N° 29. – MAI 1892

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Mercure de France, t. V, n° 29, mai 1892, p. 1-96.


EDOUARD DUBUS



 Le charme particulier du poëme (1) que vient de nous donner ce Poëte — outre la forme rare, délicate, harmonieuse et la couleur légère à la fois et sincère du sentiment - outre le parfum de plus hautes promesses que fleure ce bouquet de jolis et de beaux vers — est dans l'arrangement ingénieux qui contraint des psychologies de dates diverses à l'unité poétique.


I


 La femme mal aimante et impérieuse et sans émoi, qui n'aime que la brume, de qui le vêtement est fait d'impassibilité, pose en des portraits pré­liminaires. Fut-elle rencontrée ? Indiscrète question. Ou si c'est là quelque pur prétexte aux lyriques madrigaux qui vont suivre? Eh, sans doute, les caprices de la vie ont eux-mêmes d'abord pu motiver ce prétexte. Mais la vie a tant de souplesse que chaque poëte y trouverait bien des modèles contrastés d'auditrices, d'élection pour des poëmes, et c'est au type choisi qu'il faut demander les indications les plus précieuses sur l'âme du poëte.
 Le type, donc, choisi par Dubus, est révélateur d'une âme bien de ce temps, avec tous les leurs et tous les pires désirs de ce temps. Un besoin initial et touchant de pureté:
  Une angélique Main, qui lui montre la Voie,
  Seule dans sa pensée eut la gloire d'écrire,
  Et le ciel, d'une paix divine, lui renvoie
  L'écho perpétuel de son chaste sourire.


 Or, ne serait-ce point là l'innocence vigilante, l'étrangère candeur si essentielle aux âmes libertine? Peut-être, car ce besoin de pureté ne va point sans quelque jouissance un peu sadique à songer qu'au fond des veines de la très pure circule:
  Une largueur cruelle en sa douceur première;
 La vierge pressent elle-même qu'un jour :
  Son désir fou prendra l'essor, les ailes grandes ;


 des lys pâment à sa caresse barbare :
  Et meurent au parfum rouge de ses baisers.


Quoi de plus désirable que la chasteté présente avec le pressentiment de toutes les perversités?. Cette écouteuse-là pourra tout entendre et donnera du prix à tout ce qu'on lui dira. Car elle est noble aussi, et dédaigneuse, et hautaine, et orgueilleuse; elle est mystique, encore, et ses grâces graciles évoquent :
   La majesté mélancolique
  D'une sainte, au long corps rigidement sculpté
  Dans un portail de cathédrale catholique.
</center>
 Et puis, elle a cette vertu suprême d'être silencieuse, et la voilà, de par ce seul détail, douée des mérites entre tous souhaités : puisqu'elle ne démentira point le poète, il pourra rêver que le ciel mire en elle ses féeries:
  Sa vie est un fleuve qui dort.
  Le ciel y mire ses-féeries
  Profondes sous un frisson d'or;
  Aux parfums de rives fleuries
  Sa vie est un fleuve qui dort...


 A tout prendre, cette sœur d'élection est surtout une bonne et idéale baudelairienne. Je l'aime ainsi,et je puis spécifier les traits qui la particularisent dans le groupe nombreux de ses congénères. C'est la plus jeune brebis du dangereux troupeau, et le vent qui souffle dans ses blanches laines s'est doucement attiédi. Il faudra lui parler moins des beautés sinistres du mal que ses alanguissements, d'horizons crépusculaires plutôt que de fauves midis. Elle fuirait les longs efforts et son âme est déjà lasse. Il faudra la rassurer pour l'attirer; comme elle songe à des colombes en allées, elle aimera les airs fanés que lui joueront :

 Cent violons mignons d'une grâce ancienne...


 Elle se plaira aux madrigaux élégants, d'un autre temps. Si on lui dit: marquise, elle sourira et voudra bien d'un abbé de cour.— Elle chemine entre les tragiques et les coquettes, et c'est dans les Fêtes galantes qu'elle a fait sa cueillette de Fleurs du mal.
II

 Baudelaire et Verlaine sont, en effet, par excellence, les maîtres aimés d'Edouard Dubus. Non, bien entendu, qu'il leur doive son essence de poëte. Mais en les lisant il a eu le sentiment d'une patrie retrouvée. Il ne croit pas que chez Baudelaire, le psychologue ait éteint ou même seulement gêné le poëte. Il ne croit pas d'avantage que l'influence de Verlaine ─ quoi qu'en pense tel et tel ─ doive être combattue.
 Puis-je toutefois le dire, ces deux traditions, si harmoniques, croirait-on, se sont gênées dans la pensée du jeune écrivain. Le Verlaine qu'il a le plus fréquenté n'est pas celui de Sagesse, le seul qu'on puisse ─ parmi les êtres divers et qui concertent la personnalité de Verlaine ─ affronter à l'auteur des Fleurs du Mal : c'est le Verlaine des Fêtes Galantes. Et là, dans ce jardin de Watteau où il n'avait point désiré descendre, Baudelaire s'est atténué, sa tristesse s'est dénouée, son génie, épris des fleurs pourpres, n'a su cueillir que de pâles roses d'artifice.
 Il a perdu la Passion sans trouver la Joie.
 C'est peut-être ici, hélas! la grande maladie morale de la plupart des jeunes poëtes de cette heure: ils n'ont ni passion ni joie. Ils me coquettent avec de subtiles possibilités littéraires d'amour et font des vers très raffinés sans rien d'essentiel. Même on peut s'étonner de l'étrangement inutile bravoure qui les incite à publier des rêveries sans cause vitale comme sans but idéal. Singulier moment d'outrance dans le dilettantisme, où rien ne se fonde plus ─ je parle pour le plus grand nombre ─ ni sur une croyance ni sur un désir de croyance! où l'on emprunte de l'originalité à des imitations bien exquises!
 Ne serait-ce pas que nous avons oublié nos initiaux devoirs?
 Je lis un livre ─ parmi les plus passionnants qu'on puisse lire (2) ─ que saint François d'Assise avait fait, à quiconque acceptait la règle franciscaine, de la Joie une obligation canonique au même titre que la Chasteté, de l'Obéissance et de la Pauvreté. — Aujourd'hui, ne sommes-nous pas, Poëtes, les seuls authentiques disciples de saint François? Pour la chasteté et l'obéissance... je ne sais qu'en dire: mais n'avons-nous pas fait, en écrivant nos premiers vers, vœu de joie invincible et de perpétuelle pauvreté?
III

 A défaut de joie et de passion, Dubus au moins garde un élégant désir d'intense vie sentimentale. C'est ces idéal d'intensité qui prête à son œuvre le charme de l'unité. Unité composite et qui relie des époques variées, unité réelle pourtant. Plus d'un titre de poëme (lisez l'éloquente « Table des matières ») fut, l'heure de sa nouveauté, le titre du livre lui-même : n'est-ce un bon signe de concentration croissante et la preuve d'un développement logique et un de la pensée du

poëte, d'un soin constant des hautes convenances qui régissent les relations du rêve et du chant? S'il enguirlande son rêve de fleurs factices et de fioritures, s'il aime trop le pompadour, voire le rococo, je ne lui en voudrai pas, à cause de l'accent délicieux où dans sa voix ces choses d'autrefois se sont renouvelées :
  On a cueille, dans un beau songe émerveillé,
  Un radieux bouquet de roses printanières,
  Que des belles d'aurore, aux exquises manières
  Des temps évanouis, fleur à fleur ont pillé...

 Et cela est vraiment, chez lui, mieux qu'un jeu où d'aventure il se complaise et parfois semble insister trop : c'est la caractéristique très nette d'un talent mièvre à plaisir, qui de telles mièvreries sait superbement rebondir aux sommets lyriques : tels ces deux poëmes, sans doute les plus beaux du livre, La Gloire et Méditation.
  Les drapeaux du Soleil vainqueur, où se marie
  Le rose triomphal avec l'or souriant,
  Poursuivent de rayons mortels la rêverie
  Des astres, qui gardaient la Nuit à l'Orient...

 Louons en passant le sens, admirable chez ce poëte, du majestueux et souple alexandrin officiel : l'alexandrin d'un Banville moins éclatant, moins altier et plus souple. Des vers comme ceux-ci indiquent l'excellent ouvrier dans leur variété savante :
  Solitaire dans un jardin des Hespérides...
  Dans les lilas fleuris le vent du soir chuchote...
  Sous les tilleuls irradiés de girandoles...
  Baigné par les splendeurs en feu d'un pur azur...
  Les oiseaux bleus qui s'envolèrent ce matin...
  A l'horizon gorgé de carnage il s'abat...
  De grands yeux monstrueux nimbés de terreurs vagues...
  L'enchantement des fugitives apparences...
  Ses mains font des bouquets dans l'espace et le temps...

IV


 Le grand grief contre cette poétique, c'est que le décor en a déjà servi. C'est le décor de l'artificielle nature parnassienne.
 Le grief s'aggrave si l'on observe que ce décor a servi déjà en des œuvres précisément analogues, comme composition, au livre de Dubus : poëmes reliés comme par des assonances de sentiments, mais où l'on pourrait bouleverser l'ordre impunément.
 C'est sans doute qu'à la manière de certains peintres qui « viennent des musées » Dubus vient trop visiblement des livres. Ses sentiments son à lui : mais s'il essaie, pour les éterniser, de les attribuer par quelque fiction à la nature, on croirait qu'il na l'a guère observée avec des yeux neufs, vivant. Il a négligé, croirait-on, d'écouter cette parole lumineuse de Stéphane Mallarmé : « le Poëte doue d'authenticité la nature. »
 Ses fleurs, ses oiseaux appartiennent à la botanique et à l'ornithologie si vagues du Parnasse. Il ne les a pas conquis lui-même et c'étaient des fleurs déjà cueillies, des oiseaux déjà familiers. Entre eux et son sentiment il n'y avait pas cette relation étroite et nécessaire qui est le signe de la création dans le symbole.
 Mais peut-être ce défaut est-il, dans le cas tout spécial de ce poëte amoureux de grâces surannées, un signe encore de personnalité. Qu'a-t-il de commun avec la vraie nature, cet amant de ruines galantes, qui, lorsqu'il échappe aux mignardises des madrigaux, échappe du même coup à toute visibilité pour atteindre à ces pures sphères spirituelles d'où sont proscrites les plus chères séductions de la vie, — comme en ce poëme, assurément le sommet du livre, Méditation.
 Quoi qu'il en soit, par ses mérites comme par ses défauts, l'auteur de Quand les violons sont partis est évidemment et nécessairement un « Poëte Français ».

V


 On m'excusera de tâcher de dissiper ici, aussi brièvement que possible, le léger malentendu qui faillit naguère s'établir à propos de ces mots: Poètes Français.
 A la suite d'une information trop rapide, publiée au Figaro, des gens, que je dois croire les plus purs du monde, m'accusèrent de prétendre au titre de chef d'école et m'enseignèrent qu'il n'y a, en art, que des individualités. Je m'en doutais. Voici les première lignes d'un livre publié en 1889:
 « Il n'y a plus d'écoles littéraires, il n'y a que des manifestations individuelles. Trois écrivains d'accord sur les principes, voilà ce qu'on ne verra plus... » (3).
 Mais voyant, non sans surprise, que des tentatives d'écoles — très étrangères et au génie français et à cette date — se produisaient ici, là, ailleurs, je songeai qu'il serait peut–être opportun de leur opposer un mot qui, sans être un programme, sans créer ni chef d'école ni « écoliers », eut le mérite d'unir quelques bonnes volontés dans le souvenir respectueux des grandes traditions; d'où ce titre: les Poëtes Français. J'éprouvai, à cette occasion, qu'une entente, même si large, n'est plus de notre temps.
 Quant aux conseils indiscrets que me donnèrent alors, et que de temps en temps d'ailleurs et sans autre prétexte que leur bon plaisir, me donnent sur ma propre production des moralistes imprévus, je n'ajouterai pas à ces vétilles, en y insistant, l'importance dont elles manquent. Comme dit le bon chanteur Gabriel Vicaire:
Rions donc un peu!
 Aux informations erronées ou aux intentions médiocres il sied de ne répondre que par des œuvres — et la date m'appartient.

VI


 Edouard Dubus a, au plus noble degré, l'amour et le culte de la Beauté. Toujours davantage, pour

se rapprocher d'elle, — et ce sont là les hautes promesses dont je parlais en commençant, — il dépouillera les mièvreries sentimentales et cette gracieuse mais caduque friperie des « regrets poétiques ».
 Je ne crois pas qu'en ce siècle de toutes les banqueroutes, — quant d'une part la multitude trop leurrée d'un inconsistant avenir de jouissances immédiates menace d'exiger violemment les terribles échéances, et que d'autre part les religions elles-mêmes, ces grandes agonisantes, ne savent plus prodiguer aux vivants, pour endiguer leurs désirs, les consolations d'éternelles récompenses, — les Poëtes, qui seuls disposent de richesse réelles, à la fois immédiates et éternelles, aient le droit de s'oublier dans l'égoïste et mauvaise délectation de leurs deuil intimes. Il ne s'agit certes point de faire œuvre directement utilitaire. L'utilité sera dans la pureté et dans la nouveauté même de l'œuvre. Et par l'œuvre sereine nous dirons — à ceux qui se plaignent:
 Votre erreur est de chercher hors de vous des trésors tangibles, réels de la douteuse réalité des pierres changées en pains. Il faudra toujours souffrir et peiner sur le chemin: mais l'homme a dans ses rêves des refuges splendides, dans son esprit et dans son amour des féeries infiniment changeantes. Le rêve est à tous. Quelques-uns le chantent — musiciens, peintres, écrivains, tous poëtes — et vous, l'humanité immense, écoutez-les. En grandissant eux-mêmes, en s'élevant toujours davantage vers un idéal que par pitié le sort toujours différera, ils vous enseigneront comment on s'affranchit des contingentes douleurs, sans les oublier: car ce rêve unique, ce rêve de vivre, tient compte de tous les éléments de la vie, mais il les transforme en les touchant ou s'en délivre tout en les indiquant par le recul d'un vaste essor. Il peut dire: « Je » à toutes les pages sans rien avoir d'égoïste. Il es d'essence eucharistique.
 Cette religion qu'ici je prêche — en prêtre qu'aucune raillerie ne va plus étonner — (et que déjà j'indiquais dans un livre), cette suprême Religion de Beauté, la seule désormais possible, où l'humanité s'adore dans les éléments d'infini qui prêtent une forme impérissable à ses éléments d'éphémère, dans le désir passionné de connaître pour l'aimer (seul vrai visage de Dieu) l'être mystérieux que toute l'évolution de la vie annonce et qui sera à l'homme ce que l'homme est à la bête inconsciente — tu l'as prévue, mon cher Dubus, dans ces beaux vers que je veux laisser pour dernier souvenir à ceux qui me lisent:
  Pour devenir, un jour, celui que tu recèles
  Et qui pourrait mourir, avant d'avoir été,
  Sous le poids d'une trop charnelle humanité
  O mon âme! il est temps enfin d'avoir des ailes.

Charles Morice.


(1) Quand les violons sont partis (Bibliothèque Artistique et Littéraire).
(2) L'Italie mystique, de M. Emile Gébhart.
(3) La Littérature de tout à l'heure. Avertissement.

CONSOLATIONS

a maurice du plessys

Si Plutus ennemi par des chants ne se dompte,
Ne cessons pour cela d'animer nos pipeaux,
Qu'ils éveillent encor les échos d'Amathonte,
Et fassent d'Helicon verdoyer les coupeaux!

Athéné nous assure une vengeance prompte,
Car nous avons la voix qui force le tombeau,
Et dis-toi, si le mal quelquefois te surmonte,
Qu'Apollon chez Admète a gardé les troupeaux.

L'aveugle qui, vivant, mendiait un asile,
Homère, après sa mort, fut riche de sept ville;
Il revit par le monde en bronze radieux!

Quelque effroyable vent qui froisse ta nacelle,
N'interromps d'honorer les savantes pucelles,
Par qui sera ta faim repue aux mets des dieux!

Ernest Raynaud.

LITANIES DE LA ROSE

A Henry de Groux.


 Fleur hypocrite.
 Fleur du silence.

 Rose couleur de cuivre, plus frauduleuse que nos joies, rose couleur de cuivre, embaume-nous dans tes mensonges, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose au visage peint comme un fille d'amour, rose au cœur prostitué, rose au visage peint, fais semblant d'être pitoyable, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose à la joue puérile, ô vierge des futures trahisons, rose à la joue puérile, innocente et rouge, ouvre les rets de tes yeux clairs, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose aux yeux noirs, miroir de ton néant, rose aux yeux noirs, fais-nous croire au mystère, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose couleur d'or pur, ô coffre-fort de l'idéal, rose couleur d'or pur, donne-nous la clef de ton ventre, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose couleur d'argent, encensoir de nos rêves, rose couleur d'argent, prends notre cœur et fais-en de la fumée, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose au regard saphique, plus pâle que les lys, rose au regard saphique, offre-nous le parfum de ton illusoire virginité, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose au front pourpre, colère des femmes dédaignées, rose au front pourpre, dis-nous le secret de ton orgueil, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose au front d'ivoire jaune, amante de toi-même, rose au front d'ivoire jaune, dis-nous le secret de tes nuits virginales, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose aux lèvres de sang, ô mangeuse de chair, rose aux lèvres de sang, si tu veux notre sang, qu'en ferions-nous ? bois-le, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose couleur de soufre, enfer des désirs vains, rose couleur de soufre, allume le bûcher où tu planes, âme et flamme, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose couleur de pêche, fruit velouté de fard, rose sournoise, rose couleur de pêche, empoisonne nos dents, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose couleur de chair, déesse de la bonne volonté, rose couleur de chair, fais-nous baiser la tristesse de ta peau fraîche et fade, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose vineuse, fleur des tonnelles et des caves, rose vineuse, les alcools fous gambadent dans ton haleine : souffle-nous l'horreur de l'amour, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose violette, ô modestie des fillettes perverses, rose violette, tes yeux sont plus grands que le reste, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose rose, pucelle au cœur désordonné, rose rose, robe de mousseline, entr'ouvre tes ailes fausses, ange, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose en papier de soie, simulacre adorable des grâces incréées, rose en papier de soie, n'es-tu pas la vraie rose, fleur hypocrite, fleur du silence ?

 Rose couleur d'aurore, couleur du temps, couleur de rien, ô sourire du Sphinx, rose couleur d'aurore, sourire ouvert sur le néant, nous t'aimerons, car tu mens, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose hortensia, ô banales délices des âmes distinguées, rose néo-chrétienne, ô rose hortensia, tu nous dégoûtes de Jésus, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose rose de Chine, si douce et si fanée, miraculeux amour des femmes remontantes, rose rose de Chine, tes épines sont mouchetées et tes griffes sont rentrées, ô patte de velours, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose blonde, léger manteau de chrome sur des épaules frêles, ô rose blonde, femelle plus forte que les mâles, fleur hypocrite, fleur du silence !

 Rose couleur d'orange, ô fabuleuse Vénitienne, ô patricienne, ô dogaresse, rose couleur d'orange, la gueule du tigre dort sous les lampas de ton feuillage, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose abricotine, ton amour chauffe à petit feu, ô rose abricotine, et ton cœur est pareil aux bassines où mijotent les charlottes, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose en forme de coupe, vase rouge où mordent les dents quand la bouche y vient boire, rose en forme de coupe, nos morsures te font sourire et nos baisers te font pleurer, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose toute blanche, innocente et couleur de lait, rose toute blanche, tant de candeur nous épouvante, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose couleur de paille, diamant jaune parmi les crudités du prisme, rose couleur de paille, on t'a vue, cœur à cœur derrière un éventail, respirer le parfum des barbes, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose couleur de blé, gerbe lourde à la ceinture lâche, rose couleur de blé, tu voudrais bien être moulue et tu voudrais être pétrie, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose lilas, cœur douteux, rose lilas, une ondée t'a rouillée, mais tu n'en vendras que plus cher ta chair oxydée, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose cramoisie, ô somptueux couchers de soleils de l'automne, ô rose cramoisie, tu te couches et tu t'offres, offrande impériale, aux impubères convoitises, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose marbrée, rose et rouge, fondante et mûre, rose marbrée, tu montres encore volontiers le revers de tes pétales, dans la plus stricte intimité, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose couleur de bronze, pâte cuite au soleil, rose couleur de bronze, les plus durs javelots s'émoussent sur ta peau, fleur hypocrite, fleur du silence !

 Rose couleur de feu, creuset spécial pour les chairs réfractaires, rose couleur de feu, ô providence des ligueurs en enfance, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose incarnate, rose stupide et pleine de santé, rose incarnate, tu nous abreuves et tu nous leurres d'un vin très rouge et très bénin, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose en velours glacé, dignité rose et jaune, grâces présidentielles, rose en velours glacé, corsage des néo-princesses, pourpoint du bon Tartuffe, fleur hypocrite, fleur du silence !

 Rose en satin cerise, munificence exquise, lèvres triomphales, rose en satin cerise, ta bouche enluminée a posé sur nos chairs le sceau de pourpre de son mirage, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose au cœur virginal, ô louche et rose adolescence qui n'a pas encore parlé, rose au cœur virginal, tu n'as rien à nous dire, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose groseille, honte et rougeur des péchés ridicules, rose groseille, on a trop chiffonné ta robe, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose couleur du soir, demi-morte d'ennui, fumée crépusculaire, rose couleur du soir, tu meurs d'amour en baisant tes mains lasses, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose bleue, rose iridine, monstre couleur des yeux de la Chimère, rose bleue, lève un peu tes paupières : as-tu peur qu'on te regarde, les yeux dans les yeux, Chimère, fleur hypocrite, fleur du silence ?

 Rose verte, rose couleur de mer, ô nombril des sirènes, rose verte, gemme ondoyante et fabuleuse, tu n'es plus que de l'eau dès qu'un doigt t'a touchée, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose escarboucle, rose fleurie au front noir du dragon, rose escarboucle, tu n'es plus qu'une boucle de ceinture, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose couleur de vermillon, bergère énamourée couchée dans les sillons, rose couleur de vermillon, le berger te respire et le bouc t'a broutée, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose brune, couleur des mornes acajous, rose brune, plaisirs permis, sagesse, prudence et prévoyance, tu nous regardes avec des yeux rogues, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose ponceau, ruban des fillettes modèles, rose ponceau, gloire des petites poupées, es-tu niaise ou sournoise, joujou des petits frères, fleur hypocrite, fleur du silence ?

 Rose rouge et noire, rose insolente et secrète, rose rouge et noire, ton insolence et ton rouge ont pâli les compromis qu'invente la vertu, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose muguette, liseron qui s'enroule autour des lauriers-roses dans les jardins d'Academos, et qui fleurit aussi dans les Champs-Elysées, rose muguette, tu n'as plus ni parfum, ni beauté, éphèbe sans esprit, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose pavot, fleur d'officine, torpeur des philtres charlatans, rose rosâtre au casque des faux mages, rose pavot, la main de quelques sots tremble sur ton jabot, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose ardoise, grisaille des vertus vaporeuses, rose ardoise, tu grimpes et tu fleuris autour des vieux bancs solitaires, rose du soir, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose pivoine, modeste vanité des jardins plantureux, rose pivoine, le vent n'a retroussé tes feuilles que par hasard, et tu n'en fus pas mécontente, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose neigeuse, couleur de la neige et des plumes du cygne, rose neigeuse, tu sais que la neige est fragile et tu n'ouvres tes plumes de cygne qu'aux plus insignes, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose hyaline, couleur des sources claires jaillies d'entre les herbes, rose hyaline, Hylas est mort d'avoir aimé tes yeux, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose topaze, princesse des légendes abolies, rose topaze, ton château-fort est un hôtel au mois, ton donjon marche à l'heure et tes mains blanches ont des gestes équivoques, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose rubis, princesse indienne en palanquin, rose rubis, sœur d'Akédysséril, ô sœur dégénérée, ton sang n'est plus qu'à fleur de peau, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose amarante, princesse de la Fronde et reine des Précieuses, rose amarante, amante des beaux vers, on lit des impromptus d'amour sur les tentures de ton alcôve, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose opale, ô sultane endormie dans l'odeur du harem, rose opale, langueur des constantes caresses, ton cœur connaît la paix profonde des vices satisfaits, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose améthyste, étoile matinale, tendresse épiscopale, rose améthyste, tu dors sur des poitrines dévotes et douillettes, gemme offerte à Marie, ô gemme sacristine, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose cardinale, rose couleur du sang de l'Eglise romaine, rose cardinale, tu fais rêver les grands yeux des mignons et plus d'un t'épingla au nœud de sa jarretière, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Rose papale, rose arrosée des mains qui bénissent le monde, rose papale, ton cœur d'or est en cuivre, et les larmes qui perlent sur ta vaine corolle, ce sont les pleurs du Christ, fleur hypocrite, fleur du silence.

 Fleur hypocrite.
 Fleur du silence.



Remy de Gourmont.

L'OFFRANDE FUNÉRAIRE A HYMNIS.

Pour Bernard Lazare.


