« La tète roula, et ce qu'il y avait là s'enfuit avec le sang.
A. de Vigny, Stello. »
La Démocratie mitoyenne (entre le marécage et le carnage, - entre Panama et Fourmies) s'enquiert d'une définitive date où se commémorer soi-même, d'un numéro du calendrier qui synthétise la joviale bassesse de ses aspirations. Ayant pris le fouet, la Bourgeoisie cherche, en des souvenirs pseudo-historiques, la légitimation de son despotisme avare ; elle cherche et se demande si le 21 septembre (où l'on tua des Prussiens) ne serait pas sa raison suffisante, ou le 10 Août (où l'on tua des Suisses), ou n'importe quoi.
Il y a bien le 14 juillet, qui célèbre la destruction d'un chef-d'œuvre d'architecture, mais il est convenu que c'est pour le peuple, — qui d'ailleurs s'en moque et troquerait volontiers cette annuelle réjouissance obligatoire centre un peu de justice sociale.
J'ai donc résolu, quoique ces questions me passionnent modérément, — et par dévouement pur
à la restauration de la gloire obscurcie de ma patrie, - de venir en aide à la faible imagination des Pupazzi du pont de la Concorde, en leur soumettant très humblement le projet de loi dont voici le sommaire.
« La Fête Nationale est transférée du 14 au 25 juillet. Elle solennise par des réjouissances publiques l'assassinat d'André Chénier, c'est-à-dire, symboliquement, de la Poésie, »
Je le sais, André Chénier ne fut pas un grand poète, mais saint Etienne, non plus simple diacre de Jérusalem, ne fut ni une haute intelligence ni un saint d'une excessive élévation; et pourtant son martyre l'a splendidement auréolé.
Donc, je répète :
« ... et, symboliquement, de la Poésie. »
En un certain sens, la Poésie est l'art même ; elle est l'âme de l'art ; fêter l'assassinat de la Poésie, c'est bien fêter l'assassinat de l'art, assassinat rationnel et de principe, destruction préméditée de la plus redoutable Hydre qui ait jamais fait trembler pour sa médiocrité essentielle une société démocratique. Une telle Fête ne pourrait donc soulever que des objections rares, car ses avantages seraient immenses: elle rappellerait incessamment à la Bourgeoisie mitoyenne son devoir, qui est la destruction de tout idéal, la persécution (et au besoin la` suppression) de tout représentant de cette foi surannée, de toute aristocratie mentale, de toute supériorité intellectuelle.
Cette Fête, je la voudrais savoureuse ; je la voudrais surtout piquante ; que le souvenir en restât planté comme une aiguille dans l'épiderme, ou mieux encore telle qu'un formidable clou enfoncé par un gigantesque marteau dans le dur crâne de la Foule. J'ai remarqué en effet qu'aux Quatorze-Juillets que je vécus, le clou manquait (comme disent les journalistes): on célébrait la démolition d'un assemblage de pierres, mais selon une peu réconfortante métaphore; on ne
démolissait nulle réelle Bastille; on n'utilisait la Joie du Peuple à raser ni le Sénat, ni la Chambre, ni les divers ministères, ni les différentes bâtisses officielles où les honorables Mandrins de la démocratie entretiennent leurs pierreuses avec l'argent du Pauvre : force perdue, fête manquée.
Il s'agit donc de trouver un réel clou, d'offrir au Peuple autre chose que des drapeaux (plus hurlants que les phrases patriotiques de M. Deschaumes), que des lampions (plus ternes que les idées de M. Lepelletier), que des feux d'artifices (plus ratés que M. Henry Fouquier)... Or, le voici :
Tous les ans, le 25 juillet, on guillotinerait un Poète.
Décapiter les écrivains de talent, annihiler, les aristocrates de la pensée, la joie est profonde et sa profondeur est double : morte la bête, mort le venin ; en tuant l'homme on tue l'oeuvre : « Encore un qui n'écrira plus de chefs-d’œuvres!» On suppose que vingt ans (et moins) de ce système purgerait entièrement la France de tous ces êtres dangereux et inutilisables qui rôdent avec des yeux doux et de menaçantes paroles autour de la table des Noces de Cana. Le premier ban épuisé, on aviserait, - et qui sait ? les poètes sont si vaniteux : ils se feraient donner du génie par leurs amis, pour la gloire d'une consécration sanglante, pour l'honneur d'une mémorable décapitation ! - Et puis, les têtes, - ça repousse.
