N° 30. – JUIN 1892

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Mercure de France, t. V, n° 30, juin 1892, p. 97-192.


SUR LE RESPECT


 Quand un pédagogue, familial ou mercenaire, veut donner aux enfants dont il doit guider la jeune intelligence cette éducation conventionnelle généralement qualifiée de bonne, il leur inculque d'abord ce principe: « Soyez respectueux », et pour leur en démontrer l'éternelle excellence, il les accable de punitions sitôt que, à son égard, ils manquent de s'y conformer. Et les enfants grandissent, persuadés qu'il est nécessaire d'être respectueux.
 Si, par hasard, il en est qui résistent, et qui, plus tard, se permettent de ne pas admirer ce qu'il est reçu d'admirer, ou de penser que les institutions sur lesquelles est fondée la société actuelle n'assurent pas un excessif bonheur à l'humanité, et d'insinuer que peut-être pourrait s'améliorer par des révolutions ou simplement des réformes le sort des malheureux, aussitôt ils s'entendent crier: « Vous n'êtes pas respectueux », et la foule à qui, hélas, le mot de respect impose, se détourne d'eux, et les voilà classés parmi les hommes dangereux, et qu'il faut fuir.
 Est-ce donc un sentiment si noble, si digne de régir la pensée et l'action humaines, que le sentiment du respect? Il nous apparaît, au contraire de ce que pense la foule, qu'égarent trop facilement les sophistes privilégiés et conservateurs, comme un sentiment dangereux, le plus dangereux peut-être de tous.
 Il importe d'abord de définir exactement ce qu'est le respect: car ceux qui jugèrent utiles pour soi de se faire respecter abusèrent étrangement du mot et s'en servirent pour désigner des sentiments - certains même fort louables - tout autres que le respect; ils créèrent ainsi des ambiguïtés qui leur profitèrent singulièrement, et grâce à qui de bons esprits peu respectueux dans la réalité, croient pourtant le maintien du respect nécessaire.
 Respect, qui vient du latin re-spectus, veut dire proprement regard en arrière: c'est une sorte de mouvement qui nous détourne la tête de ce qui est devant nous, et par qui nos yeux s'attardent à contempler ce qui est derrière nous, ce qui vient d'être, le passé. Nos regards restent fascinés par ce spectacle, nous tombons dans un état hypnotique où notre corps, devenu inerte, perd la faculté d'agir, et où notre intelligence, rendue impuissante, oublie la pensée. Le respectueux ne songe pas qu'autre peut être ce qui sera que ce qui a été; ne voyant jamais devant lui, il ne vit que pour les choses anciennes, et il ne souffre pas qu'on y modifie si peu que ce soit. Il ne sortira de sa torpeur que pour gémir contre les insolents « rêveurs », contre les malfaisants « utopistes », contre les « fauteurs de désordre » qui disent des paroles « malsaines » et s'efforcent vers le nouveau.
 Une telle manière d'être ne peut procéder que d'un sentiment d'essence, conservateur et ennemi de toute pensée libre et de toute action féconde; et tel est le respect. Et les faits, d'ailleurs, prouvent sa nature: car c'est au nom de ce respect saint et sacré que, dans la politique comme dans la science et dans l'art, on a souvent empêché, et retardé toujours, le triomphe des idées neuves et hardies.
 Il faut bien se garder de confondre le respect avec le sentiment qui nous pousse à défendre la gloire des hommes qui découvrirent les grandes lois scientifiques, qui édifièrent d'harmonieuses philosophies ou qui créèrent de belles oeuvres d'art. Pour de tels hommes, ce que nous ressentons est de l'admiration et de la sympathie. Aussi, quand nous les entendons attaquer, nous souffrons, tandis qu'un respectueux n'est qu'ennuyé, agacé au plus, quand on conteste l'excellence de ce qu'il respecte.
 La preuve que ce n'est pas le respect qui attache aux savants ou aux artistes du passé, est en ce fait que l'on produit après eux, et surtout que l'on cherche à reproduire autrement qu'eux. Respectueux, l'on se dirait: « Ils ont trouvé toutes les formes, ils ont découvert toutes les lois », et l'on resterait inactif; ou bien l'on imiterait servilement les devanciers, le libre essor s'arrêterait de la pensée créatrice; l'idée et le style s'étioleraient dans le lien des formules, et l'oeuvre cesserait d'être vivace. Les exemples ne manquent pas, d'ailleurs, de soi-disant artistes qui furent respectueux: en littérature, Crébillon, Voltaire le tragique et tous leurs contemporains quand ils versifièrent, - les universitaires, les vaudevillistes et MM. de Bornier et Richepin; - en peinture, les Bolonais du XVIIe siècle, - MM. Bouguereau, Bonnat et Gervex; - en musique, Aubert, Donizetti, - MM. Ambroise Thomas et Massenet, - ont montré ou montrent encore ce que vaut le respect.
 Il y a une irréductible antinomie entre le respect et le génie créateur, et, par la raison même qu'il chercha - et trouve - du nouveau, nul philosophe, nul savant, nul artiste admirable ne fut respectueux. De là les luttes que tous eurent d'abord à soutenir: est-il besoin de rappeler quelles railleries et quelles huées accueillirent Hugo et Baudelaire, Delacroix et Manet, Beethoven et Wagner?
 De même chaque fois qu'un homme, ou un groupe d'hommes, songe à améliorer le sort des misérables, à leur donner la part de bien-être que les lois de la justice, très différentes des lois juridiques, accordent à tout homme, et, pour cela, à détruire quelques institutions oppressives, le respect est là, qui le fait honnir, car ce sont les institutions sociales, surtout, qu'une sage éducation apprend à respecter. Des aphorismes rythmés et éminemment respectueux - tels que:
   Il y aura toujours des pauvres et des riches,
ou:
   Où peut-on mieux être qu'au sein de sa famille?
ou:
     Mourir pour la patrie
   Est le sort le plus beau, le plus digne d'envie,

et beaucoup d'autres dont un gros livre, rédigé en un français déplorables et qui honore peu la littérature du premier Empire (Les Codes Français), réunit une copieuse anthologie, - sont, dès le bas âge, enseignés aux citoyens futurs; on veille à ce qu'ils les sachent par coeur, et cette utile précaution perpétue le respect des institutions; et les gouvernements, qui ont pour mission de veiller au maintien des iniquités créées par elles, les peuvent espérer immuables.
 Et pourtant, par les siècles, il s'est levé des irrespectueux grâce à qui nous commençons à sortir de la primitive sauvagerie; si ceux-là n'avaient pas paru, sans doute nous habiterions encore au fond des cavernes, nous défendant à coups de pierres contre la faim des fauves et celle de nos pareils, avec, pour seule idée politique et sociale: « Haïssons-nous les uns les autres. » L'irrespect de certains a, depuis lors, légèrement amélioré notre vie; mais on n'en raille et on n'en persécute pas moins ceux qui veulent aller encore vers le mieux, et renverser ce qui est toujours debout des vieilles institutions.
 De ces institutions, il n'en est pas une qui ne soit oppressive, qui ne protège les riches, les forts et les intrigants contre les pauvres; les faibles et les sincères. De plus, toutes maintiennent,comme principe fondamental des sociétés, le principe d'autorité; et les législations des États ont multiplié les cas où un homme, parce que la fortune, la platitude rusée, ou le hasard de la naissance, lui ont permis d'orner ses manches de galons, a le droit de commander — et sans réplique - à d'autres hommes. Quant à la justice, les usurpateurs du pouvoir et du bien-être ont partout oublié son existence; et même, par un raffinement d'hypocrisie, et sans doute avec l'espoir qu'ils la rendraient haïssable aux opprimés, ils ont emprunté son nom pour le donner à la jurisprudence, et, allant plus loin, à la magistrature; et quelquefois à la police.
 D'ailleurs, on a si souvent démontré le mal de nos institutions sociales et politiques qu'il serait oiseux, et un peu ridicule, d'entreprendre une fois de plus cette démonstration. Il n'est pas d'esprit un peu libre, un peu réfléchi, qui, aujourd'hui, n'ait condamné l'actuelle constitution sociale. Beaucoup même, plus passifs, sentent que le mal est maître dans le monde, mais, dominés par l'hérédité d'habitudes séculaires, croient qu'on le guérira avec des larmes. Le respect les empêche de réfléchir, et, bien que parfois ils ne soient pas méchants, ils applaudissent à l'oppression, et continuent à opprimer eux-mêmes.
 Parmi les hommes à qui le respect défend toute action, il y en a qui, vraiment, sont d'un ridicule suprême. Ce sont ceux qui assument la tâche de prêcher à leurs pareils la vie et l'action. Vainement,bien des fois, leur a-t-on demandé : « Vous nous criez d'agir : mais vers quel but entendez-vous que se dirige notre action ? » À cette indiscrète question jamais nul d'entre eux n'a répondu : ils omettent de définir ce qu'ils comprennent par les mots vie et action. Et, de cela, il ne faut pas trop leur en vouloir : il leur était impossible de fixer un but à leur action, parce qu'ils ne peuvent pas agir. Des semblants d'idées qu'ils manifestent dans leurs livres il se conclut qu'ils ne voient rien hors ce qui est ou a été. Et leur désir d'action sera toujours vain et illusoire: ils auront beau crier : « Agissons! » ils n'agiront pas, et ils rappellent ces chœurs des opéras meyerbeeresques qui chantent pendant des quarts d'heure: « Marchons! Courons! » ou: « Volons à son secours ! » et restent en scène, immobiles.
 Certes, actuellement, nous croyons qu'il y a lieu d'agir. — Et incidemment il sied de répéter une fois de plus que l'homme qui écrirait des poèmes aussi beaux que les Fleurs du mal ou un roman comparable à la Tentation de saint Antoine, que celui qui créerait un drame musical égal à Tristan ou une symphonie luttant avec la neuvième, aurait accompli une action meilleure et plus féconde que d'aller tirer des coups de fusil contre les nègres de l'Afrique. - Mais, pour ne parler que d'action sociale, il nous semble qu'aujourd'hui on ne peut guère songer à édifier. Qui ne traiterait de fou l'architecte qui voudrait bâtir une maison boulevard des Italiens sans d'abord en démolir une? Dans la société, toutes les institutions se tiennent, ne laissant entre elles nul espace pour en glisser de nouvelles, et, avant d'y édifier, il faut y détruire. Et, pour début, il y faut détruire le respect, grâce à qui le reste subsiste encore; il faut qu'il ne se trouve plus personne pour opposer aux propagateurs d'idées nouvelles cette absolue fin de non recevoir: « Vous manquez de respect! » Il faut que, sans voir se hausser les épaules, on puisse développer les idées dites « subversives » par ceux qui spéculent sur la naïveté des foules. Le rôle des actifs est donc de tuer le respect: le respect mort, nous verrons tomber d'elles-mêmes les institutions qui nous oppriment encore, la propriété, les églises, la famille et la patrie.

A.-Ferdinand Herold.

LES CHANTS D'ÖFEG (1)
POÈMES EN PROSE

I

 Lorsque le vin commença à me sembler aigre et qu'Ève eut perdu une de ses dernières dents de devant, je fus saisi par le désir de déchiffrer l'énigme de la vie.
 Pendant cinq ans je disséquai les pattes d'une mouche, car j'avais entendu dire qu'il faut chercher le grand dans le petit et que toute la multiplicité de la création était recélée dans un brin d'herbe. Après cinq ans, je fis une sieste, et, quand je rouvris les yeux, je compris que j'étais resté assis au fond d'un trou et que j'y avais perdu de vue le monde entier. À peine pouvais-je apercevoir un coin du ciel en rejetant la tête en arrière. Alors je laissai la patte de la petite mouche et sortis de mon antre. Mais la lumière du jour m'éblouit et je me sentis sous le soleil, aveugle comme un hibou, en face de la nature bariolée.
 La sixième année je rencontrai un vieux sage qui me dit que ce que j'avais pris pour les fruits de l'arbre de la science n'était que des pommes amères. Le vieux sage m'expliqua aussi que, pour élever un édifice, il suffit de connaître les points et les lignes mathématiques de la pensée. Et je charpentai gaiement ; c'était comme une danse, sans bruit. Mais un jour une brise s'éleva, et toute cette magnificence s'envola, et je la vis voltiger dans l'air comme une toile d'araignée.
 Alors je tirai le vieillard par sa barbe blanche et lui dis de fabriquer son cercueil, s'il le pouvait, avec ses points et ses lignes mathématiques.
 Et je fermai les yeux en grande douleur. Et la nuit vint, et soudain je sentis ma douleur se rompre, comme l'écorce autour d'un noyau, et quelque chose en moi grandir, enfonçant ses racines dans mon cœur, poussant sa sève à travers mes veines, — et des feuilles, des bourgeons éclataient, et ils avaient des couleurs et des formes, mais non pas de ce monde, et lorsque le jour vint, je vis dans l'aube de mon âme le bourgeon mi-ouvert d'une étrange fleur.
 Et il n'est qu'une seule fleur de cette espèce ; c'est à mon sang que ses racines s'alimentent, et sa tige croît en moi, invisible pour tous excepté pour moi. Mais je sais que le jour où le bourgeon aura éclaté, alors, tout au fond de mon cœur, je la trouverai, la Grande Inconnue.

─────────
II

 J'avais quitté les baies planes et les « sunds » étroits ; car j'étais las des idylles à fumées sortant des cabanes, et las de regarder le soleil, en son inébranlable imbécillité, éclairer le juste et l'injuste.
 Après avoir passé ma jeunesse et parcouru bien des mers sur mon yacht élancé, un matin, comme je montais sur le pont, s'offrit à mes yeux la grande, la belle vue à laquelle j'aspirais depuis de longues années dans l'ombre des jours sombres et à la clarté des nuits. D'un horizon à l'autre, sur toute la voûte céleste, s'étendait un portique en forme de croissant de lune, et sur cet arc gigantesque, en lettres d'or, brillaient les mots :
 « Voici l'Entrée du Royaume de la Vérité ! »
 Lorsque le soir descendit sur la mer, mon bateau franchit en glissant le portique, aux sons d'une musique telle qu'on n'en ouït pas sur la terre.
 Je passai quinze mois dans ce pays nouveau. Un jour, étendu sur le pont de mon yacht, fixement je regardais au large, mon âme en une joyeuse quiétude. Le ciel était rouge, rouge comme les roses et le vin, rouge comme l'amour et le sang, et l'océan était rouge comme le ciel. Et sur le ciel rouge se leva le soleil noir, noir ainsi que le charbon et la grande souffrance, et son ombre s'enfonça dans la rouge profondeur ainsi qu'une colonne colossale couleur de grenade noircissante. Très loin à l'horizon, une éclatante bordure d'or frangeait le rouge tapis : — c'étaient les îles que j'avais découvertes et dans lesquelles j'avais vécu, Adam d'un nouveau paradis, homme nouveau en un nouveau monde. Car là était droit tout ce qui est de travers dans l'ancien monde, et ce que mon ancien moi avait coutume de voir en zig-zag s'y arrondissait en cercle ; là les vertus anciennes allaient boîtant sur des béquilles comme des vieillards près de mourir, tandis que les anciens péchés florissaient ; et les fruits qui croissaient sur ces arbres étranges m'offraient une nourriture d'une rare saveur, quoiqu'ils fussent pareils à ceux auxquels notre mère Eve avait mordu, tandis que je trouvais dans le cœur des fruits de l'ancien monde, choisis entre les meilleurs de l'année, des vers.
 J'étais étendu sur le pont de mon yacht et je regardais à l'horizon la frange d'or, mon âme en une joyeuse quiétude. Et les belles pensées se détachant doucement du voile blanc, léger, des sensations, l'écartèrent et, se penchant sur mon âme, s'y reflétèrent. Et leurs visages étaient la paix, et leurs yeux souriaient, et leurs lèvres remuaient, et — j'entendis parler ma propre voix :
 — Heureux, heureux, heureux ! celui qui a trouvé une grande vérité et qui peut se reposer sur ses prairies. Car que lui sont-ils, à lui, ses ennemis ? Que lui est la mort ? La vie, c'est sa propre âme, et son âme est le palais où, solitaire, il célèbre des fêtes silencieuses. Trois fois heureux celui qui peut se reposer sur les prairies et entendre ruisseler les sources de l'éternelle Vérité !
 Un susurrement traversa l'air, des cris d'oiseaux devinrent perceptibles, et, lorsque je levai les yeux, je vis les rouges espaces emplis d'oiseaux noirs — noirs comme le soleil, — d'oiseaux marins, avec ces ailes longues et effilées qui les supportent durant les grands voyages. Lorsqu'ils planèrent au-dessus de mon bateau, l'un d'eux descendit, se percha sur la pointe du mât et dit, d'une voix humaine :
 — Celui qui jette l'ancre est bientôt à l'écart. Hier le pays béni où coule le lait, le miel, aujourd'hui le désert où aucune fleur ne fleurit. Ton Eldorado sera demain un désert de sable. Nous passons au-dessus de toi tandis que tu te reposes et rêves dans ton fier bien-être, et que tu oublies que, toi aussi, tu t'es envolé par dessus des pays anciens où les hommes dormaient. Derrière tes îles surgissent des mondes nouveaux, s'allument des aurores futures.
 Et l'oiseau noir souleva ses ailes longues et effilées qui le supportent durant les grands voyages, il s'étendit à l'horizon et disparut derrière la frange d'or que mes îles tissaient autour du rouge tapis de la mer. Et le noir soleil flamboya, et, les voiles déployées, mon yacht élancé traversa et devança l'ouragan qui s'élevait derrière le vol d'oiseaux, lui-même un oiseau, un oiseau marin, un oiseau de l'ouragan...

────────

III

 Il y avait une fois un être humain qui erra toute la nuit à travers la forêt, où, dans l'obscurité, brillaient des vers luisants. Quand vint le matin, il se trouva à la lisière de la forêt et vit le soleil se lever sur la mer.
 L'homme s'assit au rivage et pleura. Lorsqu'il leva les yeux, il vit le grand Dieu de la Mer se reposant sur les eaux, étendu de toute sa longueur, le bras replié, la tête dans la main. Son soyeux vêtement vert, en écharpe légère autour du corps, à chaque mouvement chatoyait d'humidité lustrée, sa chevelure éployée sur la surface de la mer scintillait comme un large rais de soleil, et ses yeux verts regardaient fixement l'homme assis sur le rivage et qui pleurait.
 — Pourquoi pleures-tu ? demanda-t-il.
 — Je me suis égaré, répondit l'être humain. J'ai erré pendant toute la nuit et je suis las. Je veux dormir, mais je ne le puis : je veux rentrer chez moi, mais je hais ma demeure. Je suis las de la vie.
 — Il te reste la mort, dit le Dieu de la Mer.
 — Je ne puis mourir, répondit l'homme. Et il frissonna. Car la vie était si belle, et je suis si jeune !..
 — Va auprès de mon frère Pan, dit le Dieu de la Mer.
 À ces mots, l'homme se mit à rire amèrement : — Pan m'offrait des fleurs, mais lorsque je voulais les cueillir elles se changeaient en papillons, et lorsque j'étais parvenu à prendre un de ces papillons je trouvais dans ma main un ver. Ton frère Pan est un fourbe.
 — Viens auprès de moi, dit le Dieu de la Mer.
 — Que me donneras-tu ?
 — Je te donnerai la brise de la mer, les rayons du soleil, et l'étendue sans limites.
 — Tu es si grand ! Tu me fais peur.
 Alors le Dieu de la Mer prit une coquille :
 Et pourtant je puis tenir dans un si étroit espace.
 — Mais tu sembles si grave — imposant comme le destin.
 Alors le Dieu de la Mer rit, à son tour, et son rire, comme un rayon de soleil, effleura la mer, et il leva la main, et la profondeur s'entr'ouvrit, et l'homme regarda dans la profondeur et vit, entouré de plantes grimpantes vert-clair, un palais en coraux érubescents, aux murs de mosaïque et de perles.
 — Mais je suis enchaîné ! s'écria-t-il en grande détresse de cœur. Délivre-moi, — car j'aime une femme.
 Le Dieu de la Mer rit de plus belle en regardant l'homme.
 — Enfant, dit-il, tu appelles mon frère Pan un fourbe, et pourtant tu n'as pas découvert sa pire œuvre de mensonge.
 Et il plongea son petit doigt dans la mer et de l'eau s'éleva un tourbillon d'où jaillirent des gouttes pareilles à des perles vertes, et de l'écume se déploya un voile argenté aux rayons du soleil, et à travers le voile apparut un visage de femme plus beau que l'homme n'en avait jamais vu encore. Et le Dieu de la Mer souffla, et le visage de la femme disparut comme une vapeur se dissout en néant.
 Alors l'homme se leva, et sous ses pas le sol glissa, recula et s'enroula et sous l'horizon, et l'être humain se vit lui-même un petit point noir sur la mer infinie sous l'infinité du ciel, et un tel silence se fit que toute vie semblait morte, et que le Soleil brillait seul dans l'espace.
 L'homme se jeta au sein de la grande solitude, rempli d'un sentiment d'indicible confiance.

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IV

 J'étais là contemplant l'univers et j'admirais sa beauté. Étalé devant moi, il semblait une précieuse parure d'or sur un coussin de velours azur. Soudain une ombre tomba sur toutes choses. Croyant que c'était l'heure de midi, je pensai qu'un nuage voilait le soleil ; mais, regardant alentour, je reconnus que c'était le crépuscule du soir descendant sur le siècle. Un silence avant-coureur pesait sur toutes choses : et j'entendis des voix qu'assourdissaient auparavant les bruits du jour.
 L'une d'elles se fit entendre d'abord comme de très loin, de l'autre bout du monde, de derrière l'horizon :
 ― Pourquoi les hommes sont-ils pleins de soucis ?
 Alors, de l'Est, de l'Ouest, la même réponse ; elle souffla du Sud, elle mugit du Nord :
 ― Ce sont des enfants épeurés de la nuit où éclatera l'orage !
 Et une voix encore, une voix solitaire très près de moi, me fit me retourner :
 ― Pourquoi ont-ils oublié la joie ?
 Je voulus répondre, mais une réponse, une même réponse vint de l'Est et de l'Ouest ; elle souffla du Sud, elle tonna du Nord :
 ― Les hommes n'ont pas le loisir d'être joyeux !
 Lorsque le bruit se fut calmé, j'entendis une voix triste murmurer tout bas à mon oreille :
 ― Dis, dis-nous, toi, pourquoi les hommes ne sont pas joyeux ?
 Mon cœur se gonfla, il était plein de larmes :
 ― Parce que, dis-je, parce que, s'il nous est offert, le grand bonheur nous fait reculer ; parce que nous ne pouvons le regarder en face, sans que les griffes de l'angoisse étreignent notre âme.

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V

 La lutte était terminée, le but atteint. J'avais servi mes sept ans pour Rachel, les douze travaux étaient accomplis. Je regardai tout ce que j'avais fait et je le trouvai bon. Alors je sanctifiai le septième jour et le consacrai jour de repos. Rachel était assise à mes pieds, et, autour de moi mon royaume, sous le soleil de midi, reposait.
 Les trois sages entrèrent et déposèrent à mes pieds de l'or, de l'encens et de la myrrhe. Un autre apporta des dents d'éléphant, un troisième la peau de l'ours blanc, et dans ma demeure des houris arabes dansaient.
 Mais, devant l'entrée, j'aperçus une longue file d'hommes vêtus d'amples vêtements blancs, aux visages pleins de silence ; et chacun d'eux, sous son bras gauche, portait un coffret d'argent. Et tous se ressemblaient autant qu'un cheveu blanc à un autre ; et les coffrets paraissaient tous le même coffret, multiples facettes d'un prisme.
 ― Qui êtes-vous ? demandai-je à celui des hommes vêtus de blanc qui se tenait au seuil.
 ― Nous sommes les jours à venir jusqu'à la fin de ta vie, qui attendons pour entrer l'un après l'autre dans ton palais, répondit-il se prosternant.
 Sur quoi, tous ceux qui se tenaient derrière lui jusqu'à l'horizon se prosternèrent de même, comme mus par un fil invisible.
 ― Et qu'enfermez-vous en vos coffrets ? demandai-je encore.
 ― C'est l'hymne que tes esprits serviteurs chanteront tous les matins en ton honneur, répondit l'homme vêtu de blanc. Et de nouveau il se prosterna, et tous les autres hommes blancs l'imitèrent.
 Alors, je fus pris d'un bâillement si long et si puissant que les hommes blancs frissonnèrent comme le brouillard au souffle du vent, et les murs de ma demeure oscillèrent comme des décors de théâtre. Et je sursautai de mon trône, pris mon bâton de voyage, ma longue vue et mon sac ― et m'éveillai de mon rêve.