Face d'ombre, je viens à toi : la nuit m'emporte.
Poussière évanouie aux plis blancs d'un linceul,
Pâle vierge oubliée et que j'honore seul
D'une fleur morte hélas ! moins que ta grâce morte,

Je viens à toi qui dors au fond des siècles lourds
Et dont le pur tombeau clôt les lèvres fidèles,
Je n'ai pas entendu les mots qui naissaient d'elles
Ni goûté la douceur de tes tristes amours :

Mais je pleure ton corps et sa grâce équivoque
Et les baisers trop lents qui l'auraient effleuré,
Sœur de jadis, désir dont je me suis leurré
Parce qu'un même appel nocturne nous évoque

Vers les mêmes cyprès noirs et silencieux.
Vain appel, tu le sais ! et menteuses fanfares :
Je ne scellerai pas de caresses avares
Les yeux désenchantés qui connurent les dieux.

Sommeille loin de moi près de la mer antique,
Sous un ciel insulté par de confuses voix,
Où la vague qui chante encor comme autrefois
Entrechoque les mas du port aromatique.

Toujours l'âpre soleil et la foule et l'embrun,
Loin de moi, troubleront ta mémoire ignorée,
Et l'inutile fleur que je t'ai consacrée
Ne réjouira pas ta cendre d'un parfum.



Pierre Quillard.

PATHOLOGIE DU DEVOIR


A Pierre Quillard.



 La pathologie sociale, qu'il est réservé à l'avenir de concevoir, mais dont les premiers linéaments déjà nous apparaissent aujourd'hui, ne rencontrera guère de phénomène morbide plus étonnant à décrire que la domination, dans les siècles passés et jusqu'à notre temps, de l'idée du devoir. Nous disons l'idée, par condescendance à l'usage. C'est l'hallucination du devoir qu'il faudrait dire. Car il s'agit du plus détestable fantôme et de la plus funeste impulsion hystérique qui aient jamais obsédé les nerfs malades des hommes.
 On a analysé, à l'étonnement unanime, de nos jours, toutes les formes de suggestion par lesquelles une idée fixe s'impose à nous et rend obligatoires pour nous les actes que nous désirons le moins. On a cité des hallucinations collectives et contagieuses. On a décrit dans le plus menu détail ce curieux phénomène de greffe psychologique, en vertu duquel une image transplantée dans un cerveau y prend racine, y pullule, se répand comme une plante grimpante le long de toutes les fibres nerveuses, les paralyse ou les actionne à son profit, et envahit tout l'organisme de sa végétation parasite. En sorte qu'un homme sous le coup d'une suggestion n'est plus un homme, mais un automate au service de l'idée suggérée, et en marche irrésistiblement vers le but que le tyran intérieur lui a prescrit. Nous avons vu cela, et nous l'avons appris comme chose nouvelle. Nous ne nous sommes pas aperçus que les plus lucides esprits parmi nous et les volontés les plus droites obéissent à une suggestion non moins fatale, si du moins nous avons affaire à d'honnêtes gens. Une idée fixe s'est emparée d'eux, sous la forme d'une mission qu'ils croient octroyée à chacun par une volonté supérieure à la leur, divine ou sociale. Cette mission s'est imposée à eux d'autant plus sûrement qu'ils y ont réfléchi davantage. Preuve certaine que l'obsession est incurable. Et cette obsession, c'est le devoir.
 Lorsque nous entrons dans un asile d'aliénés, nous y rencontrons des hommes qui s'imaginent être des Rois ou des Anges, des femmes qui se disent possédées de l'Esprit-Saint. D'autres répètent avec une régularité risible des actes puérils auxquels ils mettent toute leur âme. D'autres préfèrent les danses furieuses en commun et les cris frénétiques. Ces choses nous frappent. Mais, à vrai dire, nous sommes tous ainsi. Nous portons tous au front quelque couronne chimérique ou une auréole imaginaire. Non point par vanité ; souvent en toute humilité de cœur. J'en sais qui sont ravis que des yeux profanes n'aperçoivent point la dignité cachée dont ils sont revêtus ; et ils s'irritent seulement si quelqu'un, plus perspicace ou plus attentif, y prend garde et y veut toucher d'une main indiscrète. Mais de même les phénomènes d'imitation morbide ne sont point rares. A tout instant nous pratiquons avec une sincérité maniaque des rites dénués de sens. Ou bien, sur un signe parti de quelqu'un de nous, plus possédé que d'autres, de M. Melchior de Vogüé, par exemple, ou de M. Paul Desjardins, ou encore de MM. Jules Simon et F. Passy, nous nous livrons à des hurlements unanimes contre le vice, et à un engouement frénétique de la vertu. D'où viennent ces accès ? Nul ne le sait. Mais ils sont irrésistibles et contagieux. C'est la danse de Saint Guy du Bien.
 Je me rends compte que je dois froisser en ce moment plusieurs de ces manies imitatives et beaucoup de ces manies individuelles, plus douces, mais non moins dangeureuses. A leur hostilité, il m'est difficile de répondre raisonnablement, puisque je ne les crois pas clairvoyantes. Mais je serai excusable, autant qu'elles le sont, si je dis que j'ai, moi aussi, ma manie, qui est de montrer la leur aux gens de bien. Ou, pour leur parler leur propre langage, je crois, moi aussi, en un devoir ― le dernier de tous, et après l'accomplissement duquel il n'en restera plus à remplir, ― et qui est de critiquer le devoir. Dès cet instant, si ces hommes sont vraiment possédés de leur idée, je leur paraîtrai respectable ; et s'ils en sont déjà délivrés, ils me toléreront.
 J'ai beau essayer de me faire des scrupules sur la justesse des affirmations, jusqu'ici sans preuves, que je viens d'énoncer : l'analogie de l'idée du devoir avec l'idée fixe ressort des descriptions mêmes qu'en ont faites ses partisans. Et à mesure que les moralistes ont été plus profonds, leur analyse du devoir a davantage ressemblé à une description de l'hystérie ou de la folie impulsive. Ce caractère pathologique de l'idée morale apparaît avec moins de précision dans les doctrines hédonistes que dans les doctrines spiritualistes. Et parmi ces dernières, la doctrine de Victor Cousin ou de M. Jules Simon, étant bien plus immorale que celle de Kant ou de Fichtre, le présente moins nettement que ces philosophes allemands. Mais dans aucune ce trait ne manque tout à fait. Voyons plutôt les textes.
  « Les vérités morales, dit V. Cousin, se distinguent des autres vérités par ce caractère singulier : aussitôt que nous les apercevons, elles nous apparaissent comme la règle de notre conduite. A la nécessité de croire s'ajoute ici la nécessité de pratiquer ... A ce commandement je ne peux opposer ni mon humeur ni les circonstances, ni même les difficultés. Cette loi n'admet ni délai, ni accommodement, ni excuse. Dès qu'elle parle, il ne nous reste qu'à obéir. »
  On me reprochera, si j'interprète ce texte dans le sens d'une suggestion invincible exercée sur la volonté et perçue sous le nom de devoir de ne pas distinguer la nécessité physique qui oblige un captif à toutes les actions que lui impose une force brutale, d'avec la nécessité morale, que je subis lorsque je ne peux soustraire mon vouloir à une loi supérieure que je respecte. J'aperçois très bien cette distinction, et je dis même qu'on ne la fait pas suffisamment. La question est en effet plus profonde qu'à première vue elle ne paraît. Ce qu'il y a d'effrayant, c'est que, dans la doctrine du devoir, la partie de la volonté la plus haute, et la plus réfléchie de nous, celle qui consiste, non pas à mouvoir nos membres à notre guise ou à gouverner nos désirs, mais à donner ou à refuser notre consentement à des idées, est hypnotisée à jamais, et déterminée sans résistance dans le sens d'un suggestion venue on ne sait d'où, et qui lui dit : « Tu dois ! » Elle ne cède pas à l'influence par une adhésion semblable à celle que l'on donne à des vérités intellectuelles bien déduites. Elle naît, celle-là, d'une attirance esthétique, d'un goût d'harmonie qui est satisfait en nous par la sériation claire des propositions simples. Il est loisible à chacun de ne pas satisfaire ce goût, ou de ne pas l'éprouver. Il est permis, en d'autres termes, de douter de toute proposition scientifique. Mais il est criminel de douter de la loi morale ; et « le premier devoir, dit Kant, est de croire au devoir. » Or, c'est précisément pourquoi le devoir est une idée fixe.
 Cela est si vrai que toute tentative de s'y soustraire engendre, comme chez les fous dont on contrarie la manie, l'obsession plus furieuse de la même idée. L'impulsion inassouvie se change en hallucination impérissable. Elle devient l'oeil qui poursuit Caïn dans la tombe ; elle devient la tache de sang qui brille ineffaçablement aux de lady Macbeth. Et elle s'appelle le remords. Tous les moralistes ont dénoncé ce caractère hallucinatoire du remords, c'est-à-dire du devoir non accompli et qui, non accompli, s'impose encore. Ils n'ont pas vu qu'à moins de méconnaître toutes les lois de la gradation des illusions, ils proclamaient ainsi le devoir lui-même une hallucination.
  La morale vulgaire s'est toujours estimée heureuse qu'il y eût des crimes. L'existence du crime lui semblait une preuve expérimentale de ce libre arbitre en nous, sans lequel le devoir ne serait pas intelligible. Si je puis faire le mal, c'est donc que je ne suis pas assujetti au bien. Et on triomphait de cette aisance qui nous est donnée de commettre le mal. Pour un peu, si le crime n'eût pas existé, on l'eût inventé, afin de sauver la morale. Voilà que le remords a rétabli le fait de l'obsession morale, et sous l'empire d'une obsession telle il n'y a pas de liberté vraie. Il faudrait donc, pour que la morale traditionnelle eût raison, qu'il y eût des crimes sans remords.
  Y a-t-il des âmes moralement assez oblitérées pour être criminelles sans repentir ? — A coup sûr, diront la plupart, en arguant de l'exemple récent de Ravachol. Mais il n'est pas sûr que ce superbe pauvre hère n'ait pas agi sous l'impulsion d'un devoir. Il n'est pas établi qu'il n'ait pas été sous l'empire d'une obsession passionnelle. Or, une idée fixe, par le rétrécissement qu'elle provoque toujours dans le champ de la conscience, est exclusive d'une autre. Et, ainsi, on peut n'avoir point de remords et n'être pas, pour cela, dégagé d'obsession.
  Mais d'ailleurs il est incorrect de choisir toujours les sujets d'expérience dans ce prolétariat que l'assaut incessant de la misère, l'épuisement physique et l'alcoolisme inévitable disposent presque invinciblement aux passions obsédantes. Il conviendrait, dans l'intérêt de la cause, de les chercher plutôt parmi les gens à qui l'aisance matérielle assure plus facilement l'équilibre moral. Il faudrait se poser des problèmes comme ceux-ci : s'il ne s'est jamais trouvé de financiers capables de faire banque-route frauduleuse d'un cœur léger ; s'il n'y a jamais eu d'industriel qui se soit fait scrupule d'exploiter ses ouvriers jusqu'au sang ; si aucun membre de la Société pour le relèvement de la moralité publique n'a jamais séduit de vierge sans en éprouver de repentir. Nous n'oserions soutenir que des natures aussi perverses existent, car ce sont là des types d'hommes criminels que le professeur Lombroso a omis d'étudier. Mais comme la morale du libre arbitre est intéressée à la vérification expérimentale de ces faits, peut-être resterait-il à ses partisans à faire eux-mêmes l'expérience du crime sans remords. Et à supposer que l'on choisir, pour la tenter, un casuiste subtil de l'école de M. Jules Simon, nous ne douterions pas de son succès.
  Un dernier scrupule cependant ne veut nous quitter. Cet homme, criminel sans remords, serait peut-être libre, mais à coup sûr il n'aurait plus le sentiment du devoir. Il ressemblerait à ces hypnotisés qui, durant leur sommeil, éprouvaient les sentiments et commettaient les actes qu'on leur dictait, mais qui, revenus à eux, ont perdu jusqu'au souvenir de la suggestion. Si, donc, on a des remords, on n'est pas libre ; et si on n'en a pas, il n'y a plus de devoir. Et la corrélation est rompue entre devoir et liberté.
  On a dit qu'au moment même où nous accomplissons le devoir, nous nous sentons libres, et que rien ne vaut contre ce témoignage infaillible de la conscience. Mais ce témoignage est le même, et pourtant erroné, chez ces hystériques, qui, sous le coup d'un suggestion, ne la soupçonnent même pas, et vont jusqu'à défier le magnétiseur. « Essayez donc, lui disent-elles, de me commander. » Et ce disant, elles exécutent sans résistance l'ordre inconscient qu'il leur a dicté. Ainsi sommes-nous, lorsque, en accomplissant un devoir, nous nous croyons libres. Imaginaires sont la plupart de nos révoltes, puisque, à tout prendre, un ordre moral et une hiérarchie sociale subsistent et que nous-mêmes, malgré notre mauvaise volonté passagère, nous contribuons à les maintenir.
 L'analogie entre la volonté pathologique et l'obligation morale augmente encore, lorsqu'on demande : A quoi vous sentez-vous obligé moralement ? Est-ce le bien, d'abord aperçu par la raison, qui est ensuite senti comme obligatoire ? Ou bien est-ce l'obligation, sentie la première, qui confère à certains actes leur caractère de bonté ? Insoluble débat, mais où il semble bien que les partisans de la seconde hypothèse aient été des observateurs plus profonds, et des hommes atteints d'une plus parfaite folie morale.
  Car si vous faites l'intelligence juge du bien moral, vous n'êtes pas sûr qu'elle ne doutera jamais ! Vous n'aurez plus cette sécurité superbe de somnambule marchant sans trébucher au bord d'un toit. Le doute, c'est déjà la chute.
  Il est bon de ne point voir clair, pour continuer à marcher droit devant soi. « Agis, même sans savoir ce que tu fais. Agis, sans savoir ce que c'est que l'action. Agis à la grâce de Dieu. Car agir, c'est vivre ; et vivre est une excellente chose. » Ce commandement étouffe toute réflexion. Car vivre, n'est-ce pas aussi être aux dépens d'autrui ? Et quelle raison morale y a-t-il à ce que je sois plutôt qu'un autre être ?
  « Agis. » Ce seul ordre nous convainc et nous rassure. Cette voix est si forte que chez les vraies natures morales elle se traduit par des hallucinations de l'ouïe, par des voix physiquement entendues, comme chez les Saints, ou semblables à ce daimonion que Socrate écoutait chuchoter en lui des paroles intérieures. Ainsi la conscience morale, comme tous les états hypnotiques, est accompagnée d'hyperesthésie auditive.
  Mais que veut dire ce mot bon appliqué à un acte vers lequel l'assentiment moral est irrésistiblement poussé ? Il signifie, dit Kant, que cet acte est la loi possible de tous les hommes. Elle veut dire, au témoignage de deux moralistes plus raffinés encore, Fichte et Jouffroy, qu'un acte, qualifié bon, est conforme à notre destination. J'ai fait mon devoir quand j'ai fait ce que j'étais destiné à faire. Une place m'est assignée dans l'ordre général du monde, pour laquelle je suis fait, sans qu'un autre puisse l'occuper. Mais comment savoir ce que je suis ainsi prédestiné à faire ? Je ne le saurai jamais, dit Fichte, d'une certitude intellectuelle. Mais je dois faire effort pour le chercher, et cela même est obligatoire. Une tendance obscure est en moi qui me fera trouver le chemin, et un sentiment vif de satisfaction morale me le révélera quand je l'aurai rencontré. Il y a une sorte de cumberlandisme moral, et comme une pression d'une main invisible dans notre main, qui nous mène vers les trésors inaperçus qu'il nous appartient de découvrir. Une baguette divinatoire vibre entre nos doigts au voisinage des sources cachées du Bien. Ce frisson de bonheur, qui nous traverse au moment de la découverte, est le signe que nous avons trouvé notre destination. A l'éprouver, nous sentons que la tendance la plus profonde de notre être est satisfaite ; et, comme dit Fichte, « que notre moi sensible et passager est d'accord avec le moi absolu et éternel » que nous portons en nous.
  Le fond du phénomène moral, c'est en effet que nous avons plus d'un moi. Il y a en nous un dédoublement de la personnalité. Par une désagrégation psychologique, bien connue chez les névropathes, mais dont tout honnête homme offre un exemple tout aussi frappant, deux moi s'installent en nous, côte à côte étrangers, hostiles l'un à l'autre. Chacun est maître du mécanisme psycho-physique de nos mouvements. Mais leur domaine psychologique est différent, bien qu'assez difficile à délimiter. On voit peut-être assez bien quelle est la part de la première de ces personnes, de notre moi sensible et quotidien. Il est fait de tous nos appétits égoïstes, de toutes nos joies où il s'épanouit, de toutes nos douleurs qui le restreignent. Pour l'autre, celui qui subit le devoir, il est plus malaise à décrire. On le définirait plutôt négativement. Ce qui apparaît le plus clairement de lui, c'est qu'il est inaccessible à toutes les sensations du premier. Elles demeurent en dehors de lui. Il est anesthésique par rapport à elles. Il ne connaît pas le désir. Il n'a ni affection ni haine. Il trouve la joie fade, et de la douleur il dit qu'elle n'est pas un mal. La mort même n'a pas pour lui d'aiguillon. Si l'on adopte la terminologie usitée et si, à cette coexistence de deux personnes dans un même être, à cette impuissance d'unir toutes ses sensations en un même moi, on conserve son nom scientifique d'hystérie, il faut donc dire qu'il y a une hystérie morale. C'est celle qui fait qu'un moi parasite, insensible à toutes nos joies et à toutes nos douleurs, se développe en nous aux dépens de notre moi passionnel : et c'est cette espèce d'hystérie qui arrive à son paroxysme dans l'état d'âme des héros et des ascètes.
  Quand un névropathe sent s'opérer en lui le dédoublement de la personnalité, il constate lui-même qu'il est devenu un autre. Et de même l'ascète, le néophyte converti au bien, ont dépouillé l'ancien homme. Le névropathe croit que le monde, lui échappe. Les objets ne lui offrent plus ni relief ni résistance ; et son corps lui semble avoir perdu tout son poids. Il se sent infiniment léger ; il voit la terre infiniment loin de lui. Il a peur de lui-même et dé ses facultés nouvelles ; et dans sa propre âme il ne se reconnaît plus. Mais ce portrait n'est-il pas aussi celui de l'homme moral ? Il a, lui aussi, perdu le sens et le contact du monde extérieur. Non seulement il ne le perçoit que d'une perception vague, mais il l'abhorre. Et son propre moi sensible le tourmente et s'insurge contre la personne nouvelle et s'effraie de l'intruse. Et ainsi le domaine de la personne morale n'est plus vraiment de ce monde. Elle est étrangère même à notre âme. Elle vit ailleurs. Elle communie avec le monde intelligible.
  Par un déplacement psychologique souvent observé, c'est donc le second moi, le moi parasite, factice et morbide, qui acquiert là prépondérance. Le vrai moi maintenant n'est plus le moi qui voit et qui entend, qui désire, qui aime et qui hait, qui rit et qui pleure, mais le moi anesthésique, figé dans un vouloir unique et maniaque. Est-ce même encore un moi ? En psychologie on appelle phénomènes « subconscients » ou « impersonnels », ceux qui échappent aux prises de la conscience vulgaire. De même c'est un moi impersonnel que ce moi dont le vouloir, éternellement inconnu, n'est aperçu que du plus vague des sentiments. Fichte a judicieusement dénommé ce moi en l'appelant « moi absolu ». C'est lui qu'on appelle plus généralement la « personne morale » ; et Victor Cousin a montré avec exactitude combien la personne morale en nous est étrangère au moi vivant et réel.
  « Il faut bien distinguer en nous, dit-il, ce qui nous est propre de ce qui appartient à l'humanité. Les particularités font l'individu, et non pas la personne; et la personne seule en nous est respectable et sacrée, parce qu'elle seule représente l'humanité. Tout ce qui n'intéresse pas la personne morale est indifférent » Ce qui me tyrannise sous le nom du devoir, c'est cet être intérieur, ce fantôme qui habite au fond de mon âme, qui n'est pas moi, et qui m'inspire un effroi religieux. Je me courbe devant lui. Il est un fétiche que j'adore en moi-même. Ce n'est plus moi que je dois aimer, ou respecter. « Moi, dit M. Jules Simon, je ne suis pour rien dans cette affaire. » C'est l'homme que je respecte en moi. Ce que les autres craignent en moi, et ce qui leur impose, ce n'est pas moi, c'est toujours le fantôme en moi, et qui vient de l'autre onde. Et de même ce que je crains d'offenser en eux, ce n'est pas eux, que peut-être je déteste : mais c'est le spectre invisible qui est en eux, et qui est le frère de celui qui est en moi. Or, le monde, transformé par cette perpétuelle obsession du devoir, n'est plus un rendez-vous de vivants, qui aspirent à confondre leur sang dans l'amour ou à le verser dans des luttes passionnées. C'est un monde de fantômes immatériels et maniaques ; un lieu de frayeur où je dois craindre tous les autres et moi-même. Ce monde immatériel et tyrannique, c'est la hiérarchie sociale, assise sur des milliards de dévouements barbares, et d'ignorances saintes et sur le mépris e toutes les joies saines des désirs les plus profonds de la nature humaine.
  Il est de pauvres exaspérés qui espèrent faire crouler par la force ce monde fantomatique. Ils ne voient point, dans leur généreuse illusion, que l'on ne détruit pas la force matérielle ce qui n'est qu'un mirage prestigieux de nos esprits. C'est donc dans les esprits qu'il faut détruire l'obsession mauvaise, et avec elle disparaîtra le labyrinthe inextricable des devoirs et s'effondrera la voûte écrasante du respect qui nous cacha le ciel au-dessus de nos têtes. Ce sont les âmes qu'il faut guérir du délabrement où les ont conduites l'abus du breuvage alcoolique des dogmes, les fatalités héréditaires des races vieillies et les suggestions délétères des éducations viciées. Puisse-t-il donc venir bientôt, le doux magnétiseur, qui d'un attouchement efficace dissipera l'effet des passes malfaisantes par où nous sommes plongés dans le sommeil inerte, et qui nous restituera notre libre vouloir, en nous délivrant de notre grande maladie morale, de l'idée fixe du devoir !

Théodore Randal.



LE VITRAIL DES SAINTES




URSULA

Çà et là, par là nef, le choeur des Vierges loue
La douce piété de sa chère maîtresse;
Et, les yeux éclairés d'espérance et d'ivresse,
La Princesse de Bretagne prie à la proue.

Dans les màts, à travers lesquels elle se-joue,
La brise met une harmonie enchanteresse ;
Elle frôle parfois la prieuse, et caresse
Les cheveux emperlés qui lui voilent la joue.

Elle murmure : « Voici bientôt la journée
Où la prairie aux parfums d'or sera fanée,
Pure, et que n'a flétrie aucune rude haleine.

Et, du Ciel de victoire, en blondes théories,
Les Anges descendront vers la sanglante plaine
Cueillir le diamant dé vos âmes fleuries. »



BEATRIX

Toi par qui les martyrs ont eu la sépulture,
Blonde Vierge, trésor d'amour et de beauté,
Né gémis pas de l'âpre hiver qui te torture,
O Lys qui vas fleurir en l'éternel été.

Que t'importent les lourdes grilles et les gênes ?
Tes yeux de printemps voient la gloire de Jésus,
Tu souffres en riant la morsure des chaînes
Et tu marches front haut vers les cieux aperçus.

Ta chaste bouche a dit les prières pieuses,
Et, ravie à la terre où l'azur est menteur,
Parmi l'harmonieux choeur des Victorieuses,
Tu chanteras les hymnes de ton Rédempteur.

O Douce, déjà la main des Anges constelle
Tes cheveux d'or divin et de joie immortelle.



ODILIS

La voix des cors émeut les montagnes obscures,
La chaste cruelle hurle par la forêt.
« Nous verrons s'il pourra te sauver des morsures,
Le Dieu que ta prière illusoire adorait. »

La chasse farouche bondit dans la clairière.
« Non, tu ne trouveras nul antre où te cacher. »
Le cor sonne ; et voici la Vierge printanière
Qui surgit glorieuse au faîte d'un rocher.

« C'est, Jésus, en ta parole que je me fie ;
Tu m'as ouvert les yeux et je t'aime, ô Martyr.
J'ai baisé tes pieds nus et sanglants : prends ma vie,
Elle est tienne, et je suis préparée à mourir. »

Et le Père a crié : « Mes regards voient l'aurore.
J'ai péché, Jésus, Dieu d'amour, et je t'implore. »



SUZANNA

« O lointaine douceur des flûtes vespérales ...
Entends les flûtes t'appeler vers les jardins
Où tu pourras cueillir les fleurs impériales,
O Belle qui resplendis comme les matins.

Entends la voix des flûtes d'amour, ô Suzanne ;
O ma radieuse Impératrice, je veux
Te vêtir d'or lucide et d'argent diaphane
Et couronner de ma couronne tes cheveux. »

— « Je ne m'égare pas, loin de la route pure,
Par les chemins hantés des serpents et des loups.
Sous mon voile et sous ma robe de brune bure,
Je veux rester fidèle à Jésus, à l'Epoux. »

Oh, sur les noirs créneaux de la prison dolente,
Comme elle sourit, la tête blonde et sanglante.

BERTILLA

Aux marges neuves d'un bel évangéliaire,
L'Abbesse peint des colombes et des griffons;
Elle peint des rameaux d'olivier et de lierre
Ou des Anges volants parmi des ciels profonds.

Là, Jésus dort en un berceau de paille fraîche;
Et voici les trois Rois Mages et les Bergers
Que l'Etoile guida vers la divine crèche
Avec les vases d'or et les fruits des vergers.

