tableau. Otez au musicien l'air vibrant et sonore, et il n'y aura plus de symphonie... » De Mgr. d'Hulst, en son premier sermon de carême, donné à Notre-Dame le dimanche 6 mars.
 Nous sommes obligés de remettre à la prochaine livraison notre Petite Tribune des Collectionneurs.

Mercvre.

(I) V. Mercure de France. Tome IV, page 188.

ERRATA

(TOMES III ET IV)

 Tome III.

P. 327. — Rhythmes d'Automne, vers 33, lire : ... et la joue amaigrie
P. 342. — Poèmes d'Automne, épigraphie, lire : Wann Wird ...
P. 343. — Angoisse Suprême, 1. ro, lire : ... larmes qui montent ...
P. 344. — La Tête Branlante, 1.5, lire : ... ... donna, son gilet bien tiré ...
P. 345. — La Tête Branlante, 1. 4, lire : ... crême pour vingt ...
P. 350. — Le Festin des Barbares, II. 1, 2 et 3, lire : Il vient des patrices vêtus d'or avec les légions prétoriennes, des cavaleries d'estradiots et des argyraspides

  Tome IV.

P. 39. — L'Ame Saisissante, l. 13 lire : ... Agilant à travers...
P. 59. — La Chanson de Camille, l. 12, lire : Et cette flaque sanglante et clignotante.
P. 71. — Le Fantome,, épigraphe, lire : " ... " P. 94. — Journaux et Revues, l.41, lire : M. Vallaschek ...
P. 129. — La Belle au Bois Dormant, vers 6 lire : Des gemmes de soleil ; vers 7, lire : "Des astres luisent."
P. 138. — Réflexions sur les Arts dits « d'expression », l.13, lire : Et le filtrer à travers ... — l. 19, lire "... le frère chéri ..."
P. 232. — L'Impératrice, vers 7 lire : Trône dans la splendeur de pérénnels étés.
P. 234. — Bataille, vers 4, lire : ... Le col creva le cœur, et ...
P. 238. — La Luzerne,, l.2, lire : " Poil de Carotte, plus délicat, ne choisit ... " P. 239. — Genovefa, vers 1, lire : ... je suis une bergère ...
P. 242. — L'Ange noir, l. 30, lire : ... ébauche une ellipse imprécise.


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