───────
VI

 Je descendis la longue route qui encercle la terre. Les fenêtres des maisons étaient fermées et derrière les vitres ternies dardaient des yeux perçants, étincelants. Le soleil baignait mon front, le pavé brûlait mes pieds et l'air s'épaississait autour de moi comme du feutre.
 En descendant plus loin je vis des maisons inhabitées. Au-dessus de chaque porte pendait un bonnet de nuit et des entraves pour les pieds, et des gardiens se tenaient au seuil. Je m'arrêtai devant un perron, saluai un de ces hommes et dis :
 - Je désire une maison, car le soleil de midi est ardent, je suis las ; tous mes amis sont assis entre leur femme et leurs fils. Pourquoi ne pourrais-je pas, moi aussi, avoir ma maison ?
 Alors l'homme, qui se tenait devant la porte, rit d'un rire que je ne compris pas et dit :
 - Tu as raison : pourquoi ne pourrais-tu pas toi aussi, avoir ta maison! Tu prendras celle-ci. Mais d'abord va sur la grande place et assiste au service divin avec le peuple.
 Je m'en allai sur la grande place où je trouvai une foule assemblée, le nez dans la poussière, adorant une parhélie qui, terne, apparaissait au ciel. Lorsque je regagnai la longue route qui encercle la terre, je vis de loin l'homme rire à mon approche, rire du même rire que je ne pus expliquer.
 - Maintenant, te voilà libre d'entrer dans là maison, de la considérer comme ta propriété; mais d'abord laisse-moi mettre les entraves à tes pieds et le bonnet de nuit sur ta tête.
 Et il s'esclaffa encore, et soudain je vis clair dans son rire : je tenais le ver qui se tordait au fond. J'en connais trop bien l'espèce, il appartenait à la grande famille de la joie maligne.
 J'arrachai de ses mains les entraves et le bonnet de nuit et les lui jetai à la figure; et je me détournai de la longue route qui encercle la terre, et qui se déroulait devant mes yeux comme un blanc ténia gigantesque détaché de l'ordure d'un monstre.

VII


 Je vois ces yeux, partout où je vais, partout où je m'arrête, en toute chose, et en tous.
 Au-dedans des villes populeuse et en dehors, dans le vide du désert, au berceau du nouveau-né, et au cercueil qu'on enfouit sous la terre, quand les heureux rient et quand pleurent les malheureux, - je vois ces yeux partout et toujours.
 Dans la femme que je voudrais pouvoir aimer et dans mon meilleur ami, dans le bourreau et dans la victime, dans le grand et dans le petit, - sous la toque de soie et sous le large chapeau de feutre - je vois ces yeux, toujours ces mêmes yeux.
 Ils tournoient autour de moi la nuit et le jour; le matin quand je m'éveille ils se tiennent près de mon lit, et le soir lorsque j'ai fermé les miens ils me regardent à travers l'obscurité. Et ce ne sont pas deux yeux seulement comme dans une face humaine ; par myriades ils jaillissent d'un inépuisable écrin, innombrables yeux d'un fantastique polype géant étreignant la terre tout entière de ses bras. Ils me poursuivent comme le sort, ils se sont enfoncés dans mon âme comme des dents en de la chair. Même si je me détourne, je les vois, je les aspire avec l'air, je les inhale avec les rayons du soleil, je les reçois avec les paroles des hommes et les pensées des livres...
 Avec le regard tout à la fois d'un chien maltraité, et d'un ennemi traître - comme un poignard dégainé caché sous le manteau, et des pas assourdis dans l'ombre, comme des pensées qui jamais n'ont trouvé de paroles, qui toujours sont restées un murmure rauque, - douloureux et astucieux, menaçants et haineux, ils plongent dans mes yeux, yeux de malades, de faibles, d'infirmes, yeux d'esclaves voyant surgir le manteau azuré du Seigneur à l'horizon d'or de l'Avenir.


VIII
.


 Une nuit d'été, par la pleine lune, j'allai dans la forêt. Parmi les aulnes de la clairière, j'aperçus le Dieu du Temps se reposant sous les rayons de la lune.
 — Que cherches-tu dans la forêt, à cette heure tardive? demanda-t-il. Tu sembles plein de pensées, et la peur regarde par tes yeux.
 — Je cherche la guérison pour les hommes. Cette race est sans volonté, sans actions, sans courage. Elle est insoucieuse, mais par indolence, sans peur, mais par fatalisme, forte, mais par résignation. Je cherche la racine magique qui pourrait rendre à l'homme la joie de vivre. Seule la joie de vivre fait le pied léger, le cœur joyeux et suscite, les grands rêves, les grandes actions. Je cherche la moelle de l'humanité, qu'elle a perdue !
 Le Dieu était calme, les yeux fixés sur l'infini qui se déroulait devant lui, mystérieux.
 Il semblait sourire, mais soudain je le vis froncer les sourcils : un bruit tumultueux, venant de loin, troubla la forêt, et l'obscurité se fit. Et la grande clameur approchait, et l'obscurité s'aggravait, et là où elle paraissait le plus épaisse s'agitaient des ombres aux yeux rouges, étincelants. ― Tout à coup les clameurs se firent aboiements, et je vis déboucher une meute de centaines de chiens qui s'élancèrent vers moi. Involontairement je me redressai et saisis le couteau à ma ceinture.
 Alors j'entendis près de moi un rire bon, paisible. Et les abois des chiens cessèrent, et l'obscurité se dissipa, et la forêt, autour de moi, s'étendait calme dans la nuit d'été éclairée par la pleine lune, et parmi les aulnes, dans la clairière, le Dieu du Temps reposait toujours, et il riait:
 — Lorsque l'heure sera venue, dit-il, et que l'humanité se mettra à chercher la racine magique, et à la demander comme toi, alors je précipiterai le Grand Danger. Et alors l'humanité, comme toi, saisira le couteau à sa ceinture et se redressera. Et alors elle sentira qu'elle a reconquis sa moelle perdue !

Ola Hansson.

(Traduction de Jean de Néthy.)


 (1) Ola Hansson, né le 12 novembre 1860 à Skane, est, avec Auguste Strindberg, le représentant le plus typique de la jeune Suède. - Les poèmes en prose dont nous donnons ici la traduction, d'après le texte suédois, font partie d'un volume non encore publié. Quelques-uns, connus et traduits en Allemagne, y paraissent une expression lytique des doctrines philosophiques anarchistes et du personnalisme autoritaire de Nietzsche.- J. de N.

LES HÉROÏNES


Pour Henri de Régnier .


Lys de splendeur et de mensonges
Eclos au seuil des vieux palais
Au son des harpes, dans les songes
Des mystiques chanteurs de lais,


Des femmes, reines enivrantes,
Princesses aux yeux ingénus,
A l'éclat des tresses errantes
Mélant l'éclat de leurs seins nus,


Les Héroïnes, fleurs divines,
Au bruit savant des rythmes d'or,
Sous la pourpre et les perles fines
Consentent à renaître encor.


Moulant dans d'étroites simarres
A fantasques et lourds dessins
Leurs bras surchargés d'anneaux rares
Et la souplesse de leurs seins,


Dans l'ombre des Broceliande
Pleines d'embûches et d'effrois,
Leur troupe magique enguirlande
Les preux et leurs blancs palefrois.


Leurs yeux troublants d'aigue-marine
Ont le languide attrait des flots.
Les lys en feu de leur poitrine
Sèment la guerre et les sanglots.
Leur lèvre est rouge et leur front pâle ;
Et sous le hennin couleur ciel,
Leurs cheveux roux où rit l'opale,
Bondissent en flots d'hydromel.


Les Héroïnes sont farouches :
Il faut des meurtres et des morts
Pour atteindre au miel de leurs bouches.
Leurs lents baisers sont des remords.


Les batailles, les épopées,
Les trahisons, les faux serments,
Mieux qu'au clair fracas des épées
Revivent dans leurs noms charmants :


Mélusine, Yseulte, Genèvre.
Triste comme un appel de cor,
Leur nom baise et meurtrit la lèvre...
Qui l'a dit le redit encor :


Et s'animant dans l'ombre noire,
Où leur cœur est enseveli,
Les Héroïnes dans leur gloire
Jaillissent du féroce oubli.


La tunique entr'ouverte aux hanches,
L'or des cheveux en fusion,
Les sveltes reines aux mains blanches
Surgissent, lente vision.


La clarté du songe les baigne,
Allumant en humide éclair
Les perles rondes de leur peigne
Et les tons nacrés de leur chair ;


Et dans les feuilles trilobées
Des chardons bleus et des lys d'or,
Des reines au Temps dérobées
Le clair essaim triomphe encor.

Jean Lorrain

cocotes en papier


JEAN-JACQUES


jacques

 Au moins, dors-tu bien ?

jean

 Oui, si j'ai le soin, au bord du sommeil, de me prendre à la gorge, des deux mains. Je me tiens fortement. Je suis sûr de ne pas me laisser échapper, et je passe une nuit tranquille.

jacques

 As-tu, comme moi, le goût des oreillers durs? je n'en trouve point d'assez durs. Je voudrais un oreiller de bois, dont la taie serait une écorce, et je m'éveillerais les oreilles saignantes.

jean

 Nous sommes de pauvres misérables qui descendons vers le singe.

jacques

 Vers le jouet mécanique aux pattes alternantes. Notre vie, c'est une roue qui fait crrr... crrr... Quand je pense que, chaque matin, je m'exerce à enfiler mon pantalon sans y toucher! J'arrondis, sur le modèle d'un cylindre, ma culotte droite. Celle de gauche ne m'intéresse pas. Je lève la jambe, et ffft! il faut qu'elle fuse comme une hirondelle dans un couloir ; sinon, je recommence.

jean

 Réussis-tu souvent ?

jacques

 A la fin, je triche, et, las de danser sur un pied, je me contente d'un à peu près. Mais j'y arriverai, dussé-je rester une journée en chemise.

jean

 Je me lève plus calme. Mes serviettes seules me préoccupent. J'en ai sept ou huit en train. Dès que l'une d'elles est mouillée, je la rejette. Je ne leur tolère qu'une corne humide : La première m'essuie le front, la seconde le nez, la troisième une joue, et ma tête n'est pas sèche que j'ai mis toutes mes serviettes hors de service.

jacques

 Est-ce que tu verses de l'huile sur tes cheveux ?

jean

 Ils sont naturellement gras.

jacques

 Tu as de la chance. Je me bats contre me mèches. Une, entre autres, se révolte. Je la ratisse et l'écrase à me l'enfoncer dans le crâne. Elle se redresse pleine de vie, enfer. Je m'imagine qu'elle va soulever mon chapeau, et je n'oserai plus saluer, par crainte de montrer une horreur.

jean

 Fais-la scier.

jacques

 Ainsi que tes moustaches. Enseigne ton procédé.

jean

 Je les ronge moi-même, avec mes propres dents.

jacques

 L'aspect de ta lèvre déconcerte. On y remarque un vague pointillé noir, les restes d'une moustache incendiée, la fumée, l'ombre, le regret d'une moustache.

jean

 Je ne pense que si je mordille, si j'ai comme un laborieux mulot dans la bouche. Enfin suppose-ta mèche domptée.

jacques

 Je veux sortir. Je descends les escaliers, et sur chaque marche je m'arrête. Mes souliers se frottent par le bout, se caressent du nez. Je piétine jusqu'à ce qu'ils soient satisfaits, et souvent je remonte.

jean

 Dehors, n'as-tu pas fréquemment l'envie d'aller d'un trottoir à l'autre ? On est pressé. Il y a un embarras de voiture : tant pis. Il faut traverser la rue tout de suite, se diriger par le plus court chemin vers ce point qui attire, éclate sur le mur d'en face.

jacques

 Je préfère viser un passant et le devancer en l'effleurant du coude. Oh ! je ne tiens ni aux bossus, ni aux jolies femmes. J'ai le bras lourd, et il m'est nécessaire que toute son électricité s'écoule dans le bras d'un autre.

jean

 Sans doute, une bonne nouvelle inattendue t'attriste?

jacques

 Je ne la méritais pas et je me défie ; je regarde au delà, et, devant mes yeux, se matérialise la nouvelle qui suivra. Elle a une forme rectangulaire et deux centimètres d'épaisseur. Rugueuse, d'un rouge sombre, elle tombe, tombe ; c'est la tuile.
 Mais qu'on m'annonce le malheur des autres ; j'ai de la peine à contenir dans ma bouche hermétique le rire qui cherche une issue. Ne meurs pas le premier de nous deux, ce serait trop gai. Si le malheur m'atteint, je sautille d'aise, et, dispos, j'irais me faire photographier. Qu'est-ce que tu as?

jean

 Rien. Mon petit doigt s'amuse. Il s'abaisse et se relève, à l'exercice. Le voici en haut, le voici en bas. C'est pour sa santé. Une, deux, trois, quatre. Ne compte pas : tu t'embrouillerais. Marque Simplement la cadence : une, deux, une, deux...

jacques

 Curieux. On paierait cher sa place.

jean

 Talent d'intimité ! Il me distrait, quand j'écris, entre deux phrases. On dirait un geste de pompe qui aspire et foule. L'encre monte. Ma main s'emplit de vie, et quand mon petit doigt cesse, elle court, légère, intelligente.
 Autrefois, je piquais avec une aiguille ma feuille de papier. Je la couvrais de points nombreux « comme les étoiles du ciel »

Pique, pique, ma bourrique:
Veux-tu gager que j'en ai huit!

 J'ai perdu cette mauvaise habitude assoupissante. Celle-ci me plaît à cause de sa simplicité et de son isochronisme parfait. Une, deux, une, deux...Elle exige moins d'accessoires. On n'a pas toujours des aiguilles sur soi. Au café, à la promenade même, mon petit doigt prend son élan et part. Quoi de plus pratique? Un petit doigt d'enfant en ferait autant. Mais tu changes de visage.

jacques

 Je t'en prie: n'insiste pas.

jean

 Tu souffres ; tu rougis, et tes yeux, comme des pavots sous la pluie, débordent d'eau. Sois confiant. Ne l'ai-je pas été? Avoue pour te soulager et me consoler.

jacques

 Tu ne peux pas savoir. C'est ma grande folie invincible. Ma femme a tenté l'impossible pour me guérir. Mes enfants m'ont supplié. Un médecin m'a dit : "Plus vous les arracherez, plus ils repousseront. En outre, votre nez enflera." Ni les propos menaçants du docteur, ni les tendres remontrances d'une famille aimante ne m'ont ému, et cette fois encore, j'en tiens un.

jean

 Un quoi? Laisse donc ton nez.

jacques

 Tu me crois peut-être à plaindre. Tu ne me comprendras jamais. Sache au contraire que j'éprouve des impressions compliquées, connues des seuls initiés. La douleur et la jouissance se confondent. J'ai une narine en feu et de la glace dans l'autre. Je ne compte pas les éternuements joyeux, qui sont tout bénéfice ! Je tire doucement, doucement. Il me semble que ce poil est planté au profond de ma chair et que ma cervelle vient avec. J'arrive au sommet de l'aigu. Aïe ! que j'ai mal ! Oh ! que je suis heureux! Je gradue les secousses. C'est une science. Ouf ! Ah ! le voilà !

jean

 Je ne distingue pas.

jacques

 Approche-toi.

jean

 Oui, j'aperçois quelque chose. Mets-le devant la fenêtre, en plein soleil.

jacques

 Comme ceci ?

jean

 Là. Bien. Ne bouge plus. Je vois maintenant le poil dans son intégrité ! Il a la flexion d'un arc d'or. Il est transparent et blond, avec une grosseur à l'une de ses extrémités. On jurerait sa tête.

jacques

 Ce sont plutôt ses racines, Jeannot.

jean

 Reçois, mon Jacquot, mes sympathiques compliments : il est superbe!


Jules Renard

.
LES POÈTES HÉTÉROCLITES (1).

PRÉFACE.


 « Une étude charmante et curieuse, c'est l'étude des poètes du second ordre : d'abord, comme ils sont moins connus et moins fréquentés, on y fait plus de trouvailles, et puis l'on n'a pas pour chaque mot saillant un jugement tout fait; l'on est délivré des extases convenues, et l'on est pas obligé de se pâmer et de trépigner d'aise à certains endroits, comme cela est indispensable pour les poètes devenus classiques.
 « La lecture de ces petits poètes est incontestablement plus récréative que celle des célébrités les plus reconnues; car c'est dans les poètes du second ordre (2), je crois pouvoir l’avancer sans paradoxe, que se trouve le plus d'originalité et d'excentricité. C'est même à cause de cela qu'ils sont des poètes du second ordre. Pour être grand poète, du moins dans l'acceptation où l'on prend ce mot, il faut s'adresser aux masses et agir sur elles ; il n'y a guère que des idées générales qui puissent impressionner la foule; chacun aime à retrouver sa pensée dans l'hymne du poète : c'est ce qui explique pourquoi la scène se montre si rebelle aux curiosités de la fantaisie. - Les morceaux les plus vantés des poètes sont ordinairement des lieux communs...
 « Dans les poètes du second ordre vous retrouverez tout ce que les aristocrates de l'art ont dédaigné de mettre en œuvre: le grotesque, le fantasque, le trivial, l'ignoble, la saillie hasardeuse, le mot forgé, le proverbe populaire, la métaphore hydropique, enfin tout le mauvais goût avec ses bonnes fortunes, avec son clinquant, qui peut être de l'or, avec ses grains de verre, qui risquent d’être des diamants....
 « Je trouve un singulier plaisir à déterrer un beau vers dans un poète méconnu; il me semble que sa pauvre ombre doit être consolée et se réjouit de voir sa pensée enfin comprise; c'est une réhabilitation que je fais, c'est une justice que je rends; et si quelquefois mes éloges pour quelques poètes obscurs peuvent paraître exagérés à certains de mes lecteurs, qu'ils se souviennent que je les loue pour tous ceux qui les ont injuriés outre mesure, et que les mépris immérités provoquent et justifient les panégyriques excessifs.»

Théophile Gautier.

(Les Grotesques.)

────────
I
CLAUDE D'ESTERNOD


 De tous les poètes satiriques, érotiques, burlesques et un peu grotesques (tels des mascarons mimant par la déformation de leur face l'éternelle moquerie dont leur âme est boursouflée) que fit éclore la verdeur du siècle dix-septième, le sieur d'Esternod, seigneur de Franchère et gouverneur d'Ornans, est l'un des plus inconnus, des plus étranges, des plus excentriques, des plus hétéroclites, des plus musée-secret. Il était né à Salins en 1590, et, dès qu'il eut l'âge de raison, un cheval et quelques pistoles, il trotta vers Paris, où l'attendaient comme un frère tous les rimeurs éhontés du Parnasse satyrique, les Berthelot, les Motin, les Sigognes, les Saint-Amant, peut-être Mathurin Régnier, à l'exemple duquel il blasonna ses contemporains, en un volume appelé l'Espadon satyrique (3). C'est tout ce que l'on sait de Claude d'Esternod et on ne peut le connaître qu'en feuilletant ses élucubrations: elles disent un poète d'une singulière virilité et d'une souplesse rare; elles le proclament un autre Régnier, moins soutenu, sans doute, mais moins monotone, parfois aussi solide, et doué d'un certain lyrisme grimaçant.
 Plus que chez Mathurin Régnier la rime est chez d'Esternod inattendue ; elle vient de loin souvent, ce qui fait les belle rimes :
 Ceste Médée enchante, pipe
 Père, rival et zélotype.
 Sa langue est plus osée, plus pittoresque, pleine de mots parlants, d'assemblages baroques, d'images contradictoires ; à propos des courtisans :
 Ils font les Rodomonts, les Rogers, les Bravaches,
 Ils arboriseront (4) quatre ou cinq cens pannaches
 Au feste sorcilleux d'un chappeau de cocu
 Et n'ont pas dans la poche un demy quart d'escu.
 Et il les montre :
 Gringottants (5) leur satin comme asnes leurs cimbales (6),
 Piolez (7), riolez (8), fraisez, satinisez,
 Veloutez, damassez et armoisinisez (9).

 Il est capable d'une grandiloquence toute castillane :
 Moy qui bride les vens, qui charme les esclairs,
 Qui donne la lueur aux espaces des airs,
 Qui commande aux frimats, enchante les tonnerres,
 Et cognois la vertu des herbes et des pierres ;
 Qui fais palir chacun de craintes et d'effrois,
 Moy qui suis le mignon des seigneurs et des rois,
 Moi, continue-t-il (indigné des prétentions de telle vieille fille sur sa personne), j'irais épouser cette « infâme Méduse » ? Description truculente et bouffonne des hideurs de la pauvre amoureuse :
 Tout ainsi que l'on voit dessus le pont au Change
 La montre de l'orfevre, ou tantost un coral
 Rougir contre vos yeux, et tantost un cristal
 Donner de son brillant dedans votre prunelle,
 Icy du diamant petille l'etincelle,
 Icy reluit l'opale, et du saphir le pris,
 Deça un hyacinthe, un agate, un rubis,
 De là la calamite (10), icy les perles fines,
 Deça un beau carcan (11) de riches cornalines ;
 Ainsi, sur l'abregé d'un si rare menton
 Vous y voyez tantost dorloter (12) un bouton,
 Quelque goutelle icy de verole le signe,
 Deça quelque malandre (13) et de là quelque tigne (14)…
 Donc,
 Retranche toy, Gorgone, au ténébreux manoir,
 Et n'espère soulas en l'amour qui te ronge ;
 Si les Incubes vains ne te causent un songe
 Qui te fera penser que j'amortis tes feux…
 Ironie que reprendra François Maynard, en un propos analogue, congédiant une vieille :
 Et si l'on ne baise aux Enfers
 N'esperez plus d'être baisée.

 D'Esternod lui-même, et cette fois en vers exquis, a redoublé cette idée :
 La salemandre (15) ne m'agrée ;
 Je ne boy point en eau troublée
 Comme un chameau ; dans les brasiers
 Je ne vy point en pyralide (16) ;
 Mais j'imite la cantharide
 Qui n'ayme que les beaux rosiers.
 Sa conception de l'amour est simple. Tout matériel, il a réparti les femmes en deux clans, les belles et les jeunes, les vieilles et les laides ; et toute sa diplomatie amoureuse s'occupe à capter les unes, à évincer les autres. Les belles, ce sont les bien en point, les bonnes vivantes, celles qui promettent de larges satisfactions, des déduits où on se prélasse : le seul chagrin qu'une femme puisse lui causer, c'est de faire la sourde oreille à ses propos, ― réserve qu'il ne comprend pas : pour lui, les cavaliers et les jolies filles n'ont qu'un devoir sérieux, être aimables au possible, ne se refuser rien, et sans autre préambule ― se joindre. Il déverse alors les métaphores les plus désobligeantes pour l'amour, les plus grossières, les plus obscènes. Acceptables seulement celles qui ne sont que pittoresques ; ainsi, lorsqu'il invite Magdelaine à accueillir les chairs qui se meurent pour elle, à leur faire une bourse de son amour et à les enclore là, occis de joie,
 Ainsi qu'on void une panteine (17)
 Des becasses serrer les cous…
 Ou bien lorsqu'il murmure câlinement :
 Votre noc est de fine bure…
 Votre noc est doublé d'hermine,
 On en feroit une hongreline (18)…
 Voici quelques strophes du Paranimphe de la vieille qui fit un bon Office ; il chante sur le mode ironique les adresses d'une Macette qui lui avait procuré une belle fille :
 Tu m'as pipé par ton adresse,
 Vieille sybile, une déesse
 Que j'honore plus que mes yeux…
 Il n'est pas ingrat ; il dira bien haut les louanges de la bonne entremetteuse et toute la nature les répétera ; le nom de la vieille amie sera crié dans les rues, proféré par les animaux :
 Toute cette sotte canaille
 Qui va criant : huître en escaille,
 Ciboules, la mort aux souris,
 Mes beaux navets, ma grosse guigne,
 Ne chanteront, ô mère digne,
 Que tes vertus dedans Paris.


 Pies, corbeaux, hiboux, corneilles,
 Viendront nicher dans nos oreilles,
 Ne crohassant que tes vertus,
 Nous asseurans par leur ramage
 Que tu as fait par ton langage
 Cent mille hommes hocques-cornus (19).


 Nos pigeons, nos oysons, nos canes,
 Nos chiens, nos chevaux et nos asnes
 N'entonneront autres chansons ;
 Les aveugles sur leur vielle
 Ne chanteront autre nouvelle
 En mendiant dans nos maisons.


 Mille farceurs et mille masques,
 Sur leurs petits tambours de basques,
 Te chanteront en leurs planplans ;
 Le frifri de nos lichefrites
 Et le glouglou de nos marmites
 En bouilleront plus de mille ans.


 Regnier, Berthelot et Sigongne (20)
 Et dedans l'hostel de Bourgongne
 Vautret, Valorant et Gasteau
 Jean Farine, Gautier Garguille
 Et Gringalet et Bruscanibille (21),
 En rimeront un air nouveau.


 Souris en leurs tendres cassines,
 Pitois, belettes, martes, foynes,
 Et les chats en leur miaou,
 Les oyseaux en leur tirelire,
 Nous entendrons chanter et bruire
 Tes proliesses sur le filon.