La sage Abbesse peint de douces rêveries,
Le Précurseur, grave et maigre, et vêtu de peau,
Et le Seigneur qui dans les mystiques prairies
Veille sur les brebis de son chaste troupeau.

Et la tête de Christ saignant au mur se baisse
Pour mieux voir et sourit à la savante Abbesse.



AGATHA

« Vous, qui m'avez permis d'aimer et de souffrir,
Soyez béni, Seigneur, Roi des grandes batailles.
Qu'elle est douce, la meurtrissure des tenailles,
A la Vierge pour qui vos palais vont s'ouvrir. »

Elle chante. Des feux d'opale et de saphir,
Des feux cléments et doux traversent les murailles ;
Des Anges font brûler, en des vases d'écailles,
Tous les baumes de l'Arabie et de l'Ophir.

Elle chante ses chants, la voix joyeuse et sûre,
Et ne frissonne point de la rude blessure.
D'où sort éperduement le sang chaste et vermeil.

Le bonheur embellit ses prunelles décloses;
Et son corps apparaît glorieux de soleil,
Tel un jardin de lys où flamboieraient deux roses.

A.-Ferdinand Herold.

COCOTES EN PAPIER


A GRANDES GUIDES

I


 Le fiacre s'arrêta. Les trois amis en descendirent des cannes hydrocéphales, si lourdes qu'ils les portaient à bras tendu, pour montrer leur force. Ils étaient bruyants, fiers de vivre, vêtus à la mode éternelle. Chacun avait une route nationale dans les cheveux.
 Le premier dit : « Laissez donc, j'ai de la mon­naie ».
 Le second : « J'en veux faire ».
 Le troisième : « Vous n'êtes pas chez vous, ici », et au cocher : « Je vous défends de prendre ! »
 Longtemps ils cherchèrent , ouvrant avec len­teur, une à une, les poches de leurs bourses, et, tandis que le cocher les regardait, ils se regar­daient obliquement.

II

 Le premier apportait pour bébé un polichi­nelle bossu par devant, bossu par derrière, et singulier, car plus on le maltraitait, plus il éclatait de rire.
 La maîtresse de maison dit : « Voilà une folie ».
 Le second apportait un bouledogue trapu, à mâchoires proéminentes. Il était en caoutchouc, coûtait dix-neuf sous, et, quand on lui tâtait les côtes, il pilait comme un oiseau.
 La maîtresse de maison dit : « Encore une folie ! »
 Le troisième n'apportait rien ; mais du plus loin qu'elle le vit entrer, la maîtresse de maison s'écria :
 — « Je parie que vous avez fait des folies ! venez ça, vite, que je vous gronde ! »

III

 Au dîner, dès le potage, la maîtresse de maison dit:
 — « Encore un peu ? non, bien vrai ? Vous ne faites pas honneur à la cuisinière. Je suis désolée. Vous savez : il n'y a que ça. »
 Le premier des trois répondit : « Mâtin ! »
 Le second : « Je l'espère bien ».
 Le troisième : « Je voudrais voir que ce ne fût pas tout ».
 Ensuite les plats défilèrent, comme il est prescrit, s'épuisant à calmer les faims.

IV

 Après avoir mangé, chacun comme quatre, et tous comme pas un, les trois amis dirent parallèlement :
 au dessert assorti : « Soit, pour finir mon pain ».
 aux liqueurs circulantes : « Jamais d'alcools ; mais du moment que cela vous fait plaisir ! »
 et la boîte de cigares vidée : « La fumée ne vous incommode pas, au moins ? »
 — « Mon père était fumeur, répliqua d'un trait la maîtresse de maison. Mon frère était fumeur. J'ai joué et grandi sur des genoux de fumeurs. Mon mari fumait aussi. J'ai un oncle que j'aime beaucoup qui fume la pipe et j'adore l'odeur du tabac, bien que ça empeste les rideaux. »

V

 Quand les trois amis se retrouvèrent dehors, le premier fit : « Ouf ! »  Le second : « Cette noce m'a cassé ».
 Et le troisième, qui parlait plusieurs langues étrangères : « Jamais je n'ai tant rigolé ».
 Puis, remmenant leurs cannes, ils allèrent se coucher.

QU'EST-CE QUE C'EST ?

 Oui, qu'est-ce qu'il y a ? Les passants s'arrêtent. Ils ne comprennent d'ordinaire que les choses qui veulent dire quelque chose, et ne savent plus s'ils doivent rire ou avoir mal.
 Un grand domestique aux galons d'or tient ferme par le bras un petit vieux qu'il a la consigne de promener correctement, une heure, le soir.
 Mais le petit vieux fait effort pour s'échapper. Il voudrait toucher les murs, regarder aux vitrines et tracer des raies sur les glaces, du bout d'un doigt mouillé de salive. Ses joues ridées semblent deux jaunes tablettes d'écriture ancienne. Sa taille est nouée depuis longtemps. Il a dans chaque blanc d’œil une minuscule mèche de fouet rouge et la couleur de ses cheveux s'est arrêtée au gris.
 Tantôt, brusque, il tire le domestique et tâche en vain de le faire dévier ; tantôt il lui donne un coup de pied ou lui mord la main.
 Le domestique, que rien n'offense, a des ordres et suit, sec et raide, en ligne droite, le milieu du trottoir.
 Enfin le petit vieux saisit, par surprise, le bouton d'une porte, s'y cramponne, s'y suspend et pousse des cris aigus de gorge usée, des pépiements.
 Le domestique de haut style l'en décroche avec des précautions respectueuses, et lui dit, d'une voix bien cultivée, sévère et douce à la fois :
 — « J'en demande pardon d'avance à Monsieur, mais je rapporterai que Monsieur n'a pas été raisonnable et qu'il s'est conduit comme un enfant. »

Jules Renard.

A LA SEULE


Je me souviens de vous comme de la maison
Qu'on aperçoit en se penchant à la portière
Et, tandis qu'on la cherche encore à l'horizon,
Qui disparaît dans la fumée et la poussière...

Ah ! combien l'on maudit tout bas le train brutal
De vous emporter loin de cette maison blanche,
Pour qui l'on donnerait son vieux clocher natal,
Si cher pourtant avec ses cloches du dimanche.

On s'en allait gaiement, et voici qu'un regret
Déjà vous prend le cœur au milieu de la route.
Et le voyage maintenant est sans attrait,
Car l'espoir qu'on avait vous quitte et naît le doute.

Fallait-il donc un but à l'heure de partir
Pour ne pouvoir demeurer là, dans la vallée
Où l'on n'a rien laissé de soi que son désir
Prés du cours d'eau baignant la maison isolée ?

Le lendemain la joie est morte sans retour,
Et, lorsqu'au bord du fleuve on voit la pauvre auberge,
Le rêve qu'au départ on fit d'un bon séjour
S'évanouit comme la brume sur la berge,

Sur la berge où les soirs on s'en viendra songer
A la maison – belle comme une abandonnée
Dont la tristesse est un sourire à l'étranger,
Qui désespérément poursuit sa destinée !...

Et de nos yeux, pareils aux yeux des exilés
Que la patrie ingrate emplit de nostalgie,
Au ciel nu monteront ces regards désolés
Où l'âme pleure en des silences d'élégie.

Vous êtes la maison qu'on n'habitera pas,
Celle qu'à peine vue on se croyait promise
Et qui, je ne sais où... très loin d'ici... là-bas,
Laisse battre sa porte entr'ouverte à la brise.

Julien Leclerq.

PAGES QUIÈTES


LE VIEUX DANS SA BARBE


 Les femmes s'étaient retirées dans les chambres, et les valets, alourdis par la bière et la chaleur des trois foyers, avaient cessé de boire : leurs têtes aux lourds maxillaires oscillaient et tombaient sur leurs poitrines. A la place d'honneur, Hrafnkell vida la dernière corne et marmonna d'une voix lente :
 « Je suis un homme vaillant et je suis un homme habile : ceux qui m'obéissent le font par crainte, et, lorsque j'ai tué, je ne me sens pas le cœur triste et pesant.
 « C'est une folie que d'honorer les dieux ; on ne doit le respect qu'à soi-même ; on se doit d'être brutal pour être redouté, pour fonder son droit sur la force et mépriser les faibles qui ne sont rien.
 « En arrivant à Adalbol, je fis bâtir un temple au dieu Frey, et je me déclarai son prêtre ; dans ma lâche crédulité, je lui attribuais mes jours heureux et je lui consacrais de grands sacrifices ; je me fiais à lui, et si, pour aucun meurtre, je ne payais l'amende, c'était grâce à lui, à ce néant.
 « A Frey je vouai un étalon brun à raies noires, un étalon nommé Freyfaxi, et je lui jurai de tuer celui qui monterait ce cheval, bête franche n'o­béissant à nul, libre à la vue du dieu et à la mienne.
 « Et j'ai tué Einar, ce berger qui avait osé le seller et le chevaucher ; je l'ai tué d'un coup de hache, comme un homme noble, car il ne nia pas son acte et me l'avoua en face. Je l'ai mis à mort pour tenir mon serment ; et de moi-même, sans y être forcé, j'offris à son père le prix du sang.
 « Parce que, pour honorer ce dieu Frey, j'avais tué mon serviteur, dont la mort ne me rapportait rien, sa famille me poursuivit et me fit mettre au ban de l'Islande ; la honte fut sur moi parce que j'étais un dévot, que j'adorais un dieu, ce néant.
 « Les parents d'Einar me saisirent dans la nuit ; ils me trouèrent le jarret et y passèrent une corde ; ils me lièrent à un poteau et eurent l'audace de me proposer la vie, si je leur cédais tous mes biens.
 « Ces petites gens devaient être des sots ou des fous ; ils eurent l'audace de me proposer la vie, pouvant me tuer impunément. J'acceptai leur merci pour ne point mourir par les mains de ces hommes vils, et pour me venger d'eux, plus tard, à l'heure de l'occasion.
 « Ils donnèrent Adalbol à Sam, le cousin d'Einar. Ce Sam tua l'étalon de Frey et brûla le temple du dieu ; il n'en devint pas moins riche et considéré ; pour réussir, il n'est pas besoin d'être pieux.
 « Moi, je dus me réfugier dans une hutte, au milieu d'un marais. J'étais comme un corbeau, lorsque la paix règne et qu'il n'y a pas de combats ; j'avais mérité un tel sort par ma dévotion stupide.
 « Je passai ainsi des années, un nombre d'années non calculé ; les années sont longues pour le banni couard qui regrette un bonheur perdu ; elles sont rapides pour celui qui guette sa vengeance.
 « Dans l'ouragan de la nuit, au milieu de la tourmente, j'essorai vers Adalbol comme un aigle de mer ; la voix âpre du vent hurlait ; ma poitrine n'a pas respiré une plus belle tempête depuis que je vins de Norvège, à quinze ans, avec mon père Hallfred.
 « Nous les surprîmes dans le sommeil et nous égorgeâmes tous les hommes, à l'exception de Sam : lui, je l'accablai de coups, je lui fendis la cuisse et la traversai d'un lien, pour le fixer à ce même poteau où ce néant avait eu l'audace de m'épargner.
 « Il poussait des gémissements et demandait grâce avec une voix d'enfant ; ses cris devenaient importuns, et je lui fis couper la gorge par une servante. Les lâches doivent mourir comme des poules : ils ne méritent pas sur eux la main d'un mâle.
 « Je mis les pieds sur les ruines du temple de Frey, et je conchiai les restes charbonnés du dieu. Je m'étais servi de moi-même et des hommes qui m'avaient suivi ; par amour ou par crainte, peu m'importait, puisqu'ils m'avaient obéi.
 « Et je me jurai de n'avoir d'autre dieu que moi ; car les dieux m'avaient trahi, si moi j'avais vengé mon insulte. Je le dis à mes serviteurs et à mes servantes : Hrafnkell sera le dieu de Hrafn­kell, et il entend qu'on le respecte. »

 Le vieillard se tut ; à travers la fumée des bra­siers à demi éteints, on percevait des ronflements sonores. Les sourcils froncés, Hrafnkell caressa longuement sa barbe blanche ; ses yeux se fermèrent, et il s'endormit dans son orgueil.

Raoul Minhar.

SIMPLES NOTES


LA BOUTIQUE D'HISTOIRE NATURELLE


I


 Mon amie de maintenant est demoiselle de comptoir, teneuse de livres, caissière et que sais-je encore, chez un marchand de « Sciences Naturelles ». — Mais la boutique où elle se tient tout le jour n'est pas, sui­vant la tradition romantique, un obscur boyau dans une infâme et puante petite rue, un capharnaüm sans air et sans soleil, dont les vitres poussiéreuses sont aveuglées de taies en papier ; ce n'est point le réduit crasseux et vermineux des âges légendaires, aux casiers vermoulus supportant pour le danger de qui pénètre de sales carcasses branlantes et des tronçons de momies, des bêtes empaillées que dépilèrent et rongèrent des générations de parasites, des bocaux chassieux et des bouquins couleur de suie, reliés par des toiles d'araignées ; on n'y voit pas, dans les coins, ces entassements de choses méconnaissables qu'affectionnent les bric-à-brac ; il n'y a point, au plafond, pendus à des solives fumées, des crocodiles gâteux et des serpents bourrés de foin, rigides ainsi que la baguette d'Aaron. — La boutique d'histoire naturelle où se tient mon amie est très moderne ; elle ouvre dans la grande lumière et l'espace du boulevard Saint-Germain, sur un trottoir large ; tout y est luisant et neuf, clair, coquet et propret ; rien n'affecte l'odorat quand on passe, si ce n'est un léger parfum de peinture fraîche et de vernis, parfois d'alcool, parfois de phénol ; les bêtes empaillées ont fait leur toilette ; les grenouilles en conserve et les pièces anatomiques nagent dans des liquides si incolores, si plaisants à l'œil, que bien des ivrognes les boiraient sans dégoût. La boutique d'histoire naturelle a suivi les progrès de la Science et ne répugne pas plus qu'une officine de pharmacien ou de bandagiste.
 Depuis que je marche les cent pas devant ses vitrines, je l'ai complaisamment apprise, d'ailleurs ; je puis la décrire avec minutie, les yeux clos, la refaire trait pour trait, la sortir de mon cerveau, qui en garde l'image immédiate et un peu fidèlement sotte des cli­chés photographiques ; je sais le nombre de ses éta­gères, la place de ses comptoirs, l'endroit où l'on met chaque chose dans l'étalage ; je sais le va-et-vient des êtres qui la fréquentent, les habitudes du patron, — les péripéties et gestes, en somme, qu'un observateur consciencieux grave dans sa mémoire lorsqu'il séjourne quotidiennement quatre heures devant une même façade d'immeuble : — devant la sévérité quasi officielle d'un muséum fournissant aux études expérimentales de plusieurs institutions réputées.

II


 C'est la devanture, d'abord, peinte en noir ainsi qu'il convient, avec un mince filet d'or rehaussant la ligne des boiseries ; c'est l'inscription en lettres rouges du frontail : — Maison Cruxiolles, — et au-dessous, discrètement, sur la vitre longue qui surmonte la double porte: — Sciences Naturelles ; c'est la symétrie, sur les extrêmes panneaux, des deux listes de noms illustres, en petites capitales vermillon (Buffon, Cuvier, Lacépède, Linné, Jussieu, etc..), descendant, vingt-cinq de chaque côté, jusqu'au relief des plinthes.
 Derrière les hautes glaces, entre un tatou coiffé à l'alsacienne et un python au badigeonnage récent, roulé en pyramide de boudin sur une planchette semée de fin gravier, j'aperçois en arrivant la figure doucement souriante de mon amie ; elle guette ma venue, assise à sa caisse, et me fait un petit signe de tête, se penche vers le boulevard, incline son buste drapé d'étoffes sévères, où éclate la blancheur d'une cra­vate-plastron ; elle tire ses manches, remonte le col droit de sa chemisette, donne une tape à ses cheveux frisottés et m'indique l'œil-de-bœuf, au-dessus d'elle, en comptant sur ses doigts : — je dois attendre dix minutes, — vingt minutes, — ou bien elle ne peut sortir que dans une heure. — Je patiente, alors, je me promène devant la porte, les deux vitrines ; je regarde les bocaux, les fioles, les quadrupèdes « préparés », des instruments pour les excursions géologiques, des boîtes vertes pour les botanistes, un herbier ouvert toujours à la même page jaunie par le soleil, saupoudrée de quelques grains de suie et de la chiure des mouches, avec des plantes collées, séchées, ratatinées, étiquetées de noms latins (Gillenia trifoliata, Mœnch., Gillenia stipulacea, Mutt. Amérique du Nord). Je regarde des taupes, des musaraignes, des civettes, un loir, un chinchilla, la carapace d'un pangolin (M. pentadactyla, L.), un axolotl, un callao, une chauve‑souris clouée sur une planche barbouillée de céruse ; plus loin sont des fossiles, des empreintes de fougères et de presles, une mâchoire de dinothérium, les fragments recollés d'un ptérodactyle, comme sculpté sur son morceau de pierre. — Plus loin encore, c'est un spécimen étrange de la faune féminine d'Australie, une maman ornithorynque (Ornithorynchus paradoxus, Blumemb.) qui a un bec de canard, des pattes palmées, un corps d'ourson ou de loutre, et devant tout le monde pond des œufs en même temps qu'elle allaite ses mioches (M. Cruxiolles appelle ces préparations : l'enseignement par l'aspect) ; c'est une autruche géante, en maillot chair, ses ailes ridicules soulevées, pareilles à de vieux plumeaux ; c'est un kangourou, dont la poche recèle des prospectus de la maison.
 Et cependant qu'une baudroie (Lophius piscatorius, D.) tourne, vire, poisson de gélatine, la gueule ouverte, les épines dressées, pendue à un fil d'archal ; cependant que les bêtes me considèrent de leurs yeux louches, grimacent de leurs mâchoires déformées, montrent leurs crocs, leurs griffes, s'appuient ou se dressent en des poses improbables pour le plaisir du chaland, voici les mains, les chères mains amoureuses de mon amie, qui dérangent un perchoir, alignent un socle, renouvellent ou changent de place des livres à cartonnage smaragdin : — Le Guide de l'herborisateur, La Flore jurassique des environs de Dôle (vient de paraître), Le Petit entomologiste (envoi franco contre 3 fr. 50).

III


 Mais les richesses de la Maison Cruxiolles sont surtout à l'intérieur, et bien visibles seulement le soir. — Il y a un phoque, dont la peau huilée reluit comme le ventre d'une Vénus nègre ; il y a un requin-marteau, des perroquets et des aras multicolores ; sur les consoles, les rayons, des files de bocaux classent par groupes et familles des échantillons de batraciens ou d'arachnides, des helminthes-cestoïdes, même des portions de céphalopodes ; de grands tableaux dépeignent de nombreuses espèces de plantes, offrent des coupes de bois, des figures anatomiques ; il y a des boîtes contenant des centaines d'insectes, du scarabée vert-de-gris au papillon machaon ; il y a un écorché, debout sur un comptoir, et qui fait le geste du roi Amasis ; il y a des bustes en plâtre, de naturalistes à perruques ; il y a au fond, des squelettes montés avec tringles et attaches de cuivre: squelettes humains, squelettes de gorilles et d'orangs, de sarigues, de cerfs et de chiens ; puis des têtes en trophées, des crânes, des tortues ouvertes sur charnières, des reliefs pour l'embriologie.
 Certes, des esprits superficiels pourraient déplorer l'absence, dans cette collection, des habituelles grenouilles jouant à l'escrime ; des classiques écureuils, qu'on trouve à l'étalage des plus infimes empailleurs, s'estramaçonnant avec des aiguilles à tricoter. — je puis répondre que la maison Cruxiolles n'a point une clientèle futile de bonnes femmes spirites, de vieilles filles dévotes, apportant dans le cabas de ma-grand-mère-Louis-Philippe le chat ou le caniche défunt. — Ceux qui veulent voir le veau à cinq pattes iront ailleurs ; ce n'est pas ici une baraque de la foire, et le sérieux, la majesté de la Science s'accommodent mal de ces plaisanteries.
 Un singe, près de la porte, fait pourtant l'admiration des curieux,qu'il dévisage de ses yeux vairons; des visiteurs qui ne manquent jamais de le féliciter sur sa bonne tenue: - il doit cet empressement à sa beauté de bête, — Très grand, roux de pelage, il a le derrière chauve ; deux de ses mains, une supérieure, une inférieure s'attachent à un arbre sans feuilles ni branches, planté sur une caisse revêtue de cailloux et de colle jaune ; et il s'enlève à demi, se retourne vers le trottoir avec un air furieux, impuissant à déraciner cette matraque dont il assommerait volontiers tout le magasin. - Devant lui, les gamins s'arrêtent ; ils lui font des pieds-de-nez et jurent comme les matous ; dès que le vantail reste ouvert, de mauvais gars jettent sur sa robe, pareille à de la bourre de coco, des boulettes de sale papier mâché : — quadrumane impassible, il supporte, ne réclame point ; il ne jalouse pas même l'autruche, dont les cuisses font rêver de grands dadais de collégiens; les oisillons et les musaraignes, devant quoi s'attendrissent de jeunes personnes accompagnées de leurs parents; l'ornithorynque, qui a le privilège de faire larmoyer les commères et parler des devoirs d'une bonne mère de famille. - Il sait qu'il est mieux partagé, que souvent il recueille les œillades et les sourires polissons des petites ouvrières. - Elles lui tirent bien la langue, mais c'est par amitié; elles le reluquent surtout, se glissent à l'oreille des propos grivois et s'éloignent en pouffant.
 Quand M. Cruxiolles parait ensuite, il oublie rarement de présenter à son singe quelque « pierre » de sucre teintée par le séjour des poches.


IV


 C'est que M. Cruxiolle n'affecte jamais les façons d'un personnage chagrin.
 Continuellement occupé, derrière les vitres dépolies de son arrière-boutique, sous la lueur dansante et rouge du gaz, à d'occultes besognes, il arrive avec son bon sourire de commerçant sitôt que le timbre l'appelle ; il reconduit lui-même les moindres pratiques ; il encourage les perroquets, donne une tape au kangourou et se frotte les mains, content toujours, replet et rubicond, promenant sa face joviale parmi les carapaces antédiluviennes et les conserves de ténias. — Il n'a pas de lunettes, mais un binocle d'or. Il n'a pas une lévite de professeur, mais, ainsi que les bourgeois en villégiature, un veston de toile blanche. Une presque totale calvitie l'autorise à se munir d'un bonnet grec ; il préfère égayer par son chef en calotte de gelée rose, son bourrelet de cheveux crépus et grisonnants, et n'être pas semblable à un rat de bibliothèque, à un desservant de laboratoire. Il dit qu'il n'est pas un savant, qu'il ne veut point rebuter la clientèle en lui faisant grise mine ; on sait que la maison est tenue et cela suffit.
 — Les voilà, ajoute-t-il, les savants... nos maîtres!..
 II montre les bustes, les Lacépède, les Buffon, les Cuvier, les Linné de plâtre (voir les noms au dehors, vingt-cinq sur chaque panneau); il se bourre le nez de tabac et retourne dépouiller ses bêtes.
 Des jours, il reçoit de fortes commandes; il devient aussitôt exclamatif; il descend son binocle d'or jusqu'à l'extrémité du nez et parle avec enthousiasme de certaines « pièces » qu'il voudrait voir chez lui (une girafe, un tamanoir, un, jeune hippopotame), dont il n'a pas besoin, que personne n'achèterait, mais dont l'encombrement ferait bien dans l'étalage et rehausserait sa réputation d'empailleur expert. - Cet homme, je vous le dis, aime son métier et l'exerce en artiste. - Et, s'il fait en même temps donner un coup de vernis au phoque ou raccommoder un squelette qui égrenait en chapelet de perles les petits os de ses doigts, il est certain qu'il a encore le mot pour rire.
 Une fois, il a.proposé à mon amie de mettre le requin-marteau dans sa corbeille de noces ; à l'heure du courrier, lorsqu'elle oublie d'importantes lettres sur le comptoir, il ne la gourmande point ; il se contente d'ouvrir la porte derrière elle, de crier dans ses mains en abat-voix que Mlle Georgina pense plus à ses amours qu'aux affaire de la Maison, qu'elle n'aura pas son augmentation annuelle de vingt francs. - Mlle Georgina ajoute même que, jovialement toujours, se compromet jusqu'à lui parler mariage, ce vieux sale, et fait spécialement valoir ce qu'elle trouverait d'avantageux dans la possession du singe.