Ah ! Si Villiers vivait encore ! Quel heureux début pour cette nouvelle « machine à gloire » !.. La Démocratie dut se borner à le condamner au supplice de la faim. C'est lent et sans joies — que finales. On ne peut pas toujours épier une victime - même nationale -, le supplice de la faim implique la liberté de coucher dehors et de choisir l'hôpital où l'on vous autopsiera l'estomac. Pour Villiers, certaines journalistes (messagers de la Bourgeoisie) se contentaient, quand il descendait sur le boulevard, de dire, en méditant leur menu :
« Ce cher Villiers, crève-t-il assez de faim ! » Mais il fallait aller dîner soi-même, et l'on passait.
Le système que je préconise est plus sérieux, plus logique et plus pratique, - puisque les victimes désignées (par le Suffrage universel) sont immédiatement appréhendées (par la Force publique), — et exécutées. La Victime à longue échéance (des gens indélicats ont mis des quarante et des cinquante ans à mourir de faim), la Victime en liberté n'est souvent qu'une victime illusoire : elle peut faire un héritage, elle peut se suicider, elle peut émigrer vers des pays civilisés, — et l'on est frustré de l'indispensable spasme, de l'indispensable enfin.
Lorsque Villiers mourait, un cormoran alla pendant huit jours, trois fois par jour, s'informer « si c'était fini » : plaisir solitaire, plaisir de cormoran et auquel la majorité ne participe que par l'article nécrologique.
Non, la réjouissance doit être publique et elle doit être complète. Il faut que la foule soit là; il faut que les Tribunes soient pleines; il faut que la Pelouse soit pleine ; il faut que toutes ces nobles âmes vibrent à l'unisson, - au moment même où la pensée « s'enfuit avec le sang ».
Ce clou, je le reconnais, demandera à être préparé; il faut, selon l'esthétique d'Edgar Poe, pour que l'effet acquière toute son importance, tout son momentum, qu'il soit logiquement amené et apparaisse bien la nécessaire conclusion d'une suite de déductions précises : Conférence par un écrivain aimé du Public; - La Fête; - Vie et Crimes de l'Elu; - A la Jeunesse!
A la décapitation de Villiers dé l'Isle-Adam, M. H. Fouquier eût prêté l'autorité de sa parole ; il eût montré l'influence mauvaise de ce triste bohème sur la morale si pure et si distinguée des modernes Bourgeois, dont il a corrompu les fils.
A là Fête de là Foule s'adjoignait ainsi la Fête des Lettrés délicats : n'y pensons plus, - et
désignons quelques victimes bien vivantes et aucunement chimériques :
M. Mallarmé (Tout indiqué pour l'inauguration); — conférencier : M. Hector Pessard.
M. Verlaine ; — conférencier : M. Hugues le Roux.
M. Maeterlinck ; — conférencier : M. Sarcey.
M. Tailhade ; — conférencière : Mme Adam.
M. de Régnier ; — conférencier: M. A. Delpit.
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Donc, nous ne chômerons pas, — et ce sera vraiment réconfortant (c'est le mot) de voir choir ces têtes, blémir ces lèvres, tourner ces yeux qui n'eurent que du dédain pour la médiocrité heureuse, de la troisième République !
Je ne prévois pas, ai-je dit, de bien graves objections à l'établissement de cette fête d'une si haute moralité démocratique. Néanmoins, il est possible que des esprits chagrins allèguent son apparente incompatibilité avec nos pacifiques mœurs. L'argument serait spécieux, — car, lorsqu'à Fourmies des soldats, se défendant contre l'émeute, tuèrent des petites filles de huit ans et des enfants à la mamelle, ce massacre ne fut-il pas hautement approuvé par les honorables ministres émanation de la majorité de nos concitoyens ? Et lorsque M. le Procureur général assiste au raccourcissement de quelques pas-de-chance, le spectacle, relevé d'ailleurs par une présence aussi insigne, a-t-il jamais été taxé d'immoral ou de contraire à notre exquise sensibilité ? Eh bien, l'abolition d'un aristocrate de l'art sera bien moins immorale encore, puisqu'elle supprimera une tête trop haute et plus scandaleuse, certes, que le grelot vide d'un médiocre chourineur.