 Tu es plus fine, vieille drogue,
 Que Moregard, cet astrologue
 Qui fit jadis un roy en l'air,
 Tu es plus fine que la Brousse
 Et que César, qui va en housse
 Dans le sabat, comme un esclair…
 Cette verve burlesque se maintient pendant trois cents vers, et, à vrai dire, l'Espadon tout entier, même — et surtout — quand l'image devient lupanaresque, sonne en le plus amusant cliquetis de mots et d'évocations bizarres. Dans ce genre, il faut citer encore la prosopopée du Juif errant :
 Je me nomme le Juif Errant
 Je vais de ça de la courant,
 Mon logis est au bout du monde :
 Tantost je suis en Trébisonde
 Et puis soudain chez le Valon.
 Ma teste aussi n'est pas de plom,
 Car je suis né dessous la lune,
 Je vis au soir le roy de Thune
 Et aujourd'huy le prestre Jau…
 Je suis un homme de toute heure,
 Ores nouveau, ores ancien,
 Ma patrie est où je suis bien.
 Son étrangeté parfois tourne à la bouffonnerie ; ainsi le récit de la consultation qu'il a dû requérir d'un médecin, - lequel
 Escorche la langue latine
 Comme un boucher fait un mouton.
 On n'en peut guère indiquer que le passage où il maudît la « haquenée » coupable,
 Qui a donné plus de veroles
 Que l'océan n'a de sablons.
 Femmes ou filles, bourgeoises ou demoiselles, il les aime toutes et les méprise toutes, et voici son opinion en une strophe fort belle:
 Amour, tes plus douces paroles
 Et tes aubois (22) sont les pistoles.
 Si tost que ce soleil reluit,
 L'on voit trembler les pucelages,
 Comme pendant les grands orages
 Les arbres tremblent jour et nuit.
 Il est d'une fécondité rare en images bizarres. Sur l'accoutrement d'une vieille femme :
 C'est une musique sans notte,
 Que le damas de votre cotte:
 Et ces feuillages engraissez
 Me ressemblent de nos grands pères
 Les tombeaux, dont les caractères
 Nous ne pouvons lire effacez.
 Elle est, cette cotte, crottée,
 Pleine de pluie et tempestée,
 Comme un crapaud dans un maret,
 Elle a été incarnadine,
 Mais elle a pris dans la cuisine
 Une couleur d'harenc soret.
 Que les femmes préfèrent les actes aux mots :
 Car au regard des damoiselles,
 Les paroles ce sont femelles
 Et les effects hommes d'Etat.
 Entêtement des femmes ; elles disent :
 Et quand bien nous aurions du lait dans les mamelles,
 Nous prouverons encor que nous sommes pucelles.
 Il nous montre une dévote
 Qui porte un habit fait d'hymnes et d'oraisons…
 Son poil entremeslé, comme le grisouris,
 Est l'habitation des bienheureux esprits.
 Si d'Esternod avait voulu brider sa « phantaisie » et s'appliquer au langage à la mode, il eût, tout comme les autres poètes de son temps, estimés des professeurs de littérature, ordonné de placides odes amoureuses, témoin ces quelques vers d'un Prélude adressé à Caliste :
 Toutes les fables sont muettes
 Et les contes du temps jadis
 Ne m'ont fait croire au paradis
 Sur la cime où vont les poëtes.


 Je n'ai bu jamais à la piste
 D'Apollon, ny de ses neuf sœurs ;
 Et si j'ai gousté des douceurs,
 C'est sur la bouche de Caliste.


 Le nectar que j'ai pour remède
 Et pour amorce à mes fureurs
 Passe l'eau de ces discoureurs.
 Et la boisson de Ganimède…
 Il reste d'intéressant à noter dans l'œuvre du seigneur de Franchère la Satire du temps à Théophile. Attribuée souvent à un poète nommé Courval ou à un sieur Nicolas Bezançon, elle est bien plus probablement de l'auteur de l'Espadon, mais d'un d'Esternod vieilli et assagi, qui ne retrouve un peu de verve que pour défendre ses amis littéraires. Elle est curieuse en ce qu'elle rapporte les opinions qui couraient dans les cénacles de « jeunes » vers 1619. Après avoir loué le grand Théophile,
 Esprit hermaphrodite, esprit qui se fait voir
 Dans ses doctes escrits vray demon de sçavoir,
 Il commence le chapelet des critiques que profèrent contre les maîtres tous ces « rimasseurs »,
 Champignons avortés des humeurs d'une nuit.
 Tous ces imberbes sots qui
 Comme de jeunes ours sont conduits par le nez.
 Voilà ce que disaient les « jeunes ours » :
 Ils disent que Malherbe emperle trop son stile,
 Supplement coustumier d'une veine fertile,
 Et qu'ayant travaillé deux mois pour un sonnet
 Il en demande quatre à le remettre au net ;
 Que ses vers ne sont pleins que de paroles vaines
 Et de la vanité qui bout dedans ses veines…
 Ils blasment, desgoutez, l'Iris de Delingendes (23),
 Disent qu'il estoit bon pour faire des légendes,
 Et que, trop familier, vulgaire et complaisant,
 Pour se rendre plus dur il parle en paysant…
 Disent que Saint-Amant (24) ressemble le tonnerre,
 Tanstot voisin du ciel et tanstot de la terre ;
 Que les vers de Hardy (25) n'ont point d'égalité,
 Que le nombre luy plaist plus que la qualité,
 Qu'il est capricieux en diable, et que l'Estoile (26)
 Prend un peu trop de vent qui enfle trop sa voile ;
 Qu'il se hasarde trop et que, mauvais nocher,
 Il ne cognoit en mer n'y coste n'y rocher.
 Ils disent, quant à moy (27), que je n'ay point d'estude,
 Que tantost je suis doux et tantost je suis rude;
 Que Ronsard est pedant, et que tous les auteurs
 Qui furent de son temps n'estoient qu'imitateurs ;
 Qu'ils ont tout desrobé d'Homère et de Virgile,
 Ils n'ont pas seulement espargné l'Evangile.
 Mesme ils disent de toy (28) que ton esprit malsain
 S'extravague souvent au cours de son dessein ;
 Que Garnier (29) sent le grain reclus, et que Porchère, (30)
 Mercenëre au profit, met sa muse à l'enchère ;
 Que Cygoignes (31), Regnier (32) et l'abbé de Tyron (33)
 Firent à leur trespas comme le bon larron :
 Ils se sont repentis, ne pouvans plus mal faire…
 Disent que Malleville (34) avecque sa Clytie,
 Divin, métamorphose une rose en hortie ;
 Jappent après Racan, envient son renom,
 Trouvent son vers barbare autant comme son nom ;
 Que Gombault (35), embrassant la façon d'Italie,
 Par son Endimion a délaissé Thalie ;
 Que Nasse (36) est un censeur et qu'il n'est satisfait,
 Tant il est plein de vent, que de ce qu'il a fait…
 Rien n'evite leurs coups. Ils disent que Bartas (37)
 La terre avec le ciel emmoncelle en un tas ;
 Qu'il veut parler de tout et que sa poësie
 Est aujourd'huy, sans plus, toute rance et moisie…
 Et pour clore l'énumération, d'Esternod fait sa profession de foi, dévoile ses goûts de poète :
 Chaque sorte de vers demande un stile à part,
 Selon la gravité qu'un sujet lui despart.
 Sot le musicien dont la note est pareille,
 Puisqu'un sou varié contente mieux l'oreille.
 Tantost la fluste est propre et tantost le haut-bois.
 Le cerf du premier coup ne rend pas les abois ;
 Il court, il se repose : ainsi la poësie
 Diverse esgaie mieux l'humaine phantasie.


 Tel est l'abrégé de l'Espadon satyrique, — abrégé infidèle, car les traits obscènes ont dû t'être épargnés,

 Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère.


 D'Esternod pourtant ne voulait qu'être vrai et moral, et c'est peut-être mal que d'ombrer ainsi la moitié de sa face ; il avait de grandes prétentions : celle de tracer de la pointe de son espadon (38) « un épitaphe immortel » ; de rendre, « avec sa généreuse flamberge, le monde net d'ordures, comme Hercule la terre des monstres ». Ainsi s'est-il exprimé avec un assez noble orgueil dans sa dédicace à un inconnu. Ces illusions, des contemporains les encouragèrent : Nicolas Faret, Jacques Mauginelle, Henry Fagot, le sieur de Boissat prônèrent l'Espadon. Boissat dit :

 Espadon digne de mémoire,
 Qui, profitable à son ouvrier,
 Sers plus de burin pour sa gloire
 Que d'instrument pour son mestier,
 Jamais ton atteinte n'est vaine ;
 Mais tu frappes avec douceur,
 Puisque ta trempe est Hippocrène
 Et un poëte ton fourbisseur.


 D'Esternod eut toute licence de faire imprimer ses vers, car il vivait dans un temps où les hommes étaient libres de s'avouer hommes, où chacun écrivait sous la responsabilité de sa conscience, disait franchement sa pensée en tels termes qu'il lui convenait ; l'autorité, après avoir lu des satires dont la plus douce entraînerait aujourd'hui de rigoureuses prisons et la flagellation hypocrite des protestants, nos maîtres, — que d'Esternod haïssait ferme, – délivra cette cédule au libraire :

 « Permission. — Il est permis au sieur Jean L'Autret d'imprimer ce livre intitulé L'Espadon satyrique, avec deffences en tel cas requises. – Fait à Lyon, ce 25 avril 1619. – Du Pauzet, lieutenant particulier. »

 Et c'était juste, car il s'agissait d'un homme de talent, d'un poète qui a pu dire de soi-même, et nul ne l'en démentira :

 Sans dérober d'autruy figure ny methode,
 Suivant mon sens commun, je travaille à ma mode.

Remy de Gourmont.




 (1) Sous ce titre, on se propose d'étudier les œuvres de quelques poètes inconnus ou méconnus, principalement des XVIe et XVIIe siècles, mais sans assignation de limites précises au-delà ou en deçà. L'extrait de Théophile Gautier, qui se dresse en portique à cette galerie future, dispense de préventifs commentaires : on ajoutera seulement que la poésie lyrique étant très rare dans les poètes français illustres, elle est peut-être moins rare dans les obscurs ; d'ailleurs nous cherchons moins le lyrisme que l'originalité, — même dans la bizarrerie ; il y a longtemps que le « bon sens » de Molière nous dégoûte profondément, — mais, hélas, qu'il y a peu de fous !
 Successivement paraîtront dans le Mercure: Gabriel Bounyn (XVIe s.), par G.-A. Aurier ; Tristan Lhermite (XVIIe s.), par Pierre Quillard ; Claude Garnier (XVIe s.), Philippe Habert (XVIIe s.), Jean de La Fontaine (XVe s.), par Remy de Gourmont ; ensuite Berthelot, Sigognes, Bertrand Desmarins de Masan, Charles de la Hueterie, Guillaume du Sable, etc., du XVIe s. ; Jacques et Marie de Romieu, Jean-Ogier de Gombault, le P. Lemoygne, Claude de Lestoille, etc., du XVIIe s., et d'autres. — R.G.
 (2) Boileau se repentit d'avoir été trop dur et avoua son injustice pour les « poètes du second ordre. » Ses derniers sentiments à cet égard sont généralement ignorés ; voici quelques passages de la Préface à l'édition de ses Œuvres, de 1695, qui montrent que le vieux Rhadamante pensait alors comme Théophile Gauthier et comme nous : «…Je me contenterai de l'avertir [le lecteur] d'une chose dont il est bon qu'on soit instruit. C'est qu'en attaquant dans mes Satires les défauts de quantité d'écrivains de notre siècle, je n'ai pas prétendu pour cela ôter à ces Ecrivains le mérite et les bonnes qualités qu'ils peuvent avoir d'ailleurs… je veux bien aussi avouer qu'il y a du génie dans les écrits de Saint Amand, de Brebeuf, de Scuderi et de plusieurs autres que j'ai critiqués. »

R.G


 (3) Lyon, Jean L'Autret. 1619. — Rouen, 1619. — Lyon, Jean l'Autret, 1621 et 1626. — Rouen, David Ferrand, 1626 et s.d. — Cologne, Jean d'Escrimerie, 1680. — Amsterdam, A. Mastjens, 1721. — Paris, 1863. — L'édition de Cologne est en réalité hollandaise ; celle d'Amsterdam, imprimée à Paris ; celle de Paris n'a été vendue qu'à cent souscripteurs.
 (4) Arborer.
 (5) Faire sonner, claquer.
 (6) Sonnettes.
 (7) Diapré, paré ; Baïf :
 Le nombre on ne dit point, au renouveau, des fleurs
 Qui les prez piolez bigarrent de couleurs.
 (8) Bigarré.
 (9) De armoisin, sorte de taffetas.
 (10) Pierre précieuse impossible à identifier. — Il ne peut s'agir ici du styrax calamite ou storax, lequel est un baume résineux ; il y a peut-être confusion avec la calamine ou cadmie, concrétion pierreuse jaune gris, jaune blanc ou brun rouge ; ou avec le calamus indicus, sorte d'astroïte, ou le calamus aromaticus, qui est un coralloïde.
 (11) Collier : le P. de Saint-Louis, dans la Madeleine :
 Essences; camayeux, poudres, poinçons, clinquants,
 Roses, plumes, atours, collets, noeuds et carcans...
 (12) Se dorloter.
 (13) Crevasse ou pustule (Lat. : malandria.)
 (14) Sans doute teigne.
 (15) Salamandre.
 (16) Sorte de papillon de nuit.
 (17) Filet à prendre les oiseaux, – Mot tout à fait différent de pantine :
 Li orles estoit de pantine,
 Ço est une beste marine.
 (Les Biaus Desconneus.)
 (18) Hongreline, manteau de guerre et aussi vêtement de femme.
 (19) Sans doute cocus.
 (20) Voir plus loin les notes.
 (21) Acteurs, pitres ou chanteurs populaires.
 (22) Sans doute hautbois.
 (23) Né à Moulins, mort en 1616. Il s'agit ici des Changemens de la bergère Iris, poème en cinq livres, tout en strophes de six vers de huit syllabes, dédié à la princesse de Conty.
 (24) Cf. Les Grotesques.
 (25) Alexandre Hardy, Parisien (1560-1630).
 (26) Claude de Lestoile, sieur de Saussey, mort en 1652. On trouve ses vers dans : Recueil des plus beaux vers de Malherbe, Racan, etc. (1627) ; Nouvelles Muses des sieurs Godeau, Chapelain, etc. (1633) ; Muses illustres de Malherbe, Théophile, etc. (1658).
 (27) D'Esternod.
 (28) Théophile.
 (29) Non pas sans doute Robert Garnier, mort depuis plus de trente ans, mais Claude Garnier, gentilhomme parisien, ami de Desportes et de Vauquelin des Yvetaux, auteur de : Les Royales Couches (1604) ; L'amour victorieux (1609) ; La Muse infortunée (1624), etc. Il fit de beaux vers d'une admirable concision :
 Fléchirois-je aux corbeaux avoué par les cygnes ?
 (30) Non Porchère d'Arbaud, mais Laugier de Porchère, mort nonagénaire en 1653 ; ses vers se trouvent dans : L'Académie des modernes François (1599) ; Le temple d'Apollon (1611) ; Cabinet des Muses (1619), etc.
 (31) Sigognes, poète licencieux dont on trouve les vers dans : Cabinet satyrique ; Délices satyriques (1620) ; Parnasse satyrique, etc. Mort en 1611, gouverneur de Dieppe.
 (32) Mathurin Régnier.
 (33) Desportes, abbé de Tyron.
 (34) Claude de Malleville, Parisien, mort en 1647. Ses poésies parurent en 1649, chez Courbé.
 (35) Jean Ogier de Gombauld, poète huguenot, mort très âgé en 1666. Son Endymion, roman, est de 1624.
 (36) Inconnu. Il y eut un Rasse des Neux, médecin et bibliophile, dont on sait quelques vers burlesques.
 (37) Guillaume Salluste du Bartas.
 (38) Le frontispice du volume représente un Satyre brandissant une lourde épée, ou espadon. II n'est, dit Henry Fagot :
 Il n'est personne qui n'admire
 De voir dans la main d'un satyre
 L'Espadon comme je l'y voy,
 Et que l'antiquité le die,
 S'il s'est veu dedans l'Arcadie
 Vn satyre armé comme toy.

REPOSE, DOULEUR


Poète, prends la sombre scabieuse,
La brune échevelée au doux parfum qui mord,
Fleur de deuil, fleur de veuve, fleur ombreuse,
Sur ton sein profond comme la Mer ou la Mort...


Dis-moi de quelles nostalgies-névroses,
Langueurs, satiétés, funéraires débris,
Parfums perdus, effondrement de choses,
Est faite sa corolle aux replis assombris ?


De quel tissu, de quelle étrange trame
Est sa robe de serge, de pourpre et de feu ?
De noirs lambeaux arrachés à quelle âme....
Ou d'un loup de velours... taché de sang un peu ?


Quelle est l'haleine énervante, navrée,
Lourde de lassitude et de subtils relents
Comme un vin vieux, qu'exhale, vulnérée,
Sa patiente ardeur sous tes souffles brûlants ?...


Comme un grenat son cœur sombre en lui porte
(Rouge tison couvant un feu cruel)
Une larme où survit une tristesse morte,
Virtuelle lueur d'un éclair éternel....


Toi qui sais, qui vois, qui chantes... Poète !
Révèle les vouloirs secrets de cette fleur
Voluptueuse, ténébreuse, si parfaite
Dans les empourprements de sa noirceur.
RAPSODIE DES LARMES


Sang de l'âme blessée, ô larmes, vaines larmes,
Amer et doux torrent, coulez du haut séjour
Où réside la source intime des alarmes :
Les longs désirs des nuits, les longs regrets du jour !
Tombez, abreuvez-nous, larmes, vivantes larmes,
Des mystiques douleurs de l'Amour.


Ce n'est pas dans mon corps que mon âme palpite....
Elle est entre ses mains, sur ses lèvres, ses yeux...
Et mon cœur dans le sien bat plus fort et plus vite
Comme une roue ardente autour de ses essieux
Ma vie est entraînée et gravite !


Ah bien-aimé ! sans fin, amèrement aimé,
La chair doit endurer que l'âme la déchire ;
Jamais ce que l'amour a vainement semé,
Ne moissonne l'Espoir sur les champs du délire....
Le bonheur est toujours affamé !


Et loin de toi ma vie est la déserte image,
Le simulacre obscur de ma mortalité :
Ce qui reste de moi n'est qu'une vide cage
D'où s'est enfui l'oiseau par l'orage emporté....
Mais.... laissant aux barreaux son plumage....


Tels, tissés de soleil soyeux dans un coffret,
Contemple ces cheveux morts d'une tête morte....
Semblance formidable !... Ironie !... On dirait
Que cette pauvre tresse est plus divine et forte
Que l'être que son flot d'or paraît !


Tombez, abreuvez-nous, larmes, ô claires larmes,
Pluie.... écumes.... rosée.... à l'envi, tour à tour ;
Dans votre sel brûlant nous retrempons nos armes
Pour l'attente des nuits et les refus du jour...
Pleurs de glace ou de feu.... coulez, stériles larmes....
Faites-nous pardonner à l'Amour.


Tola Dorian

petits aphorismes



SUR LE BIEN


1

 On s'aperçoit du mal à son actualité et du bien à sa virtualité.


2

 Nous pensons au bien sans le faire ; nous faisons le mal sans y penser.


3

 Faire le bien n'est pas tout : il faut le bien faire.


4

 L'abîme qui sépare le bien et le mal est aisément comblé par l'intérêt.


5

 Il n'y a aucun mérite à faire le bien, lorsqu'on n'a pas d'intérêt à faire le mal.


6

 On se repent d'une mauvaise action, lorsqu'elle a été inutile.


7

 Nous faisons le bien avec un grand plaisir, lorsqu'il est dans notre intérêt de le faire.


8

 Le bien que l'on fait par intérêt est-il moins du bien que l'autre ?


9

 Ce qui prouve que l'homme est bon, c'est qu'il lui arrive de faire le bien sans que son intérêt l'y pousse : jamais le mal.


10

 Il y a trois manières de faire le bien : avec intérêt, sans intérêt, contre l'intérêt. La première seule rend parfaitement heureux.


11

 Plus on fait le bien d'une façon désintéressée, plus on est sensible à l'ingratitude.

12

 La sympathie va aux faibles bien plus parce qu'ils sont impuissants que parce qu'ils sont malheureux.


13

 Se dévouer pour son prochain est d'un noble cœur et d'un noble esprit.


14

 La vertu est un gâteau un peu lourd pour les estomacs modernes et dont on fait bien de ne prendre qu'une tranche.



SUR LA CHARITÉ


1

 La charité dépasse le jugement. Ce sentiment est si beau, que, fût-il le plus déraisonnable de tous, on ne devrait se lasser de l'admirer.


2

 Ne recherchez jamais la part d'ostentation, d'intérêt ou d'hypocrisie qui se glisse dans la charité : ce serait ravager le champ de roses sous prétexte d'en reconnaître l'engrais.


3

 Les charités diffèrent de la charité comme les amours de l'amour.


4

 L'amour est une passion ; la charité est une vertu. La charité n'est dont point l'amour de l'humanité. C'en serait plutôt la pitié, si l'on tient compte toutefois que la pitié n'est que le côté négatif de la charité.


5

 Des trois vertus théologales l'humanité future ne retiendra qu'une seule : elle laisserai la foi aux fous et l'espérance aux sots.


6

 On arrivera peut-être à sonder le cœur de l'homme : mais ce ne sera pas le cœur d'un homme charitable.

7

 La dernière religion qui persistera sur le globe sera celle qui mit la charité le plus haut.


8

 La charité est triste. Quand la charité inonde le cœur d'une douce joie, elle cesse à ce moment d'être charité, pour devenir amour.



SUR LA VENGEANCE


1

 L'invective soulage, mais il n'y a que le trait d'esprit qui venge.


2

 On se venge plus souvent pour les autres que pour soi.


3

 On ne convie guère le public à sa vengeance lorsque l'insulte a trop bien porté.


4

 Il n'y a pas de vengeance là où celui qui se venge souffre.


5

 C'est à la manière de se venger qu'on reconnaît l'homme.


6

 Le sot se venge brutalement, l'homme d'esprit se venge avec raffinement, le chrétien se venge en pardonnant, le philosophe ne se venge pas.


7

 Il y a une certaine noblesse à se bien venger lorsque la vengeance est difficile; il y en a davantage à dédaigner la vengeance, lorsqu'elle est facile.

SUR LA SOUFFRANCE


1

 Les souffrances de l'âme ennoblissent ; celles du corps dégradent. Affligé d'une colique, je me sens ravalé vers la brute ; tourmenté d'une responsabilité, je me rends mieux compte de ce qui m'en sépare. La douleur physique irrite tellement ma raison, que je préfère les plus énormes effondrements moraux à un simple mal de dents.


2

 On peut se prémunir contre la douleur morale par l'ablation du sens moral : contre la souffrance physique il n'y a pas d'ablation possible, sauf celle de la vie.


3

 Il est terrible de penser que les seuls moyens découverts jusqu'à présent par l'homme pour apaiser la souffrance, le chloroforme, l'opium, la morphine, l'hypnotisme, ne sont, en réalité, que des approximatifs de la mort.


Louis Dumur

HENRI DE RÉGNIER (1)


Vers les Sept Demeures de l'Ombre.

h. de r.


 Par une journée de rude hiver, une journée le lumière froide et bleue comme une lame d'épée, je marchais à travers la campagne rase, le long d'une rivière gelée, captive d'une glace tumultueuse et non du miroir calme où s'endort d'autres fois la mémoire des eaux. Un paysage de désolation. Tout à coup, des ailes blanches s'ouvrirent à l'horizon et, délaissant le Nord pour les pays de vrai soleil, passèrent, sanctifiés par une gloire de rayons, majestueux et surnaturels, des cygnes sauvages. J'admirais les nobles plumes éployées, les cous dominateurs pareils à d'étranges lys au large pistil noir et, surtout, la dédaigneuse certitude d'un tel vol. Un croquant, venu on ne sait d'où, s'approcha de moi et, avec un sourire de finesse matoise, me dit : « Monsieur, ce sont des oies » ; et la parole de ce drôle que je ne pouvais pas ne pas avoir entendue souilla d'un souvenir ridicule la beauté de l'apparition. Certes, si les critiques patentés décidaient par caprice de rustres à proférer une opinion quelconque sur les plus récents poèmes d'Henri de Régnier : Tel qu'en songe, il serait à craindre que leur voix obscène ne troublât par des mots de mauvaise augure la fête de notre pensée. Aussi devons-nous peut-être les remercier de leur silence. Un seul d'entre eux – il est vrai que celui-là fut et est l'un des plus exquis, des plus subtils écrivains de notre âge – aurait pu, sans risque d'erreur, annoncer à la foule l'avènement de ce livre : mais M. Anatole France apporte à se discréditer une si singulière coquetterie qu'il y aurait injustice à à gêner, par des reproches, dans son développement normal, son âme de Célimène détestable et charmante. Qu'il devienne donc de plus en plus lui-même ; et plaise aux dieux qu'il nous donne longtemps encore le spectacle d'un magicien qui, au contraire de mon interlocuteur fortuit, mue les oies en cygnes et les plus médiocres romans en chefs-d’œuvre. Encore que les grâces m'aient été déniées dont les destins lui furent prodigues, j'essaierai de dire ce qu'il aurait dû dire, en avilissant le moins possible par cette glose les merveilles que j'ai cru voir.

 Dans la simple, et brève dédicace incrite au seuil de l'ouvrage, M. Henri de Régnier a pris soin d'avertir que « ces divers épisodes, d'une technique composite, concourent tous à une sorte d'apologie emblématique du Soi ». Ainsi devrait disparaître aussitôt tout prétexte à ne pas découvrir le sens caché des symboles, même pour les gens heureux qui font métier de ne pas comprendre. Et cependant, comme il faut toujours compter avec leur impudente sottise et leur mauvaise foi, ils pourraient bien feindre, sans autre lecture, une confusion fâcheuse entre le « Soi » de M. Henri de Régnier et le « Moi » qui appartient en exclusive propriété à M. Maurice Barrès. Il vaut la peine de les détromper tout de suite. Loin que les différentes aventures humaines aient pour le poète le sens d'exercices psychiques, qui servent d'entraînement à notre personnalité et contribuent à la rendre plus forte, c'est-à-dire plus consciente d'elle-même, il n'y voit au contraire qu'une dangereuse et presque sacrilège mainmise des évènements accidentels sur tout ce qu'il y aurait de véritable et d'intime noblesse dans notre vie et dans notre pensée. Nulle tristesse, nulle joie, nulle gloire, nulle défaite ne sauraient égaler en intensité de deuil ou de triomphe les fictives et seules réelles épopées que l'âme s'imagine dans le renoncement, le silence et la solitude :

Fleurs à la chevelure ou serpent qui la ronge,
Que la tête sourie ou saigne sur l'écu
Et dresse tel que toi, façonné de ton songe,
L'intérieur Destin que tu n'as pas vécu.