V


 Je l'avouerai à ma honte, toutefois, le bonhomme Çruxiolle m'excède ; je juge ses plaisanteries d'un goût douteux; la boutique d'histoire naturelle tourne au cauchemar, elle me remémore, je ne sais trop pourquoi, les dessins absurdes d'un Flammarion de deux sous vulgarisant les choses préhistoriques. Je revois, entre cent, une planche toute d'allégories délicates, où des animaux impossibles entourent un pauvre vieillard tardivement charmé par la caresse d'une guenon familière ; sur un rocher, une vague bonne femme, debout, en robe longue, ayant des ailes archangéliques et, sous le bras, un carton, s'époumone dans une tuba romaine : « La trompette de la zoologie a sonné », certifie la légende, « ils sont ressuscités et le naturaliste les classes ».
 Et j'ai beau me raisonner, me dire que je juge mal, que je regarde avec les yeux du dénigrement, que c'est ainsi quand un muséum fournit aux études expérimentales des institutions réputées: l'impression désastreuse persiste. Je sens faillir le respect que tout homme raisonnable doit aux accessoires de la Science. La Maison Cruxiolles, temple de Cloacine, ménagerie de carnaval et caricature de la mort, m'apparaît aussi frivole et moins pittoresque que l'obscur boyau des naturalistes romantiques, aux vitres poussièreuses aveuglées de taies en papier. Je regrette le désordre des bric-à-brac, les carcasses branlantes, les tronçons de momies, les bocaux chassieux, les animaux dépilés par des générations de parasites, les crocrodiles gâteux et les serpents bourrés de foin, pendus aux solives fumées. C'est à peine si le rictus des squelettes me reporte à des idées de littérature ou de philosophie macabres. Mais je subis alors une plus abominable hantise : — quand j'ai songé, trop longtemps, au prince Hamlet de Danemark, lequel jouait aux boules avec des crânes dans le cimetière d'Elseneur ; - à Lord Byron, qui avait fait monter en coupe le crâne d'un aïeul et s'en servait à table; - à Han d'Islande, qui buvait l'eau des mers dans les crânes des morts; — aux pieux cénobites des tableaux d'églises (à peine visibles tant le bitume des couleurs a tourné au cirage) et qu'on représente à genoux près de l'évangile, devant une croix de deux bâtons rompus et un crâne plus jaune qu'un fromage de Chester, - la nuit, tout le magasin des Sciences naturelles me pèse sur la poitrine : — les fœtus des bocaux montent l'escalier; l'écorché me tend les bras et danse la pavane; les tortues font claquer leur couvercles avec des bruits de mandibules; la chauve-souris volète, sa planche barbouillée de céruse dans le dos ;. l'ornithorynque pond ses œufs sur l'oreiller; le kangourou distribue ses prospectus et répète à « haute et intelligible voix » les cinquante noms illustres des panneaux; l'autruche me jette du gravier; la baudroie me tourne sur le ventre; les squelettes s'avancent en titubant et me prodiguent les confitures de grenouilles et d'araignées, me lancent les bustes, les boîtes de scarabées et de papillons, les marteaux des géologues, les pages de l'herbier, les fragments du ptérodactyle; le singe enfin, d'un terrible effort, déracine son arbre, et, poussant des clameurs vengeresses, brandissant cette matraque avec une joie de sauvage, - à grands coups, - ran ! ran ! ran ! - assomme les perroquets et les aras, assomme le requin-marteau, assomme le phoque, pulvérise les plâtres, casse les tibias et la mâchoire des squelettes, éparpille les œufs et les prospectus, crève les armoires, démolit toute la boutique et le père Cruxiolles lui-même, qui tombe parmi les débris, suffoqué d'indignation, la tête en deux, les bras ouverts avec un geste de martyr...


VI


 La Boutique d'histoire naturelle suit les progrès de la Science.


Charles Merki.

CONTES D'AU-DELA
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LE RÊVE DE LA MORT

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 La consigne, très sévère, fut rigoureusement observée, et, malgré toutes leurs tentatives, journalistes, étudiants, curieux, ne purent forcer la porte de la salle d'autopsie.
 Aux quatre coins, quatre tables de pierre s'érigent, allongeant leur sournoise masse grise rongée d'ulcères bruns, pareilles à d'antiques autels. Elles sont excessivement vieilles ; aussi le mol frottement des cadavres qui s'y étendirent les a-t-il vernies d'une patine, luisante comme celle qui distingue, au fond des cryptes, les dalles funéraires où l'on s'est trop agenouillé. Le milieu de la pièce, dont les murs blanchis à la chaux ne reflètent qu'une louche clarté, traversant les barreaux des fenêtres, étroites et prenant jour sur un jardin, qui se pare au printemps d'une jonchée de pervenches semées de roses trémières, s'égaie du clapotis d'une fontaine s'égrenant en cascatelle dans une vasque de métal brillant.
 Seul le garçon d'amphithéâtre se trouvait avec moi, occupé activement, en fumant une courte pipe, à trier une collection de calculs variés, qu'il avait sortis avec précaution d'une boîte en fer-blanc. C'était sa manie de collectionner ainsi ces petites pierres, qu'il recueillait, au hasard des ventres, près des entrailles pelotonnées et grasses ainsi qu'on ramasse les galets chatoyants, les coquillages nacrés, parmi l'enchevêtrement ambré, humide, des algues ou des fucus ; et silencieusement, il les rangeait en expulsant, à intervalles réguliers, des bouffées de fumée bleue dont l'âcre senteur corrigeait l'indéfinissable et fade odeur planant dans la demi-ténèbre.
 Après avoir consulté ma montre, dont les aiguilles me désespéraient par leur lenteur à se déplacer, je laissai échapper une exclamation vive traduisant mon impatience ennuyée. Il daigna alors quitter un moment son macabre travail pour me dire, après avoir inspecté le ciel, que couvrait le manteau diaphane des brumes matineuses :
 « Il ne peut plus tarder bien longtemps, monsieur le docteur ; il doit être, au moulage et on va l'apporter dans quelques instants. »
 Puis, secouant les cendres du brûle-gueule, il se remit méthodiquement à l'ouvrage.
 Vraiment cette attente trop longue m'agaçait, et la contemplation des tables, de la fontaine du bonhomme, que je connaissais également de longue date, ne me distrayait que médiocrement. Les Imaginaires, alors, me venant en aide, transfigurèrent l'espace morne et bassement réel : ne me trouvais-je pas dans quelque temple consacré à une farouche divinité, qui exigeait le tribut quotidien d'hosties humaines, et l'heure n'allait-elle pas sonner du sacrifice, que, grand-prêtre, j'accomplirais ? Et, de fait, la Science, que je m'honorais de servir en humble familier, figurait bien cette Idole, auguste, mystérieuse, puissante puisqu'elle commande à des milliers d'intelligences, et non pas fictive, mais vivant de souffrances, de labeurs douloureux, de sang, de larmes chaque jour versées pour elle, exigeante, ne livrant ses secrets qu'aux initiés ! Combien d'êtres se prosternèrent inutilement devant la Déesse au mutisme de sphynge et moururent, fervents martyrs, pour l'avoir connue... Et à mesure que les générations, toutes éphémères, disparaissaient, bues par le sable mol du Néant, elle s'exhaussait sur les féconds alluvions apportés par ces vagues de peuples, avant de disparaître.
 Une légère ombre de mélancolie commençait à m'envahir. J'éprouvait donc un joyeux soulagement lorsque j'entendis s'approcher des pas lourds et des coups ébranler la porte. Précipitamment, j'ouvris...
 On le jeta sans précaution sur un des blocs fruste, où il tomba rendant un bruit mat, comparable à celui que produirait un fort coup de battoir sur du linge mouillé.
  Il paraissait très court. Les porteurs s'en allaient.
 « Et la tête ? » demandai-je, ne la trouvant pas.
 « Elle doit être là, monsieur » répondit l'un d'eux, qui dénoua le drap sanglant.
 En effet, on la lui avait mise sous un bras.
 « Comme saint Denis, après la décollation », fit en souriant le garçon d'amphithéâtre, facétieux quelquefois.
 Redevenant sérieux, il retroussa ses manches...
 Le corps du guillotiné n'était pas encore occupé par la rigidité cadavérique. Tiède, souple, robuste, les muscles bosselant la peau, à peine maculée par endroits d'une pourpre spumeuse qui en soulignait l'éclatante carnation, il reposait dans une attitude calme et confiante, d'une belle pureté de lignes ; on eût dit un lutteur fatigué, si l'impression atroce causée par l'absence de visage, et le sillon écarlate qui sectionnait le cou, n'avaient rappelé à la hideuse évidence. De banales, d'attristantes considérations la fragilité de notre existence m'assaillirent malgré mes relations antérieures et fréquentes avec la mort. Il est vrai que la plupart des corps sur lesquels j'opérais avaient succombé après l'affaiblissement d'une lente maladie ou la survenue d'accidents les mutilant. D'autres, ceux des vieillards, se recroquevillaient, maigres, chétifs, débiles, déformés ; tous, enfin, se présentaient marbrés des taches rousses, vertes, lie de vin,. de la putréfaction, ne ressemblant déjà plus à aucune forme humaine, tandis que lui datait d'une heure... et une fraction infinitésimale de minute avait suffi pour mettre à néant sa vigoureuse santé, sa force d'athlète, souffler sa vie comme une flamme.
 Maintenant, la poitrine ouverte, où je fouillais entre les poumons, d'un rose fané, pour atteindre le cœur, ne faisait plus songer, devant la carcasse entamée, les côtes brisées en triangle, qu'à la dépouille de quelque étrange animal de boucherie.
 Pendant que mon aide décortiquait lentement la moelle, opération difficile où il excellait, la sortant des vertèbres délicatement, de même qu'on extirpe la succulente chair d'une patte de homard, je pris la tête du supplicié.
 Complètement exsangue, elle était horriblement pâle, les lèvres épaisses et sensuelles, violettes, et les yeux ouverts, fixes, à l'iris pers, ternis par une frêle buée qui en opalisait la transparence. Une soyeuse teinte bistre les cerclait. Je la tenais à deux mains pour l'examiner : les sinus frontaux énormes, le nez offrant une mince déviation en son milieu, les mâchoires inférieures extrêmement développées, donnant à la face une apparence bestiale que complétaient les pommettes saillantes, tous ces caractères formaient par leur réunion un type accompli de criminel.
 Je saisis un couteau que me tendait le garçon, et me disposais à fendre le cuir chevelu, de façon à mettre le crâne à nu avant d'en scier la boîte pour parvenir au cerveau, quand un bruissement bizarre, composé de sons articulés, encore que très faiblement, un bourdement de paroles confuses, m'arrêta. Surpris, je regardai autour de moi : le seul être animé m'accompagnant avait la bouche close, et du reste le timbre de cette voix me demeurait inconnu. Elle semblait impersonnelle, extra-humaine, émanant des choses mêmes qu'elle évoquait, elle était douce, et, dirai-je, parfumée de terreur : cette expression rend presque mon sentiment d'alors, car il me parut que la voix me caressait d'une odeur sépulcrale, mélange d'encens et de pourriture, haleine d'épouvante.
 Je ne m'effraie pas facilement et n'ai jamais eu d'hallucinations ; cependant, là, il me vint à la fois le doute de moi-même, de ma lucidité d'esprit, et une crainte vague, qui fit battre plus fort mon pouls et me serra à la gorge, péniblement. Certes, je l'avoue, j'eus peur, une peur folle avec des envies de fuir, et je faillis laisser rouler à terre le chef de l'assassin dans ce moment de brusque terreur.
 Néanmoins, je maîtrisai cette panique soudaine, et, la bouche sèche, les tempes brûlantes, sentant mon cœur heurter tumultueusement ma poitrine, j'écoutai la voix.
 D'abord, je ne distinguai rien de précis. Les syllabes roulaient, étouffées, gutturales, sans prononciation nette qui permît de leur attribuer un sens. Elles se succédaient rapidement, rappelant le susurrement des sources vives, que l'on rencontre parfois en forêt, dissimulées sous la mousse et les feuilles. En même temps, je pensais ironiquement qu'il était impossible, complètement impossible à une tête, d'une part séparée du larynx, d'autre part privée du sang indispensable à sa fonction, d'exprimer des idées qu'elle ne devait plus avoir, et je me raillais de ma crédule attention à saisir quelque lambeau de phrase, plus clair.
 Ensuite... vous vous êtes certainement trouvé, parfois, au cours d'un cauchemar pesant, subitement figé, en quelque sorte, par une paralysie brusque, horrible, entravant toute action, et qui vous enlève, en présence d'un danger pressant, immédiat, vos moyens de défense ? Il en résulte une angoisse haletante, immense, puis un plongeon dans le noir, et le réveil. Pour moi, la scène se passa exactement ainsi.
 Ce que je tenais entre mes doigts disparut, ou plutôt se fondit dans ma conscience avec ma personnalité propre. J'eus la notion, assurément imprécise, que je pénétrais dans cette âme étrangère, déserte, m'annexant les perceptions, les idées, les images abandonnées par l'autre, auquel je me substituais par cette sorte de prise de possession de son ancien habitat. Etais-je lui ou moi? Peut-être les deux à la fois et non dédoublés ; d'ailleurs, je ne posai pas le problème. Cette manière d'être ambiguë, cet état d'esprit équivoque paraîtront, sans doute, à quelques-uns, illusoires, mensongers, peu vraisemblables : qu'il me suffise, de leur rappeler que je ne fais ici que transcrire, le plus fidèlement possible, mes impressions d'alors, sans analyse ni critique.
 Bientôt, je pressentis un danger obscur, latent, qui menaçait; et auquel je me déroberais pas. Mes prunelles se dilatèrent vainement à vouloir percer la nuit, à deviner le monstrueux péril accroupi, au guet, protégé par cette opacité lugubre qui m'environnait, et mes poumons s'enflaient-outre mesure, afin de soulever le poids d'anxiété les écrasant.
 — Un temps de transition, vidé, car ma mémoire ne retrouve rien.
 Ce fut, après, l'inévitable imminence du terme fatal. J'eus l'intuition que nulle force bienveillante, tutélaire, charitable ne pouvait m'y soustraire.
 Une place, bordée d'arbres effeuillés dont les branches mettent un volant de dentelle ajourée, guipure extrêmement fine, au bas de la traîne moirée du firmament, vêtu de roses saignantes et de jonquilles, s'étend, froide, sinistre, effleurée de la lumineuse caresse de l'aube pointant. Des nuages corail voguent sur une mer gris perle, vers des archipels d'or, loin, très loin des hautes maisons, lavées en grisaille, avec des toits d'ardoises mauves, que lèchent de carmin apâli des rayons de l'astre à son lever. De l'autre côté de l'espace vide, une foule agitée, bruyante et frondeuse, se presse en grondant derrière des cavaliers en ligne, le sabre haut, pailleté d'éclairs ; une foule que je ne vois pas, mais la rumeur qui monte par delà cette barrière de gardes m'indique assez sa présence. Pourquoi des formes humaines m'entraînent-elles ? Je ne veux pas. Non, et...je ne parviens pas à me débattre des liens étroits qui me garrottent. Ha ! mes regards se heurtent à une machine que je reconnais : deux poteaux encadrent un triangle brillant. Dans le même temps je bascule, précipité en avant, et sens autour de mon cou la gêne d'un collier rigide et glacé. Le couteau tarde bien, ou est-ce que ces secondes-là comptent double ? Je voudrais me recueillir, obtenir une dernière pensée lucide, solennelle, avant l'instant final... tout est flottant, indécis, flou, dans ma tête, qui va tomber.
  Cependant, voici que passent, avec une rapidité inconcevable qui n'exclut pas une achevée précision de détails, de naïves et candides images, mes actes de tout petit, menus épisodes datant mon enfance de leur insignifiance grandie et retenue les jeunes figures, les paysages primitifs qui l'encadrèrent. Cette reviviscence de fort anciens souvenirs s'irradia comme une gerbe de fusées éclatantes, constellation vite éclipsée.
  Une indéfinissable sensation de vide suit un choc violent sur la nuque : je m'aperçois de l'absence de mon corps et l'étrangeté de cette constatation m'effraie. Du noir éclaboussé de rouge et encore du rouge strié de noir, sous mes paupières, palpitantes d'un irréprimable tressaillement, un rappel de la récente impression, le biseau du couperet tranchant la moelle, en me vrillant d'une douleur suraiguë, survivent seuls à l’effondrement dernier.
  Ici se place une période d'inconscience absolue, complète, à la suite de laquelle, progressivement je redescends en moi-même ; une douce tiédeur, un bien-être infini me ranime, me pénètre, et je me retrouve dans mon laboratoire, versant de la liqueur orangée sur un cerveau placé en un cristallisoir.
  Surpris, effaré, je regarde attentivement autour de moi : tout est en place et il n'y a pas de confusion possible. Ce microscope est le mien, je me servis hier de ces flacons... Comment, alors cette incursion dans une âme étrangère, cette transfusion à laquelle je dois avoir parcouru à nouveau les stades émouvants qui précédèrent sa mort, n'a-t-elle pas interrompu tous mes actes ? Que s'est-il passé ?
  J'ai interrogé mon aide. Il n'a absolument rien remarqué d'anormal chez moi. J'insiste : il maintient sa réponse. Il m'a vu continuer la nécropsie, prendre les pièces anatomique et me rendre au bâtiment où je suis en ce moment, pour les mettre à durcir dans la solution d'usage.
  C'est donc vrai ! Une partie de mon être vaquait à ses occupations, tandis que l'autre revivait une terrifiante agonie. Eh bien, oui ! Cette funèbre fantasmagorie, coexistant avec des travaux multiples, encore que ne nécessitant pas un concours intelligent, est possible, et, après réflexion, je ne devrais pas concevoir une surprise telle, moi qui sais des cas de ce genre, en ai observé, en connais le mécanisme. Pourtant, un étonnement inquiet me poursuit, je ressemble à un homme qui possèderait la géographie parfaite d'une contrée, en aurait lu d'exactes descriptions topographiques et se trouverait transporté sur les lieux mêmes : je crois que, malgré ses notions antérieures, il ne manquerait néanmoins pas d'être dépaysé.
  Et je me surprends à douter de ce songe singulier, à chercher de craintives et de superstitieuses interprétations.
  Je prendrai du bromure, dès ce soir.

Gaston Danville.
PETITS APHORISMES

SUR LA SENSIBILITÉ

1

 Le cœur est un levier puissant que doit mettre en œuvre la raison.

2

 Rien n'est si dangereux qu'un homme de cœur qui a des idées fausses.

3

 Le cœur, c'est l'enthousiasme : c'est aussi le fanatisme.

4

 Le cœur est un volcan, dangereux quand il est en activité, laid quand il est éteint.

5

 Le cœur donne quelques fois de l'esprit ; l'esprit ne donne jamais du cœur.

6

 Il ne suffit pas que le cœur soit d'or ; il faut encore qu'il soit délicatement ouvré.

7

 Trop de raison jette sur tous les sentiments une disgrâce.

8

 Les contradictions du cœur n'en sont pas.

9

 Notre cœur nous emporte au large ; notre raison nous retient sur le rivage. De là tant de naufrages pour le cœur et tant de dépendances pour la raison.

10

 L'égoïsme du cœur est le plus noble de tous les égoïsmes : mais c'est aussi le plus tyrannique.

11

 L'incrédulité du cœur est un vice, le cœur étant fait pour être crédule, comme l'esprit pour ne l'être pas.

12

La beauté d'un sentiment nous illusionne souvent sur sa légitimité.

13

Le cœur est un organe essentiellement lâche, qu'il soit ouvert ou qu'il soit fermé.

14

Une excessive sensibilité témoigne plus de nerfs malades que de délicatesse de cœur.

15

Les personnes qui s'émeuvent facilement n'ont pas plus de cœur que les autres : elles l'ont plus mou.

16

Il y a souvent, chez les personnes d'extérieur froid, une émotion intérieure d'autant plus violente qu'elle est comprimée.

17

Celui qui s'émeut de tout ignore les émotions.

18

L'impassibilité est une force, à condition qu'elle ne se communique pas ; la sensibilité en est une autre, à condition qu'elle se communique.

19

Pour réussir, il faut parler avec le cœur et agir sans lui.

20

Le degré d'émotion auquel un homme amène une foule est en raison directe de son sang-froid.

21

L'évolution du sentiment chez le sage : égoïsme, amour de la famille, patriotisme, amour de la civilisation, amour de l'humanité, détachement de la civilisation, détachement de la patrie, détachement de la famille, détachement de soi-même.

22

L'indépendance du cœur est le triomphe de l'égoïsme.

23

Ce qu'on nomme indifférence n'est que l'accaparement de l'âme par un objet au détriment de tout le reste.

24

  Le cœur a ses prodigues et ses avares ; il a aussi ses économistes qui le discutent comme un budget.

25

 Quelques-uns font carrière par l'élégie ; ils savent pincer adroitement leur cœur, jusqu'à lui faire pousser des cris de douleur.

26

 Les femmes sensibles se donnent facilement et se reprennent de même.

27

 Rien n'est moins digne de sympathie qu'une sensibilité qui n'est pas doublée de charité.

28

 Les égoïstes de la sensibilité agacent plus qu'ils n'émeuvent.

29

 Les larmes ne viennent jamais des couches profondes du cœur.

30

 Les détresses du cœur sont des faiblesses de l'âme.

31

 Pour ne pas se perdre dans le labyrinthe du cœur, il faut ce fil d'Ariane : le mépris.

32

 Mépriser les souffrances du cœur ne veut pas dire ne pas souffrir, mais garder son sang-froid dans la souffrance.

33

 Les souffrances du cœur ne doivent faire crier qu'élégamment.

34

  Un cœur éprouvé se barde d'un triple airain : mais souvent cet airain ne recouvre plus qu'un cadavre.

Louis Dumur

.
L'ENFER FAMILIAL

A Georges Rochegrosse.


 Un habitacle de grincements-de-dents, voilà ce que j'étais en vérité.
 Après mille sondes jetées dans mon hospitalité bizarre, à cela j'avais singulièrement conclu : grouillaient en moi des êtres fantastiques, desquels émanaient les grincements.
 Certes, j'étais hanté comme un donjon par un mystère ayant des dents, puisqu'il y avait grincements. Cela grinçait d'un ton si tragique même que m'incendiait parfois le vertige, de m'entrouvrir, pour mon édification, avec cette épine d'acier qui pousse dans les mains désespérées ; la brèche eût été perpétrée, n'eussé-je à temps pensé que la mort éteindrait l’œil et l'ouïe apparemment nécessaires.
 Je m'enquis alors d'un miroir fabuleux, le miroir qui fait voir en dedans.
 A force de me creuser comme un sol rebelle avec acharnement, l'idée de ce miroir germa. Bientôt je récoltai : le miroir qui fait voir en dedans, c'est le Son-de-Cloche !
 Effectivement le Son-de-Cloche déracine la fleur humaine, l'accapare et, s'exilant des apparences, la greffe sur un intime et foncier climat au décor tissé par une essentielle araignée.
 J'allais donc connaître.en quels hôtes crissaient les mâchoires occultes.
 Un soir je gravis le clocher du village. Le silence recevait, parmi l'escalier en caragol, les cendres du dernier angélus. Accédant à la cage du phare sonore, je découvre, grâce aux vers luisants de quatre pipes, quatre énormes campanules de métal. On allait dru glorifier, ce vêpre de Pentecôte, les douze langues de feu spirituelles.
 Sur un signe du cadran, les gaillardes campanules s'émeuvent puis se meuvent de par huit bras qui semblent de glacés coups de bise ; chaque cloche passe du hanap impérial à la jupe populaire, et le vacarme crucifie mes oreilles.
 Le tympan halluciné, je m'imagine des appeaux invitant les étoiles ou que tout un peuple de misère cogne à la porte du Paradis. Station par station, ma fièvre de savoir, mûrissant son à son, aboutit finalement à une île étrange et m'y accroche comme un naufragé, loin de la falaise logique de ma Vie, près sans doute des cannibales adéquats.
 Or cette île est le Dedans-de-mon-être.
 Bientôt l'abominable théorie point et se divulgue progressivement : tas informe de chrysalides, puis larves indécises ; cela rampe, chenilles, vers ma compréhension et s'y révèle papillons. Non certes des papillons, mais des formes jadis humaines rongées par la lèpre du malheur, moignons fumants, os calcinés, avec d'ignobles imbroglios qui durent être chevelures et barbes.
 J'allais interroger ces indigènes du cauchemar lorsque je perçus leurs dents grincer, oh grincer terriblement – si proche ! – ainsi, que grinceraient les portes de prisons qui ne s'ouvrent jamais.
 Pressentant alors qu'ils souhaitent m'enseigner, je balbutie.
 — Dites !
 Ces hurlements vinrent aussitôt me meurtrir comme si mes oreilles se débattaient sur des ronces :
 — Nous sommes, parmi les Aïeux de ton Sang, ceux qui vécurent dans l'opprobre. L'Enfer de l'homme étant le Péché-de-sa-postérité, nous brûlons à travers toi sur les aspics rouges de tes vices noirs. De grâce, pour que s'éteigne notre châtiment, fais pénitence, ô notre Fils ! Verse des larmes réparatrices jusqu'à ce que ta conscience ait mérité de se mirer sans honte en le sceau des margelles, et cette contribution sera la lavandière aussi de notre désespoir, leurs fils améliorés pouvant seuls abolir la peine des ancêtres damnés. Pitié donc pour nous, car ta vertu nous affranchirait, et pitié pour toi-même, car tu devrais subir l'inéluctable expiation dans la malice de ta descendance ! Notre passé de forfaits rendait nécessaire ton futur de vices, de par ceci que l'ignominie d'une famille est charriée, de l'aube au vêpre, par son fleuve générationnel ; de la sorte nous sommes nos propres bourreaux. Mais, encore que prétendent les Pages Saintes l'humanité impiement, le Miséricordieux point ne désire un enfer sans fin, l'enfer il le commet aux soins amendeurs de la postérité des réprouvés, enfer annihilable au gré de la race clémente. Daigne le marbre de ta mémoire accueillir ce discours diabolique et ton âme le scander jusqu'à sa neige rédemptrice !...