 Tout effort de se mêler aux autres hommes est douloureux à qui le tente, par sa vanité d'abord et plus encore par ce qu'il entraîne nécessairement de larmes et de souffrances pour autrui. Et cette impuissance de vivre une vie qui ne soit point misérable et mauvaise oblige quiconque a dénoué le masque de l'Illusion et vu la face hideuse à se retraire en soi-même et à ne plus contempler les choses que selon son rêve.
 Voilà l'idée directrice qui, latente ou parfois presque formellement dévoilée, impose à ce recueil de poêmes l'indispensable unité. Ainsi M. Henri de Régnier ne s'est point soustrait à l'essentielle loyauté de qui veut être plus qu'un futile assembleur de paroles : avoir quelque chose à dire et exprimer une conception déterminée de la vie. Mais comme il est un poète et non un philosophe et un romancier, au lieu de manifester son émotion particulière en présence du monde par une série de théorèmes et de raisonnements, ou de menues et fragmentaires analyses, il essaie de la communiquer aux intelligences consentantes en de larges compositions légendaires interrompues par des odelettes où, sans lien apparent, est racontée encore la même histoire d'âme. Ainsi, comme les dieux (et il y a en elle d'ailleurs quelque chose de l'absolu et de l'éternel), l'idée première s'incarne sous des formes multiples de plus en plus complexes, au point même de lui devenir en apparence étrangères.
 Trois grands récits épiques : L'Alérion, La Gardienne, La Demeure, et deux séries de courtes pièces qui reprennent isolément les principaux motifs ailleurs, entrelacés : Quelqu'un songe de soir et d'espoir et Quelqu'un songe d'heures et d'années, plus un prologue : l’Arrivée et l’Exergue final, constituent l'ordonnance du livre. Les figures successives qu'emprunte la secrète Souveraine de ce royaume taciturne sont assez différentes les unes des autres pour qu'il y ait intérêt à en esquisser l'iconographie. De tous ces poèmes L'Alérion est à la fois le plus énigmatique par ce qu'il signifie réellement et le plus accessible pour qui s'arrêterait à la simple affabulation. Par la prairie où les filles du vieux seigneur cueillent des fleurs, plus loin que la fontaine où les filles du vieux fermier lavent des pièces de toile et que la lande où les filles du vieux pâtre paissent les agneaux, l'Adolescent hautain est passé et il est entré dans la forêt pour y mourir victorieusement, après une lutte avec un ennemi qui n'est pas désigné ; comme il allait aussi vers l'ombre des arbres, l'Oiseau debout au cimier de son casque s'est éveillé brusquement, sans qu'il daigne s'en apercevoir, sauf pour sourire à cette révolte :

Les chènes hauts ont vu la lutte et le trépas
Et leur silence seul a su le sort étrange
De l'Adolescent mort en son armure blanche,
Parmi les fleurs où son sang clair s'épand en flaque
Funéraire et qui s'agrandit autour du casque
Où radieux, battant des ailes, aspergeant
De ses gouttes les fleurs et l'armure d'argent
Dont les roses baisaient le métal empourpré,
S'éployait, victorieux et transfiguré
D'informe qu'il était d'ombre et de songeries,
Un grand Oiseau d'azur, d'or et de pierreries.

 Ni les filles du fermier ni les filles du pâtre ne voient dans le crépuscule l'essor de l'Alérion, et celles du seigneur ne l'apercevraient pas non plus s'il ne secouait sur elles la rosée sanglante qui dégoutte de ses plumes.
 N'est-ce pas là un bel emblème de la pensée qui ne peut devenir libre et s'éployer qu'après avoir, par la mort de tout l'antique mensonge, définitivement vaincu la tyrannie des actions inutiles ou funestes ? Et le vol en est tellement sublime qu'il ne se révèle à personne qu'aux rares élus prédestinés dès l'origine.
 Dans La Gardienne et dans La Demeure la nécessité du renoncement est symbolisée d'une manière tout autre que dans L'Alérion. Au lieu d'un pur mythe, où les gestes et les silhouettes des personnages sont dessinés avec une certaine raideur hiératique et héraldique, l'idée a revêtu une forme d'humanité plus vivante, moins lointaine, plus sentimentale. Ces deux poèmes sont unis par d'étroites analogies: le sujet en est presque le même ; mais le développement est plus ample dans La Gardienne, et des figures accessoires et, complémentaires ajoutent encore au relief des protagonistes.
 Le Maître du château revient à la demeure abandonnée autrefois pour les mêlées furieuses à la demeure où il laissa jadis l'Adolescente bien aimée de qui

Les mains enchantaient l'aurore autour. d'elle.

 Il congédie ses frères d'armés et leur remet son glaive; tandis que ses compagnons s'éloignent, tout le passé revit en sa mémoire, aube d'amour, batailles détestées maintenant, gloire stupide ; et il invoque l'amie d'autrefois :

Si tes lèvres ne m'ont pas maudit de tout le reproche de leur pâleur
Si tes tristesses m'ont pardonné de toute la bonté de leur douleur,
Si ta bouche ne fut pas aride de m'avoir appelé en vain,
Si tes yeux ne furent point implacables d'avoir pleuré,
Si ton souvenir me fut doux
De tonte la peine endurée,
Si l'ombre du sépulcre (peut-être) garde ta face calme,
Si ceux qui t'ont ensevelie (peut-être) ont dit :
Qu'elle est belle et douce dans la Mort
Et pardonnant dans la mort,
Oh ! laisse-moi rentrer dans la vieille demeure,
Je suis celui qui prie et pleure.

 Il heurte à la porte; à demi dans l'ombre et voilée, la gardienne l'accueille et, pitoyable, lui ouvre le château de songe et de sagesse.

Viens, je t'ouvre la porte et si ton âme est vieille
De tant de soins perdus à son âpre folie,
Ne reproche qu'à toi le peu qu'a notre treille
Vendangeront ta faute et ta mélancolie ;
Que mon silence enfin soit ma seule réponse :
Si ma table de hêtre est frugale en festin,
Ma demeure s'accorde à celui qui renonce
Et qui remet sa main aux mains de son destin.


 Le frère de ce héros lassé, lui-même peut-être, dans une apostrophe à La Demeure prononce des paroles presque identiques: la Chimère du foyer est morte, l'horloge s'est tue; au dehors les pierres s'écroulent une à une, et, songeant aux Passantes de l'Ombre, Violence, Amour, tous les désirs qui l'arrachèrent jadis à sa vraie destinée, il les maudit encore dans le souvenir et invoque avec angoisse la paix morne de la maison vide :

Que tes pierres hélas! s'écroulent une à une,
De soirs en soirs,
Et que la Nuit séjourne à jamais taciturne,
Muette et pour toujours en deuil du passé noir,
Sans qu'à tout son silence,encore ne déroge
Aucun sursaut de la Chimère et de l'Horloge
Et sans que puisse rien, du repos qu'il se songe,
Distraire mon destin d'avoir l'âge de l'ombre.

 L'analyse ne donne qu'une impression très atténuée de tels poèmes, savamment construits et d'une prodigieuse richesse symphonique. Quant aux morceaux de moindre haleine, il est tout à fait impossible d'en dire le charme, qui réside tout entier dans les détails d'arrangement, dans les rappels d'images et de sons qui se jouent à travers le livre. Cependant, des uns et des autres, il faut retenir cette qualité que je crois primordiale : ils réunissent la plus grande simplicité dans la fable à l'extrême complexité de l'expression et du rhythme. Dès longtemps, la langue de M. Henri de Régnier était connue pour somptueuse entre toutes. Quelques-uns même prétendirent ne voir en lui qu'un orfèvre et un lapidaire et on lui reprocha comme un crime une affection assez vive pour l'or et pour la pourpre. Désireux sans doute d'éviter cette piètre querelle, le poète, cette fois, s'est attaché à susciter en nous les mêmes splendeurs, tout en n'employant pas les mots suspects. Mais en quel embarras ne mettra-t-il pas ceux qui lui appliquaient ce critérium d'un emploi si facile aux critiques médiocres ou involontairement nuisibles? Il a montré, en même temps, que chez lui l'amour des métaux précieux et des couleurs éclatantes n'excluait pas la faculté de choisir et de rendre les images de tons plus humbles. Ainsi, dans L'Alérion, à côté des évocations héroïques apparaissent des scènes rustiques et pastorales d'une infinie douceur; et un peu partout on peut lire des vers comme ceux-ci :

Et les grands linges purs sèchent déjà sur l'herbe
....................................................
Elle était tellement en moi
Que je la cherchais dans le silence,
Que je la cherchais en fermant les yeux,
....................................................
Et les haleurs courbées qui chantaient en hâlant
Pas à pais côtoyaient, dans l'eau, leur ombre noire

 Les combinaisons rhythmiques sont également fort nombreuses et fort variées : alexandrins traditionnels, vers assonancés, vers libres, clausules de strophes qui ne riment ni n'assonnent. Trouverai-je que ce dernier effet est parfois un peu brutal et d'un art à mon gré trop primitif, parce qu'il oblige à subir directement la surprise d'un pur procédé matériel ? Ainsi lorsque, à deux reprises, La Gardienne profère le monosyllabe :

Entre !

le jeu de l'illusion perd beaucoup de son mystère et n'est pas aussi discret qu'on pourrait le requérir. Au contraire, il y a plaisir à retrouver ici la grande période poétique en alexandrins à rimes plates; délaissée depuis Hugo et Leconte de Lisle, pour cause peut-être d'impuissance à en dérouler la vaste et sinueuse draperie, et il ne semble guère qu'on puisse exiger plus que cet admirable couplet:

Et je vous hais; pennons, pour cette allégorie
Que secouait le vent du soir, ample en vos pans !

Hampe où s'accroche l'ongle des griffons rampants,
Et votre saut cabré, licornes pommelées
Dont l'emblème emportait à travers les mêlées
Ceux dont l'âme pareille aux bêtes du blason
Les regardait surgir au ciel de l'horizon
Où leurs griffes luisaient dans le vol de leurs ailes !
Armures que le trou des blessures mortelles
Hérissa d'un faisceau de flèches et de traits,
Triste apparat et vaine emphase où tu riais,
Soleil ! comme au miroir des cuirasses saillies
Hors du lourd manteau noir de nos mélancolies
Dont le lambeau demeure aux branches, du passé
Le long de la forêt où nous avons passé,
Taciturne et songeant qu'à travers le bois sombre
Mon âme me suivait peut-être comme une ombre,
Fidèle à la douceur reniée et mêlant
Des larmes au cri dur du combat turbulent,
Avec ces douces mains pour les chairs entamées
Qu'ont les femmes en pleurs qui suivent les armées.

 C'est une langue nerveuse et forte, sans mièvrerie, aux phrases solides qui ne craignent point de se charger d'incises. Il y a là une fière désinvolture, à la guise de Saint-Simon que M. de Régnier a dû beaucoup fréquenter; il advient même, parfois, que la volonté de produire une impression énergique et immédiate, coûte que coûte, l'induit à des façons de dire où la syntaxe n'est guère respectée :

Avec de si doux yeux à nul ne leur mentir.
...................................................
J'ai songé mon destin mourir devant la gloire.

 Quelque liberté qu'il convienne d'accorder à l'écrivain dans le choix des moyens qui lui semblent le plus aptes à rendre sa pensée, le bénéfice qu'il retire à employer de pareilles tournures semble bien minime.

 Mais ces petites rugosités, très rares au reste, ne servent peut-être qu'a donner par contraste plus de prix encore à l'ensemble de l’œuvre et en attestent mieux l'audacieuse et franche venue, en un seul jet de bronze, d'argent et d'or, et la statue se dresse, sans retouche, en son intégrité de vierge. Rien désormais ne demeure qui trahisse le procédé, la manière, la mode d'écrire. Voilà bien un livre de poète ayant adopté la seule attitude qui sied : ne se livrer à la foule que par le chant et sous le voile de triples écharpes et mépriser les manifestes quels qu'ils soient, comme mieux appropriés aux tréteaux, où des bateleurs indélicats promettent de montrer Aphrodite Anadyomène, alors que leur pauvre baraque renferme, pour tout trésor, le simulacre d'un phoque mort-né.

Pierre Quillard


 (1) A propos de Tel qu'en songe (Libraire de l'Art Indépendant, 11, rue de la Chaussée-d'Antin).

L'ARAIGNÉE DE CRISTAL

A Jules Renard.


 Un grand salon dont une des trois fenêtres s'ouvre sur une terrasse remplie de chèvrefeuille. Nuit d'été très claire. La lune illumine toute la partie où se trouvent les personnages. Le fond reste sombre. On entrevoit des meubles de formes lourdes et anciennes. Au centre de cette demi-obscurité, une haute glace psyché de style, empire, maintenue de chaque côté par de longs cols de cygnes à becs de cuivre. Un vague reflet de lumière sur la glace, mais, vu de la terrasse éclairée, ce reflet ne semble pas venir de la lune, il parait sortir de la psyché même comme une lumière qui lui serait propre.

 la mère : 45 ans, des yeux vifs, une bouche tendre; c'est une figure jeune sous des cheveux gris. Elle porte une élégante robe d'intérieur noire et une mantille de dentelles blanches. Voix sensuelle.

 l'épouvanté : 20 ans. Il est maigre, comme flottant dans son négligé de coutil blanc pur. Sa face est terreuse, ses yeux sont fixes. Ses cheveux noirs plats luisent sur son front. Il a les traits réguliers rappelant la beauté de sa mère, à peu près comme un homme mort peut ressembler à son portrait. Voix sourde et lente.

 Les deux personnages sont assis devant la porte ouverte.



 la mère : Voyons, petit fils, à quoi penses-tu ?
 l'épouvanté : Mais... à rien, mère.
 la mère (s'allongeant dans son fauteuil): Quel parfum, ce chèvrefeuille ! Sens-tu ? Ça vous grise. On dirait une de ces fines liqueurs de dame...(Elle fait claquer sa langue).
 l'épouvanté : Une liqueur, ce chèvrefeuille ? Ah ! ... oui, mère.
 la mère : Tu n'as pas froid, j'espère, de ce temps-là ? Et tu n'as pas la migraine ?
 l'épouvanté: Non, merci, mère.
 la mère : Merci quoi ? (Elle se penche et le regarde attentivement.) Mon pauvre petit Sylvius ! Avoue-le donc, ce n'est pas gai de tenir compagnie à une vieille femme. (Humant la brise) Quelle douce nuit! C'est inutile de demander les lampes n'est-ce pas? j'ai dit à François d'aller se promener, et je parie qu'il court le guilledou avec les bonnes. Nous resterons ici jusqu'au moment où la lune tournera... (Moment de silence. Elle reprend gravement) Sylvius, tu as beau t'en défendre, tu as un chagrin d'amour. Plus tu vas, plus tu maigris...
 l'épouvanté: Je vous ai déjà déclaré, mère, que je n'aimais. personne que vous.
 la mère (attendrie) : Cette bêtise ! Voyons, si c'est une fille de princesse, nous pourrions-nous l'offrir tout de même. Et si c'est une maritorne, pourvu que tu ne l'épouses pas...
 l'épouvanté: Mère, vos taquineries m'enfoncent des aiguilles dans le tympan.
 la mère : Et si c'est la dette, la grosse dette, hein ? Tu sais que je puis la payer
 l'épouvanté: Encore la dette ! Mais j'ai plus d'argent que je ne peux en dépenser.
 la mère (baissant le ton et rapprochant son fauteuil): Alors tu ne vas pas te fâcher, Sylvius ? Dame ! Vous autres hommes, vous avez des secrets plus honteux que des mauvaises passions et des dettes... J'ai résolu de me mêler de tout... tu m'entends ? Si celui qui est ma propre chaire était malade... eh bien (finement) nous nous soignerions...
 l'épouvanté (avec un geste de dégoût): Vous êtes folle, ma mère.
 la mère (avec emportement): Oui, je commence en effet à croire que je perds la tête rien qu'à te regarder.(Elle se lève) Est-ce que tu ne t'aperçois pas que-tu me fais-peur ?
 l'épouvanté (tressaillant): Peur !
 la mère (revenant et se penchant sur lui, câline): Je n'ai pas voulu te peiner, mon Sylvius ! (Un temps, puis elle se relève, et, avec véhémence) Oh ! quelle. est la gueuse qui m'a pris mon Sylvius ? Car il y une gueuse, c'est certain...
 l'épouvanté (haussant les épaules) : Mettons-en plusieurs, si cela vous convient, ma mère.
 la mère (demeurant debout et semblant se parler à elle-même): Où bien un vice effroyable, un de ces vices dont nous ne nous doutons même pas, nous, les femmes honnêtes. (Elle s'adresse à lui.) Depuis que tu es ainsi, je lis des romans pour essayer de te deviner, et je n'ai rien découvert encore que je ne sache déjà.
 l'épouvanté : Oh ! je m'en doute.
 la mère: C'est décidé ! Demain nous inviterons des femmes, des jeunes filles. Tu reverras Sylvia, ta cousine. Tu la suivais jadis comme un toutou, et elle est devenue charmante ; un brin coquette, par exemple, mais si curieuse avec ses imitations de toutes les cantatrices en vogue ! ... Oh ! mon chéri, la femme, ce doit être la seule préoccupation de l'homme. Puis l'amour vous fait beau ! (Elle lui caresse le menton.) Tu pourras redemander la glace de ton cabinet de toilette !...
 l'épouvanté (se dressant avec un geste d'effroi): La glace de mon cabinet de toilette ... Mon Dieu ! des femmes, des jeunes filles, des créatures qui ont toutes au fond des yeux des reflets de miroirs.. Ma mère ! Ma mère ! Vous voulez me tuer...
 la mère (étonnée): Quoi ! Encore des idées à propos des miroirs ! C'est donc sérieux, cette manie ? Ma parole, il a fini par s'imaginer qu'il était laid. (Elle rit.)
 l'épouvanté (jetant,un regard furtif derrière lui, du côté de la Psyché que la lune éclaire lointainement) : Maman, je vous en prie, abandonnons cette discussion. Non, mon physique n'est pas en jeu... Il y a des causes morales... Mon Dieu ! Vous voyez bien que j'étouffe !.. Est-ce que vous comprendriez !.. Oh ! depuis huit jours c'est une persécution incessante ! Vous m'accablez ! Non, je ne suis pas souffrant !... J'ai besoin de solitude, voilà tout. Invitez tous les miroirs qu'il vous plaira, et accrochez au mur toutes les femmes de la terre, mais ne me chatouillez pas pour me faire rire... Ah ! c'est trop, c'est trop!.. (Il retombe sur son fauteuil.)
 la mère (l'entourant de ses bras): Tu étouffes, Sylvius, à qui le dis-tu ? Moi, je meurs de chagrin de te voir cette mine taciturne ! Un bon mouvement, je suis capable de te comprendre, va... puisque je t'adore !.. (Elle l'embrasse.)
 l'épouvanté (avec explosion): Eh bien ! oui, là, j'ai peur des miroirs, faites-moi enfermer si vous voulez ! (Moment de silence.)
 la mère (avec douceur): Nous enfermerons les miroirs, Sylvius.
 l'épouvanté (lui tendant les mains): Pardonnez-moi, mère, je suis brutal. Sans doute, j'aurais dû parler plus tôt, mais c'est un supplice que de songer qu'on va se moquer de vous. Et cela ne peut guère se dire en deux mots... (Il passe les mains sur son front.) Mère, que voyez-vous quand vous vous regardez ? (Il respire avec effort.)
 la mère : Je me vois, mon Sylvius (Elle se rassied tristement et hoche la tête), je vois une vieille femme! Hélas !..
 l'épouvanté (lui jetant un regard de commisération): Ah ! Vous n'avez jamais vu là-dedans que vous-même ? Je vous plains! (S'animant.) Et moi, il me semble que l'inventeur du premier miroir dut devenir fou d'épouvante en présence de son œuvre ! Donc, pour vous, femme intelligente il n'y a dans un miroir que des choses simples ? Dans cette atmosphère d'inconnu, vous n'avez pas vu se lever soudainement l'armée des fantômes ? Sur le seuil de ces portes du rêve, vous n'avez pas démêlé le sortilège de l'infini qui vous guettait ? Mais c'est tellement effrayant, un miroir, que je suis ahuri, chaque matin, de vous savoir vivantes, vous, les femmes et les jeunes filles qui vous mirez sans cesse !.. Mère, écoutez-moi, c'est toute une histoire, et il faut remonter loin pour découvrir la cause de ma haine contre les glaces, car je suis un prédestiné, j'ai été averti dès mon enfance..:. J'avais dix ans, j'étais là-bas, dans le pavillon de notre parc, tout seul, et, en présence d'un grand grand miroir qui n'y est plus depuis longtemps, je feuilletais mes cahiers d'écolier, j'avais un pensum à écrire'. La chambre close, aux rideaux tirés, me faisait l'effet d'une demeure de pauvres; elle se meublait de chaises de jardin toutes rongées d'humidité, d'une table couverte d'un tapis sale et troué. Le plafond suintait, on entendait la pluie qui claquait sur un toit de zinc à moité démoli. La seule idée de luxe était éveillée par cette grande glace, oh ! si grande, haute comme une personne ! Machinalement, je me regardais. Sous la limpidité de son verre, elle avait des taches lugubres. On eût dit, s'arrondissant à fleur d'une eau immobile, des nénuphars, et plus loin, dans un recul de ténèbres, se dressaient des formes indécises qui ressemblaient à des spectres se mouvant à travers le ruissellement de leur chevelure vaseuse. Je me rappelle que j'eus, en me mirant, la sensation bizarre d'entrer jusqu'au cou dans cette glace comme dans un lac limoneux. On m'avait enfermé à clé, j'étais en pénitence et il me fallait ainsi, bon gré mal gré, rester dans cette eau morte. A force de fixer mes yeux sur les yeux de mon image, je distinguai un point brillant au milieu de ces brumes, et en même temps je perçus un léger bruit d'insecte venant de l'endroit où je voyais le point. Très insensiblement ce point s'irradia en étoile. Il pétillait comme une fulguration vivante au sein de cette atmosphère de sommeil, il bruissait pareil à une mouche contre une vitre. Mère! je voyais et j'entendais cela ! Je ne rêvais pas le moins du monde. Pas d'explication possible pour un gamin de dix ans, pas plus que pour un homme, je vous assure ! Je savais qu'au pavillon attenait un hangar où l'on serrait les outils de jardinage ; mais il n'était pas habité. Je me disais que, probablement, quelque araignée d'une espèce inconnue allait me sauter à la face, et, stupide, je demeurais là, les bras figés le long du corps. L'araignée blanche avançait toujours; elle devenait un jeune crabe à carapace d'argent, sa tête se constellait d'arêtes éblouissantes, toujours ses pattes s'allongeaient sur ma tête réfléchie, elle envahissait mon front, me fendait les tempes, me dévorait les prunelles, effaçait peu à peu mon image, me décapitait. Un moment je me vis debout, les bras tordus d'horreur, portant sur mes épaules une bête monstrueuse qui avait l'aspect sinistre d'une pieuvre! Je voulais crier; seulement, comme il arrive dans tous les cauchemars, je ne le pouvais pas. Je me sentais désormais à la merci de l'araignée de cristal, qui me suçait la cervelle ! Et elle continuait à bruire, d'un bourdonnement de bête qui a l'idée d'en finir une bonne fois avec un ennemi.... Tout à coup, la grande glace éclata sous la pression formidable des tentacules du monstre, et toute cette fiction s'écroula en miettes étincelantes dont l'une me blessa légèrement à la main. Je poussai des cris déchirants et je m'évanouis... Quand je fus en état de comprendre, notre jardinier, qui avait pénétré dans ma prison pour me rassurer, me montra le vilebrequin dont il se servait, de l'autre côté de la muraille, à seule fin de planter un énorme clou! Le mur percé, il avait également percé la glace, ne se doutant de rien, poursuivant son travail qu'accompagnait le grincement de l'outil. Ma blessure n'était pas grave... Le brave homme craignait des scènes... et je promis de me taire... A partir de ce jour, les miroirs m'ont singulièrement préoccupé, malgré l'aversion nerveuse que j'éprouvais pour eux. Ma courte existence est toute moirée de leurs sataniques reflets. Et après le premier heurt physique, j'ai reçu bien d'autres chocs spirituels... Ici, c'est le souvenir grotesque de la tête que j'avais sous les lauriers du collège. Là, c'est la transparente photographie de mes péchés de libertin... Il y a un mystère dans cette poursuite du miroir, dans cette chasse à l'homme coupable dirigée contre moi seul! — (Il rêve un moment, puis reprend, s'animant de plus en plus) Contre moi seul?... Mais non ! Croyez-le, mère, ceux qui voient bien sont aussi épouvanté que moi. En somme, sait-on pourquoi ce morceau de verre qu'on étame prend subitement des profondeurs de gouffre... et double le monde ? Le miroir, c'est le problème de la vie perpétuellement opposé à l'homme ! Sait-on au juste ce que Narcisse a vu dans la fontaine et de quoi il est mort?...
 la mère (frissonnant): Oh! Sylvius! Tu m'effrayes, maintenant. Ce ne sont donc pas des contes à dormir debout que tu me fais ? Est-ce que... sincèrement, tu penses à ces choses?
 l'épouvanté : Mère, oseriez-vous, à cette heure, vous aller regarder dans une glace ?
 la mère (se retournant vers le fond du salon et très troublée): Non ! Non ! Je n'oserais pas... Si nous allumions une lampe...
 l'épouvanté (la forçant à se rasseoir et ricanant): Là... je savais bien que, vous aussi, vous auriez peur ! Tout à l'heure vous y verrez très clair ! Pourquoi vous obstinez-vous, femme, à peupler nos appartements de ces cyniques erreurs qui font que je ne puis jamais, jamais être seul ? Pourquoi me lancez-vous à la tête cet homme-espion qui a l'habileté de pleurer mes larmes ? J'ai vu, un soir que je vous mettais une pelisse de fourrure sur les épaules en sortant d'un bal, j'ai vu dans un miroir sourire voluptueusement une dame qui vous ressemblait, ma mère !... Un matin que j'attendais ma cousine Sylvia, me morfondant derrière sa porte, un bouquet d'orchidées à la main, j'ai vu cette porte s'entrebâiller sur une glace immense où se reflétait une belle fille nue à la pose provocante !... Les glacés, ma mère, sont des abîmes où sombrent à la fois et la vertu des femmes et la tranquillité des hommes.
 la mère : Tais-toi ! je ne veux plus t'écouter.
 l'épouvanté (lui saisissant le bras et se levant): Mère, avez-vous rencontré les glaces raccrocheuses qui vous happent au passage dans les rues des grandes villes ? Celles qui vous tombent dessus brusquement comme des douches ? Les glaces des devantures entourées de cadres odieusement faux, comme le sont de fards et de stras les créatures à vendre ? Les avez-vous vues vous offrir leurs flancs rayonnants où tous les passants se sont successivement couchés ? Les infernaux miroirs ! Mais ils nous harcèlent de tous les côtés ! Ils surgissent des océans, des fleuves, des ruisseaux! En buvant dans mon verre, je constate mes hideurs. Le voisin qui croit n'avoir qu'un ulcère en a toujours deux !... Les miroirs, c'est la délation personnifiée , et ils transforment un simple désagrément en un désespoir infini. Ils sont dans la goutte de rosée pour faire d'un cœur de fleur un cœur gonflé de sanglots. Tour à tour pleins de menteuses promesses de joie ou remplis de secrets honteux (et stériles comme des prostituées), ils ne gardent ni une empreinte, ni une couleur. Si devant le miroir que je contemple elle a glissé aux bras d'un autre, C'est toujours moi que je vois à la place de l'autre ! (Furieux.) Ils sont les tortureurs scandaleux qui demeurent impassibles, et cependant, doués de la puissance de Satan, s'ils voyaient Dieu, ma mère, ils seraient semblables à lui !...
 la mère (d'un ton suppliant): Sylvius! la lune est à l'angle du mur. Va chercher une lampe, je veux y voir...
 l'épouvanté (d'une voix redevenue sourde): Oh ! je vous dis ces choses parce que vous m'y forcez ! Je n'ai vraiment aucune qualité pour devenir le révélateur funeste, mais il est bon que les femmes aveugles apprécient, par hasard, l'épouvantable situation qu'elles font aux hommes qui voient, même dans les ténèbres. Vous installez somptueusement chez nous ces geôliers impitoyables, il nous faut les supporter pour l'amour de vous. Et en échange de notre patience ils nous soufflètent de notre image, de nos vilenies, de nos gestes absurdes. Ah ! qu'ils soient maudits au moins une fois, vos doubles! Qu'ils soient maudits, nos rivaux! Il y a entre eux et vous un pacte diabolique. (D'un accent désolé.) As-tu remarqué, par quelque matin d'hiver neigeux, ces oiseaux tournoyants au-dessus du piège qui scintille et leur fait croire à un miraculeux monceau d'avoine d'argent ou de blé d'or ? Les as tu-vus, comme ils tombent, tombent, un à un, du haut des cieux, les ailes meurtries, le bec sanglant, les yeux pourtant encore éblouis par les splendeurs de leur chimère! Il y a le miroir aux alouettes et il y a le miroir aux hommes, celui qui est à l'affût au détour dangereux de leur existence obscure, celui qui les verra mourir le front collé au cristal glacé de son énigme...
 la mère (se cramponnant à lui): Non! Assez! je souffre trop! Ta voix me tue! L'angoisse me serre la gorge. Tu n'as donc pas pitié de ta mère, Sylvius? J'ai voulu savoir, j'ai eu tort. Pardon! Va chercher les lampes, je t'en supplie! (Elle se met à genoux, joint les mains) Je suis connue paralysée...
 l'épouvanté (chancelant) :Je crains, moi, le miroir caché dans l'ombre, votre grande psyché, ma mère...
 la mère (exaspérée) : Lâche! Est-ce que je n'ai pas encore plus peur que toi! M'obéiras-tu,à la fin!
 l'épouvanté (se redressant, hors de lui): Eh bien soit! je vais vous chercher la lumière!
 (Il s'élance avec rage, dans la direction de la psyché, derrière laquelle se trouve la porte du salon. Un instant, il court au milieu d'une nuit profonde.... Tout à coup, la bousculade terrible d'un meuble énorme, le bruit sonore d'un cristal qui se brise et le hurlement lamentable d'un homme égorgé...)