 Je ne pus écouter davantage en le miroir de cloche dont le silence, à propos, me ramena vers le rivage aimable des contingences.
 Vivement je descendis la spirale de l'escalier, et de la place de l'église j'allais m'éperdre emmi là campagne sous les lignes frais de la lune, avec ce souvenir de flamme sur les lèvres :
 — Le père souffre dans le fils !
 M'étant regardé dans la voix rose d'un rossignol nocturne, je me trouvai plus pâle que l'Amant de Béatrice.
Le matin me vit agenouillé devant une niche où languissait une madone.

 Depuis je noue mes bras affolés autour de la Sagesse afin de n'ouïr plus jamais les dents infâmes. Hélas ! Elles me réveillent, parfois, à l'heure oublieuse de la faute.
 Il est si savoureux, le fruit de l'arbre aux branches de serpent !...

Saint-Pol-Roux.
LES PREMIERS SALONS
Indépendants. – Rose+Croix – Exposition de Mme Jeanne Jacquemin.

« Dans le beau, la forme sensible n'est rien sans l'idée. »

Esthétique de Hegel


I

 Incontestablement, le salon de la Rose+Croix, dû au dévouement de M. de La Rochefoucauld pour l'art, aura été, par ses tendances, la grande manifestation de l'année ; si l'on y joint, en pensée, quelques-unes des cimaises vues aux Indépendants et presque toute l'Exposition permanente de la rue Le Peletier, – cet ensemble représentera un admirable effort vers le nouveau, vers un art synthétique, idéaliste, symétrique, vers un art de signification et de volonté. Ce mouvement a été secret, s'est élaboré loin des écoles et des salons autorisés, et son origine première est moins picturale, peut-être, que littéraire. — C'est-à-dire que les poètes et les esthètes l'ont influencé davantage que les artistes eux-mêmes, fussent-ils les Chassériau ou les Gustave Moreau, les Primitifs ou les Japonais. Non seulement le public, toujours si mal renseigné et pourtant si docile, l'a méconnu, mais la critique, à part des jeunes gens, à part des audacieux comme Th. Duret ou Octave Mirbeau, n'y a rien trouvé, sinon « de quoi rire » : on se souvient des clameurs, des cris de canard qui saluèrent l'exposition des œuvres de Gauguin. A cette heure – sauf illusions – quelque revirement se fait : même les journalistes semblent en avoir assez de la peinture photographique, ou, d'une expression plus large, « naturaliste », parce qu'elle tend à l'imitation de la Nature et non à son interprétation. Cette sorte de peinture n'existe pour ainsi dire plus, sinon comme quantité, — kilométriquement ; comme la littérature académique ou naturaliste, qui lui fait pendant, elle se meurt dans l'indifférence des générations nouvelles, - à peu près comme s'éteignit, aux temps du romantisme, l'art de Dorat, de Ginguené, de Voltaire ou de Luce de Lancival, et l'art de Fragonard, de Greuze, de David ou de Guérin.
 Deux écoles, néanmoins, restent en présence : les Impressionnistes et les Symbolistes ; ceux qui tendent à transporter sur la toile, vive et crue, l'impression pure et simple, toute objective, qu'un aspect des choses a produite sur leur imagination sensorielle ; - ceux qui décomposent cette même impression pour la recomposer à loisir selon la volonté d'exprimer en leur œuvre, non pas des fuyances, mais des permanences, des significations éternelles, des représentations voulues définitives.
 Ces deux arts valent par leur sincérité : pratiquement ils se joignent et se complètent, - car il faut au symboliste un fond d'impressionnisme, et l'impressionniste qui ne chercherait qu'à emmener des nuances en captivité serait le plus vain des détrousseurs de paysages.
 Ces notions admises, voici quelques annotations aux livrets.

II


 Les Indépendants. — La plupart des peintres qui exposent la sont plutôt des indépendants de l'art que des indépendants en art, mais toutes ces médiocres toiles pendues ne sont pas pires que celles que nous verrons aux Champs-Élysées ou au Champs-de-Mars. De la foule se dégagent :
 Maurice Denis : d'étranges petites femmes nues, un peu japonaises, mais très originales et peintes avec une science merveilleuse ; une autre femme en noir dans un paysage qui a des airs vieux, une ordonnance comme classique, et pourtant un viaduc de chemin de fer s'érige dans le fond : dévulgariser la nature civilisée, c'est intéressant et c'était difficile ; trois autres femmes, très pâles, bustes qui sortent d'un panneau brique ; une autre femme avec fleurs et arbres : - tout cela pris dans la vie, mais recomposé, agencé en vue de signifier, de nobles moments de loisir, des repos ou l'on songe ;
 Emile Bernard : mais rien de comparable à son beau Portement de Croix ; il s'exagère malheureusement dans le laid ;
 Bonnard : sortira t-il du japonisme ? Son japonisme, du moins, est bien du Bonnard: j'espère qu'il le personnalisera encore ; un paysage en trois ou quatre verts avec des taches orange est bien curieux ; même sensation devant un plus grand paysage ; une vieille femme intéresse grandement ; tout cela est certainement du très bel art décoratif, mais avec, çà et là, une fâcheuse tendance au grotesque, c'est-à-dire à la déformation grimaçante ;
 Ranson : d'amusants plats étrusques (sur toile);
 Anquetin : une femme rousse assise, avec un presque sourire d'une ironie cruelle, — égal en valeur significative à l'autre rousse du même, qui se peigne avec une férocité de hyène;
 Gausson : quelques cadavres;
 Guilloux : huit paysages de la plus heureuse composition, étranges et originaux, très harmoniques;
 H.-F. Roussel: un assez bizarre coin étroit de jardin, l'éternel violet, du plein soleil terne;
 A. Osbert: des paysages d'un vert pâle à fonds bleuâtres, très doux, très accueillants, harmonisés par la pâleur des cadres;
 Angrand : une ombre bleue dans une ombre lumineuse plus pâle : ce sont des loups dans une brumeuse nuit de lune; très spécial de facture;
 G. d'Espagnat : paysages (à la Poussin);
 Casas : deux paysages assez engageants;
 Ranft : son trio de femmes rouges ne serait pas désagréable, - mais quelle absence de style !
 D. de Regoyos : une Mater dolorosa, plus espagnole que peinte;
 Ibels : amusant;
 Toulouse-Lautrec : intéressant;
 Seurat : des toiles sont des merveilles d'harmonieuses tonalités; en d'autres, il ne réussit qu'à colorier des toupies : — on reviendra quelque jour sur l’œuvre de ce chercheur.

III


 Les Indépendants ne détiennent nulle sculpture bien notoire; au contraire, quelques-uns des meilleurs envois aux Rose+Croix sont des groupes, des bustes, des reliefs; à noter :
 Le Christ de V. Vallgren, haut-relief en plâtre, d'une résignation un peu jésuitique; du même, une minuscule Urne funéraire en bronze (M. Roujon l'a achetée pour le compte de l'Etat);
 De Léopold Savine, une belle tête bronzée et sanguinolente de Saint Jean-Baptiste;
 De E. Bourdelle, l'esquisse d'une femme au pied de la Croix, vraiment prosternée, vraiment fondue (et même trop) d'amour;
 Le Torrent, de Niederhausern, est fougueux et tourmenté comme il sied; l'influence de Rodin se fait sentir; du même un intéressant buste de Verlaine.
 Dampt : statuettes en haut-relief, des enfants et des têtes ailées d'un très bon modelé;
 Pezieux : Terre cuite peinte dans le goût florentin, Vierge à l'enfant; ce n'est pas banal, grâce à l'expression de tristesse de la Mère et de son Jésus;
 Les grès flammés de G.-A. Jacquin témoignent de peu d'imagination, mais séduisent par leurs amusantes couleurs fausses.
 Enfin, les fers forgés de Servat nous sortent du japonisme industriel et du truquage historique; c'est de l'art véritable.
 En transition à la peinture, les gravures sur bois de Villoton. Ce sont d'ingénieuses caricatures, très vivantes, très amusantes, loin de toute banalité; son Verlaine et son Baudelaire intéressent vivement : ce n'est plus de la caricature, et pourtant ce Verlaine potiron !...
 Les aquarelles de Trachsel sont des lavis : plans, coupes et élévations de palais mythico-chaldéens, de temples en forme de têtes humaines architectuées; des lavis de chimères, de larves aqueuses, le tout très original, absolument unique, l’œuvre d'une belle imagination, - sans peur et qui la suggère. - Original, oui, et cela malgré la très sensible influence de Redon.
 Th.-P. Wagner fait saillir en violet d'un fond crayonné de noir une « épouvantable » tête; du même, un complexe, mais trop vieillement fantastique Ciel-Terre-Enfer.
 Les Khnopff sont fort curieux, surtout la Sphinge qui semb1e peinte sur la glace d'un miroir; les femmes se voient dedans, la face aux genoux, et, en se dressant un peu, arrivent à fondre l'image de leur front avec la fuyante image du sexe de la Sphinge, - reposant ainsi, par un naïf instinct, leur pensée dans son véritable organe.
 Maurice Chabas : Erraticité, évolution des fantômes humains; du même, une fulgurante Révélation.
 Les Schwabe sont du symbolisme bien sage, et aussi les Séon, dont l'Ecueil cependant frappe; de A. Point, une agréable femme.
 L'Aurore, de Ch. Maurin, attire le public par l'excentricité de ses teintes plates. Ayant dessiné admirablement une allégorique composition, l'auteur a couché dans chaque blanc, délimité par des lignes, une nuance choisie au hasard ou d'après une théorie que j'ignore. Abstraction faite de ces coloriages malheureux, le tableau signifie bien ce qu'il veut dire : les divers éveils, au matin, d'une humanité lasse d'avance du jour qu'elle va vivre, qui voudrait fuir, mais qui retombe aux rets de la besogne quotidienne, des plaisirs quotidiens.
 L'Ange de la Rose Croix, par A. de La Rochefoucauld : c'est truculent, violent, bizarre, barbare, et cependant, de tout le salon, c'est peut-être la seule toile qui soit peinte. Si les couleurs étaient un peu plus fondues, si cela criait un peu plus discrètement, on s'y plairait sans doute davantage; mais qu'un tableau témoigne d'audace, de force, de brutalité même, cela vaut tout de même mieux que le douceâtre lavis ou que l'encre de chine teintée de bleu. M. de la Rochefoucauld a un solide tempérament d'artiste : avec cela, on peut être sûr de soi.
 Un grand dessin de Georges Minne est très beau et très incompréhensible; mais, comme dit Hégel (et le simple bon sens) : « Le beau ne se peut comprendre.»
 Des Cimabue plus finis, plus poussés; l'âme des Primitifs, la foi d'un Angelico; un amour pour les yeux, qui sont tout l'homme intellectuellement sensible; des têtes, comme celles du Christ et de ses Anges, qui s'inscrivent pour toujours dans les prunelles, comme celle de cette Vierge à l'enfant, bretonne idéalisée en un prodige de naïve douceur; à côté, une tête volontaire et perverse; puis un enfant nu en prière, adorable d'innocence; un Saint Jean-Baptiste prêchant, de quelle foi ! une Vierge aux anges, aux anges si volontairement purs, - voilà, avec beaucoup d'incohérences, quelques-unes des impressions que donnent les miniatures de Filiger. C'est un mystique, lui, et non d'imitation, de tempérament, un homme de foi et de charité en même temps qu'un artiste précieux et savant en théories. Le Christ aux anges est un chef-d’œuvre, et la Vierge bretonne la plus digne d'Ave Maria depuis celles que peignirent, pour leurs églises aimées, les derniers idéalistes flamands.


IV


 Mme Jeanne Jacquemin.- Exilée de la Rose+Croix, où les femmes ne furent admises (quoique cela foisonne d’œuvres peu viriles), Mme Jacquemin s'est réfugiée chez M. Le Barc de Boutteville, où elle expose quelques pastels. A première (ou à seconde) vue, on imagine (plutôt que l'on ne découvre) en les œuvres singulières de cette jeune femme la double influence de Gustave Moreau et d'Odilon Redon; - mais c'est du Moreau bien moins pacifique et du Redon bien plus hautement mystique : de sorte que, si l'originalité n'est pas stricte, l'effet produit est cependant de pleine et pure nouveauté, d'un réel inattendu, - tant il y a de rêve dans ces verdâtres luminosités, — tant il y a d'ingéniosité en ces hardies symbolisations qui se résument toutes en une figure humaine, une tête.
 Mélange de catholicisme et de perversité; son œuvre semble faite pour illustrer Baudelaire et Barbey d'Aurevilly, et j'y sens quelque chose d'encore plus maladif, une exquise putréfaction qui va jusqu'à devenir somptueuse, une immoralité charmante qui se préoccupe très peu de préciser les sexes et qui laisse le doute des androgynats flotter comme une buée de désirs malsains et adorable autour des têtes infi­niment lasses de vivre qu'elle précise en des pastels d'une science technique très rare chez une femme.
 On peut regretter un peu de monotonie, mais il s'agit (je crois) d'un début, et nous verrons de la même main, non plus uniquement des têtes, mais des êtres entiers, des groupes, des compositions : si ses doigts ne s'ornent pas encore de multiples joailleries, mais d'une bague unique, c'est bien celle alléguée en un vers exquis par Charles Coran :
 Je n'ai pour bague au doigt qu'une couleuvre d'or,


 Et couleuvre aux yeux pâlement et chimériquement verts !
 Les pastels exposés sont : L'exil : l'enfant glauque tombée sous les eaux glauques; tête de cadavre idéa­lisée par la douleur, penchée sous la pression des injustices; Le Calice : un calice, et en émerge la tête sanglante de Jésus...

Salve, caput cruentatum,
Totum spinis coronatum,
Conquassatum, vulneratum,
Arundine verberatum,
Facie sputis illita...



 ...Tête si ravagée par la souffrance que sa hideur devient extra-humaine, - et divinement adorable; La Fin d'un Jour : une tête lumineusement triste aux yeux de bleu lapis (1) ; L'Enfant prodigue, qu'auréole l'ennui de toutes les joies, - aux yeux morts à tout désir, - à la bouche vitupératrice de tout baiser; Séraphitus Séraphita, être inquiétant, sans âge ni sexe, laid, étrange, à la main une fleur inconnue, signe de son impossible amour, vêtu de violet pâle, les yeux mélancoliques de ne pas vivre; L'Ami : derrière des barreaux, se meurt l'intangible ami aux yeux clos par le désespoir; Le Cantique, une femme dont toute la face et les lèvres chantent le chant de l'extase attristée vers l'au-delà... Ces pastels ont dit cela et bien d'autres choses.

R.G.

(1) C'est d'après ce pastel de Mme Jeanne Jacquemin que M. A.-M. Lauzet a gravé l'eau-forte aujourd'hui offerte par le Mercure de France à ses abonnés (V. feuille d'annonces en tête du présent numéro).


BOÈCE AU MOYEN-AGE(1)


 Le grec Hermas, chrétien et platonicien, et familier même davantage avec les dires de Diotime qu'avec les paraboles évangéliques, écrivit, aux temps de saint Paul, un livre, le Pasteur, qui a servi de modèle à tout un cycle de livres. Le début en est tout à fait pur et plein de grâce :
 « Celui qui fut mon hôte à Rome me vendit une jeune fille. Beaucoup d'années après, je la revis, je la reconnus et je me mis à l'aimer comme une sœur. Mais avant cela, un jour qu'elle s'apprêtait à se baigner dans le Tibre, je lui tendis la main et la menai vers le fleuve. En la regardant, je me disais en mon cœur : Je serais heureux de posséder une telle femme, si belle et si honnête. Je pensais cela et pas davantage. Or, quelque temps après, en me promenant avec ces pensées, je rendis hommage, à la créature de Dieu, songeant combien elle était magnifique et belle. Et m'étant promené, je m'endormis. Et l'Esprit me ravit et m'enleva vers la droite, en un lieu où un homme n'aurait pu marcher. Car c'était un lieu plein de rochers et abrupt, et impraticable à cause des eaux. Quand j'eus franchi ce lieu, j'arrivai dans une plaine : et, les genoux fléchis, je commençai de prier le Seigneur et de confesser mes péchés. Et comme je priai, le ciel s'ouvrit, et j'aperçus cette femme que j'avais désirée, me saluant du haut du ciel et disant : Hermas, salut. Et moi, l'apercevant, je luis dis : Madame, que faites-vous là ? Et elle me répondit : J'ai été reçue ici pour dévoiler tes péchés au Seigneur. Madame, demandai-je, les dévoilerez-vous vraiment ? Non, dit-elle. Mais écoute les paroles que je vais te dire. Dieu, qui habite dans les cieux et qui de rien a créé toutes choses et les a multipliées pour sa sainte Eglise, Dieu est irrité contre toi : parce que tu as péché envers moi. Répondant, je lui dis : Madame, si j'ai péché envers vous, où, en quel lieu et en quel temps vous ai-je jamais adressé une parole déshonnête ? Ne vous ai-je pas toujours estimée comme une dame ? Ne vous ai-je pas toujours révérée comme une sœur ? Pourquoi donc m'accusez-vous d'actions si abominables ? Alors, se mettant à rire de moi, elle dit : En ton cœur est montée la concupiscence du mal. Et ne te parait-il pas que c'est une laide chose pour l'homme juste que la concupiscence du mal soit montée dans son cœur ? C'est un péché pour lui, un très grand péché. L'homme juste en effet pense des choses justes. Et c'est en pensant des choses qui sont justes et s'avançant dans cette droite voie qu'il trouvera au ciel un Seigneur propice à sa cause. Mais ceux qui pensent en leur cœur des choses défendues assument la mort et la captivité : surtout ceux qui aiment ce siècle et qui se glorifient dans leurs richesses : et ceux qui ne pensent pas aux biens futurs, leurs âmes sont vidées de tout. Ainsi font les douteux qui n'ont pas d'espoir en le Seigneur et méprisent et négligent sa vie. Mais toi, prie le Seigneur, et il guérira tes péchés et ceux de toute ta maison et ceux de tous les saints. Quant elle eut prononcé ces paroles, les cieux se fermèrent » (32).
 Voilà bien le prototype de la Vita nuova de Dante; mais Dante n'a sans doute connu Hermas qu'à travers l'imitation qu'en a faite Boèce dans sa Consolation. A vrai dire, le traité de Boèce provient du Banquet encore plus que du Pasteur, mais tous ces livres et d'autres ont des analogies de filiation. Diotime, la Domina d'Hermas, la Monique évoquée dans la Vie heureuse de saint Augustin, la Philosophie telle que la voit Boèce, Béatrice, - autant d'êtres de rêve ou d'idéalisation appartenant à la mystérieuse famille.
 Avoir une place, même toute petite, parmi ces créateurs d'âmes, c'est la gloire du sénateur Boèce, Maître des Offices à la cour de Théodoric et qui fut mis à mort sur des accusations assez obscures portées contre lui par Cyprien, comte des Sacrées Largesses.
 Sa réputation durant tout le moyen-âge et son influence sur le développement de la philosophie scolastique proviennent évidemment d'une toute autre cause ; beaucoup plus pratiqués qu'on ne le croit et avides de savoir à un degré ignoré de notre siècle de lassitude, les gens de ces temps (si pleinement lumineux pour qui n'a pas sur les yeux le bonnet d'âne fabriqué par la Renaissance) estimaient au-dessus de tout le livre qui leur apportait soit des arguments de raisonnement, soit des faits, soit des notions nouvelles touchant les sérieux problèmes qu'ils ne se lassèrent jamais d'étudier. Or, entre les deux grandes écoles qui se battaient, sous des noms différents, pour les éternelles causes qui sont l'idéalisme (réalisme du moyen-âge) et le réalisme (nominalisme du moyen-âge); entre Platon et Aristote, également mal connus par les traditions et par des bribes de textes incorrects, de traductions libres, - Boèce, philosophe mitoyen, mi-platonicien, mi-aristotélien, apparut comme une sorte de Juge dont l'impartialité était sans cesse consultée.
 Cette position de Boèce est nettement indiquée par Godefroi de Saint-Victor : assis entre Platon et Aristote, étonné de la controverse indéfinie, écoutant avec soin ce que disent l'un et l'autre, il ne sait lequel des disputeurs favoriser, il n'ose clore définitivement le débat :

Assidet Boethius, stupens de hac lite,
Audiens quid hic et hic asserat perite,
Et quid cui faveat non discernit rite,
Nec praesumit solvere litem definite.


 Donc, au tribunal du Maître des Offices, Platon disait : Les universaux existent en dehors de toute connaissance subjective. Il y a dans le monde, au-dessus de nous, une idée, un archétype de chacune des choses qui forment le monde visible; et ces idées seules sont stables et permanentes; elles sont, en somme, les seules réalités véritables et connaissables; les choses ne sont que d'obscures copies de ces formes éternelles, et on ne peut les connaître que par leur ressemblance avec les immuables types. Aristote disait : Cette doctrine que l'Ecole résume, « Universalia extra et ante rem », me semble radicalement irrationnelle. Moi, je ne monte point au général pour redescendre au particulier, mais je pars du particulier pour atteindre le général; le particulier seul existe vraiment; l'individuel seul est réel et l'universel est un de ses attributs(3).
 Platon parlait comme un métaphysicien, Aristote comme un savant, et Boèce, simple philosophe de bonne volonté, n'osa jamais aller si loin ni à droite, ni à gauche : Ayant traduit Aristote et commenté Platon, il lui restait pour l'un et pour l'autre une timide tendresse presque naïve. Il aurait voulu les concilier : la conciliation est encore à faire; ce fut l’œuvre tentée par la philosophie scolastique, - mais Boèce ayant refusé de dire le dernier mot, nul ne le proféra : Platon triompha avec le génie de Scott Erigène ; Aristote, avec le génie de Thomas d'Aquin.

Hermès.



 (1) Boethius, an essay, by Hugh Fraser Stewart (Londres, Blackwood). Cet ouvrage est un manuel de Boèce, un très bon travail d'érudition où tout est dit avec méthode et sobriété.
 (2) Hermae vetustissimi theologi Pastor, à la suite de Claudiani Mamerti de Statu Animae (Cygneae, 1655, in-16).
 (3) Voir le chapitre intitulé : Boethius and the scholastic problem. Cf. B. Hauréau, Histoire de la philosophie scolastique, t. Ier.

THÉÂTRE D'ART


 Les Noces de Sathan, pièce ésotérique en un acte et 5 tableaux, en vers, de Jules Bois; partie musicale de Henry Quittard; décors et costumes artistiques de Henry Colas. - Deux scènes tirées de Vercingétorix, drame en vers d'Edouard Schuré; partie musicale de Duteil d'Ozanne; décor artistique de Paul Séruzier. -Le Premier chant de l'Iliade, interprétation théâtrale en 4 tableaux, en vers, par Jules Méry et Victor Melnotte; partie symphonique de Gabriel Fabre : partie décorative établie par Charles Guilloux.


 Tel le programme de la Soirée pour laquelle, le 30 mars dernier, M. Paul Fort avait trouvé très amusant de réunir 800 personnes dans une salle construite pour contenir au plus 300 spectateurs. Dès 8 heures on s'écrasait aux portes ; fauteuils et chaises furent pris d'assaut par une nuée de barbares et la plupart des invités, munis d'authentiques coupons dûment numérotés cherchèrent vainement, comme toujours, les sièges qui leur étaient dévolus.
 Après avoir écouté debout, aplati contre un mur et serré entre de vigoureuses épaules, une conférence où M. Jules Bois, sous prétexte d'expliquer aux profanes les Mystères d'E­leusis, dauba discrètement sur le compte de MM. Leconte de Lisle, Renan et Paul Bourget, je dus quitter la place, et, en attendant un entr'acte propice pour récupérer le fauteuil auquel j'avais droit, j'allai rejoindre les âmes en peine qui depuis le lever du rideau ambulaient dans les galeries, heureusement très vastes, du Théâtre d'application, sous les regards narquois des pastels de Gyp.
 Ce fut de là que j'assistai, si je puis m'exprimer ainsi, aux Noces de Sathan et de Psyché.


 En ce poème, M. Jules Bois a commenté, parait-il, le dogme de la Chute et de l'Ascension s'achevant dans le mystère de la Rédemption. Sathan symbolise l'Humanité palpitante d’inquiétude et de révolte, l'Anarchie contemporaine avec sa foi brutale et son nihilisme de dillettante. Psyché, qui fut autre fois la Perséphone soumise au va-et-vient fatal de la nuit et de le lumière, est aujourd'hui la Médiatrice de Dieu, l'image affaiblie du Paraclet. Elle descendra dans les bras de Sathan, et le Révolté vaincu et racheté par cet amour divin deviendra le Messie qui se lèvera dans les nuages du Péché comme le soleil sort de la prison du matinal crépuscule.
 Bien entendu, je ne parle de tout ceci que d'après la glose insérée dans le programme. Je ne doute point que M. Jules Bois n'ait déployé beaucoup de talent dans la facture de ce mystère, mais, n'ayant pas été à même d'en juger pour la raison que j'ai mentionnée plus avant, je ne saurais en écrire davantage sans compromettre ma bonne foi.
 Les vers du Vercingétorix sont d'une fort honnête médiocrité. M. Schuré a d'ailleurs commis une faute en morcelant son drame, car c'est une grave erreur de croire qu'il suffise de représenter une scène ou deux d'une œuvre quelconque pour en faire apprécier les qualités. Ce procédé de marchand de comestibles peut avoir sa raison d'être dans nos conservatoires nationaux et les soirées familiales, mais je doute, qu'il soit goûté du public auquel s'adresse M. Paul Fort.