Rachilde

AUTOUR DE LA CONFÉRENCE
DE CAMILLE MAUCLAIR
SUR MAURICE MAETERLINCK
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Le théâtre magnifique est le domaine des Idées Incarnées.

(Les Incarnations, Préface inédite de 1887.)

S.-P.-R.


 Magnifique vaillant, Camille Mauclair est un esprit rare et déjà fécond de la génération benjamine : il n'a pas vingt ans, et l'on sait des maîtres qui le considèrent et des valets qui l'envient. Il serait oiseux de prévisager l'œuvre à venir des Chérubin, il suffit de reconnaître que Mauclair, comme aussi les meilleurs de ses pairs en âge, ont gagné, dès leurs primes armes, une grandiose place dans l'estime des aînés.
 Serait-ce une génération d'Enfants Sublimes?
 Mais attendons qu'ils aient quitté la Chimérie tapissée d'illusions et d'hypothèses pour entrer dans l'expérience aux pluies et rayons nécessaires : la vie, n'est-ce pas l'hôtel-de-la-monnoye où, frappé au sceau de la personnalité, le lingot du rêve obtient cours dans l'espace et le temps immortels?
 Quoi qu'il advienne, on peut d'ores et déjà tenir ladite génération pour acquise à cette religion de la flamme divine à l'usage de l'homme, dont les résolus poètes se disposent à l'action spontanée de l'œuvre par l'œuvre. Prévenus contre l'extrême athée du réalisme, ces jeunes esprits viennent délibérément à l'Idéoréalisme, présomptif étincelant et salutaire des deux confessions ennemies.

 Le positivisme fut aussi moindre, écrivons relatif, en entier succès d'art que le métaphysicisme : deux domaines trop abstrait ou trop imparfait dans chacun desquels l'oisif égoïste et taciturne a pu se complaire, mais où le créateur éloquent et généreux perdait sinon la somme de sa vigueur du moins une part de cette somme. L'œuvre issue soit d'un matérialisme soit d'un idéalisme exclusif, je dis exclusif, est d'ordinaire, à franc juger, une œuvre incomplète, si voulue soit-elle, une moitié d'œuvre. C'est pourquoi la synthétique foule se montre insuffisamment convaincue par les coups d'aile de Pathmos et par les coups de pioche de Médan ; peut-être cela tient-il à ce que son esprit se sent exilé devant l'œuvre de matière brute comme ses sens se trouvent proscrits devant l'œuvre de transcendance pure : l'un et l'autre œuvres, pour être homogène chacune en soi, n'apparaissent pas moins à cet amas de corps et d'âmes, la foule, amputées et partielles.
 Il serait, je le conçois, facile de me lapider avec des chefs-d'œuvre empruntés d'une part aux réalistes et de l'autre aux idéalistes ; pourtant, sur le point de rendre le souffle sous tant de merveilles, je râlerais quand même que les chefs-d'œuvre engendrés par un génie conciliant à la fois la vision des apparences et la notion des idées seront chefs-d'œuvre davantage.
 Est-ce péché de souscrire au mieux ?
 Ce mieux, l'Idéoréalisme le promet ; il doit tenir parole.
 D'aucuns pourraient m'objecter tels drames glorieux. Ces drames, volontiers je les reconnais idéoréalistes ; néanmoins cet idéoréalisme de précursion n'est qu'un idéoréalisme, si je puis dire, d'avant la lettre ; il s'agit, dans ma pensée, d'un idéoréalisme autrement définitif et saisissable, bref il s'agit d'autre chose – que nous exposerons un jour.
 Qu'on ne s'y méprenne point, l'idéoréalisme n'est pas une citadelle de faiblesse, un système de concessions à ceci, à cela, un indigne « juste-milieu » où n'aurait que faire un poète fier, certes non, c'est le refuge légitime du génie, la patrie de l'audace, voire de la témérité, praticable aux seuls Prométhées : il y s'agit de l'au-delà descendu et de l'ici-bas relevé.
 Entre l'égoïsme de l'ange et l'égoïsme de la bête, l'idéoréalisme apparaît sous un aspect double de charité ; entre la basse-cour et la féerie, l'idéoréalisme exprime la villégiature de la Beauté chez l'homme rédimé.
 L'œuvre espérée, mon inébranlable conviction est qu'elle jaillira du creuset où l'idéalisme et le réalisme auront été jetés au nom de la perfection (1).
 Unité faite de tant de choses, telle une symphonie grande comme l'univers laquelle tiendrait dans la main d'un fantôme, l'art de demain sera peut-être indéfinissable universitairement. Qu'est-ce en vérité, sinon de couler du verbe en les tuyaux du Silence ? de gaver de chair les baudruches éparses de l'Absence ? de traire l'énorme mamelle du Mystère et d'en nourrir les Vivants, ces bébés de la Mort ? Qu'est-ce, sinon les Idées Pures arrachées au temple d'éternité par le Poète au cours de sa révolte ou de son héroïsme et moulées, durant leur étrange captivité, dans notre argile profane, qui, dès lors, moyennant une suprême métamorphose, suscitera des adorateurs et ne connaitra plus le trépas des choses périssables ? Qu'est-ce, l'art de demain, sinon Dieu pris comme otage et rançonné, sinon la révélation de la permanente Vérité qui, par cela même, sera la Beauté retrouvée ? (2)
 Voici que nous touchons à la grande loi des Magnifiques : l'Incarnation !
 Loi toute de joie artistique et, conséquemment, de vertu sociale.
 Incarnation : sculpture d'éternité, modelé de l'abstrait, plastique de l'absolu, architecture de l'infini !... là est le secret du théâtre nouveau dont la pensée fleurit depuis longtemps ma solitude et dont je crois ne devoir livrer la théorie sereine qu'après les dangers de l'aventure.

 D'ailleurs le Verbe, hors même du théâtre, le Verbe pris en soi appareille aussi pour la sculpturalité : la forme apparente, une sorte de lapidification, sera son triomphe futur. Poésie (création), la signification de ce terme n'est pas un mythe ; il est manifeste que sa créature sera sensible dans un avenir – lointain, il est vrai. La parole est appelée à s'objectiver. L'œuvre progresse vers un état de fruit, fruit réel chu de l'arbre de Pensée. Mais des temps et des temps sont nécessaires. Les mots prononcés depuis les origines par les générations d'hommes sont une seule et continue évocation, laquelle d'âge en âge amasse des forces virtuelles, si bien qu'un jour, le pouvoir magique étant à son paroxysme, êtres et choses évoquées prendront corps, d'abord à peine, puis davantage, et ce corps finalement apparaîtra massif. La forme incontestablement naîtra de l'idée. Utopie, non pas ! C'est dans l'évolution universelle. Les reliefs de l'œuvre jusqu'ici latente s'affirment de plus en plus, ils se dégagent de l'incubation. Les trois périodes de notre art subjectif sont la période de brise, la période d’onde, la période de glace. Une visibilité s'accusant de siècles en siècles. Nos maîtres vécurent la période de brise, nous sommes au bord de la période d’onde, nos disciples très lointains connaîtront la période de glace, c'est-a-dire de tangibilité, la période sculpturale. Cette sculpture, qui plus tard sera réelle, n'est actuellement, par l'effort, que dans notre désir ; nous nous consolons devant la sculpture illusoirement préludive du Théâtre (3).

 Par ce temps de canailleries confraternelles et d'enthousiasme apeuré, on ne saurait assez rendre grâces au poète qui parle bellement d'un poète : tel Camille Mauclair de Maurice Maeterlinck.
 Avant ses Notes éparses sur le Barrésisme et son Essai de dramaturgie symbolique, pages d'un pénétrance forte, Mauclair avait publié sur Maeterlinck une étude qui charma les amis du poète de Gand.
 Au Théâtre d'Art, au cours de sa conférence, Mauclair nous offrit, avec une intense judiciosité, l'analyse et l'intime raison de la Princesse Maleine, de l’Intruse, des Aveugles et des Sept Princesses. Rappelons le sens subtil que le conférencier prête aux Sept Princesses :
 « Schopenhauer a écrit quelque part que le monde des Idées est semblable à une forteresse sans portes autour de laquelle un guerrier tournerait en vain. Mais, ajoute-t-il, il y a un souterrain par lequel on peut entrer au cœur même de la place. J'imagine que ce symbole va nous éclaircir bien des choses. La salle des Princesses, voilà bien notre monde idéal ; l'autre côté du mur de cristal, voilà bien le monde réel ; et ce souterrain, quel est-il ? Il y faut passer par les tombes des ancêtres. C'est donc la mort. Ce jeune prince qui, débarqué, voit le navire s'en aller, voit en même temps s'éloigner l'Action, il n'est plus ici que pour retrouver sa fiancée, ou, si vous le préférez, l'Idée qu'il rêve ; et voici qu'il ne peut passer que par la Mort pour l'atteindre. Mais comme sa forme matérielle ne s'est pas dissoute en ce trajet, comme il est resté un homme, dès qu'il touche son Idée, elle meurt, et les hommes restés de l'autre côté, dans le monde réel, assistent à cette mort sans pouvoir l'empêcher. »


 Plus loin, parlant du théâtre :
 « Certes, l'homme y conservera son thème individuel sur l'orchestration de la nature, mais l'homme ne sera plus étudié seulement dans sa manifestation humaine et dans une époque précise. Il deviendra l'Incarnation, l'expression agissante et parlante d'une Idée ; par là, réalisant un type éternel, il grandira sous l'effort intérieur de cette force qu'il incarnera. »


 Puis :
 « Voici qu'un Art est créé, en qui la peinture, la musique, le plastique, le rythme et la parole se symphonisent indissolublement, et tout le monde est appelé au théâtre. Ce jour-là, ce n'est plus à des consciences solitaires et méditant sur un livre que le Poète s'adresse, c'est à cette Ame de la Foule qu'il adresse la Parole. Et ce jour-là, il n'est plus temps d'étudier, d'analyser ou de livrer au spectateur des vérités partielles et des certitudes fragiles : en qui chacun de nous pourra se reconnaître et prendre conscience de lui-même ; c'est une Vérité en qui chacun pourra s'abreuver et vers qui tous pourront aller, comme les organismes au grand Soleil. »


 Le sympathique conférencier n'a pu nous entretenir nettement de l'idéoréalisme, sentant sans doute que Maeterlinck, pour tout enclin qu'il y soit, hante encore, à vrai dire et malgré telles scènes d'exception, la spéculation propre. Dès que l'idéoréalisme l'aura pénétré, Maeterlinck, alors grand dramaturge dans tout le marbre de l'expression, épousera l'immortalité. Pour nous avoir montré les causes par leurs seuls effets à travers un art délicieusement subtil où l'Idée rôde, occulte, Maeterlinck ne nous offrit jusqu'ici que les fêtes galantes du Tragique et ne nous fit savourer que le menuet de la Mort. Son génie est tout de suggestivité, génie qui indique ne voulant réaliser ; de la sorte, il obtient d'étranges nuances dont le secret lui appartient ; mais, faute d'un corps à corps résolu, une terreur rose plutôt qu'une terreur noire persiste en son spectateur : on peut faire des bouquets avec les fleurs de ses divins cimetières, — c'est un charme de plus, charme inattendu.
 Maeterlinck est un musical.

 Le théâtre se peut définir le gymnase des Idées, et l'on comparera raisonnablement la scène à une place d'Athènes dont les statues seraient vivantes.
 Point ne suffit au dramaturge d'insinuer les coups d'aile des aigles invisibles ; avant de rassembler la foule, il doit avoir, au préalable s'entend, capturé ces aigles, et nous devons les contempler dans la cage du décor, quel qu'il soit. La fatalité ne saurait rester dans les frises, son rôle est d'ambuler sur les planches banales. Le théâtre n'est pas un art concave, mais convexe ; il est encore l'art du raccourci des distances. Le gland en puissance y devient le chêne en acte. Que le dramaturge se dévoile donc entièrement, tel un Slave qui se confesse, et que son œuvre soit une synthèse massive offerte sous toutes ses faces et dans ses multiples variations. Montrer les phénomènes, c'est bien ; montrer leur substratum, c'est mieux encore. Un drame est une série de pugilats entre le transitoire et le permanent : idéoralisme ! Au théâtre, il sied que cela se passe ici, non là-bas ; il faut y être l’Évidence même, et la foule est à bon droit fille de saint Thomas. Le pur métaphysicien ressemble au mort de Goethe qui, soulevant le rideau, passe derrière et ne revient plus ; le dramaturge parfait, c'est un mort qui revient : son génie consiste à mourir à condition de ressusciter.
 Reprenant ce mot d'évidence, je déclare qu'il faut transformer la scène en alcôve de Son Altesse la Nudité ; il doit y avoir de la nuit de noces dans une salle de spectacle.
 Ces règles essentielles, Maeterlinck les pressent plus et mieux que personne. N'ayant point voulu, par une pudeur bizarre, nous divulguer encore cette Nudité, il nous a, grâce à un subterfuge merveilleux, plongés dans la nuit et nous a dit : Voyez avec les yeux de l'âme ! Cette Nudité, il la soumettra demain aux yeux de nos sens, et le soleil éclairera son oeuvre.
 Si j'exprimais toute l'affection dont j'environne l'auteur des Sept Princesses, je ne tarirais certes pas. Je l'aime pour sa force et pour sa probité. Joue-t-il pas glorieusement de la flûte d'ébène en notre Vallée de Larmes, ce noble berger qui regarde avec la prunelle naïve de ses agneaux et pour qui tout est loup ici-bas ? Ses phrases, sont-elles pas courtes et jolies comme des bêlements ?
 Un tel ami nous console d'une époque où beaucoup d'ignorants blasphèment et souillent cet art sacerdotal et premier, le Théâtre.
 Camille Mauclair écrivait un jour dans les Essais d'Art libre :
 « Saluons, en Maeterlinck, l'indéniable génie d'un de ces artistes que Saint-Pol-Roux, par une divination du Futur, a dénommés du seul nom qui conviendra leur épanouissement sur les âges à venir : les Magnifiques ! »
 Qu'on me pardonne cette citation ! Je la devais à la perspicacité de Mauclair qui s'autorise si bien de cette lucide phrase de Taine :
 — Les principes qui doivent régner sur les esprits à une certaine époque possèdent une force latente, et, à l'instant fixé pour leur éclosion, suscitent des hommes pour les incarner, les exalter et préparer leur triomphe.

Saint-Pol-Roux.


(1) Le subjectif dans l'objectif : art parfait où, par un voisinage étrange, semble presque se spiritualiser la matière et se matérialiser l'idée. — S.-P.-R.
(2) Le rôle du Poète consiste en ceci : réaliser Dieu. — S.-P.-R.
(3) La dive Beauté, que les mortels n'ont encore vue qu'avec les braves yeux de l'éphémère foi dans le temple abstrait de la chimère, les Magnifiques l'inviteront ici-bas le plus notablement possible. Ils veulent que, par la fée Poésie, la Beauté descende s'asseoir parmi les hommes, ainsi que Jésus s'asseyait parmi les pêcheurs de la Galilée. Déjà ces poètes regrettent le vieil avenir : éloigné Chanaan où les œuvres d'art seront des Idées sensifiées ayant l'existence vertu d'une source, d'un amour, d'un triomphe, d'une colline ou d'un océan, Chanaan où les Odes se mireront dans les fontaines, les Elégies déperleront sur les colonnes abattues, les Passions s'agiteront sur la scène des vallons. Oui, je prédis une époque lointaine où le pur Absolu descendra chez la Matière, pour, à la longue, s'y substituer, de par l'effort accumulé des poètes des siècles révolus. Oui, s'épanouira cette heure miraculeuse où, ayant été sollicitées chaque jour davantage par la génération des élus, mesdemoiselles les Idées voyageront réellement en notre monde.

(Enquête sur l'évolution littéraire, page 158 : S.-P. -R.)



SUR
« UN HOLLANDAIS A PARIS EN 1891 » (1)


 Ce livre, dont nous avons publié (2) un fragment alors inédit en notre langue, a paru à Leyde quelques semaines avant de nous être donné en France, et les compatriotes de l’auteur l’ont déjà jugé — et condamné.
 La critique officielle, par la plume de M. Jan Ten Brink, s’est égayée que M. Byvanck ait pris souci de tant de gens obscurs, grands hommes archi-inconnus (Eugène Carrière, Auguste Rodin, Catulle Mendès, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, Maurice Barrès, Jean Richepin, J.-H. Rosny, ect.), et notamment de ce Marcel Schwob sorti comme un diable de sa boîte et que l’on a l’air d’estimer si fort. Puis — il nous l’avoua naguère (3) — de ce qu’il n’aime point M. Stéphane Mallarmé, M. Jan Ten Brinck administre en passant une volée de bois vert à Verlaine, tout en s’étonnant que M. Byvanck ait manqué d’esprit d’à propos jusqu’à ne point jeter son bock au visage de Moréas à l’exposé de ses théories. Ce dernier détail, affligeant surtout en ce qu’il abolit nos illusions sur la proverbiale placidité des mœurs hollandaises, a suggéré à l’un de nos amis cette réflexion que M. Ten Brinck, comme notre cher maître M. Francisque Sarcey, discerne du premier coup la scène à faire.
 La jeune critique hollandaise, celle de la revue De Nieuwe Gids, n’est pas non plus avec le Hollandais à Paris, qu’elle éreinte aussi et plus violemment peut-être ; mais, si elle a d’autres raisons, ses arguments ne sont pas meilleurs. M. L. van Deyssel (4) insiste principalement sur deux points : M. Byvanck n’a pas plus réellement vu les gens dont il parle qu’entendu les discours qu’il rapporte ; il a pris ses matériaux dans divers articles et ouvrages, par exemple l’Enquête de M. Jules Huret et les Confessions de George Moore. De telles affirmations, faciles à contrôler, sont pour le moins imprudentes : nul n’ignore ici que M. Byvanck a parfaitement vu et entendu les personnes qu’il cite ; et, comme maint fait relaté par lui fut accompli depuis les Confessions, déjà anciennes, depuis l’Enquête plus récente, et encore depuis certains articles du Nieuwe Gids, l’imputation tombe d’elle-même. En conscience, on ne saurait inférer la nullité de l’ouvrage de ce que l’auteur, après vérification, confirme tel caractéristique détail noté ailleurs, ou se sert d’un mot typique employé par M. Jules Lemaitre ou M. Renan.
 Il y avait sans doute autre chose à dire du livre de M. Byvanck, même à s’en tenir à la critique de fait, la plus déplorable de toutes, avec laquelle on le combat. M van Deyssel part de ce grief, que je résume : « Quand M. Byvanck écrit d’objets qui me sont chers, il me les amoindrit ». Parbleu ! L’idée que — de loin — on se forme d’objets qui vous sont chers est à la vulgaire exactitude comme l’illusion est à la réalité tangible. Achevons le syllogisme : comme il est certain que l’objet n’a point de réalité propre, et que la seule vérité réside dans l’idée qu’on s’en forme, il est tout à fait légitime d’excommunier quiconque aura, sous prétexte de vérité — vérité de sens commun, vérité de vision du plus grand nombre, fausse vérité en un mot —, adultéré, amoindri, avili ou détruit notre foi. M. van Deyssel a gardé la sienne, mais il s’est dispersé en ces maladroites insignifiances : — qu’il n’est pas vrai que les discours rapportés par M. Byvanck aient été tenus soit devant lui, soit dans son entourage ; qu’il est ridicule de prétendre qu’un prosateur de premier ordre comme Jules Renard se soit épanché en sa présence ; qu’il voudrait bien faire croire qu’il a invité Verlaine à dîner ; — au lieu de, simplement et conséquemment à ses prémisses, prononcer l’anathème contre le livre en bloc, comme ressortissant à un ordre d’ouvrages d’autant plus condamnables qu’ils sont plus sincères et plus exacts, hommes et choses ayant tout à perdre à être regardés de trop près. J’eusse alors été, pour ma part, avec M. van Deyssel contre M. Byvanck, de même que contre tous ceux qui montrent des écrivains et des artistes dans leur ordinaire humanité. Ne le vois-je pas, l’écrivain, à travers ses œuvres ? Et je suis fâché d’apprendre qu’il est bossu, ou épileptique, ou beau comme un garçon coiffeur pour dames, ou bon citoyen et de la Ligue pour le relèvement de la Morale publique — et cependant pédéraste. Ah ! l’ère aimable d’interviews et de photographies, de clichages, de bustes et de statues, qui escamote en prestige aux artistes ce qu’elle leur prodigue en réclame, gloire démocratisée absolument digne de ce temps niveleur d’hommes, laurier banal, vénal souvent, dont furent couronnés tant de fronts stupides qu’il commence à produire l’effet opposé au seul résultat qui le justifierait : non seulement l’acheteur n’y croit plus, mais il s’en méfie. Et, trompé sur la marchandise, le public n’est pas renseigné plus exactement sur l’homme : les photographies sont retouchées, les clichages viennent mal, le bustes ne ressemblent jamais, les statues posent en des attitudes dont rougiraient les malheureux qu’elles « restituent ». Quant aux interviews, maint sujet de M. Huret, si scrupuleux pourtant dans son Enquête, ressentit à lire le chapitre qu’il avait « parlé » le même plaisir, ou, selon l’humeur, le même dépit qu’on éprouverait à reconnaitre un esprit orienté à peu près comme le vôtre, avec qui l’on aurait même quelques communes habitudes de pensée ; — et le mois dernier Jean Moréas me confiait que l’Anglais Moore était un garçon tout à fait charmant, qui avait eu cependant le tort de l’accommoder d’étrange sorte dans ses Confessions.
 Mais si l’on admet le genre d’ouvrages auquel appartient le Hollandais à Paris, quoi lui reprocher ? Outre les noms « obscurs » cités déjà, on y voit figurer MM. Georges de Porto-Riche, Ernest Raynaud, Alphonse Allais, Maurice Donnay, Aristide Bruant, Claude Monet, Léon Cahun : de la confusion, sans doute ; mais un volume sous-titré Sensations de Littérature et d’Art n’est pas un livre de critique raisonnée ou de discussion méthodique ; et, si l’on peut regretter que tel portrait manque à la galerie, M. Byvanck est fondé à répondre qu’il le regrette tout le premier, mais que son unique souci fut de rassembler les souvenirs et les impressions que lui laissèrent d’eux, lors de ses promenades dans Paris, ceux que les circonstances avaient placés sur son chemin, sans qu’il les cherchât. Qu’on ne le soupçonne point, au surplus, d’avoir découvert Baruch. Longuement, à plusieurs reprises, il nous entretient d’un des esprits les plus intéressants de notre époque, et qui a jusqu’à présent négligé de faire parler de lui autrement qu’à propos d’un livre de qualité rare, Cœur double : j’ai nommé ce Marcel Schwob si mal avec les nerfs de M. Jan Ten Brink. Le Hollandais à Paris nous rapporte l’appréciation, peu connue, de M. Maurice Barrès sur le théâtre contemporain, et sa conception d’un théâtre à venir. Il nous révèle les études historiques de M. Léon Cahun. Il nous initie à quantité de détails inédits sur l’art, les idées et l’intimité de jeunes gens à qui la célébrité viendra peut-être demain. Et M. Byvanck, dit M. Anatole France, « doué de ce sens héréditaire du vrai qui anime tout l’art hollandais, découvre et dépeint avec l’exactitude d’un Téniers les coins littéraires de la capitale, cafés, brasseries, et la maisonnette rustique du chansonnier et le grenier du savant poète… ». J’ajouterai qu’il a traduit lui-même son livre en excellent français, et que, par endroits, telle tournure de phrase inattendue ou comme une naïveté d’expression sont un ragoût pour le lecteur blasé. En somme, si les gens de lettres n’ignoraient pas absolument la plupart des choses que l’auteur a notées, le public ne les sait guère et trouvera de l’intérêt à les lire.
 Alfred Vallette.