 Avec le Premier chant de l'Iliade, nous tombons dans le grotesque. Au cours d'un article que publia l'Endehors au lendemain de la représentation, M. Jules Méry s'excusa, fort spirituellement du reste, d'avoir porté des mains profanes sur le chef-d’œuvre des âges antiques. Cela me met à mon aise, et, puisque M. Méry ne se fait aucune illusion sur la valeur de son adaptation, je ne crois pas le trop chagriner en écrivant ici tout le mal que je pense du tripatouillage homérique qu'il commit de complicité avec M. Victor Melnotte.
 A vrai dire, et pour être impartial, tout n'est pas absolument condamnable dans ce pensum qu'infligea le tyrannique M. Paul Fort à deux poètes non dépourvus de talent. Quelques scènes sont bien traitées, et on rencontre de ci de là plusieurs vers de bonne qualité; mais, hélas ! ils sont tellement égaillés en tirailleurs tout le long des 4 tableaux, ils sont si bien perdus parmi les plats alexandrins qui forment le gros de l'armée, qu'il faut une oreille véritablement exercée et une attention soutenue pour les discerner au milieu de ce classique fatras. Le pire de cette interprétation c'est que, par plus d'un côté, elle fait invinciblement songer aux lugubres farces qu'élaborèrent Offenbach et ses acolytes pour la joie des crapuleux goujats du second empire. La mise en scène d'ailleurs n'était pas faite pour dissiper cette illusion, et il eût fallu être surérogatoirement naïf pour s'en rapporter au programme, qui annonçait fallacieusement « des costumes reconstitués d'après les documents authentiques ». Le casque d'Akilleus copiait fidèlement le casque de pompier de M. Boussigneul dans la facétieuse comédie qu'on sait, et, pour le reste, certain journaliste a pu dire, sans altérer la vérité, que la scène du Théâtre d'Art, ce soir-là, ressemblait à un char de mi-carême.
 Après avoir assisté au partage du butin et avoir écouté paisiblement le récit de la peste, le public commençait à s'... Homerder ferme, lorsqu'un monsieur correct, gagné sans doute par la colère du bouillant Akilleus, se rua sur un inoffensif jeune homme, son voisin, et le gifla d'importance. Flic, flac ... Cela fit diversion. Les spectateurs intéressés se hissèrent incontinent sur les fauteuils, et, suivant les us et coutumes, des cris d’animaux furent proférés. Cet intermède rasséréna tous les visages, et, à part quelques fumistes qui continuèrent à se souffleter pour rire dans une loge du fond, on écouta jusqu'au bout sans broncher. Dans un Olympe simulant de remarquable façon la façade de la Cour des Comptes (le parapet du quai n'avait pas même été oublié), on assista aux agapes des dieux, puis la toile tomba au milieu d'un tonnerre applaudissements folâtres
 En somme, on se demande quel était le but des auteurs en œuvrant semblable machine. Ce ne fut à coup sûr une tentative bien méritoire. Toute la littérature grecque a vécu d'Homère et les classiques de France et des autres pays en ont fait leurs choux gras. A quoi bon y revenir. Les poètes d'aujourd'hni ont mieux à faire, j'imagine, que de retourner en arrière. Laissons cela aux précieux de l'Ecole Romane, M.Méry, croyez-moi. Noyons-nous plutôt dans le Magnificisme et la Théorie des Cinq Sens, cela vaudra mieux que de vivre des dépouilles d'autrui. Ce sera plus noble, sans compter plus intéressant.
 Des comédiens, je ne peux dire grand' chose. Les malheureux ! ils furent à la hauteur de la tâche qui leur avait été confiée; c'est faire comprendre, n'est-ce pas? qu'ils furent franchement abominables. Exceptons pourtant M. Favre-Akilleus et surtout Mme Suzanne Gay, qui, au dire de plusieurs personnes peu susceptibles de partialité, déclame admirablement les vers d'Ennoïa, dans le mystère de M. Jules Bois. Ce n'est pas la première fois du reste que cette jeune artiste se distingue sur la scène du Théàtre d'Art, dont elle est dès à présent la seconde étoile — Mlle Camée restant la première. Je ne mentionne point M. Jules Méry, qui jouait le rôle de Kalkhas. M. Méry est un poète, il disait ses vers, il n'a donc aucun mérite à s’être distingué entre les autres comparses.

 Tout compte fait, cette dixième représentation est désastreuse. Le Théâtre d'Art va périclitant de mois en mois, et sa déchéance est proche. Déjà nombre d'artistes, et des meilleurs, se désintéressent de cette entreprise. Si M. Paul Fort n'y remédie au plus tôt en changeant de voie, le chiffre des défections ira s'accroissant jusqu'au jour où, complètement abandonné des intellectuels, le Théâtre d'Art ne sera plus qu'une boîte à chahut, un grotesque guignol, voué aux sarcasmes et aux éclats de rire des seuls philistins. Ce qui serait une lamentable destinée pour un théâtre qui devait être initialement, dans l'esprit de son directeur, le Théâtre des Poètes.



Jean Court.

LES LIVRES(1)

 Il nous revient de divers côtés, après publication de chacune de nos livraisons, qu'il y a désaccord entre certains auteurs et nous sur leurs mérites : malentendu déplorable et où il semble bien qu'ils aient mauvaise grâce, puisque nous tâchons précisément à leur découvrir des qualités qu'ils s'ignoraient; ne les ayant point notées sur ces petits papiers qu'ils rédigent pour la presse et que, pour être agréables à nos confrères et par scrupule aussi, jamais nous n'insérons. Ce serait même de l'ingratitude : alors que nulle part dans les journaux on ne lit plus les livres, que partout on escamote la moitié des envois pour ne publier qu'un passage de la « prière d'insérer » de ceux qu'on retient, nous lisons en effet et nous signalons tous(2) les ouvrages qui nous parviennent; et, notre Recueil étant une des très rares publications où il soit permis de dire ce qu'on pense, les auteurs sont avec nous à l'abri de ces bordées de louanges inconsidérées dont on blesse si souvent leur légitime orgueil; et ils ont l’assurance d'une opinion toujours sincère - sinon, hélas! toujours juste. Au reste, cette liberté de tout dire, un peu notre raison d'être, nous avons la conviction de n'en jamais avoir mésusé, par comparaison surtout avec la parfaite muflerie de notre exquise époque. Que si, cependant, des auteurs croient avoir à se plaindre de nos procédés, il leur est loisible 1° ou de ne point nous envoyer leurs livres; auquel cas, n'ayant point coutume de les aller solliciter chez les éditeurs et ne rendant compte que tout à fait exceptionnellement d'un ouvrage que nous n'avons pas reçu, ils peuvent tenir pour à peu près certain qu'il ne sera soufflé mot de leur « vient de paraitre »; 2° ou de demander des explications au fauteur de la bibliographie jugée malséante : tous nos échos sont signés d'initiales, le signe *** appartenant au surplus à un seul rédacteur; et quant aux rares notes qui, pour une raison quelconque, sont anonymes, le rédacteur se dérobât-il — supposition que rien jusqu'ici n'autorise — , ou fut-il un mineur ou une femme, qu'on trouverait sans doute encore avec qui s'entendre.

A.V.

 Quand les violons sont partis, par Edouard Dubus {Bibliothèque Artistique et Litteraire) - Voir page 1.
 Rose et Ninette, Mœurs du jour; par Alphonse Daudet, avec un frontispice de Marold (E. Flammarion. — Collection Guillaume)- L'intolérance, pour ne pas dire plus, des très jeunes gens envers M. Alphonse Daudet a son exacte contrepartie dans la flagornerie universelle de la « grande » presse, et j'imagine que cette constance des uns à tout estimer pour le mieux dans le meilleur des mondes est pour quelque chose dans l'intransigeance des autres. Mais la cause de leur attitude dédaigneuse réside surtout en ces profondes différences morales qui séparent l'homme d'hier de l'homme d'aujourd'hui, au point qu'ils ne se comprennent pas plus que des individus de latitudes très distantes. Un peu moins même. Pour nous en tenir à la littérature, si, convaincus que les choses n'ont point de réalité objective, nous nous efforçons à une œuvre dégagée de l'accident (décor, mœurs, contingences quelconques) pour y renfermer le plus possible d'essences, il n'est pas douteux que les hommes de la génération de M. Alphonse Daudet nous jugeront prétentieux et soporifiques ; par contre, beaucoup d’écrivains de notre génération à nous, et la grosse majorité de ceux qui viennent actuellement au monde littéraire, comptent absolument pour rien - quelque soit du reste le talent de l'auteur — l'ouvrage qui est un simple tableau de mœurs et relate les incidents de la vie quotidienne dans le décor où nous nous mouvons habituellement. Il faut à un tel livre de bien spéciales qualités à côté, d'humour par exemple, pour qu'il soit apprécié des jeunes critiques - lesquels ne sont point que critiques, mais auteurs de livres aussi et qui, arrivant à l'heure où se précise un mouvement qu'ils trouvent bon de réaliser, adoptent presque tous la critique dogmatiste préconisée par M. Bernard Lazare(3): hors de mon esthétique, rien n'existe. Critique de combat et tout à fait légitime : elle fut celle de M. Zola et l'aida au triomphe. Mais, à l'appliquer aux écrivains d'il y a vingt ans — si l'on excepte les deux ou trois génies qu'on sait - nous commettons une sûre injustice et mieux vaut alors ne point parler d'eux: ils avaient en effet et ils ont gardé sur la littérature, des idées opposées aux nôtres, ils sont différents de nous — Voici Rose et Ninette : aux yeux de la critique dogmatiste actuelle, ce livre, a priori, en dehors de ses qualités ou de ses défauts d'exécution, « n'existe pas », puisqu'il est le simple tableau de mœurs et que nous n'admettons plus ce genre. Une critique moins volontairement étroite y regarderait de plus près, et, quitte à se prononcer ensuite sur la valeur du sujet, rechercherait d'abord ce que l'auteur a voulu; et s'il a réussi ce qu'il a voulu. Or, qu'a voulu ici M. Alphonse Daudet? Poser, sans le résoudre, le problème d'un cas - d'un seul — de la question des enfants dans le divorce. A-t-il réussi? Incontestablement, au point de vue de l'expression totale. Restent les critiques de détail: la grossièreté sans doute trop forcée du petit baron Rouchouze, l’épisode bizarre non du voyage de Fagan en Corse, ainsi qu'on l'a dit, mais de son introduction sous un déguisement au bal de la préfecture d'Ajaccio, enfin le suicide à point nommé de ce Hulin, séparé de sa femme, qui la reprend un soir et ne veut survivre à cette dernière nuit de délices. Tous ces gens-là font l'effet d'être un peu toqués, et M. Alphonse Daudet, en maintenant ses personnages dans la vraisemblance et en inventant d'autres évènements, nous eût tout aussi bien montré l'affection de Fagan pour ses filles, son abandon, son isolement et sa détresse de coeur au milieu d'une vie enviable d'apparence; et le roman eût profité d'une intégrité qui lui manque.

A.V.


 Le Cuirassier blanc, par Paul Margueritte (Lecène et Oudin), — Des nouvelles sentimentales écrites avec la désinvolture d'un auteur de bonne compagnie, qui se sent un peu fourvoyé dans le journalisme prétendu littéraire. La moins solide est, je crois, le Cuirassier blanc. Une des meilleures, Près de la mort, contient deux ou trois touches savantes et fines dignes du peintre de Tous Quatre. L'inceste, Cousine Mad, Grand Garçon, sont d'un joli ton de névrose enfantine, simples, claires, pourtant angoissantes. Le style de Paul Margueritte est doux-fleurant comme une fleur malade, une belle fleur de couronne mortuaire qui évoque des souvenirs d'enfance troublée par de solennelles catastrophes et des craintes de revenant glorieux. Ce qu'on peut dire de plus juste sur cet état d'âme littéraire est ce que l'auteur en dit lui-même dans sa première nouvelle : « Je pensais trop à ces choses-là. Elles m'entouraient d'une atmosphère de rêvasseries pâles le jour et de songes fiévreux la nuit »
 Il est à souhaiter que l'auteur pense moins à ces choses : nous préférons les rudes franchises de Tous Quatre à certaines mélancolies qui sembleraient trop voulues.

***


 Légendes puériles, par Pierre-M. Olin (Bruxelles, imprimerie de Mme Veuve Monnom.) Les sept brèves histoires, plus des poèmes que des contes, rassemblées ici par M. P-M. Olin forment une des plus exquises petites œuvres où se puissent distraire les imaginations à la fois ingénues et perverses. Transposer dans l'âme de couples enfantins, pour qui tout le mystère du monde réside dans le spectacle de la mer et de la forêt, les aventures cruelles que les jours réservent aux hommes, les montrer qui jouent avec les vagues et en meurent, comme plus tard ils joueraient avec la douleur et en mourraient, simplement, sans avoir même conscience que cette fantasmagorie est fort pénible en soi, c'est d'un artiste très inquiétant et très subtil, et j'en sais peu qui puissent donner un plaisir aussi ambigu de résignation, de tendresse et d'ironie. M. Théo van Rysselberghe a composé, pour illustrer ce livret d'une admirable exécution typographique, sept frontispices d'un charme égal à celui de l'œuvre commentée.

P. Q.


 Selon mon rêve, par Elzéard Rougier (Savine). - Selon le rêve de M. Elzéard Rougier, un prince russe fait bâtir un théâtre à Miramare et engage tout un corps de ballet pour représenter le chef-d'oeuvre inconnu d'un jeune auteur, plein de génie. (Voilà, certes, un de ces rêves irréalisables, ou je ne m'y connais pas!...) Il y a la Sérapis, une danseuse de voluptés, Céleste Lepage, une danseuse de puretés... et toutes les deux tombent en les bras du prince au premier faux pas, naturellement. L'une est la maîtresse, l'autre devient la femme, puis meurt bien tragiquement après un second mariage in extremis avec l'auteur du ballet perfectionné. Autour de cette intrigue tourbillonnent à vous en donner le vertige les jupes de tulle, et les chevelures folles, et les jolies jambes roses! Le fond de la mer est toujours bleu, le théâtre est toujours ruisselant de dorures, de sculptures, de peintures superbes. On mange tout le temps des bouchées à la Montglas; bref, à la fin du livre, on a une indigestion de belles choses et de belles filles comme si on avait mangé de la crème à la vanille depuis huit jours !... C'est charmant !...

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 Le Mouvement néo-chrétien dans la Littérature contemporaine, par l'abbé Félix Klein (Perrin et Cie) - Avec une sympathie assez narquoise, M. l'abbé Félix Klein se demande ce qu'il faut penser du « mouvement néo-chrétien ». Il remarque que les apôtres d'une rénovation morale sont de fois assez différentes et étudie rapidement les idées (il vaudrait mieux dire les apparences d'idées) de MM. Rod; Desjardins, de Vogüé, Bérenger et même G. Duruy. Il en arrive à reconnaître que la plupart de ces messieurs sont certainemènt néo, mais qu'ils ne furent mie chrétiens, puisqu'ils repoussent tout simplement le dogme et que quelques-uns même ne tiennent que fort peu à l'existence de Dieu.
 S'il suffisait de professer le dégoût du naturalisme et de l'abjecte libre-pensée orthodoxe pour se croire chrétien, les neuf dixièmes des jeunes littérateurs actuels seraient déjà convertis. Mais à nombre d'entre eux la sottise manifeste des « chrétiens de lettres » inspire un dégoût égal : ils se sont aperçus que, à tout bien prendre, sous prétexte d'évangile, les néophytes restauraient de leur mieux une sorte de morale bourgeoise, orléaniste, cousinienne, julessimoniaque, qui ne saurait leur plaire. Et s'ils trouvent, par goût de Spéculation métaphysique, un certain plaisir à l'examen de difficultés théologiques - le mystère de la Trinité, par exemple, concilie assez bien la vieille antinomie de l'un et du multiple – il leur manquerait encore : la foi. M. l'abbé Klein a laissé de côté ce genre plus noble d'esprits qui s'intéressent au christianisme, peut-être parce que ceux-là se manifestent moins bruyamment et n'ornent pas leur tête de plumes de paon liturgiques. Sa brochure n'en est pas moins intéressante et d'une critique subtile et avisée, encore qu'il montre un peu trop de révérence pour un littérateur aussi médiocre que M. Georges Duruy.

P.Q


 Le faux et le vrai Positivisme, par Jorge Lagarrigue (Paris, Apostolat positiviste). — Cette brochure porte en sous-titres : 1° Le Sophiste Pierre Laffitte nommé professeur officiel au Collège de France. — 2° Programme d'un véritable enseignement positiviste. Elle est datée : 104e année de la Grande Crise. Nous souhaitons de bon coeur l'abolition du faux positivisme et aussi celle du vrai.

R. G.


 La Passion de Jésus, drame en vers, par Antoine Chansroux (Savine). — A l'usage des théâtres forains munis de marionnettes rudimentaires.

Scène XI
.
Jésus, Pierre, Caiphe, Foule, Soldats, Coq.
Le Coq
Cacaraca !...
Pierre, pleurant, fuit :
Où donc cacher ma honte éternelle en ce lieu.
Dans mon aveuglement, j'ai renié Mon Dieu.

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 Giovanni,par Antony Aubin (Savine)- L'auteur aura très probablement introduit son drame dans un roman d'action après un refus, non motivé du reste, de la Comédie Française. Cela se passe à Naples, sous la domination espagnole, et entre grands peintres tels que le Dominiquin, Ribeira, Salvator Rosa et Giovanni, le héros principal, qui semble personnifier le génie italien dans ce qu'il y a de pur et de tendrement amoureux. Masaniello, le duc d'Arcos, Don Juan, représentent, d'autre part, les personnages politiques. Ni moins ni plus intéressant que ces sortes d'épopées ou le manteau rabattu sur le visage alterne avec le coup de dague porté à l'italienne, c'est-à-dire dans le dos. Quelques jolis morceaux descriptifs et des dialogues furieusement mouvementés, où tout le monde parle la langue dite style soutenu à l'Académie. En somme, bien préférable à Par le glaive, car ce n'est pas en vers.

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 Tro-Breiz, par A. Clouard et G. Brault (Fischbacher). — MM. A. Clouard et G. Brault ont voulu, disent-ils, refaire en « vrais bretons » le pèlerinage des Sept-Saints, fort célèbre au Moyen-Age. Ils avouent avec beaucoup d'ingénuité - un peu d'hypocrisie religieuse siérait en cet âge de néo-christianisme — qu'ils s'y décidèrent pour des raisons assez profanes: un désir d'artistes de vivre quelques semaines hors des villes trop modernes et monotones, et de se distraire du monde banal par des spectacles inattendus, des monuments et des légendes. Puis, le pèlerinage accompli comme les pèlerins, parmi les hommes, appartenaient l'espèce singulière dont l'habitude est d'écrire des livres, ceux-ci racontèrent, non sans talent et sans bonne grâce, les diverses choses d'autrefois et d'aujourd'hui qui leur étaient apparues sur la route et l'impression qu'ils en avaient gardée. Le danger de pareils livres serait de ressembler aux guides Joanne, si précieux à leur manière; ce n'est point le cas pour Tro-Breiz; le souci de faire honneur à leur pensée par le prestige du langage n'abandonne jamais les deux collaborateurs, et, soit qu'ils citent directement ou qu'ils paraphrasent la légende, la chronique ou l'histoire, ils prennent soin de l'harmonie et de la composition. Le plaisir de les lire est fort grand, méme pour qui connaîtrait déjà Dom Morice et Dom Lobineau, voire MM. de La Villemarqué et Luzel, érudits contradictoires et bataillants. Je dirais volontiers, si l'éloge ne risquait d'être trop strictement interprété et de devenir maladroitement excessif, qu'on trouverait là un peu de charme des plus anciens Reisebilder du Voyage dans les montagnes du Harz, par exemple : mais j'indique une analogie dans la façon de conter et ne prétends point taire de comparaisons.

P.Q.


 Les Charneux, par Georges Garnir (Lacomblez). - La maîtresse d'un homme, une veuve, a une fille, et l'épouse de ce même homme à un fils. L'époux connaît la trahison dont elle garde le secret ; mais la fatalité veut que les deux enfants, qui ne sont pourtant pas frères, se rencontrent un jour et s'aiment. De là un drame... inévitable. Et c'est justement cet inévitable drame voulu qui gâte un peu la psychologie de l'oeuvre. Tout est bien écrit, correct, longuement expliqué, poignant, mais ressemble à du bon Zola propre. Or, on aimerait peut-être mieux du mauvais belge, s'il y en a, que du bon Zola, même première qualité.

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 Une Conscience d'artiste, par Montaury (Lemerre). - Livre de nouvelles. Presque toutes les femmes de cet auteur sont des institutrices plus ou moins perverses. Jolie écriture alerte, pleine de bavardages spirituels. Fond malsain et forme à la Droz. Pas pour un liard de sens moral, littéraire ou non, et brusquement des trous dans lesquels sombrent à la fois le bon gout et l'esprit. Amusant parce que toqué. Peut-être écrit par une institutrice genre Charlotte!

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 Un Pèlerinage à Beyreuth, par Emile de Saint-Auban (Savine). — De tous les livres qui furent publiés sur Richard Wagner, celui-ci est le mieux fait pour éveiller de désirables réflexions chez les pauvres gens qui, au mépris de l'art, ont gardé d'absurdes griefs contre ce haut musicien. C'est l'oeuvre d'un écrivain d'une grande sensibilité, dont la compétence jointe à une ardente admiration, est aussi profitable à ceux qui possèdent le don malheureux d'admirer sans comprendre. On reprocherait seulement à M. de Saint-Auban, - un des plus fins avocats du barreau de Paris, - de laisser échapper quelquefois de ces phrases aux images connues qu'il n'emploie jamais dans l'improvisation d'un plaidoyer. J'en cite une, non pas au hasard, car je suis obligé de la chercher: « Voici M. Vincent d'Indy, pour qui la cloche de la Renommée sonna récemment l'heure de la notoriété. »

J.L.


 Les Arlequinades, par Remy Saint-Maurice (Lemerre).- Des vers à la façon de jadis, c'est-à-dire bien faits, jolis, spirituels parfois, mais n'apportant aucun frisson nouveau: Pierrot sous toutes ses formes, Pierrette sous tous les atours, et du tragique dans un Polichinelle assez ambitieux pour vouloir synthétiser le mâle vis-à-vis de... Madame Polichinelle, la femme. — En somme, un livre honorable, très honorable même, et dont l'auteur, devenu notaire ou préfet de son département, pourra se vanter à juste titre.

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 Les Bas-fonds de Constantinople, par Paul de Régla (Tresse et Stock). - Préface curieuse où l'auteur nous raconte les ennuis d'un écrivain édité malgré lui. En lisant ces pages toutes vibrantes d'une indignation qui, pour être très personnelle, n'en est pas moins fort intéressante, on se demande mélancoliquement jusqu'à quand la librairie sera faite en France en dehors de toutes espèces de lois commerciales et jouira d'une liberté que n'ont ni les épiciers ni les tailleurs. Il serait pourtant bien simple d'assimiler une bonne fois le livre au cornet de poivre ou à la paire de pantalons, qui se vendent, et par conséquent s'achètent, et à punir simplement comme voleur le marchand de livres qui fraude ou qui refuse de solder à l'échéance. Dans les Bas-fonds de Constantinople, des anecdotes sur les mœurs et la politique assez bien troussées.

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 Les Chants du Divorce, par Henri Ner (Ollendorff). — D'après sa préface, je me représente volontiers M. H. Ner comme un bon jeune homme studieux, que les destins de l'humanité chagrinent et qui cherche à sonder les grands problèmes de la philosophie. Il le déclare sans nulle contrainte, son volume n'est pas un de ces recueils que... un de ces recueils qui, .. Il a voulu construire un roman psychologique en vers et nous servir un petit plat de symbolisme social.
 La nuit de Noël, tandis que nous autres profanes mangions le traditionnel boudin et l'oie farcie de châtaignes, M. Ner réveillonnait frugalement d'une pièce à la Muse, et de divers félibres (oh ! ces méridionaux!). Ayant ensuite évoqué l'âme sociale et la synthèse humanitaire, il se dit : — « En chantant les douleurs d'un homme séparé de celle qu'il aime, je pense non seulement aux douleurs de chaque homme en face de la femme, mais aux douleurs de chaque individu en face de la société »; ergo, chantons les douleurs et faisons un roman psychologique en vers! — Il convoque là-dessus la mer et le ciel, et la terre, et les montagnes, et les vallées fleuries, et la Vénus d'Arles :

Venez, peuples, venez boire avec volupté
A ses deux seins jumeaux l'amour et la beauté...

et s'éprend d'une petite femme qu'il rencontre.

Le soir, quand je me couche en la tiédeur des draps,
Je sens mon corps brûler, enveloppé de fièvre,
Et j'agite énervé mes jambes et mes bras...

 Il en perd même le boire et le manger et l'écriture. Huit jours durant, il s'assied devant sa copie*

Sans pouvoir arriver à noircir une page.

 Elle s'appelle Henriette ; il lui fait des vers savamment ciselés (sic); il l'emmène chez lui, un jour d'hiver, et, sous prétexte que mouvement c'est chaleur, au meilleur moment, il parle au vocatif :

Je vais te dévêtir, ô toi qui te lapis!