(1) 1 vol. par W. G. C. Byvanck, avec une préface d’Anatole France (Perrin et Cie).
 (2) Poésie Romane (t. IV, p.289).
 (3) Mercure de France (t. V, p.81).
 (4) De Nieuwe Gids (avril 1892, pp. 76 et suiv.).


AUTRES ET DERNIERS SALONS (1)
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 1. Champs-Élysées. — 2. Champs-de-Mars. — 3. Arts Libéraux. — 4. Deuxième Exposition Impressionniste et Symboliste (Le Barc de Boutteville).

 Le salon officiel, le salon royal, date de l’an 1648. Il s’exhibait au Louvre ; il avait ses Refusés, lesquels exposaient, sous la protection de l’antique Académie de Saint-Luc, rue du Haut-Moulin, dans la Cité ; il avait ses Indépendants, et, traditionnellement ; le jour de la Fête-Dieu, place Dauphine, en plein air, accrochés aux murs tendus de tapisseries, surgissaient les œuvres des « Jeunes ». C’est là que, découragés par les maîtres du jour, se révélèrent Chardin et Lancret.
 Rien donc ne change, — surtout aux Champs-Elysées, où la même médiocrité impunie retrousse éternellement sa chemise sur la même correcte anatomie. En peinture, rien ; en gravure, quelques planches intéressantes et même fort belles, entre autres des Baude ; en sculpture, la polychrome Bellone de M. Gérôme est une tentative ratée ; le Saint-Jérome, bois de Savine, est une œuvre ; la Dormeuse de Boucher, une habileté.
 Habiles, ils le sont presque tous, ces riches sculpteurs qui empêchent de voir, dans le jardin, les agréables plantes vertes que disposèrent de bons jardiniers ; — habiles, car, pour la plupart, ils se gardent bien de faire eux-mêmes leurs statues, si j’en crois les confidences d’un praticien fort connu dans le monde de la glaise et du marbre.
 Vous voulez, sachant de dessin et de modelage ce qu’on en apprend au collège, étonner vos amis par un Apollon râclant de la lyre, voici la recette :
 Sur le vu d’un vague dessin, un serrurier spécial vous fabrique une armature, monte la carcasse de votre dieu ; ceci fait, vous appelez un praticien qui établit le squelette avec des cotrets, des treillis en fil de fer ; si le dieu ou le héros est à cheval, on fourre un tonneau dans le futur ventre de la monture ; c’est économique et ça porte très bien la glaise.
 Votre squelette ayant pris une convenable forme, un autre praticien accumule sur les cotrets la glaise, façonne le modèle ; et si vous craignez de vous salir les doigts, vous vous bornez à donner au maître ouvrier, quelques petits conseils, qu’il reçoit avec un mépris déférent.
 Le modèle est moulé et le moule est envoyé au bronze, s’il s’agit d’orner de votre bonhomme la grand’place d’une sous-préfecture ; si vous visez le musée de Chicago, vous avez recours au metteur au point, à l’Italien anonyme qui « fait les points » sur le modèle, puis le reproduit en marbre.
 Ce marbre, l’artiste, parfois, fait semblant de le retoucher, — surtout s’il s’agit d’un buste, d’un portrait : devant la « Madame », il gratte de la poussière, mais peu, se méfiant de son incompétence, connaissant le prix du marbre et le prix des praticiens.
 Enfin, il signe — l’œuvre qu’il n’a pas faite.
 Un bon metteur au point se paie de dix à vingt francs par jour ; Léonard touche jusqu’à trente francs, et il faut le retenir des années d’avance. Avoir sa collaboration, c’est s’assurer la réputation d’un bon artiste, c’est pouvoir viser, sans ridicule, à la troisième médaille, c’est faire enrager les confrères trop pauvres pour payer leur gloire huit cents francs par mois.
 Léonard (que les sculpteurs amateurs et gens du monde connaissent bien) expose pour son propre compte, — mais on ne remarque ses œuvres que signées d’un nom célèbre.
 Michel-Ange, Coysevox, David d’Angers, Rude, Clésinger faisaient leurs marbres, taillaient dans la dure matière les formes ébauchées déjà de leurs propres mains ; quel sculpteur aujourd’hui en est capable ?
 Il y a beaucoup de sculpture aux Champs-Élysées ; il y en a peu au Champ-de-Mars, mais ce sont des œuvres de Rodin, Baffier, Dalou, Bartholomé, Charpentier. Non moins intéressants (et peut-être plus) sont les bois sculptés de Rupert-Carabin, une table et un coffre, où s’affirme la volonté de créer une décoration originale qui ne doive rien aux modèles du passé, aux meubles et objets dits de style, mais dont le style fuit s’ils sont imités. Également marqués du même souci du neuf et du spécial les meubles en marquetterie de MM. De Montesquiou et Gallé, les étains de Desbois, de Baffier et de Charpentier, les émaux de Thesmar, et enfin les admirables grès émaillés de Carriès, ses cires et ses bronzes patinés (ceci en collaboration avec M. Bingen, le fondeur à cire perdue), qui sont la joie et la gloire du salon du Champ-de-Mars.
 C’est beaucoup dire, peut-être, car voici l’Hiver de Puvis de Chavannes, l’Océan de Whistler, Maternité de Carrière, trois chefs-d’œuvre dont il suffit de constater l’existence.
 Ensuite, si l’on met également hors de pair les merveilleux Intérieurs de cathédrales de M. Helleu, reste à noter une quantité d’œuvres intéressantes ou seulement honorables, des Sisley, des Sargent, des Cazin, des Blanche, des Labre, des Boldini, etc.
 La curiosité des badauds va au Christ ouvrier de M. Béraud ; cela s’appelle exactement le Christ à Montmartre et cela représente une descente de croix (Acheté par M. de Mun pour les cercles ouvriers).
 Parmi les gravures, des eaux-fortes de Whistler ; des pointes sèches de Norbert-Gœuneutte et Helleu ; des bois de Valoton, etc.
 Dans le voisinage, M. Burn Jones expose de très beaux dessins.
 Comme nous l’avons annoncé déjà, le Christ aux outrages, de Henry de Groux, refusé par le jury du Champ-de-Mars, trouva un asile (en bien mauvaise compagnie) dans les salles du Palais des Arts Libéraux. A ce tableau déjà célèbre, au moins par son odyssée, M. de Groux a joint les cartons d’une vaste composition (un triptyque en quatre panneaux, aurait dit Albert Wolf) représentant une Procession en Flandre. C’est une vaste scène d’un large réalisme, où l’on admire surtout une science rare de la composition, beaucoup de hardiesse et de vérité dans le groupement des personnages. L’œuvre définitive est en Belgique.
 Avec M. de Groux nous voici revenus à l’art nouveau, à la recherche de l'impression originale. La deuxième exposition impressionniste et symboliste organisée chez M. Le Barc de Boutteville nous confirme en cette créance qu'il faut chercher l'art véritable en dehors des écoles et des groupements. officiels.
 Ce petit salon de la rue Le Peletier, — que l'on y joigne les Rose + Croix et les Indépendants, voilà les vraies Expositions de l'année, les seules dont nous eussions dû parler, — si nous n'avions craint de paraître trop tout d'ivoire : malheureusement, les tableaux n'étaient pas encore accrochés quand il nous a été permis de les passer en revue (ils ne l'ont été que le 18 mai) et nous ne pouvons guère donner aujourd'hui qu'une rapide nomenclature :
 De Filiger, des paysages, un Christ enfant, esquisse adorable, une paysanne bretonne ;
 De Mme Jeanne Jacquemin, Les visionnaires, Salutations ;
 Des Ibels, des Dezaunay, des Angrand, des Anquetin, des Bonnard, des Duval-Gozlan, des Gifau-Max, des Moret ; Besnard expose le Jet d'eau, belle page décorative; Petitjean, des Baigneuses qui se baignent dans la lumière ; Luce, une scène nocturne ; Ranson, le Serpent et autres excitantes fantaisies, chefs-d’œuvre non de peinture, mais de décoration ; Séruzier, un paysage aux couleurs accueillantes, très vives, et très harmoniques ; Maurice Denis, des femmes dans un jardin, vues aux Indépendants ; Signac, une marine ; Roy, le Calmo ; Vogler, des paysages, un Bassin des Tuileries, nettes et sincères impressions d'art ; Guilloux, des paysages toujours très personnels, que ne valent pas ses vues de Paris ; Maufra, des marines ; Henri-Edmond Cross, enfin, une série de marines ou de paysages maritimes dont l'un, la mer vue sous un rideau de mélèzes, est une pure merveille.
 D'autres envois sont annoncés : on les signalera supplémentairement le mois prochain.

R. G.




(1) V. Livraison de mai, page 60 : Les Premiers Salons.

THÉATRE LIBRE


 Simone, pièce en 3 actes, en prose, de M. Louis de Gramont, musique. de M. Xavier Leroux. — Les Maris de leurs filles, pièces en 3 actes, en prose, de M. Pierre Wolff.

 Dans une lettre adressée à M. Jules Roques, directeur du Courrier Français, qui lui demandait quelques renseignements sur sa nouvelle œuvre, M. Louis de Gramont déclare ceci : « Je pense que l'idée première de cette pièce m'est venue de la lecture d'ouvrages de médecine relatifs au mariage, à la vie conjugale, notamment d'un petit volume bien connu : Le bréviaire de l'amour expérimental, du Dr Jules Guyot. Il m'a paru que le secret des alcôves, la souffrance des femmes, l'origine de bien des adultères était justement la méconnaissance, par certains maris, des sages préceptes de ce manuel. Je crois qu'il entre dans l'amour plus de physiologie que de psychologie. On en fait un peut trop une question de sentiment : n'est-ce pas, au moins, au moins au début une affaire de sensation ? M. de la Palisse lui-même dirait que, quand un homme se sent attiré vers une femme, cela vient de ce qu'elle appartient à un sexe différent du sien. Quand un homme aime et désire une femme, cela ne veut pas dire qu'elle lui paraisse jolie, ni qu'il la croie bonne ou fidèle : cela veut dire simplement qu'il suppose qu'elle et lui doivent vibrer à l'unisson. Lorsque cet unisson n'existe pas dans les vibrations conjugales, il y a déception, malaise, drame. Il m'a semblé qu'il pouvait être intéressant d'étudier cette situation. j'ai cherché le drame qui pouvait en découler, et quand j'ai cru l'avoir trouvé, je me suis mis à écrire Simone. »
 Voilà de quoi effarer les personnes sentimentales. D'ailleurs, thèse contestable dans sa première partie, car si l'on a évidemment tort en faisant de l'amour « un peut trop une question de sentiment », il semble bien qu'on n'ait pas raison d'y voir uniquement, « au moins au début une affaire de sensation » : c'est au contraire au début surtout que l'amour est divers, selon le tempérament, l'éducation et les circonstances, et il faut le réduire à l'instinct pour que l'affirmation de M. de Gramont trouve son application exacte. Mais, dans la pièce, il ne s'agit point de ce que Gourmont a si joliment appelé le « jeu des sensations élémentaires » ; l'union des de Stampes — quel mari! — n'a du reste pas eu de prolégomènes ; l'expérience a commencé quand le rideau se lève, et la proposition physiologique de l'auteur est alors de certitude absolue : lorsque l' « unisson n'existe pas dans les vibrations conjugales, il y a déception, malaise, drame ». Or, c'est l'homme, instruit d'avance, qui devra rechercher si sa femme est capable — puisqu'il est patent que d'aucunes ne le sont point — de « vibration », puis le degré possible de vibration de son tempérament, quitte à la femme, une fois son intelligence ouverte au problème, à tendre vers la concordance. Et il y a... incompatibilité d'humeur — non reconnue, hélas, par la loi — si les facultés vibratoires des conjoints sont par trop inégales, ou si, ce qui est la même chose, le mari s'en tient par un préjugé assez sot et malgré leur inefficacité aux rapports « classiques », alors que la situation commanderait ― car le but est sacré — d'autres moyens. C'est ce que le Dr Dugast, un ami de la famille de Stampes, essaie de faire entendre à Pierre, qui n'a su donner à Simone qu'une déplorable idée du mariage. Non pas qu'il s'abstienne, au sens vulgaire d'être son mari ; mais il a sur la dignité des relations conjugales, même les plus intimes, de solides principes : on ne doit point traiter sa femme en maîtresse. Il se fâche presque aux insinuations du docteur, qui se garde bien d'y revenir. Mais voilà qu'une amie de Simone, Rose, retour de son voyage de noces, lui raconte sur la vie conjugale des choses extraordinaires ; — et peu de temps après le mari de Rose, le compositeur de Mauryas, révèle à Simone, pendant un voyage de Pierre, les délices soupçonnées. Le reste de la pièce ne sert qu'à terminer l'action : nouvelle du retour de Pierre, sur une pressante lettre de parente trop zélée qui veut sauver Simone ; refus par Lucien de s'enfuir avec sa maîtresse. Puis, comme le mari a résolu enfin de suivre les conseils du docteur, Simone, accablée déjà par ce qu'elle juge une lâcheté de son amant, ne supporte point l'idée d'être à Pierre, et elle s'empoisonne.
 M. de Gramont a mené cette situation périlleuse avec beaucoup de talent et de tact ; il s'est souvenu, il l'avoue, de la Physiologie du Mariage, de Balzac, et il n'en a pas moins écrit une œuvre intéressante et neuve. Je ne lui reprocherai que le personnage de Pierre. Alors que tous les autres son simplement humains, celui-ci, qui n'est point le sujet, en somme, semble avoir été poussé à la synthèse : soin inutile, et même dangereux ici, car ce mari en bois, indifférent, brutal malgré ses airs de galant homme, devait subir sa mésaventure ; tandis qu'en nous montrant un mari plus tendre, moins rustaud, et répugnant seulement aux conseils du docteur, M. de Gramont se fût plus strictement conformé à son plan : le mari n'était plus cocu parce que, ayant cinq ou six défauts dont un seul y suffisait, il devait l'être en toute justice avec n'importe quelle femme, mais il l'était pour n'avoir pas compris que là où « l'unisson n'existe pas dans les vibrations conjugales, il y a déception, malaise, drame ».
 L'interprétation fut excellente. Il serait difficile de mieux jouer que Mme Henriot le personnage de Simone, que la moindre fausse intonation pouvait si souvent ridiculiser ; j'en sais qui n'eussent point manqué de prendre des attitudes de pensionnaire ignorante ou de choir dans la naïveté feinte, ce qui eût tout gâté. M. Grand, toujours très bien, n'est-il pas cependant toujours un peu trop le même dans toutes les pièces ? Les transformations de M. Gémier, cette fois un vieux docteur, sont bien étonnantes, et — si cela peut lui être agréable — je lui dirai la stupéfaction de plusieurs personnes en apprenant que le cantonnier de Blanchette était un jeune homme. Les autres rôles étaient bien tenus par M. Léon Christian (quel mari!) MMmes Théven, Barny, Zapolska, etc.

 La pièce de M. Pierre Wolff, Les Maris de leurs filles moitié vaudeville, quart comédie, quart bouffonnerie, n'est pas de celles dont on aime à s'occuper en ce Recueil. Elle est d'ailleurs fort bien faite, amusante, avec une science parfaite de ce qu'on appelle « Le Théâtre » ; et c'est précisément à cause de ces qualités — et je prie l'auteur de ne voir là aucune ironie — que sa place serait au boulevard et non au Théâtre Libre. Bonne interprétation, et M. Antoine a eu un très beau moment.

Alfred Vallette.

LES LIVRES (1)



 Tel qu'en songe, par Henri de Régnier (Libraire de l'Art Indépendant). — V. présente livraison, page 139.
 Un Hollandais à Paris en 1891, Sensations de Littérature et d'Art, par W. G. C. Byvanck : Préface d'Anatole France (Perrin et Cie). — V. présente livraison, page 162.
 Dames de Volupté, par Camille Lemonnier (Savine). — A l'aide de subtiles essences mêlées de caustiques violents, comme si des épingles rougies au feu cherchaient à fixer sur votre peau de rares parfums, le style de Camille Lemonnier vous supplicie délicieusement ; mais combien cher, cette fois, est le tourment gagné à dévêtir ces Dames de Volupté de leurs lourds vêtements gemmés pour trouver, sous le somptueux artifice, des parures byzantines de carnations fraîches comme le marbre et aussi indestructible que lui!... Quel ravissement transporte le lecteur qui arrive à pénétrer dans les arcanes sombres et troublantes de cet indomptable sorcier de la phraséologie belge-française! Ah! qu'il serait mal venu celui qui, après cette lecture captivante entre toutes, reprocherait au maître ses orfèvreries, presque puériles, tant il les montre insoucieusement. L'auteur de Dames de Volupté semble avoir pris pour devise le toujours plus loin des penseurs infernaux mordus par la glorieuse Chimère de l'Absolu. il veut la pierre grammatico-philosophale, il l'a, et rien ne me paraîtrait plus ridicule que de lui contester le droit au mot précieux, au mot qui est l'opale changeant avec l'heure ou la saison. Ce serait un peu le bourgeois reprochant au gentilhomme de ne pas s'appeler Durand.
 Il faut lire attentivement le morceau intitulé : Esthétique, qui clôture le nouveau livre, pour saisir l'auteur penché sur son creuset : « J'ai fait de mon esprit une maison dont les  fenêtres s'ouvrent sur des couchants de pourpres et de métaux, dont les fenêtres s'ouvrent aussi sur de mols clairs de lune ... » « jJe suis chez moi partout où s'éveille une sensation d'inconnu, partout où me réclame un peu de mystère. » Il faut lire les Trois Rois pour se bien convaincre que trop de sciences n'est nullement un obstacle à l'ingénuité, à la grâce des Primitifs, et enfin il faut s'extasier devant l'audace du Bonheur dans le désir, afin de posséder la vision entière de ce cerveau princier qui ne recule pas à tenter la folie, si cette outrance psychologique lui donne et peut communiquer à d'autres la sensation d'au-delà qu'il veut obtenir à tout prix. Camille Lemonnier, sans doute, est dur au pauvre monde des lecteurs prudes et gobeurs qui prennent le roman feuilleton pour un livre ; en revanche, il saura toujours nourrir les jeunes écrivains affamés de la moelle des lions! Mais sa plus pure gloire est encore, à mes humbles yeux, d'avoir brisé victorieusement les chaînes de fer du redoutable naturaliste, et d'avoir affranchi à jamais sa plume aventureuse du grossier terre à terre.

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 Les Chansons naïves, par Paul Gérardy (des presses de Floréal).
  A la façon de Henri Heine
  Je dis des chansons tristes et douces ;
et M. Paul Gérardy ne s'est pas mépris sur soi-même. La confidence qui lui échappe aux premières lignes de son livre est précieuse à retenir : rien ne vaut l'auto-critique sincère. Le caractère directement germanique de son talent lui aliénerait, je le crains, les sympathies des lyriques romans : mais les simples poètes ne pourront point ne pas l'aimer, fissent-ils même quelques réserves. Celle-ci par exemple : l'unité d'impression produite par ces courts poèmes ne va pas sans un peu de monotonie, et l'art total serait de sembler simple avec beaucoup de complexité ; ainsi, dans Heine même, nous préférerons toujours l'Intermezzo aux Junge Leiden où l'ironie ne s'ajoute pas encore aux poignantes douleurs. Mais pour devenir tout à fait l'excellent poète qui s'annonce dans Les Chansons naïves, M. Paul Gérardy n'aura qu'à écouter le bon conseil qu'il donne en ces vers de délicate mélancolie :
  Si vous connaissez les douleurs
  Enfermer les douleurs encor,
  Et dans votre cœur triste à mort
  Goûtez tout seul la joie des pleurs.

  Rêvez vos rêves doucement
  Et laissez les choses aller,
  Et laissez vos larmes couler
  Pour être heureux infiniment.

P.Q.

 Dominical, par Max Elskamp Anvers, Buschmann) — Il y a, dans les vers de M. Elskamp, un louable effort vers le simple et le subtil, à la fois ; mais il nous semble que l'auteur n'est pas maître de son talent, et trop souvent nous ne voyons dans ses poèmes que des intentions. Toutefois un tel livre n'est pas sans promesses, et il ne nous étonnerait pas de voir M. Elskamp devenir un agréable rythmeur de lieder mélancoliques.

A. F. H.

 Les Septs Sages et la jeunesse contemporaine, par Julien Leclercq (A. L. Charles). — L'influence de malfaiteurs publics comme M. Jules Simon et quelques autres compagnons du Devoir s'exerce déjà, à leur insu peut-être, sur des jeunes gens que leurs actes antérieurs ne semblaient pas réserver à un aussi triste destin. Voici, par exemple, M. Julien Leclercq qui promettait d'être un tendre poète, mélancolique et sentimental, et qui prêche à son tour sa petite croisade particulière : je dis sa croisade et non la croisade, parce que chacun des apôtres nouveaux prétend à une entière indépendance et excommunie volontiers les fidèles de l'église voisine. Ernest Renan, Hyppolyte Taine, Gustave Flaubert, Leconte de Lisle, Charles Baudelaire, Stendhal, Edmond de Goncourt ont eu sur la génération née de 1860 à 1870 la plus détestable influence : ils sont, par antiphrase, les sept sages qui nous ont enseigné la négation, le scepticisme, le mépris de la vie ; par leur faute, les jeunes littérateurs manquent généralement de délicatesse et de loyauté et composent un assez triste ramas de forbans. M. Julien Leclercq affirme au contraire que « nous ne devons avoir d'autre philosophie que celle que porte en lui tout homme en naissant », et que pour sa part, il ne veut pas dire de choses originales ; puis il s'écrie : « Aimons! » et fait aussi remarquer qu'il « vaut mieux » ne pas être un bandit, un proxénète, un louche ambitieux. Quant au résultat de cette régénération qu'il annonce, il faut attendre : « Nous dénions à quiconque écrit-il, le droit de nous juger avant cinq ou six ans ; car nous comptons refaire une jeunesse vivante. » Encore qu'une pareille défense puisse embarrasser la critique qui ne se croit point le don de prophétie, je ferai observer à M. Julien Leclercq que la corrélation entre ses deux thèses n'est pas tout à fait certaine, et que la chanson de Gavroche :
  Il est tombé par terre,
  C'est la faute à Voltaire!
  Le nez dans le ruisseau,
  C'est la faute à Rousseau!
indiquerait assez plaisamment le vieux paralogisme où il s'est laissé entraîner. Au moins faudrait-il que ces thèses fussent solidement établies : l'une d'elles, celle qui a trait à l'intense canaillerie de nos contemporains, est le résultat de l'observation ; mais je crains que l'auteur n'ait généralisé un peu hâtivement et je connais nombre de galants hommes parmi les plus forcenés négateurs; tandis que pour choisir des exemples illustres, Musset, non content d'être un assez mauvais poète, se conduisit comme un fort vilain sire, et le doux Brizeux selon des souvenirs autorisés, battait sa mère plusieurs fois par semaine. Il y a bien le cas de M. Maurice Barrès, qui est traité ici avec une sauvage dureté pour des peccadilles électorales (encore y avait-il quelque élégance à faire passer l'Homme libre et Sous l'oeil des barbares pour des romans patriotiques, et ce mensonge était-il beaucoup plus véniel que les neuf dixièmes des professions de foi signées par d'« honnêtes gens ») et aussi parce qu'il a eu le courage et l'humilité d'avouer ce que d'autres cachent obstinément : à savoir qu'en sa qualité d'homme, il n'était point parfait. Cette sincérité vaut mieux que l'insupportable arrogance de la vertu. On ne saurait faire d'ailleurs que M. Barrès n'ait beaucoup de talent, et nous ne pouvons rien demander de plus à un écrivain. C'est la dernière des qualités dont se soucie M. Julien Leclercq, pour les autres s'entend ; car il expose non sans verve des idées malheureusement assez peu nouvelles, familières à tous les théoriciens du sens commun (qu'il ne faut pas confondre avec le bon sens) et à toutes les âmes bourgeoises qui demandent avant tout aux poètes d'« avoir du cœur » : c'est l'esthétique si heureusement résumée par M. Scribe dans un vers célèbre :
  Le vin (bis), l'amour et le tabac!
Il n'est pas probable que les mécréants, dont je suis se convertissent sur l'heure ; ils demeureront plutôt avec les négateurs d'hier et de tous les temps et , s'outrecuidant peut- être sur leur propre mérite, penseront ainsi communier davantage avec la souffrance humaine que s'ils admiraient, en optimistes, l’œuvre peu satisfaisante des six journées.

P.Q.

 Arte aristocratica, par Vittorio Pica (Naples, Luigi Pierro.) — Nous avons déjà, d'après le Don Marzio, analysé cette conférence que donna M. Pica, le 1 avril dernier, au Cercle Philologique de Naples. Elle nous revient aujourd'hui, en une typographie merveilleusement nette et en le format étrange d'un étroit agenda de poche. Ces trop brèves pages sont un complet et fort juste résumé de l'actuelle histoire littéraire, qui nous fera prendre patience jusqu'à 1'apparition des Modernes Byzantins.

R. G.

 {Chères amours par Achille Maffre De Baugé Savine). — Ecrit dans un style de sport, de cape et d'épée, fort élégant et très tolérable en dépit de l'heure actuelle, ce livre est un incendie de cœur bien extraordinaire. L'auteur, que je me représente la plume au feutre et le manteau drapé à la castillane, se déclare le fervent de toutes les névroses de l'éternel féminin : caprice ou trahison, friperie du temps de Ponson du Terrail et vices à la Bourget, tout lui parait matière à effeuiller des roses. Il y a un moment béni durant lequel un prêtre tient le héros du drame suspendu (avec le lecteur) au-dessus d'un précipice et à la lueur des éclairs... et puis c'est très bien. Décidément une place est à prendre entre le naturalisme et le symbolisme, celle du héros suspendu : tombera-t-il? ne tombera-t-il pas ? D'ailleurs qui est-ce qui nous prouve qu'Alexandre Dumas n'est pas le premier des idéalistes mystiques? Votons une plume d honneur frisée au second, M. Achille Maffre de Baugé.

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 Théâtre contemporain (1870-1884), par J. Barbey D'Aurevilly (Tresse et Stock). – Une trentaine d'articles ramassés dans les hebdomadaires d'il y a vingt ans; cela pue la vieille friperie cabotine, le feuilleton bâclé, la copie et le tirage à la ligne; et c'est toujours la même plaisanterie des œuvres posthumes, exhumant de la poussière, pour le petit négoce d'un éditeur, des choses écrites au jour le jour et que l'auteur vivant n'eût point tirées de ses cartons. – Il y a cependant quelques pages où l'on retrouve le terrible batailleur et l'assommeur de démocrates qu'était Barbey d'Aurevilly : de magnifiquès coups de bâton sur le nez des Claretie, des Pailleron, des Dumas fils, des Sardou et autres menus fauteurs de pièces qui sont nos grandes gloires théâtrales. – Barbey d'Aurevilly voyait clair, et bien de ses paradoxes d'alors sont les vérités courantes, les idées quotidiennement émises en littérature aujourd'hui. – Il faut lire ses feuilletons sur cette imbécillité de Garibaldi, sur Nana et le naturalisme, sur le naufrage de Lucrèce Borgia, le feuilleton sur l'histrionisme et la décrépitude de l'art dramatique. – En parcourant ce recueil, deux faits, d'ailleurs, incontestablement se dégagent: – on rencontrait encore des pièces à discuter, des pièces méritant vingt lignes de critique consciencieuse; on avait ensuite le respect de soi-même quand on tartinait un compte-rendu. – Il y a de quoi faire réfléchir, on écrivait en français jusqu'à des articles de journaux! ...

C. Mki

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 La Conquête du Pain, par Pierre Kropotkine (Tresse et Stock). – « Le genre humain, dit Kropotkine au début de son livre, a accumulé des trésors inouïs »; mais un certain nombre de capitalistes ont accaparé ces richesses, et ils exploitent encore les pauvres pour les augmenter, sans eux-mêmes, se donner aucune peine. L' œuvre de la révolution sociale, inévitable, imminente, sera de rendre à la collectivité ce qui est, dû à la collectivité : car nul ne peut se vanter de produire quoi que ce soit sans la mystérieuse et constante collaboration des autres. Le droit que devra faire triompher la révolution ne sera pas le droit au travail, qui amènerait les travailleurs à un nouvel esclavage et créerait une nouvelle sorte de capital, c'est le droit à l'aisance : tout homme en effet a droit, par le fait seul qu'il vit, à un logement salubre, à une nourriture saine et suffisante, à des vêtements chauds, bref à l'aisance nécessaire à la vie. Aussi, la révolution faite, s'imposera l'expropriation : la commune prendra possession des maisons, des denrées, des vêtements, et les citoyens se les distribueront selon leurs besoins. Pour ces distributions, comme pour, après la révolution, assurer la vie et le travail, la libre entente sera nécessaire. C'est le principe de la libre entente qui doit être la base de la société nouvelle. Des associations libres se forment pour produire ce qui est nécessaire à la vie, et même ce qui en fait le luxe et la joie, car « l'homme n'est pas un être qui puisse vivre exclusivement pour manger, boire et se procurer un gîte ». Mais, tous prenant part au travail matériel, la quantité

des heures consacrées à ce travail diminuera beaucoup pour chacun; dès lors, chacun aussi aura du temps pour se livrer aux jouissances de la haute culture scientifique, artistique et littéraire; il n'y aura plus cette odieuse division en deux classes: l'une qui peine sans jouir, l'autres qui jouit sans peiner. D'ailleurs, les conditions du travail matériel, même aujourd'hui où les usines appartiennent à des capitalistes à qui le bien-être de leurs ouvriers importe peu, s'améliorent tous les jours; et, grâce aux progrès industriels, on peut prévoir le temps où ce travail, très rapide, sera devenu un travail agréable. Et, dans les derniers chapitres du livre, Kropotkine s'attache à réfuter les objections diverses qu'on lui pourrait faire, et la doctrine du salariat, telle que l'ont modifiée les collectivistes étatistes, bien différents des communistes anarchistes: seule, l'abolition de l'état et a libre entente peuvent créer une société juste, où à chacun sera donné suivant ses besoins. Le dernier chapitre, où l'auteur étudie les développements possibles de l'agriculture, mieux pratiquée qu'aujourd'hui, démontre combien on est loin encore d'obtenir de la terre tout ce qu'elle peut produire. Et il conclut ainsi: « Pouvant désormais concevoir la solidarité, cette puissance immense qui centuple l'énergie et les forces créatrices de l'homme, – la société nouvelle marchera à la conquête de l'avenir avec toute la vigueur de la jeunesse.
 « Cessant de produire pour des acheteurs inconnus, et cherchant dans son sein même des besoins et des goûts à satisfaire, la société assurera largement la vie et l'aisance à chacun de ses membres en même temps que la satisfaction morale que donne le travail librement choisi et librement accompli, et la joie de pouvoir vivre sans empiéter sur la vie des autres. Inspirés d'une nouvelle audace nourrie par le sentiment de solidarité, tous marcheront ensemble à la conquête des hautes jouissance du savoir et de la création artistique.
 « Une société ainsi inspirée n'aura à craindre ni les dissensions à l'intérieur, ni les ennemis du dehors. Aux coalitions du passé elle opposera son amour pour l'ordre nouveau, l'initiative audacieuse de chacun et de tous, sa force devenue herculéenne par le réveil de son génie.
 « Devant cette force irrésistible, les « rois conjurés » ne pourront rien. Ils n'auront qu'à s'incliner devant elle, s'atteler au char de l'humanité, roulant vers les horizons nouveaux, entr'ouverts par la Révolution sociale. »
 Tel est, dans ses grandes lignes, ce livre, opportun entre tous : car il démontre que, parmi les anarchistes, à côté des compagnons énergiques prêts à détruire, par tous les moyens, la société actuelle, il est des théoriciens réfléchis prêts à édifier la société nouvelle.

A.-F. H.

 L'ironie du Sort, par Sutter-Laumann (Savine).– Sutter-Laumann vient de mourir. Ce dernier roman est triste comme une agonie littéraire. D'une jolie donnée : deux vieillards s'aimant d'amour au fond d'un hospice, le livre est malheureusement plein de petites défaillances de style ; mais l'auteur ne dit-il pas : « Il suffit qu'un roman plaise un peu, distraction d'une heure pour une aimable désœuvrée, car il n'est guère plus que la femme qui lise. » Et à ce seul point de vue modeste, malgré le souvenir des Amoureux de Sainte-Périne, l'écrivain a réalisé son rêve.

***

 Daisy, par Max Waller (Bruxelles, Lacomblez). – Ce petit roman, œuvre d'un esprit resté très jeune, malgré une apparente maturité littéraire, n'est aucunement sans intérêt. Au moins une page sur trois (dans les descriptions et les évocations de rêves); le style en est d'une bonne venue, consolidé par un tas de petites hardiesses qui rendent indulgent pour d'autres étais et ornements trop connus. L'histoire n'est pas bien neuve, mais le caractère du grand peintre Turner parait juste; Daisy est charmante, et les mœurs anglaises, familières à l'auteur, sont rendues avec vérité.

R.G.

 Cas Passionnels, par René Maizeroy (Paul Ollendorff). – Il y a un grand charme pour les honnêtes petites gens qui travaillent, végètent péniblement, jouissent peu, à lire des histoires de « viveurs ». Tout leur en plait, les noms : MM. de Rosarieulles, Bob Harisson, Marchenoir, de Minervoix, d'Andéol; les petits noms: Roger, Urbain, Archibald; l'insouciance de ces beaux mondains qui paient, sans escompte, chaque nouveau cœur d'un billet de cent mille francs de rentes, au moins; l'élégance qu'ils ont ensuite à « se faire sauter le caisson. » Des femmes et des hommes préoccupés seulement d'amour ne doivent pas s'aimer qu'avec science, et on pourrait extraire de Cas Passionnels leur méthode. M. Maizeroy est un de ceux qui possèdent le mieux le langage des amants. Il connaît des termes précieux plus troublants que la chose même. Je ne sais pas s'il a crée le mot « enchaleuré », mais il l'emploie à propos, quand un autre mot exprimerait mal l'état de deux corps « qui veulent en finir ». Non qu'il aille jamais jusqu'au tableau cru : il se contente d'y préparer, d'allumer la page qu'on tourne vite avec le désir que la page qui suit soit en feu. Oui, ça brûle souvent, afin que la lectrice fiévreuse rougisse d'une flamme purifiante, et que le lecteur viril encore ferme étroitement sa robe de chambre. Je me demande si je me fais bien comprendre.
 Est-il besoin de citer quelques lignes prises ça et là, au hasard, détachées de La Bonne Leçon, Crime Passionnels, La Canne, L'Entr'acte? Dans presque tous ses contes, M. Maizeroy recherche passionnément, sans peur en cette gymnastique périlleuse, la difficulté de trouver, pour ses couples qui s'enlacent, des baisers neufs, des cris, des rugissement inentendu. Après, quand ils se sont aimés très fort, ses amants n'ont que le mélancolique regret de ne pas s'être assez aimés. La solitude les épouvante. Jacques Mortagne délaissé « ne peut s'endormir, s'étire, se tourne, se retourne, baille... Le petit jour blême, louche, qui filtre entre les lamelles des persiennes, le surprend, les yeux ouverts, le cœur battant, les lèvres gercées de fièvre, mais tout heureux que cette nuit mauvaise soit enfin passée, tout impatient de s'habiller, de rejoindre sa maîtresse, de la supplier avec des litanies ferventes et humbles, d'accepter tout ce qu'elle lui ordonnera. » Et cette page, parmi tant d'autres, explique que M. Maizeroy réserve toujours, lui viennent-ils de cette revue même, une place d'honneur aux poètes de l'amour.

J.R.

 Regain d'amour, par Olivier du Chastel (Perrin). – Roman gaiment philosophique. Vieilles coquettes punies, jeunes filles faisant la charité récompensées par l'amour du prince Charmant, rien n'y manque ; il y a même une sorcière qui prédit l'avenir aux aimables amoureux. Mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est une certain chat nommé Jobelin, que l'on trouve en début du livre ayant déjà des habitudes d'homme fait, et que l'on retrouve à la fin de l'histoire encore très ingambe, c'est-à-dire bondissant sur un mur à l'âge de trente ans... J'en suis désolé pour la morale de cette œuvre..., hélas, les chats ne vivent pas trente ans!

 Les grands écrivains. Châteaubriand, par M. de Lescure (Hachette). – L'auteur de cette étude était qualifié pour écrire une biographie de Châteaubriand plutôt que pour motiver un jugement littéraire sur le plus grand des romantiques français. De là, en ce volume, deux parties d'inégale valeur : la première, où il s'agit de grouper des documents, est parfaite ; la seconde, où il fallait apprécier l'œuvre, est moins satisfaisante. En somme, très beau travail d'historien et plein d'amusantes et de caractéristiques anecdotes.

R.G.

 Heures de Mélancolie, par Jules Grisez-Droz (Montdidier. Léon Carpentier). – Des vers, mais non – si l'on peut dire – des vers de « professionnel » ; M. Grisez-Droz appartient, déclare M. Charles Bourget dans la préface du livre, « à la race des poètes ouvriers, et il pratique avec Louis Mercier, l'horloger décoré récemment des palmes académiques, avec Verdel, de Bruant d'Avanne – cordonnier fin de siècle – l'honneur de représenter, par son titre d'ouvrier serrurier, la Muse du Travail, de la Paix et de la Liberté ». Les pièces qui composent le volume, écrites au hasard des circonstances, n'ont d'autre lien entre elles que cette « mélancolie » dont le titre nous avertit. Je n'aime pas beaucoup celles par quoi le poète gémit de sa solitude de cœur, et qui seraient tout à fait insupportables sans la très réelle naïveté de la plainte. Je le préfère d'ailleurs, dans des coins de paysages, des souvenirs de la Franche-Comté, son pays, des impressions d'il y a très longtemps et qu'il fixe en des strophes simples et doucement attendries.

A.V.

 Les Chansons d'un Rustre, par Auguste Gaud (Savine). – Quelques douzaines de vers ni mauvais ni bons ; des sonnets parnassiens ; les beautés de la nature et des choses de la campagne suivant la poétique reçue ; parfois une petite larme d'attendrissement ; les champs, les bois, les oiseaux, les insectes, envoi franco, affirme la « prière ».
  Il l'enlaçait plus fort et ses ardents baisers
  Allumaient le désir en ses sens embrasés...
 Ainsi soit-il!

C. Mki

 Songes creux, Mœurs Contemporaines, par Georges Moussoir (Savine). – Quelques fantoches, par trop conventionnels, comme le Vieux Beau, représenté naturellement par un ancien officier, le Mari arrivé par sa femme, la Princesse exotique, la Dévote médisante, etc., s'agitent autour d'une pure jeune fille fort sympathique, et que tourmente la constante antinomie du rêve et de la réalité. L'évolution de cette âme vers le bonheur, au cours d'un mariage qu'elle n'a pas désiré, se retarde en raison de sa délicatesse de sentiment, touchant parfois à une susceptibilité, dirai-je, maladive. Cependant elle s'accomplit, après quelques oscillations et trois cent vingt pages, écrites sans prétention, fort lisibles du reste.

G. D.

 Une d'Elles, par Paul de Garros (Savine). – Il s'agit d'une femme adultère. Le mari, vers la fin du livre, surprend son meilleur ami en conversation criminelle avec Madame :
 « Sans irritation, Pierre (le mari) lui posa la main sur le bras et l'arrêta (la femme) :
 — Restez, lui dit-il, j'ai besoin de vous parler ! »
 C'est encore plus joli que le célèbre : « Relevez-vous, Marquise ! »

***

 In morte di Virginia Valentini Zanardelli da Macerata, Treccento Sonetti di Tito Zanardelli (Bruxelles, J. Morel). – Deuxième série, de trente-trois sonnets (V. Mercure de France, t. IV, p. 365).

A. V.

 RÉÉDITIONS : L'Evangéliste, roman parisien, par Alphonse Daudet, illustrations de Marold et Montégut (Dentu. Collection Guillaume).

MUSIQUE : L'Orgue, par Gabriel Fabre (Lemoine et fils). – Le jeune compositeur vient d'enrichir d'une guirlande récitative la ballade de Charles Cros : l’Orgue. Musique très personnelle où se révèle une forte vertu dramatique. Fabre parachève en ce moment une symphonie de fière venue : la Mer. Notre ami s'achemine vers l'Inde Pure et d'ores et déjà se range au nombre de ceux par qui seront à jamais égorgées les oies de Pesaro. Poètes, nous ne saurions trop chérir ces vaillants qui suivent une voie parallèle à la notre vers le Mieux. Illustrations de Paul Signac, le si curieux impressionniste, illustrations d'un tragique simple et suggestif. L’Orgue fut créé par Pol Plançon, de l'Opéra.

S.-P.-R.


 (1) Aux prochaines livraisons : Chattes et Chats (Raoul Gineste) ; Libri e Teatro (Luigi Capuana) ; Chansons poilantes (Alcanter de Brahm et Saint-Jean) ; L'Amour cynique (Alexandre Boutique) : Brunettes (Jacques Madeleine) ; La Bohème diplomatique (comte Prozor) ; Les Vergers illusoires (André Fontainas) ; Soleil d'Afrique (Jean de Villeurs) ; Portraits d'écrivains (René Doumic) ; L'Esclandre (Nada) ; Nobles et Noblesse (de Nimal) ; Expiation (Guy de Charnacé) ; L'Année fantaisiste (Willy) ; Le Rythme poétique (Robert de Souza) ; La Forêt enchantée (Louis Duchosal) ; La vie sans lutte (Jean Jullien) ; De branche en branche (Achille Grisard) ; L'Angoisse (Eugène Bosdeveix) ; La Paix pour la Vie (E. Saint Lanne et Henri Ner) ; Bruges-la-Morte (Georges Rodenbach) ; Montmartre (J.-Camille Chaigneau) ; La fin des bourgeois (Camille Lemonnier) ; Les Ames noires (Georges Poulet) ; Pélléas et Mélisande (Maurice Maeterlinck) ; Balzac socialiste (Robert Bernier).

JOURNAUX ET REVUES


 Revue Philosophique, dirigée par Th. Ribot. - M. P. Paulhan termine là une étude de la responsabilité, commencée dans le n° précédent, où il examinait successivement la responsabilité du moi, celle des éléments psychiques, la responsabilité dans les états morbides et anormaux ; puis, passant de l'individu à la société, il envisage cette fois la responsabilité et l'état social. Il conclut, en touchant, sans s'y arrêter, aux difficiles problèmes connexes du libre-arbitre et de la sanction, en se servant des interprétations fournies par les théories déterministes et criticistes, que responsabilité, liberté, existence, pour un être organisé, sont des termes qui s'impliquent l'un l'autre, et l'idée de responsabilité parait bien comprise dans celle d'organisation, de finalité interne.
 Peut-être reprocherons-nous à l'auteur, tout en lui accordant le mérite attaché à un travail aussi intéressant, de s'être seulement trop complu à tenter de réduire les divers et tant ondoyants mobiles de nos actes, les rapports variés de leurs séquences dans le cadre rigoureux et froid de lois à apparences mathématiques, telle que la formule suivante : « La responsabilité des éléments psychiques est en raison inverse de la responsabilité de l'ensemble, elle est inversement proportionnelle à la solidarité de chacun des éléments avec l'ensemble des autres. »

G. D.

 Le Génevois (26 avril) contient sur les Lassitudes, de Louis Dumur, un article de M. Louis Duchosal, qui, toute question de talent écartée, se déclare contre la prosodie de notre collaborateur. « L'auteur des Lassitudes continue la tentative de Van Hasselt et d'Amiel, et essaie d'introduire dans notre langue poétique les règles de la versification antique. M. Edouard Tavan travaille au même projet et nous avons déjà dit ce que nous en pensions. L'intention de nos amis est parfaitement inutile. » Soit. Mais encore faut-il distinguer entre la versification des anciens et une versification basée sur l'accent tonique, une tonique n'étant pas nécessairement une longue, et une brève n'étant pas fatalement une atone.

 Le Ralliement (Angers) reproduit, nous dit-on, les Petits Aphorismes de Dumur. Voilà qui est aimable. Mais, si ce qu'on nous rapporte est exact, nous engageons notre collaborateur à s'en enquérir auprès d'un bon jurisconsulte du délit que commet un journal qui, sans citer d'où il le tire, sans indiquer le nom de l'auteur, reproduit un ouvrage sous un titre inventé. Les Petits Aphorismes paraîtraient à Angers, sans signature, sous le titre de Notes d'album.

 Dans le Figaro (16 mai), un bien joli... portrait de notre confrère M. Jules de Glouvet par M. Francis Chevassu, et d'une langue dont les quotidiens n'ont guère l'accoutumée.
 De Nieuwe Gids (avril) s'ouvre par une page magistrale de M. Ary Prins, qui raconte, dans une prose savante et riche, la mort du roi Harold ; – Critique théâtrale, Van hat Tooneel, par M. C. F. van der Horst ; - M. J. van Looy signe Brugge, impression d'une promenade dans la vieille ville flamande ; - M. Ch. M. van Deventer a écrit d'un style agréable Anaxagoras of over de Smart, dialogue philosophique dans la manière de Platon ; - De Duitsche Socialisten en de Oorlog, par M. F. van der Goes, dont on trouve un autre article un peu plus loin : Socialitische Aestketiek ; - M. L. van Deyssel critique durement le livre de M. Byvanck ; Un Hollandais à Paris en 1891 ; - une fantaisie de M. Frans Erens sur le Vendeur de Soleil, de Rachilde ; - Armengerg, par M. P. L. Tak ; - enfin deux poèmes en prose de M. Delang : Vorst-Zonnen et Zonne-Begin.

 Les Essais d'Art libre, l'une des dix revues intéressantes sur les deux ou trois cent qui se publient en France, donnent (avril) un beau « vingtain » de P.-N. Roinard : Sous la Haire. Avec ce titre : Le dédain d'être mauvais, M. Camille Mauclair y fait une glose de la dernière plaquette de M. Barrès. Série de sonnets de M. Théodore Maurer : Les femmes de Shakespeare. Nouvelle de M. Edmond Coutances : Conversion. Léon Balzagette : Le Salon de la Rose+Croix.

A. V.

 Dans la Revue de l'Evolution, un très beau dialogue inédit de Villiers de l'Isle-Adam : Entre l'Ancien et le Nouveau. C'est une des rares pages, en tout cas la plus longue, où Villiers de l'Isle-Adam se soit exclusivement occupé de politique. Même numéro, une remarquable étude sur Jules Renard, signée A. Roguenaut.
 A lire dans la livraison du 15 mai : Schimchoun, légende biblique, par Georges d'Esparbès ; London, impressions rapides, par Rodolphe Darzens.

Z.