 Ils se marient enfin et font des enfants. La demoiselle a obtenu son brevet simple après quatre échecs; le beau-père est mercier. — Mais bientôt ils ne s'entendent plus; lui est brun et fume la pipe ; elle aimait un grand garçon frisé,fils naturel et blond. — Les époux se battent, divorcent, et ce pauvre M. Ner pleurniche et déclame dans son coin tout le restant du volume.
 Comme on le voit, on aurait tort de s'effrayer des mots; le symbolisme social n'est pas bien terrible, et cette littérature a besoin de quelque indulgence. — Par bonheur, on rencontre de temps à autre une feuille blanche.

C.Mki.


 L'Anarchie littéraire, Les différentes écoles : les Décadents, les Symbolistes, les Romans, les Instrumentalistes, les Magiques, les Magnifiques, les Anarchistes, les Socialistes, etc., par Anatole Baju (Vanier). - Ce prétentieux opuscule n'a ni intérêt, ni valeur, ni signification. C'est une vaine énumération de noms classés selon un à peu près qui dénote une terrifiante ignorance de tout. Quant au style, il est nuancé : « Après toutes ces divisions, l'ancien groupe décadent se trouva non point amoindri, mais fort diminué... »

R.G.


 (1) Aux prochaines livraisons : les chansons naïves (Paul Gérardy); Dominical (Max Elskamp); Chères Amours (A. Maffre de Baugé); Une d'elles (Paul de Garros); Songes Creux (Georges Moussoir); Théâtre Contemporain. 1870-1883 (J. Barbey d'Aurévilly); La conquête du pain (Pierre Kropotkine); Les Chansons d'un Rustre (Auguste Gaud); l'Ironie du sort, (Sutter Laumann); Daisy (Max Waller); Regain d'amour (Olivier du Chastel) ; Un hollandais à Paris en 1891 (W.G.C. Byvanck); Versiculets (Alfred Poussin) ; Cas passionnels (René Maizeroy); Les sept Sages et la Jeunesse contemporaine (Julien Leclercq); Heures de Mélancolie (Jules Grizez-Droz); Dames de Volupté (Camille Lemonnier); Tel qu'en songe (Henri de Régnier).
 (2) Il ne s'agit ici que des ouvrages reçus par le Recueil, et non de ceux qu'on adresse seulement à tel ou tel rédacteur.
 (3) Entretiens Politiques et Littéraires : Des Critiques et de la Critique (vol IV, p. 170).

JOURNAUX ET REVUES


 A la Suite de notre dernier écho (tome IV, p. 366) sur le Nieuwe Gids, M. Jan Ten Brink nous a déclaré que les deux lettres reçues d'Amsterdam et de Leyde, et dont nous citions de courts passages, nous venaient de personnes qui lui ont « voué une haine littéraire des plus déloyales », qu'on l'avait déjà « insulté » dans le Nieuwe Gids, et qu'on ne nous avait écrit que pour « l'insulter encore ». Nous avons certifié à M. Jan Ten Brink que les lettres en question, et même une troisième (1) reçue d'Utrecht depuis la publication de notre dernier numéro, gardaient le ton de la plus parfaite bienséance : que nous y avions vu, certes, une divergence d'opinions littéraires entre lui et le Nieuwe Gids, mais nulle haine et pas la moindre parole « insultante »; que d'ailleurs - abstraction faite de ses propres sympathies littéraires - le Mercure de France insérerait impartialement soit une réponse à l'écho du mois dernier, soit partie de la lettre qu'il venait de recevoir. M. Jan Ten Brink nous prie de citer des passages de ses deux lettres. Les voici presque in-extenso, et nous espérons que leur publication mettra fin à l'incident :     « Leide, 3 avril 1892.

  A Monsieur Alfred Vallette,
   Rédacteur en chef' du Mercure de France.
  Monsieur !
 Permettez-moi de vous communiquer un petit renseignement, à propos de ce qu'on a écrit sous le titre : Nieuwe Gids (Journaux et revues), p. 366 de votre livraison d'avril 1892.
 L'auteur dit qu'il a reçu deux lettres d'Amsterdam et de Leide pour signaler une erreur, quand on m'a nommé « critique célèbres » dans votre livraison de février. Ces deux lettres vous viennent de personnes qui m'ont voué une haine littéraire des plus déloyales. Cette revue : Nieuwe Gids, ne produit rien d'original. Tout est de l'imitation de votre M. Stéphane Mallarmé et de l'école symboliste.
 S’il s'y trouve quelque chose de foncièrement hollandais, ce sont bien des insultes grossières à l'adresse de ces écrivains qui ne donnent pas dans le mallarmisme du Nieuwe Gids.
 Comme je n'admire pas beaucoup le symbolisme et le galimatias littéraire et comme je l'ai dit souvent, on m'a insulté dans le Nieuwe Gids..............
 Quand votre Mercure me reconnait « critique célèbre », ces messieurs vous ont écrit deux lettres pour m'insulter encore...........................
Vous-même, vous êtes hors de cette question; je vous prie de ne pas croire tout à fait ce que ces messieurs vous écrivent.

 Vous n'avez entendu que deux voix très partiales : vous aimerez voir aussi le revers de la médaille.
     Croyez, Monsieur; etc.
       Jan Ten Brink »


     « Leide, le 10 avril 92,
   Monsieur !
 Mille fois merci! Votre lettre me prouve qu'en France, du moins, on n’a pas perdu la belle tradition de courtoisie.
 Je vous prie de citer tout ce que vous trouverez d'utile dans mes deux lettres.
 S'il n'existait qu'une certaine divergence d'idées entre le Nieuwe Gids et moi, l'affaire se trouverait dans les termes les plus corrects. Mais ces jeunes gens se distinguent par un esprit-de-corps fort remarquable, et ont la bouche pleine d'offenses pour ceux qui oseraient leur faire la moindre critique.
 .....ils prétendent avoir inventé la littérature néerlandaise. J'ai écrit souvent contre cette tendance des esprits; jamais je n'ai oublié les lois de la courtoisie.
 Vous n'avez pas trouvé de haine littéraire dans les lettres de Leide et d'Amsterdam. C'est qu'ils voulaient me nuire en France auprès de votre publication, et ils avaient

besoin de prendre les allures de la correction. Dire que je ne suis « pas sérieux », « célèbre que dans mes propres yeux », est certainement pour moi une offense.
 Vous connaissez M. Byvanck, qui ne m'aime pas du tout; mais il est parfaitement honnête. Demandez-lui si c'est la vérité ce que disent vos lettres de Hollande. Il connait toute ma carrière scientifique et littéraire ! Je ne doute pas une minute qu'il me jugera tout autrement, quoiqu'il ait à se plaindre de moi au sujet de son dernier livre.
 En vous remerciant, etc.
           Jan Ten Brinck

A.V.


 La Fornightly Review (mars 1892) contient une étude d'Arthur Symons sur J.-K. Huysmans; en voici la traduction partielle, le début et la fin:
 « Les romans de M. Huysmans, si on peut les appeler romans, sont, en tout cas, la sincère et complète expression d'une très remarquable personnalité. De Marthe à Là-bas, de chaque histoire, de chaque volume, se dégage la même atmosphère de novembre, de Londres, où l'existence seule suffit à vous écraser les épaules, où les petites misères de la vie se transmuent dans le brouillard en un vague et formidable grotesque. Il s'agit là, cas rare, d'un pessimisme dont la philosophie ne s'élève pas au-dessus de la sensation. (Après tout la sensation est une certitude en un monde bien ou mal ordonné, en vue de causes dernières. ― mais qui est sûrement, pour chacun de nous, tel que chacun de nous le sent). A M. Huysmans le monde apparait profondément inconfortable, déplaisant, ridicule, tel que peuvent cependant l'améliorer quelques formes de l'art, et d'où l'on peut même s'échapper temporairement. Une partie de son œuvre nous présente une peinture de la vie ordinaire comme il la conçoit, en son uniforme et triviale misère; en une autre partie, il narre ses tentatives de fuite vers des directions qui ont semblé lui promettre quelque adoucissement; en d'autres encore, il s'est laissé aller à la joie de son personnel enthousiasme, l'enthousiasme pour l'art. Il serait lui-même le premier à la reconnaître ― et, en fait, il l'a reconnu ― cette manière originale de voir la vie provient d'un tempéramment particulier, d'une constitution spéciale: c'est une question de nerfs. Les Goncourt ne se sont jamais lassés d'insister sur leur névrose, d'en montrer l'importance en ce qui se rapporte à la forme et à la structure de leur œuvre, leur touche de style même. Eux, la maladie décadente les a délicatement atteints, comme des fines et languissantes femmes du Faubourg Saint-Germain; elle a aiguisé leurs sens jusqu'à la plus morbide sensibilité; elle a donné à leurs romans une certaine beauté fiévreuse: ― à M. Huysmans cette maladie n'a donné que l'horreur exagérée de tout ce qui est laid et malplaisant, avec un fatal don de découvrir, un fatal besoin de contempler chaque fêlure que ce monde imparfait offre à ses minutieuses inspections. C'est la transposition de l'idéal. Là, les valeurs relatives disparaissent; c'est le désagréable seul qui est mis en lumière, et le monde,

selon l'étrange désordre de cette vision, assume un aspect qui ne peut être comparé qu'à celui d'une goutte d'eau sale examinée au microscope. « La Nature vue à travers un tempérament »,― définition de tout art par M. Zola: rien certainement en peut être plus exact ou plus expressif s'il faut définir l'art de M. Huysmans.
 Pour se faire une idée bien adéquate de M. Huysmans, il est nécessaire de connaître l'homme.
 « Il m'a donné l'impression d'un chat », a écrit une interviewer; « il est courtois, très poli, presque aimable, mais tout nerfs, prêt à sortir ses griffes contre le monde entier. » Et, de fait, il y a en lui quelque chose de son animal favori. La figure est terne, à la fois vive et fatiguée, avec un regard de malice plutôt bienveillante. A première vue, elle est commune, les traits sont ordinaires, on croit l'avoir rencontrée à la Bourse ou au Stock Exchange. Mais graduellement cette étrange et invariable expression, ce regard de bienveillante malice vous capte à mesure que s'étend sur vous l'influence de l'homme lui-même. J'ai vu Huysmans dans son bureau (il est employé au ministère de l'Intérieur et employé modèle); je l'ai vu au café, en diverses maisons; mais je le revois toujours tel qu'il m'apparut chez la bizarre Mme. B. C***. Il est à demi étendu sur un sofa, roulant une cigarette entre ses doigts fins et expressifs, ne regardant personne, ni rien, pendant que Madame B. C.*** va et vient avec une vivacité sûre de soi au milieu de son extraordinaire ménagerie de bibelots. Les dépouilles du monde entier sont là, en cet incroyablement petit salon; elles sont sous les pieds; elles grimpent aux murs; elles s'accrochent aux écrans, aux piédouches et aux tables; un de vos coudes menace un joujou japonais et l'autre une bergère de Saxe; toutes les couleurs de l'arc-en-ciel éclatent en un barbare discord de notes. Et, dans le coin de cette chambre fantastique, Huysmans se carre indifférent sur le sofa, avec l'air de quelqu'un de parfaitement résigné aux embêtements de la vie.
 Quelque chose est dit par M. R. G.***, l'un de mes amis, qui doit écrire dans une revue en formation, le Mercure de France, ou peut-être par M. A. V.***, le jeune directeur de cette revue, ou peut-être encore (si cela n'était pas impossible) par le taciturne Anglais qui m'accompagne, ― et Huysmans, sans lever les yeux, sans prendre la peine de parler bien distinctement, relève la phrase, la transforme, ou plutôt la transperce, la retourne, en fait une phrase, parfaite d'impromptu soigneusement élaboré. Peut-être ne s'agit-il que d'un livre stupide que quelqu'un a mentionné, ou d'une femme stupide; et à mesure qu'il parle le livre surgit dans sa monstrueuse, devient un miraculeux chef-d'oeuvre d’imbécillité; l'importante petite femme devient devant vos yeux une grandissante horreur. C'est toujours le déplaisant aspect des choses qu'il saisit, mais l'intensité de sa révolte contre cette déplaisance met comme une touche de sublime à l'intensité de son dégoût. Chaque phrase est une épigramme et chaque épigramme occide une réputation ou une idée. Il parle avec un accent de pénible surprise, un regard amusé plein de mépris, d'un mépris si profond que cela en devient presque de la pitié pour l'imbécilité humaine.
 « Oui, c'est bien là le vrai Huysmans d’A rebours, et dans le milieu qui fait le mieux ressortir sa personnalité. Avec ce mépris de l'humanité, cette haine de la médiocrité, cette passion pour une modernité un peu exotique, un artiste si exclusivement artiste était sûr, un jour ou l'autre, de produire une oeuvre qui ― produite pour le plaisir même de l'auteur et étant absolument repésentative de l'auteur, ― fût, en un certain sens, la quintessence de la Décadence contemporaine. Et c'est précisément un tel livre qu'a écrit Huysmans, dans son extravagant et étonnant A Rebours. Tous ses autres livres sont une sorte d'inconsciente préparation à ce livre-là ou une sorte d'inévitable suite, à peine nécessaire. L'ensemble de son oeuvre apparait, selon un développement un peu erratique, procéder de Baudelaire pour, à travers Goncourt et au moyen de Zola, aboutir à une surprenante originalité, à une déconcertante déviation de l'ordre logique des choses... »
 Après avoir analysé les livres de Huysmans, l'auteur conclut:
 « La place de Huysmans dans la littérature contemporaine n'est pas aisée à déterminer. Il y a le danger d'être ou trop attiré ou trop repoussé par ces qualités de singularité délibérée qui font de son oeuvre une sincère expression de sa propre personnalité, elle-même si artificielle et si recherchée. avec des caractéristiques aussi prononcées, aussi exceptionnelles, il lui aurait été impossible d'écrire un roman objectif, ni de se ranger pour longtemps en aucune école ou sous aucun maître... Mais, comme nous l'avons vu, il a subi diverses influences; il a eu ses périodes. Dès le commencement, il possède un style singulièrement piquant, nouveau et coloré... Travaillant sur les fondations de Flaubert et de Goncourt, les deux grands stylistes modernes, il s'est crée un verbe à lui, intensément personnel, dans lequel le sens du rythme est entièrement dominé par le sens de la couleur. Il manipule le français avec une liberté quelquefois barbare, « trainant les images par les talons ou par les cheveux (cette admirable phrase de M. Léon Bloy) le long de l'escalier vermoulu de la syntaxe terrifiée », mais atteignant certainement les effets qu'il cherche. Il possède au plus haut degré ce « style tacheté et faisandé » qu'il attribue à Goncourt et à Verlaine. Et avec son audacieuse et barbare profusion des mots, ― choisis toujours pour leur couleur et leur qualité de vie ― il est capable de décrire les aspects essentiellement modernes des choses comme personne ne l'a fait avant lui. Personne avant lui n'a jamais ainsi réalisé le charme pervers du sordide, le charme pervers de l'artificiel. Toujours exceptionnel, c'est plutôt de cette exceptionnalité que des ordinaires qualités du romancier qu'est faite sa valeur. Ses récits sont délités d'incidents; ils sont construits pour aller jusqu'au moment où il faut les arrêter; ils ne contiennent presque aucune

analyse de caractères. Sa psychologie ne va pas plus loin que les sensations et principalement les sensations visuelles. Il ignore le monde moral; ses émotions se résolvent d'elles-mêmes, pour la plupart; en sordide ennui; parfois en une certaine rage de vie. Le protagoniste de chacun de ses livres est moins un caractère qu'un faisceau d'impressions et de sensations, ― le vague dessin d'une conscience unique, la sienne. Mais c'est cette conscience unique que nous aimons dans ce morbide écrivain, ― car les romans de Huysmans, avec toute leur étrangeté, leur charme, leur répulsivité, ont une assez large valeur représentative et sont certainement l'expression d'une personnalité aussi remarquable que celle d'aucun autre contemporain.»

R.G.

 Les Entretiens Politiques et Littéraires (avril 1892) sont particulièrement intéressants, avec un sommaire composé de MM. Remy de Gourmont, Pierre Quillard, Edmond Cousturier, Henri de Régnier, F. Vielé-Griffin et Bernard Lazare. Tout serait à citer ― et une bonne partie à discuter ― de ce numéro substantiel, qui contient plus d’idées en lui seul que tel grand quotidien en l'année entière. Nous détachons cette Autobiographie de Walt Whitman, que rapporte M. Francis Vielé-Griffin:
 « Je suis né, le 13 mai 1819, dans la ferme de mon père, à West Hilles, L.I. Etat de New-York. Les gens de ma famille, la plupart fermiers ou marins, furent, du côté de mon père, d'origine anglaise, du côté de ma mère (Van Velsor), d'origine hollandaise. Il y eut d'abord, et longtemps, une grande famille d'enfants; j'étais le second. Nous fûmes à Brooklyn, quant j'étais encore en robe, et là, à Brooklyn, je grandis hors de mes robes; puis comme un garçonnet, ensuite comme garçon, je fréquentai les écoles publiques, d'abord, et pris du travail dans une imprimerie.
 A seize ou dix-sept ans seulement, et pour deux années, j'allai enseigner dans les écoles rurales, dans les comtés de Queens et Suffolk (Long-Island), et je vécus çà et là.
 Puis, retournant à New-York, je travaillai comme imprimeur et écrivain (avec parfois un écart « poétique »).
 1848-1849. ― Vers cette époque, je partis faire un voyage de loisir et de travail (avec mon frère Jeffe) à travers les Etats du centre et descendant l'Ohio et le Mississipi.
 Demeurai pour un temps à la Nouvelle-Orléans, y travaillant (ai vécu pas mal de temps dans les Etats du Sud). Après un temps, retournai vers le Nord, remontant le Mississipi, le Missouri, etc...; et, par la voie des grands lacs Michigan, Huron, Erié, aux chutes du Niagara et le bas Canada, rentrant enfin à travers l'Etat de New-York et descendant l'Hudson.
 1851-54. ― Occupé au travail du bâtiment à Brooklyn (pour quelque temps, au début, m'étais occupé à imprimer un journal quotidien et un hebdomadaire).
 1855. ― Perdis mon cher père cette année.. Commençai à imprimer « Brins d'herbe » pour de bon, après maints manuscrits, fontes et refontes. (J'eus grand peine à laisser de côté les « touches poétiques », mais j'y parvins, à la fin).
 1862. ― Au mois de décembre de cette année, descendis vers le « théâtre de la guerre » en Virginie. Mon frère Georges porté comme griévement blessé à la bataille de Fredericksburg (pour 1863 et 1864, voir Specimen Days).
 1865-71. ― Classé comme employé (jusque fin 73) au ministère de la Jusice, à Washington. (New-York et Brooklyn semblent plus mon chez moi; j'y suis né et y fus élevé et y vécus, enfant et homme, pour trente ans. Mais je vécus plusieurs années à Washington et ai visité, y séjournant, la plupart des villes de l'Ouest et de l'Est.)
 1873. ― Cette année je perdis ma chère, chère mère, et un peu avant, ma soeur Martha (les deux meilleures et douces femmes que j'aie jamais vues et connues, que je compte jamais voir.)
 Même année, une prostration soudaine de paralysie, qui couvait en moi depuis plusieurs années, s'était manifestée temporairemnt déjà mais avait été vaincue. Mais maintenant attaque sérieuse, irrémédiable. Le docteur Drinkard, mon médecin de Washington (de premier ordre), dit que c'était le résultat de ma tension nerveuse à Washington et aux avant-postes en 1863-64-65. Je ne crois pas qu'un homme plus gaillard, plus robuste et plus sain ait jamais vécu, que moi de 1840 à 1870. ce qui m'incita le plus à m'en aller de gauche et de droite faire ce que je pouvais pour les souffrants, les malades et les blessés, fut le sentiment de ma force et de ma santé (je me considérais comme invulnérable). J'abandonne le travail à Washington et vais m'installer à Camdem, N.J., où j'ai vécu depuis, et où (sept.1889) j'écris ces lignes.
 Une longue époque de maladie ou de demi-maladie, avec quelques répits. Durant quoi ai révisé et imprimé tous mes livres, ― publié « Rameaux de Novembre »; et, entre temps, des voyages aux Etats de la Prairie, aux Montagnes Rocheuses, au Canada, à New-York, au lieu de ma naissance, à Long-Island et à Boston. Mais la faiblesse physique et la guerre ― paralysie expliquée ci-dessus ― se sont appesanties sur moi de plus en plus ces dernières années.»
 M. F. Vielé-Griffin rappelle que, des quelques pages de Walt Whitman traduites en français, la première, Etoile de France, le fut par Jules Laforgue et a été imprimée dans la Vogue; et il note que, il y a deux ans, ayant offert pour rien une traduction de Whitman à l'éditeur Savine, il lui fut gracieusement répondu que l'auteur de Brins d'herbe était « trop peu connu. »

A.V.

 Revue Philosophique. Sous ce titre: Les Processus Nerveux dans l'Attention et la Volition, Charlton Bastian, l'éminent nécrologiste anglais, étudie certains problèmes fort discutés en ces derniers temps, et s'applique surtout à démontrer que les phénomènes de volition ne sont pas l'oeuvre d'une faculté spéciale, d'une entité mystérieuse; ils ne sont pas accomplis dans des centres moteurs, ils sont une simple transcription, en action de l'intellect, ce qu'avait déjà formulé Spinoza, qui affirmait: Voluntas et intellectus unum et idem sunt.
 A signaler aussi une revue générale, très intéressante, de M. Pierre Janet, sur Le Spiritisme contemporain. Après avoir énuméré les principaux organes des société spirites, et résumé leurs doctrines importantes, l'auteur passe à l'étude du médium, et à l'interprétation psychologique des phénomènes qu'il présente. L'écriture automatique, dont il s'occupe surtout, a déjà fait l'objet d'un remarquable travail du Dr Blocq (2), où les mêmes idées sont défendues, à savoir qu'il s'agit là d'actes inconscients de l'esprit, et non des esprits.

G.D.

 L'Art et l'Idée tient largement les promesses de son programme. La livraison de mars s'ouvre par un excellent article de M. Octave Uzanne sur Quelques plaisants croquis faits en sa prime manière par maître Félicien Rops, article illustré de dix sept desdits croquis reproduits en fac-simile, et du portrait de Rops. En tirage hors texte, l'Amour régnant sur le monde, composition inédite de Félicien Rops, reproduite en chromogravure taille-douce, ─ Quatre planches coloriées, par Pierre Vidal, représentant les principaux marchands d'estampes du siècle. Au sommaire: L'Idéal et l'Idéalisme (Salon de la Rose+Croix), par Alphonse Germain; Invitation à la physiologie de l'Iconophile et du Marchand d'estampes, par Henri Nogressau (14 illustrations de Pierre Vidal); Maurice Rollinat (Le poète d'antan, silhouette de souvenir), par Octave Uzanne, avec un portrait inédit de Maurice Rollinat d'après un dessin de Gaston Béthune; Revue bibliographique des nouveautés du mois, par B.-H. Gausseron; Revues et Idées nouvelles, par Pierre Valin, etc. Vignettes et lettrines nouvelles de A. Séon, Moreno, Viletti, A. Lynch, etc.

A.V.

 Le Don Marzio, de Naples, analyse, en son numéro du 4 avril, une conférence donnée par M. Vittorio Pica dans la salle du Filologico. Sujet: l'Art aristocratique. M. V. Pica reconnaît un art de telle essence qu'il s'oppose indéniablement à l'esprit démocratique et demeure fermé à la foule. Le plus grand de ces artistes fut hier Wagner, aujourd'hui il se nomme Stéphane Mallarmé, et, sous l'égide de l'un ou de l'autre, à la suite aussi de Baudelaire et Verlaine, ont lui ou luisent au ciel invisible les noms de Villiers de l'Isle-Adam, Laforgue, Rimbaud, Poictevin, Barrès, Puvis de Chavannes, O. Redon, Maeterlinck, Rops, H. de Groux, Minne, Holman Hunt, Burn Jones, Swinburne, Morris, Whistler; les peintres italiens Morelli, Sartorio Previati; les écrivains Carlo Dossi et d'Annunzio; Tolstoï, Rod, Goncourt, etc. Les énumérations sont toujours incohérentes; il y a à retenir de

ce compte rendu autre chose, l'idée dominante de la conférence: qu'il y a un art « ésotérique » et qu'il est absolument légitime.

 A mentionner dans la Gazzeta Letteraria (26 mars): L'Olirelombo, par A. Lenzoni; I Pressitimenti, par F. Rizzati; dans la Cronaca d'Arte (27 mars): un intéressant article d'Alberto Sormani, Arte unova, et sous ce titre: Venezia nell'arte e nella litteratura francese, un important extrait d'un volume de G. Molmenti: Studi e Riccerche, lequel va paraître à Turin chez L. Roux; dans la Critica Sociale (1er avril): La carestia in Russia, sue vere cause e sua significato, par Federico Engels, et Il Quinto Stato, par I. Gherardini.

 Livres nouveaux annoncés par les revues italiennes: Eva, poème d'Antonio Fogazzaro (Milan, Chiesa et Guindani); I Poeti bolognesi: Carducci, Panzacchi, Stecchetti, par Augusto Lenzoni (Bologne, Trêves); La Patologia del genio, in chiesta a proposito del caso di Guy de Maupassant, par A.-G. Bianchi (Milan, Kantorowicz).