 Le quatrième fascicule du Phœnix seu Nuntius Latinus vient de paraître, poursuivant son intéressante campagne en faveur du latin comme possible langue universelle. Il contient, entre autres articles, une étude sur Thomas De Quices, signée : « Aristarchus Batavus ».
 En supplément, le Phœnix nous donne un assez curieux recueil intitulé : Post Prandium. Solatia, ad consuetudinem latine loquendi colendam, studiumque romanae linguae oculis et auribus jucundum reddendum, proposite. C'est une sorte de Punch ou de Puck où les vignettes sont expliquées par des légendes latines. Il est évident qu'un enfant, une femme, ou même un homme pressé d'apprendre, se mettrait plus facilement du latin dans la mémoire par la lecture de ce post prandium que par la lecture de Cornelius Nepos. En voici un extrait. Deux vieilles gens considèrent un tramway électrique :
 Birgitta : « Quæso, Patriti, num quid currus ille sine equis movetur? »
 Patrilius : « Sic aiunt. »
 Birgitta : « Edepol, credat Judaeus Salomon, non ego. Oh, si omnes angulos et recondita nihi facultatem investigandi daretur, equum vel mulum sive saltem asinum sane invenirem ! »
 Autre, intitulé Casus conscientiaa et où le latin se prête très bien au jeu de mots. une bonne ouvre la porte à un visiteur:
 Birgitta : « Piget dominulam meam non domi. »
 Claudius : « Cur, Birgitta, piget? »
 Birgitta : Mendacium dicere piget.
 Claudius : « Bene, valeto. » (Exit.)
 Autre: conversation galante dans une demi obscurité :
 Domina Frigida : « Meum tibi amorem manifestare non possum. »
 Dominus calidus : « Cur lux... »
 Dominus Frigida : « Quia amorem non habeo. »
 Les annonces sont amusantes :
   Vinolianum saponem,
     Vinolianam pulverem,
Vinalionam fiosculam.

 Vendunt B... et socii, Londino, Neo-Eboraco, Parisiis.
 Purissima, tutissima, optima sunt. - Pro balneo, pro tonstrina, pro cubicolo. - Floscula balsamica, médicinalis, suaviter et delitiose odoribus delibuta, collapsibilibus tubie exprimitur.
Utere semel. Utere semper.
Solus odor sparsi spiramen aromatis efflat.
 Une autre, réclame pour un poli-cuivre, est ainsi libellée, en vers rimés, au dessous d'une image représentant un singe jouant de la mandoline, et assis sur le croissant de la lune :
Luna et ego amici sumus
Illam Fures et me Fumus
Habent odio magno.
Omnia ferme perlustramus,
Sannos lamen non lacansus
Quancis linclos stagno.

R. G.

 Le Magasin Littéraire (Gand, avril) publie, de M. Hugues Vaganay, une étude sur La Nouvelle aux Etats-Unis.

 La Jeune Belgique (mars) est presque entièrement consacrée à la littérature étrangère. Après deux poésie : Epilogue, de M. André Fontainas, Jettatura, de M. Iwan Gilkin, et deux courtes proses : Fragment, de M. Henri Maubel, et La Parabole des Vierges, de M. Eugène Demolder, voici des Poésies de Tulcheto (L. Wallner trad.), Quelques scènes d'Ibsen (Georges Eckhoud trad.), Trois poèmes de Keats (O.-G. Destreo trad.).

 Bon numéro de Chimère (mai) avec des proses, poèmes, fantaisies de Léon Durocher, Jules Bois, Remy de Gourmont, Henri Mazel, Paul Redonnel, Jules Renard, René Caillié,

Fernand Mazade, Pierre de Labaume, Joseph Desgenèts, Léon Dequillebecq, etc. — Puis Lilit, de Gabriel Dante Rossetti, texte et traduction.
 Nouveaux confrères: Revue Jeune (51, rue Monsieur-le-Prince. Mensuelle. Dir. Maurice Pujo; Réd. en chef: Gaston Dancienes): entre autres choses, un bon article de M. Maurice Pujo. — La Jeune France, Journal littéraire et politique, Organe des Etudiants (61, rue du Cardinal-Le-moine. Hebdomadaire).

A.V.


CHOSES D'ART

 Nous avons parlé, dans le dernier numéro, des Mays de Notre-Dame, ou tableaux que, de 1630 à 1701, la corporation des Orfèvres offrit annuellement au Louvre; depuis, quelques-uns furent donnés à des églises, à des musées de province; mais la plupart sont toujours roulés, à la poussière et à l'humidité, dans un grand magasin situé exactement sous le dôme central du palais (1). Il est possible que leur valeur soit médiocre; il est possible aussi que telle de ces toiles soit fort intéressante; l'incompétence de l'administration du Louvre est notoire; elle a un faible connu pour la mauvaise peinture; si on ne peut la rendre responsable de l'effrayant quantité de Guido Reni et de Carrache qui encombre le Musée, c'est pourtant sa faute si on les voit si bien; elle les expose aux meilleures places et relègue à six mètres de haut des toiles que le nom du peintre seul qualifie de curieuses, — mais nul ne les verra jamais. Il faut bien reconnaître aussi que le Louvre est peut-être, de tous les palais de l'univers, celui qui convenait le moins pour un musée de peinture; les galeries sont en hauteur; elles devraient être en longueur, afin que tous les tableaux fussent également à portée de l'œil. Tel qu'on l'a organisé, le Louvre n'est pas une exposition de tableaux, ce sont des murs ornés de tableaux. Dans ce genre, la grande salle des portraits est stupéfiante: on dirait une collection de timbres-poste collés sur les murs par un maniaque du dernier degré.
 En l'actuel état des choses, — et la Démocratie bourgeoise ne livrant son bon argent que pour faire des canons ou décerner des prix aux jokeys de l'Institut et aux académiciens du Turf, — ou pourrait néanmoins organiser au Louvre un vrai musée, en ouvrant une salle nouvelle où seraient exposés, à tour de rôle, toutes les toiles maintenant invisibles, à tour de rôle, toutes les toiles maintenant invisibles, qu'elles soient mal placées ou pas placées du tout. Mais ce serait trop simple, — et sans doute pas assez administratif...
 Voici la liste des Mays, - ces refusés éternels, réduite au nom du peintre et à la date de leur entrée à Notre-Dame ; les sujets sont généralement tirés de la vie des apôtres :
 1634 : Blanchard. - 1637 : La Hyre. - 1642 : Poërson. - 1644 : Michel Corneille. - 1648 : Louis Boulogne. - 1650 :Nicolas Loir. - 1652 : Testelin. - 1656 : Villequin. - 1680 : Paillet. - 1661 : Coypel père (attribué à Corneille père). - 1662 : Daniel Haffé. - 1663 : Blanchet. - 1670: : Jacques Blanchard. - 1672 : Michel Corneille. - 1674 : Claude Audran. - 1675 : Honasse. - 1678 : Don Boulogne. - 1679 : J.-B. Corneille. - 1680 : Antoine Coypel. - 1686 : Louis Boulogne. - 1687 : Claude Hallé. - 1688 : Chéron. - 1689 : Vernansal. - 1690: Chéron. - 1694 : Joseph Parrocel. - 1696  : Christophe. - 1698 : Vivien. - 1689 : Tavernier. - 1703 : Silvestre. - 1704 : Claude Sinipol. - 1705 : Galloche.- 1706 : Cazes.
 Quatre Mays seulement sont exposés dans les galeries du Louvre : ceux des années : 1635 : Saint Pierre guérissant les malades par son ombre, par La Hire ; - 1643 : le Crucifiement de saint Pierre, par Bourdon ; - 1649 : Saint Paul faisant brûler la bibliothèque d'Ephèse, par Eustache Lesueur. - 1631 : Le Martyre de saint Etienne, par Le Brun.
 Expositions rétrospectives : A l'Ecole des Beaux-arts, œuvres de Th. Ribot, la peinture réaliste, dure et forte que l'on connaît, la série des Cuisiniers, la Grand'mère, la Ravaudeuse, le Marchand d'images, A la cave, la Petite laitière, le Saint Sébastien, par où s'inaugure le Ribot noir, noir, qui tranchait si impérieusement sur les clairs salons de ces dernières années. La curiosité de cette exposition, assez complète, comme ensemble, était la Pastorale, tableau de première manière, où le peintre n'ingéniait, un peu lourdement, à imiter Watteau.
 A la Galerie Petit, œuvres de Raffet. Ce sont de curieuses illustrations à l'histoire militaire de la Révolution et de l'Empire. Alignées sans légende, sans titre explicatif, elles perdent singulièrement de leur valeur. Néanmoins, c'est instructif : on y voit le troupeau humain aussi stupide que vaniteux satisfait de la gloriole, même sans pain et voué à se faire éternellement massacrer pour plaire à un maître qui le flatte et qui le bat. Comme le Napoléon de Raffet comprend bien, et quel souverain mépris dans ses yeux pour la brute qu'il envoie à la mort ! Ils sont héroïques, oui, les pauvres bougres, mais ce qu'ils sont bêtes !
 Récemment, on a vendu à l'Hotel Drouot, 6100 francs, un marbre de Clésinger, le Triomphe d'Ariane.
 Paul Séruzier abandonne le tableau pour la décoration. Il décide à couvrir de fresques tous les murs qu'on lui confiera.
 Chez Durand Ruel, exposition de tableaux de Renoir. Nous revoyons au récent article (2) d'Albert Aurier sur Renoir.
 A voir :
 20, rue Laffitte, des Corot.
 Chez Boussod et Valadon, des Whistler, des Gauguin, des Forain etc.
 Un très riche américain fit vœu, si sa fille, fort malade, guérissait, de donner un Detaille au Luxembourg. Il fut exaucé (par qui ?) - et ladite galerie des Horreurs va «  s'enrichir  » d'un mauvais tableau de plus, Sortie de la garnison de Hunniugue (20 août 1815), payé une centaine de mille francs.

R.G.


 (1) On dit que la salle des Etats, libérée des bureaux, va être consacrée à l'exhibition de ce « fonds des Greniers ».
 (2) Mercure de France, t. III, p. 103.

ENQUETES ET CURIOSITES
Réponses.


 Marie. - D'après le Nouveau Guide des chemins du royaume de France, contenant toutes ses routes, tant générales que particulières, par le sieur Daudel de Nismes, ingénieur-géographe de Sa Majesté (à Paris, chez Etienne Ganneau, rue Saint-Jacques, vis-à-vis la fontaine Saint Séverin), on comptait en moyenne cinquante-cinq heure de poste de Paris aux différents ports du Nord-Ouest (Paris à Calais, 60 lieues ; à Boulogne, 53 lieues ; à Dieppe, 41 lieues ; au Havre de Grâce, 47 ½ ; à Harfleur, 45, et à Honfleur, 46 lieues ; à Issigny, 64 lieues) ; avec des relais nombreux et toutes les ressources de l'ancienne poste, admirablement organisée, c'était, du Havre à Paris, sept ou huit heures, neuf heures au plus de trajet, moins d'une nuit ; actuellement, les trains omnibus mettent sept et huit heures. Il faut noter encore que la distance était calculée de l'église du Havre à Notre-Dame. - Je vous enverrai prochainement, si vous le désirez, des renseignements plus précis.

A.-D.M.


 Arthur Rimbaud. - L'explication demandée de certains vers d'Arthur Rimbaud est bien simple. Je ferai suivre chacun des deux textes de sa paraphrase : les mots qui s'y trouveront en italiques sont ceux-là mêmes ou les analogues à ceux employés par Rimbaud,
 1er texte :
  Et dès lors je me suis baigné dans le poème
  De la mer...
  Où, teignant tout à coup les bleusités, délires
  Et rythmes lents sans les rutilements du jour,
  Plus fortes que l'alcool, plus vastes que vos lyres,
  Fermentent les rousseurs amères de l'amour.
 Paraphrase : Et dès lors je me suis baigné dans le poème de la mer ; là, teignant tout à coup les vagues bleues, des taches rousses se montrent, et sur le viril Océan, qui semble en rut, elles flottent comme un ferment amer d'amour : on dirait un liquide séminal jailli de ses flancs monstrueux, Rutilantes sous les feux du jour, tantôt ces rousseurs paraissent tourbillonner en délires, tantôt elles ondulent en rythmes lents. Hommes, que me fait votre alcool ? jamais il ne me donnera une ivresse aussi forte que celle qu'elles me communiquent. Et vous, poètes, combien vos lyres sont mesquines comparées à celles que ces immenses traînées rousses dessinent sur la mer, et que le chant de vos instruments est peu de chose devant la vaste mélodie de ces lyres imaginaires que mes yeux aperçoivent sur les flots !
 Ces rousseurs auxquelles Rimbaud fait allusion ne sont autres que les amas d'algues gigantesques et brunes que les navigateurs rencontrant en traversant l'océan.
 2me texte :
 Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t'exiles,
 Million d'oiseaux d'or, o future vigueur.
 Paraphrase : Retrouverai-je sous ces climats nouveaux une nouvelle vigueur ? Dort-elle, ma force future, en ces nuits infinies, dans ces contrées inconnus, où peut-être, comme une troupe d'oiseaux précieux émigre, elle s'est exilée ?
 Arthur Rimbaud étant, comme le dit excellemment Verlaine, le poète de la Force splendide, il n'est pas étonnant qu'il la compare non pas à un, mais à un million d'oiseaux d'or. Ces deux vers sont un cri de lassitude confirmé par la fin du poème. Tout cela n'est-il pas clair ?

Louis de Saint-Jacques.

Curiosités.


 La ligue de la Croix-Blanche. - Certaines pièces imprimées du seizième siècle excitent maintenant la curiosité des amateurs et se vendent plus que leur poids d'or. Celle dont voici la description est dans doute déjà rare et surement très curieuse.
 C'est une brochure de 16 pages in-32, timbrée sur la couverture d'un écusson qui se lit : de gueules à la croix d'argent. La casque, sans grille et tourné à sénestre, est celui qui signifie les nouveaux anoblis, et le volet porte en légende : Tiens ferme !
 On ouvre et on lit  :
 « Ligue française de la Croix-Blanche, fondée le 10 mars 1889 ». Il existe en Angleterre, en Suisse, en Allemagne et ailleurs, des sociétés de jeunes gens dont les membres s'engagent à observer rigoureusement les lois de la pureté. Les jeunes gens qui font partie de ces sociétés ont fait l'expérience que cet engagement d'honneur était une force considérable pour ceux qui veulent résister à l’entraînement de la passion.
 « Instruits par cette expérience et désireux de fortifier en eux-mêmes et chez les autres le sentiment et la pratique de la pureté, des jeunes gens français ont constitué une association semblable sous le nom de Ligue Francaise de la Croix-Blanche.
 « Ils s'adressent donc à tous les jeunes gens, qui habitent la France, sans distinction de religion ni de nationalité, et ils leur disent : entrez dans notre Ligue. Aidez-nous, nous vous aiderons et nous combattrons ensemble le difficile et glorieux combat de l’esprit contre la chair. »
 Extrait des Statuts : « Article 2. La ligue se compose de membres actifs, de membres honoraires et de membres adhérents. - Art. 3. Les jeunes gens qui veulent devenir « membres actifs », quelle qu’ait été leur conduite antérieure, doivent : 1° n’être pas mariés ; 2° être âgés de moins de trente-cinq ans ; 3° signer l’engagement suivant: Considérant que l’homme qui résiste à ses passions est plus nobles que celui qui se laisse asservir par elles ;que, etc. ; que l’homme qui contribue à l’avilissement d’une femme est responsable de la dégradation de celle-ci ; que le jeune homme doit lui-même se conserver pur en songeant à celle qui sera sa femme, etc ; que l’impureté peut nuire à notre santé et à celle de nos descendants ; que, etc ; qu’elle est pour la patrie une cause certaine d’affaiblissement et de décadence, etc. :Je déclare, etc., et je promets sur l’honneur de ne commettre, avec l’aide de Dieu, aucun acte contraire à la pureté. - Art. 4. Le membre actif qui aurait eu la faiblesse et le malheur de manquer à sa parole est invité, sans y être contraint, à rayer sa signature sur sa carte de membre et à la renvoyer au bureau de la Direction centrale, etc. - Art. 5 : Sont « membres honoraires » les membres actifs lorsqu’ils se marient ou qu’ils atteignent l’âge de trente-cinq ans. »
 Suivent les listes des membres des comités de Paris et des départements et diverses formules d’adhésion.
 « Tiens ferme ! »

A.Z.


ECHOS DIVERS ET COMMUNICATIONS
Le latin mystique


 La souscription aux exemplaires sur papier couleur violet évêque est close. Pour donner satisfaction à chaque bibliophiles, il sera tiré 7 exemplaires sur papier couleur pourpre cardinalice, à souscrire aux prix de 35 francs.
 Liste des souscriptions (suite; v. notre dernière livraison) :
 Exemplaire sur papier pourpre cardanalice (à 35 francs): MM. Jules Renard, François Coulon.
 Exemplaires sur papier violet-évêque (à 30 francs): MM.Alfred T. Swann, Jules Méry, Marcel Boulenger, Librairie Flammarion.
 Exemplaires sur papier fort, teinté (à 10 francs): MM. Edmond Bigaud-Kaire, A.Demare, Gabriel Vicaire, J.-Camille Chaigneau, Paul Desjardins, Maurice Barrés, Joseph Declareuil, Willem Witsen (2. ex), Jean Casier, Georges Juéry, R.Guénestal, Pierre-M. Olin, Paul Gérardy, Laurent Tailhade, François Alicot, L.P. De Brinn Gaubast.
 (V. renseignements aux annonces, en tête du présent numéro.)


Paris, ce 8 mai 1892.

  Mon cher ami,
 J’ai dans mes cartons, terminé depuis quelques temps déjà un petit travail qui s’appellera, si vous le voulez bien, La merveilleuse Doxologie du lapidaire. Je m’y suis essayé à dégager des pierres précieuses, de leurs vertus légendaires, de leurs couleurs, etc., un certain symbolisme qui m'est, je crois, à peu près personnel. Il n'y a donc, sans aucun doute, rien de commun entre cela et le chapitre: Marbode et la symbolique des pierres précieuses du Latin mystique, de Remy de Gourmont. Toutefois, pour prendre date - le Figaro vient-il pas, dans son supplément du 7 mai, de publier un article sur ces somptueux joujoux ?- je vous saurai gré de publier cette lettre et d’annoncer comme à paraître (???) la Doxologie en question.

Amitiés à Gourmont et à vous,

Louis Denise.


  Mon cher Vallette,
  Ce mois je comptais analyser la Vie du Poète, symphonie-drame de Gustave Charpentier, le Gluck des Magnifiques.
 Par malheur, lors de sa lumineuse audition au Conservatoire, j’étais en train, Jonas en pantalon rouge, d’être digéré par une de ces baleines de pierre parquées à travers la Patrie, que clairement l’on nomme des casernes.
 Certes, j’eusse désiré parler d’abord de l’idée en musique- « le violon est crâne et l’archet un scalpel, musiciens, contez-nous le cerveau. » - puis de l’orientation de cet art vers une sculpturalité singulière, mais Déroulede ne l’a pas voulu.
 L’occasion m’était pourtant heureuse, envisageant la musique aux points de vue abstrait et concret, à traiter de son avenir idéoréaliste, car, ne cessons de le constater, l’équilibre où se dirigent tous les arts jusqu’ici boiteux, c’est l’idéoréalisme, je veux dire le magnificisme.
 En peinture, tenez, cet avénement est-il pas saisissablement préparé par l’impressionnisme (réalistes) et par le mysticisme (idéalistes) ? La peinture magnifique combinera, les parfaisant, la vertu de ceux-ci avec l’effort de ceux-là ; dès lors nous tomberons à genoux devant une vierge sortie des hommes par sa beauté descend de Dieu. Cet espéré peintre nous permettra d’habiter ses toiles ou bien d’en détacher les reliefs héroiques pour nous refaire une nature, une famille. Et nous serons enfin sauvés de la lèpre accrochés aux murailles !...
 En attendant le jour où je pourrai développer ces points, que Charpentier et que ceux qui me lisent trouvent ici mes excuses !
 Cordialement,

Saint-Pol-Roux.


 Il nous revient parfois qu’après avoir été brutalement arrêtés, conduits à Mazas et gardés au secret préventivement pendant plusieurs semaines, les compagnons Grave, de la Révolte et d’Axa, de l’Endehors, sont menacés de poursuites, sous l’inculpation d’avoir contrevenu, par la voie de la presse, aux articles 265 et suivants du code pénal, que voici :
 265. Toute association de malfaiteurs envers les personnes ou les propriétés est un crime contre la paix publique.
 266. Ce crime existe par le seul fait d’organisation de bandes ou de correspondance entre elles et leurs chefs ou commandants ou de conventions tendant à rendre ou à faire distribution ou partage du produit des méfaits.
 267. Quand le crime n’aura pas été accompagné ni suivi d’aucun autre, les auteurs, directeurs de l’association, et les commandants en chef ou en sous-ordre de ces bandes, seront punis des travaux forcés à temps.
 268. Seront punis de la réclusion tous les autres inidividus chargés d’un service quelconque dans ces bandes et ceux qui auront sciemment et volontairement fourni aux bandes ou à leurs divisions des armes, munitions, instruments de crime, logement, retraite ou lieu de réunion.
 Il est inutile même de protester et de s’indigner : une fantaisie aussi grandiose ne peut avoir été imaginée que pour désopiler la rate de la bourgeoisie, facheusement obstinée depuis les derniers incidents.

P.Q.


 On annonce, de Gabriel Randon, un roman-pamphlet, l’Imposteur, destiné, croyons-nous, à faire quelque bruit. L’auteur suppose la réincarnation, ou et plus théologiquement (Jésus-Christ étant monté charnellement au ciel) la re-venue de Jésus sur la terre, - croyance ou rêve que professent encore quelques Millénaires. Christ est ressuscité,- et il se promène à travers notre époque parmi des aventures identiques, des personnages identiques aux aventures et aux personnages évangéliques. Les temps sont les mêmes, les persécutions sont les mêmes, mais plus après et plus stupides : on applique le code pénal à sa seconde tentative de rénovation, on le poursuit pour ses prétendues violations présentes de la loi, et aussi -cela c’est une trouvaille - pour ses agissements de jadis. Que ne fera-t-on pas contre Jésus ? Sur la proposition de M. Quesnay de Beaurepaire, la prescription est abolie en ce qui le concerne, et, par exemple, avoir ressuscité Lazare, c’est, lui clame l’insigne procureur, s’être rendu coupable de violation de sépulture !
 La peine de mort abolie de fait (en les temps proches que devance l’Imposteur), est rétablie spécialement à l'intention de ce gêneur - et c’est le crucifiement. La Croix se dresse sur les hauteurs de Montmartre : pour la seconde fois Jésus expie le crime d’avoir aimé les hommes.
 La Bataille et le Mot d’ordre ont fusionné en la Marseillaise. Nous avons constaté avec plaisir que M. Camille de Sainte-Croix continue ses « lundis littéraires » au nouveau journal.
 Notre confrère Jules Méry va passer en cour d’assises sous l’inculpation de je ne sais quel crime d’anarchie, sans doute pour avoir, de complicité avec M. Melnotte, transporté le vieil Homère chez M. Paul Fort. Poésie, littérature, théâtre, préoccupation d’art, le plus sagace ministère public aura bien du mal à trouver autre chose chez M. Méry et son acquittement n’est pas douteux.
 L’Echo de Paris commence dans son supplément littéraire la publication de l’Ecornifleur, de Jules Renard. Notons en passant que la censure de Russie arrêta au passage ce roman de notre collaborateur. - Vive l’Alliance franco-russe tout de même !...
 M. Henri Mazel fait tirer à 550 exemplaires (500 sur beau papier, à 3 fr., et 50 sur papier de Hollande, à 5 fr) La Fin des Dieux, drame en prose qu’il publia naguère à l’Ermitage. Chaque exemplaire contient un dessin d’Alexandre Séon. Adresser les souscriptions à la revue de l’Ermitage, rue de Varrennes, 26.
 Une intéressante affaire a été récemment jugée en police correctionnelle. M. Jogand, dit Léo Taxil, a poursuivi pour abus de confiance ses éditeurs, sieurs Letouzey et Ané, les accusant d’avoir fait tirer des éditions subreptices de plusieurs ouvrages et de l’avoir frustré d’environ 40 000 francs. Le tribunal, tout en reconnaissant les faits, a conclu qu’aucun texte du code pénal n’était applicable en l’espèce, et, renvoyant les prévenus, a condamné le plaignant aux dépens.
 Ce jugement est assez grave pour les gens de lettres, puisqu’il annule, si l’éditeur est de mauvaise foi, tout traite fixant les honoraires dus à l’auteur selon le chiffre du tirage. Il est permis à un éditeur, qui vous accuse un tirage de 1.200, de faire en secret un tirage de 10.000 et de le vendre sans donner un sou. Cela ne constitue, à proféré M. de Boislisle, « ni le délit d’abus de confiance, ni celui de contrefaçon. ». En d’autres termes, malgré tout les traités, les exemplaires d’un ouvrage tirés par les soins et aux frais d’un éditeur appartiennent audit éditeur. Ces messieurs nous paient par pure bonté d’âme ; la loi les autorise à nous envoyer promener.
 L’auteur a-t-il au moins un recours au civil, - et à quel prix ?...
 Sur ses vieux jours, Mme Adam devient spirite, occuliste, magiste, astrologiste,- et comique. Elle veut voir la lune, et pante généreuse, a versé cent mille francs aux mains des successeurs désintéressés de Cornélius Agrippa. Titre de la revue qui émerge incessamment : La Lumière... Mais, un recueil spirite bien connu paraissant depuis plusieurs années sous ce même vocable, il est probable que Mme Adam ne s’entêtera pas à faire enfin flamboyer ce mot (qu’elle met depuis vingt ans sous le boisseau) : La Lumière.
 Littérature des journaux. De M. Michel Delines (Paris, 3 mai) : « Non, la peur n’a jamais été et ne sera jamais un élément de progrès sociale. »

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