 M. E. Rolland recueille pour Mélusine (Mars-Avril) les noms du Diable dans les divers langues et dialects du monde; en voici quelques-uns: L'Autre (Rabelais); ─ Celui qui n'a pas de blanc dans l’œil (Noël du Fail); ─ Le traquenard de saint Michel (Leroux, Dict. Comique); ─ Le Boulanger (argot français); ─ Le Dache (argot de Paris); ─ Le Vilain, le Peut, le Malin, le Maufé, le Gros (Morvan); ─ Georget, le Maufait, le Mauvais, Lui, Il (centre de la France); ─ l'Ange cornu (Valenciennes); ─ la Grande Bête (Haut-Maine); ─ le Petit Capet (La Hague); ─ Griffon (Montbéliard); ─ Double (Guernesey); ─ Quel che da l'ambio a'i baleni, Celui qui fait trotter les éclairs (Italie); ─ Ruffian (argot anglais); ─ Monnanmounan (créole mauricien); ─ Ita radjana, les autres gens (sanscrit).

 Le Bulletin de l'Afrique Française, sous la direction de M. Harry Alis, est en même temps le recueil officiel centralisant toutes les nouvelles de l'Afrique et un journal d'authentiques voyages dans le continent noir. Il est publié par un comité qui attend les souscriptions de tous ceux qui s'intéressent à l'inconnu.

 M. Romain Coolus, dans la Revue blanche (Mars), fait dialectiquer à la manière de Platon quelques contemporains sous des noms empruntés aux Dialogues; il s'agit de la liberté de l'art: Socrate affirme les droit d'un Etat moralisateur; les disciples mettent l'artiste au-dessus de ces droits, et Socrate n'a pas cette fois le dernier mot. Straton, à la fin, allègue d'une façon bien délicate le poète de notre temps, qui, comme Leucippe, dut « monnayer son âme en des pédagogies puériles. » Lisons M. Mallarmé, le maître estimé et aimé entre tous.

 Art et Critique vient de re-mourir; le mois de mars fut son dernier mois de vie. Bien que cette revue eût, en sa

seconde série, des tendances un peu moins étroites, elle n'en représentait pas moins l'esprit naturaliste, le genre Théâtre Libre; s'il y a encore des habitués pour cette sorte d'art, il n'y a plus de néophytes possibles. Ce décès prouve qu'il ne suffit pas qu'une revue soit bien faite; il faut encore qu'elle réponde à un besoin nouveau de ce public, très restreint, qui s'intéresse aux plus récentes évolutions littéraire. D'ailleurs, sur les sept principaux rédacteurs d'Art et Critiques mentionnés sur la couverture, cinq et peut-être tous expriment librement leurs idées dans la presse quotidienne; alors, à quoi bon ce groupement ?
 Néanmoins, nous déplorons cette disparition, car, après tout, c'est la liberté qui perd un organe, et elle n'en aura jamais trop.

 Du Figaro (7 avril), cette prédiction au sujet de M. Viaud, l'académicien nouveau, célèbre pour avoir narré son mariage (Le mariage de Loti) avec des larmes dans la voix: « Soyez sûr qu'aujourd'hui il ne manquera pas d'orner de sa dragonne d'or la poignée de nacre de son costume à palmes vertes. » ― Ne pas croire que cette phrase est extraite de l'article de M. A. Dayot sur le même Loti, publié le même jour dans le même journal. ― Le discours de réception de cet officier de marine (c'est en cette qualité que M. Mézières l'a reçu) ou, comme a dit l'Eclair, de ce « Don Juan pour négresses », a été très méprisant pour M. Zola. Nul n'avait moins de droit pourtant, qu'un naturaliste inconscient, à déblatérer contre le naturalisme voulu et raisonné. De plus, M. Zola, si répulsive que soit pour nous son oeuvre, compte dans le mouvement contemporain, et quant à M. Loti, sa littérature a tout juste la valeur d'une jolie série de lettres de femmes.

R.G.

 La Plume (1er avril) publie deux poésies: Sylve et Autre Sylve, de Jean Moréas; une poésie de Stuart Merrill: Croisade; des extraits inédits d'un prochain livre de Camille Lemonnier: La Fin du Bourgeois; trois portraits, deux dans le texte et un hors texte, de Léon Riotor, dont M. Alphonse Boubert signe dans la même livraison une biographie exacte et détaillé. ― Le fascicule du 15 avril est consacré à la Chanson populaire au Japon: M. le Dr L.-J.-E. Baret en donne de fort curieux spécimens, dont quelques-uns avec musique. ― Tirage hors texte: portrait en pied de Willy.

 Au sommaire de la Revue Indépendante: Maurice Beaubourg: La Nuit de lumière réelle; Camille Mauclair: Notes sur un essai de dramaturgie symbolique; Charles Saunier: Les Dons funestes (drame féerique en 4 tableaux); Maurice Bazalgette: Joséphin Péladan; René Ghil: Données évolutives: Sociocratie évolutive; la suite du roman de MM. Gaston et Jules Couturat: Le Naufrage; etc.

 M. Albert Saint-Paul publie dans l'Ermitage (15 mars) une traduction, avec texte en regard, d'extraits de Pilgerfahrten, le nouveau livre du poète allemand Stefan George, qui a traduit Baudelaire et subit l'influence des poètes français. « Mais, fait observer M. Albert Saint-Paul dans une note, influence ne saurait dire imitation. Si M. George, dans son esthétique, trahit la grande admiration qu'il professe à l'égard de Baudelaire ― dont il vient de faire paraître une vraiment belle traduction, la seule d'ailleurs qui existe en allemand, ― de Mallarmé et de Verlaine, on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'il garde toujours l'originalité de sa pensée, et qu'ainsi il nous apparaît comme le poète le plus curieux qu'il nous soit donné de connaître de toute la jeune génération d'Outre-Rhin ». ― D'autre part, numéro intéressant avec des poésies de MM. Henri de Régnier, Stuart Merrill, Adolphe Retté, Henri Degron, Victor Remouchamps, des proses de MM. Jules Bois, Yvanhoé Rambosson, Pierre Valin, René Tardivaux et Henri Mazel. La livraison s'ouvre par Les Trois tasses de thé, poème en prose de J. Barbey d'Aurevilly, extrait de Rythmes oubliés.

 Le Saint-Graal (20 mars) donne une page inédite de Mme Desbordes-Valmore: une Ode à Paul Verlaine, d'une facture un peu en retard, dont l'auteur, M Emmanuel Signoret a fait tirer à part quelques exemplaires pour ses amis; des vers de Verlaine, George Suzanne et Gabriel Vicaire, etc.

 Dans le Nouvel Echo (15 avril), sous le titre: M. Viaud à l'Académie française, M. Alfred Duquet dit quelques vérités à M. Pierre Loti. Mais, à moins de considérer l'Académie ― ce à quoi inclinent quelques esprits évidemment grincheux ― comme la maison de retraite de nos plus glorieux Poncifs (ne pas lire Pontifes), nous ne voyons pas bien pourquoi la « vieille aveugle du pont des Arts » aurait dû choisir M. de Bornier.

 Nouveaux confrères: Littérature et Critique (Administrateur: M. Marcel Girard, 120 boulevard Saint-Germain). ― Essai de Jeunes (rédacteur en chef: Emmanuel Delbousquet; Secrétaire: Léon Santa, Toulouse, 2, rue de la Concorde). ― L'Idée Libre (Emile Besnus, Jules Bois, B. Guinaudeau, Gabriel Mourey, Maurice Pottecher, Edouard Schuré. ― Adresser les communications au Secrétaire de la Rédaction de l'Idée Libre, 28, rue des Ecoles). ― Simple Revue, Bulletin mensuel Littéraire, Artistique et Mondain. (rédacteur en chef: Georges Régnal. Paris, boulevars Hausemann, 41).

A.V.



 


 (1) Dont l'auteur serait bien aimable d'écrire plus lisiblement son nom : nous lui avons répondu courrier par courrier, mais notre lettre comme telle autre que nous lui avons adressée il y a quelques mois, pourrait bien s'être égarée.
 (2) Dr Paul Blocq: Le Spiritisme au point de scientifique.―L'Ecriture médianimique. (Bulletin Médical, 14 octobre 1889.)


CHOSES D'ART


 Au Louvre, on fait cuire avec le plus grand soin, dans l'étuve des combles, un excellent petit Cranach; à la pinacothèque de Brera, à Milan, ce travail est organisé en grand, et l'on considère comme arrivés à un bon degré de cuisson et de craquelure une douzaine de tableaux, parmi lesquels: une Madone de Jean Bellini ; la Cène de Rubens; une grande Borgognone; le St. François de Nicolas de Foligno ; un grand Hercule de Roberti; un triptyque de Palma Vecchio; un André de Milan; la Sainte Famille de Magnis; la Madone de Signorelli; un Luini; un Benvenuto Tisi.
 Il paraît que les fameux greniers du Louvre renferment sous triple cadenas ; 1° 30 à 40 Moys ou tableaux de corporations du XVIIe siècle, enlevés à Notre-Dame lors de la dernière restauration; 2° divers Léonard, Rapahaël, Titien, Véronèse, disparus: ne seraient-ils pas roulés ceans ou céhaut?
 Le tableau de H. de Groux, le Christ aux Outrages, présenté au jury du Champ-de-Mars, a été refusé sur les instances de M. Jean Béraud. Devant l'opinion de ce peintre (d'une génie incontesté), des artistes tels que M. Puvis de Chavannés (lequel connaissait le tableau et l'admirait tout haut) ont cru devoir humblement capituler. L'ambigu Stevens n'a dit ni oui ni non. Raison du refus: que cette toile, trop originale (sic), compromettrait le bonne tenue du Champ-de-Mars. Ce tableau et une grande composition en quatre panneaux, du même auteur, sont exposés à l'Union libérale d'Artistes français (Palais des Arts Libéraux, Champs-de-Mars).
 Musée Guimet ― A voir: une nouvelle vitrine de miniatures chinoises sur feuilles du figuier sacré, qui, dit la Tradition, abrita le Buddha. C'est un don de M. Rubens Duval. Elles sont fines et datent, sans doute, du XVIIIe siècle. On y a joint d'autres peintures et des dessins à l'encre (de Chine, naturellement), qui rappellent la manière de l'Ecole japonaise des Kano.
 M. Clémenceau a offert au Louvre un portrait de la princesse de Lamballe, croquis de Gabriel, pris à la hâte au moment de l'appel des condamnés, à la Force.
 Chez Le Barc De Boutteville, douze chefs-d'oeuvre de Van Gogh ― Affluence de nobles épaves: des Bernard (surtout un mémorable Christ au jardin des Oliviers'), qui, à la Rose+Croix disparaissait, trop discret de ton, dans les excès lumineux de ses voisins; on attend le renfort des Indépendants; les M. Denis sont annoncés.
 Le compte-rendu du Salon du Champ-de-Mars sera fait au Figaro par Octave Mirbeau.
 Exposition en cours:
 Exposition des Peintres-Graveurs, chez Durand-Ruel: des Bracquemond, des Odilon-Redon, etc.
 Les Amis de la Nature, rue de l'Abbaye.
 Union libérale d'artistes français, Palais des Arts Libéraux (Champ-de-Mars). Cette exposition organise un salon de lecture et prépare une série de conférences et d'auditions musicales. Elle invite les directeurs de revues, journaux d'art, journaux illustrés, et les libraires-éditeurs à lui envoyer, en telle quantité qui leur plaira, des numéros de leurs périodiques et des exemplaires de leurs livres. Les compositeurs qui désireraient produire leurs œuvres et ceux de nos confrères qui voudraient faire des conférences doivent s'adresser au secrétariat de l'exposition.
 Exposition Louis Gaillard (Galerie E. Francfort, 6, rue Le Peletier) : Paysageries. Aquarelles littéraires.
 Expositions prochaines :
 Exposition internationale des Beaux-Arts, à Munich (juin).
 Exposition de la Société Bohème des Beaux-Arts, à Prague (mai-juin).

R.G.


ECHOS DIVERS ET COMMUNICATIONS
Le Latin Mystique

 Nous remercions de leur empressement les personnes qui ont souscrit à cet ouvrage de notre collaborateur Remy de Gourmont, et nous prions celles qui désireraient des exemplaires sur papier « au gré du souscripteur » de vouloir bien ne point trop remettre à nous en avertir; il ne serait en effet plus temps une fois commencé le tirage. En tenant compte des difficultés à se procurer les papiers requis - et même l'un de ceux qu'offre l'annonce, le papier violet-évêque, dont la nuance exacte ne se trouve pas dans le commerce et qui est fabriqué spécialement par la maison E. Dujardin (ancienne maison J. Laborde), sur un échantillon de vêtement épiscopal - le volume, actuellement en préparation chez Mazeyrie, imprimeur à Tulle, paraîtra d'ici deux mois environ.
 Voici, par catégories d'exemplaires et par ordre de dates, la liste des souscriptions qui nous sont parvenues:
 Exemplaires sur papier de luxe au gré du souscripteur (à 40 fr.): Pierre Quillard (whatman); Octave Mirbeau (non encore choisi); Mme B. de Courrière (papier vergé des Vosges à la forme, nuance grain de blé).
 Exemplaires sur papier violet-évêque (à 30 fr.): Jules Renard, Docteur Monneron (par Pigeon, libraire), Meilheurat des Pruraux, Francis Poictevin.
 Exemplaires sur papier de Hollande (à 20 fr.); A.- Ferdinand Herold, Gaston Danville, Jean Richepin, Ernest Chausson, Per Lamm.
 Exemplaires sur papier fort, teinté (à 20 fr.): Abbé Mugnier (2 ex.), Saint-Pol-Roux. P.-N. Roinard, Georges Landry, Alfred Vallette, Frederick Serrien, Jules Lemaître de La Rochefoucauld, Maurice Maeterlinck, Defrenne, Courtin, Paul Mariéton, Emile Blémont, Paul Leclercq, Marcel Boulenger, G. de La Panouse, Théodore Child, R. Friebels, Alphonse Diepenbrock (2 ex.), Georges Rochegrosse, Georges Bonnamour, Albert Savine, Le Barc de Boutteville, Joseph C. du Parc, Louis de Saint-Jacques, Antonio de Oliveira-Soares, Lamertin, Raoul Minhar, Michelot, Antonin Bunand, G. Maurevert, Ary Prins, A. Landry, Paul Poujaud, André Fontainas, Firmin Boissin, Vittorio Pica, Edouard Dubus, L. Ponet, Raymond Bonheur, P. H. G. Schulze, Hugues Rebell, Olivier de Gourmont, Stuart Merrill, Jonathan Sturges, Jean Lorrain, Gaulon (2 ex. par Vanier), Albert Samain, Hugh Stewart.
 (Voir aux annonces, en tête du présent numéro, le détail des chapitres et les conditions de souscription)
 Les Entretiens Politiques et Littéraires, dont notre confrère Camille de Sainte-Croix avait, sur certains bruits, annoncé la disparition, ne se sont jamais si bien portés (voir présent numéro, page 85)
 On a mené grand bruit, le mois dernier, au sujet du concours de l'Agrégation de Médecine. Nous ne rappellerons pas ici les polémiques auxquelles il a prêté et nous nous bornerons à envisager cet indicent à un point de vue plus général, quant aux causes qui l'ont déterminé, à la morale qu'il nous semble légitime d'en tirer. Il est certain que, depuis longtemps, le Pr C... jouait dans les concours le rôle de grand-électeur, dont l'a dépossédé, lors du concours actuel, le Pr B... Or il est patent, d'une part, que ce dernier doit sa situation au Pr C..., son ancien maître, qui a ainsi réchauffé un serpent dans son sein; que, d'autre part, le nouveau souverain n'a incontestablement pas la valeur scientifique qui faisait la puissance de son prédécesseur. Enfin, alors que celui-ci a toujours porté ses choix en se fondant sur les titres des candidats, M. B... s'est fâcheusement laissé influencer par des considérations d'ordre étranger à la science. Conclusion: qu'on se hâte de supprimer ces concours, inutiles et nuisibles; inutiles, on a vu pourquoi. Du reste, fussent-ils même réguliers, ils ne serviraient qu'à juger la valeur des épreuves, non celle des candidats. Nuisibles parce qu'ils paralysent les chercheurs féconds au profit des érudits stériles.

 L'Endehors a ouverte une souscription « pour les enfants des compagnons détenus ». Relevé dans la première liste quantité de noms de nos confrères.

 L'éditeur Paul Ollendorff vient de recevoir un roman de M. Eugène Bosdeveix: L'angoisse, étude cérébrales où le héros, Don Quichotte de l'Analyse intérieure, raconte ses luttes avec les idées-fantômes qui l'assaillirent en sa route au pays de l'Absolu, et comment il devint le prisonnier de l'Angoisse.

 Le Théâtre d'Art Social ouvrira avec un prologue de Jean Richepin: l'Art social, et une pièce de P.-N Roinard: La Légende rouge, synthèse révolutionnaire en 5 actes et en vers.

 Alfred Poussin vient de faire paraître, à Genève et à Paris, une nouvelle édition des Versiculets, augmentée, avec portrait de l'auteur par M. van Muyden. ― M. Henri Corbel va publier un livre de poésies: Rimes de Mai, pour lequel Gabriel Vicaire a écrit une préface.

 Le 13 avril, il y avait à la Morgue 57 cadavres de suicidés. ― Ça va, la joie de vivre! Peut-être aussi que c'est parce qu'« Ils » trouvent la vie trop belle, ― comme le chien à qui on tend un plein sucrier et qui recule modestement ?... Cette dernière opinion serait, nous assure un de nos confrères de la presse « honnête et dévouée », celle de MM. Zola et H. Fouquier.

 Les Jeux Floraux, si doucettement surannés, décernent leurs annuels prix de sagesse. On se croirait à l'Académie française; ce n'est plus bénin: 1° Le Chant du Coq, ode, a obtenu une violette; 2° L'Angelus de Jeanne, poème: un souci réservé ; 3° Les Départs, élégie, le souci, prix du genre et de l'année; 4° La Vieille Fille, élégie: un œillet; 5° Les Vendanges, sonnets idylliques: un œillet, fleur offerte par M. Stephen Liégeard, maître ès-jeux floraux; 6° Le Faucheur, sonnet libre: un œillet; 7° Les droits de la science en face des droits de la morale et de la société humaine, discours en prose: un œillet.

 Le catholicisme, tel que protégé par Mgr. d'Hulst, fait une sérieuse concurrence à Robert-Houdin (Dickson successeur) : ― Au Cirque catholique des Etudiants: « Mecredi saint, 13 avril, à 3 heures, Mme Chevé fera une conférence sur « Jérusalem et la voie douloureuse », avec projection à la lumière oxhydrique. »

 Eloquence de la chaire en 1892 (suite).
 Toujours Mgr. d'Hulst, prélat, professeur, député et représentant du « protestantisme » catholique : « Pourquoi l'homme vit-il en société ? Parce que l'isolement le tuerait. » ― A rapprocher du fameux: Otez l'homme de la société, vous l'isolez. ― Ce Monsignor est le même qui disait à un lecteur d'Axel: « Vous lisez ça ? Vous n'avez donc pas fait vos humanités ? »

 Nous sommes obligés de remettre à la prochaine livraison nos Enquêtes et Curiosités.


PETITE TRIBUNE DES COLLECTIONNEURS (1)


  on achèterait:
Maurice Barrès: Une Heure chez M. Renan ― Ed. or. br.
Henri Becque: La Navette. ― Les Honnêtes femmes. ― Ed. or. br.
Anatole France: Noces corinthiennes. ― Poèmes dorés. ― Ed. or. br.
Grasset: Les quatres fils Aymond.
Edmond Haraucourt: La Légendes des Sexes.
Ernest Hello: L'Homme.
Maindron: Les Affiches illustrées.
Stéphane Mallarmé: Poésies. ― Ed autogr. av. front. de Rops.
Ralchide: Monsieur de la Nouveauté, avec pref d'Arsène Houssaye (1880)
Henri de Régnier: Apaisement. ― Les Lendemains. ― Poèmes anciens et romanesques. ― Ed. or. br.
Sirel: Octave Pirmez, sa vie et ses œuvres.
Jules Tellier: Nos Portes.
Paul Verlaine: Poèmes saturniens. ― Romances sans paroles. ― Sagesse. ― Fêtes Galantes ― La Bonne Chanson. ― Femmes. ― Dédicaces ― Ed. or. br.
Villiers de l'Isle-Adam: Morgane. ― Isis. ― Premières Poésies. ― Le Nouveau Monde. ― Elen. ― Ed. or. br.
Revue Indépendante (Sér. Dujardin). Ed. des Fondateurs-Patrons, n° I, même sans la double suite d'études de Whistler. La Vogue: T. IV, n°2 et 3.
  ― à partir du num. 5, tome II.
Mercure de France: 2 ex. n° 1, 1 ex. n° 13, I ex, n° 14.
Entretiens Politiques et Littéraires: n°2, numéros séparés de la première année, première année complète.
  On vendrait:
Jean Moréas: Les Syrtes, 1884, tiré à 124 ex., rare.....................15 fr.
Edmond et Jules de Goncourt: Portraits intimes du XVIIIe siècle. Dentu, 1857, 2 vol. tir. à 100 ex. sur pap. vergé. Très rare.....................12 fr.
Catulle Mendès: Le Roman d'une Nuit, avec eau-f. de F. Rops. Ed. or. ep......................5 fr.
Description des environs de la Forêt noire, etc. Traduction très libre de l'anglais. « A bon entendeur salut » ― A Boutentativos, chez les veuves sulamites, aux petits appartements de Salomon. L'an du monde 100,800,000,500. In-12 holl......................5 fr.
Bulle de Clément XII contre les Franc-Maçons: « Condemnatio societ, seul conventicularum de Liberi Muratori aut de Francs Massons sub poena excommunicationis ipso facto, etc. ». ― Romae, ex. typ. Revendae Camerae Apostolicae, 1738. Un placard in folio, Ex. origin. du plus anc. docum ecclés. sur la fr. maçonnerie.....................100 fr.
Bulle De Benoit XIV confirmant la précédente, suivie d'un mandement de Guyon de Crochans, archevêque d'Avignon, sur le même sujet, 12 pages in-4°, Avignon, 1751.....................60fr.
 Les deux pièces ensemble.............. 150 fr.
Laurent Tailhade: Au Pays du Mufle. Epuisé.....................10fr.
Charles Morice: La Littérature de tout à l'heure.....................3 fr. 50
Léon Bloy: Le Désespéré Soirat, 1886.....................3 fr. 50
Remy de Gourmont: Sixtine. Ed. or. br.....................5 fr.
Giovanmaria Gecchi: L'Esaltatione della croce con i suoi intermedi, etc. Recitata in Firenze da Giovani della Comp. di S.. Giovanni Vangelista, etc. ― In Firenze, app. Mich. di Bart. Sermatelli, 1592, in-16. Marque de Sermat au titre et à la fin).....................10 fr.
Gio: Batt. Gelli: Caprice del Bottaio, etc. - In Venetia, presso Marco degli Alberti, 1605, in-16......................1 fr. 50
Antonio Vignali: La Floria, comedia dell' Arsiccio Intronato. — In Fiorenza, presso i Giunti, 1567, in-16 (Marque des Giunti au titre et à la fin).....................5 fr.
Emile Zola: Edouard Manet Portr. par Bracquemond. Eau-f. d'Ed. Manet d'ap. Olympia. — In-8°, 1867, Dentu. Très rare.....................10 fr.
Emile Zola: La Bête Humaine. Ed. or. br......................3 fr. 50
Stéphane Mallarmé: Villiers de l'Isle-Adam, conférence. — In-8° holl. tiré à 50 ex.......................10 fr.
Paul Bourget: Mensonges. Coll. Guillaume......................3 fr. 25
Lautréamont: Les Chants de Maldoror......................3 fr. 50
Lissagaray: Les huit journées de Mai, 1 vol. Rare......................5 fr.
Bitard: Dictionnaire des contemporains. Gr. vol.......................3 fr.
Trésor des vieux Poètes français: J. de la Taille; 4 vol.; Guy de Tours: 2 vol.; Amadis Jamyn: 2 vol.; J. A. de Baïf, Mimes: 2 vol.; Pierre Fatfeu: 1 vol.; Noelz et chansons: 1 vol.; Geste de la guerre d'Etampes; 1 vol.; Les élégies de la Belle Fille: 1 vol.; ensemble 14 vol. in-12. Valeur 73 fr.......................30 fr.
La Vogue: n° 1 tome IV (1889)......................1 fr.
Le Fifre (Forain): coll. comp., 15 nos......................6 fr.
La Revue Wagnérienne: coll. comp., 3 vol.......................50 fr.
Mercvre de France: (série mod.) coll. comp. en numéros (28 nos form. 4 gros volumes). Rare......................35 fr.
Le Symboliste: les 4 nos......................2 fr.
Extraordinaire du 25 aoust 1662 (n° supp. à la Gazette de France). A Paris, du Bureau d'Adresses. In-4° de 12 pages......................1 fr. 50
Clésinger: Buste d'Alexandre Dumas père. Marbre original......................3000 fr.
Odilon Redon: Songes (6 pl)......................35 fr.
Jules Chéret: 10 couvert. de livres en couleur......................5 fr.
  Les petits japonais, alb. jap. av. couv. ill. en coul.......................0 fr. 50
Grasset: L'affiche de la Librairie Romantique avant la lettre......................5 fr.
  Douze mois. Fant. décor. en coul.......................2 fr.
Guédy: Dictionnaire des peintres anciens et modernes, av. les pr. de vente de leurs oeuv. et nomb. monogr., publié à 10 fr.......................6 fr.

Mercvre.


 (1) Au Mercvre de France, le mardi, de 3 à 6 heures, ou par correspondance. ― En sus des prix marqués, frais d'expédition et, s'il y a lieu, de recouvrement.


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