Remy de Gourmont.
Mon âme est une infante en robe de parade,
Dont l'exil se reflète, éternel et royal,
Aux grands miroirs déserts d'un vieil Escurial,
Ainsi qu'une galère oubliée en la rade.
Aux pieds de son fauteuil, allongés noblement,
Deux lévriers d'Ecosse aux yeux mélancoliques
Chassent, quand il lui plaît, les bêtes symboliques
Dans la foret du Rêve et de l'Enchantement.
Son page favori, qui se nomme Naguère,
Lui lit d'ensorcelants poèmes à mi-voix,
Cependant qu'immobile, une tulipe aux doigts,
Elle écoute mourir en elle leur mystère.
Le parc alentour d'elle étend ses frondaisons,
Ses marbres, ses bassins, ses rampes à balustres,
Et, grave, elle s'enivre à ces songes illustres
Que recèlent pour nous les nobles horizons.
Elle est là, résignée, et douce, et sans surprise,
Sachant trop pour lutter comme tout est fatal,
Et se sentant, malgré quelque dédain natal,
Sensible à la pitié, comme l'onde à la brise.
Elle est là, résignée, et douce en ses sanglots,
Plus sombre seulement quand elle évoque en songe
Quelque Armada sombrée à l'éternel mensonge
Et tant de beaux espoirs endormis sous les flots !
Des soirs trop lourds de pourpre, où sa fierté soupire,
Les portraits de Van Dyck aux beaux doigts longs et purs,
Pâles en velours noir sur l'or vieilli des murs,
En leurs grands airs défunts la font rêver d'empire.
Les vieux mirages d'or ont dissipé son deuil;
Et dans les visions, où son ennui s'échappe,
Soudain - gloire ou soleil — un rayon qui la frappe
Allume en elle tous les rubis de l'orgueil !
Mais d'un sourire triste elle apaise ces fièvres ;
Et, redoutant la foule aux tumultes de fer,
Elle écoute la vie — au loin - comme la mer....
Et le secret se fait plus profond sur ses lèvres.
Rien n'émeut d'un frisson l'eau pâle de ses yeux,
Où s'est assis l'Esprit voilé des villes mortes;
Et par les salles, où sans bruit tournent les portes,
Elle va s'enchantant de mots mystérieux.
L'eau vaine des jets d'eau, là-bas, tombe en cascade;
Et pâle à la croisée, une tulipe aux doigts,
Elle est là, reflétée aux miroirs d'autrefois,
Ainsi qu'une galère oubliée en la rade...
Mon âme est une infante en robé de parade.
Albert Samain.
L'EMPRISE
Depuis son retour de Palestine, le bon chevalier ne trouvait plus aucune saveur aux dames de Gaule, et la belle Hermelinde, pour laquelle il brisa autrefois tant de lances et se fit à grands coups de masse d'armes une insigne renommée dans le monde chrétien, lui était apparue si vieille et si ridée, si mère de nombreux enfants, qu'il avait offert son amour en sacrifice à la Chapelle de saint Frumence et s'ennuyait fort, ayant perdu tout but et toute envie.
Il se résolut à faire une emprise telle qu'aux anciens temps il n'en fut jamais parlé, telle qu'aux temps à venir il en serait toujours parlé, à la fois pour se distraire et clôturer dignement sa carrière de bon chevalier. Puis, après avoir distribué son bien aux pauvres, il s'ensevelirait dans un moûtier et attendrait la mort, le crucifix au poing, comme il avait jadis attendu les Sarrasins, l'épée clamante.
Au soleil levant, il se rendit aux gorges d'Ollioules, fit un trait sur le sol et y posa le pied gauche, se jurant de ne pas le bouger jusqu'à la troisième aube, restant fixé trois jours à la terre en l'honneur de la Très Sainte Trinité.
Deux fois vingt-quatre heures, il demeura immobile dans ce désert ; sa gorge se desséchait et ses entrailles hurlaient la faim et la soif ; il était fertile en son emprise, fier de lui-même et de son obstination.
A l'orée de la seconde nuit, un berger passa sur
une colline avoisinante. Le vaillant sire le héla pour lui demander du pain, mais l'enfant prit peur en apercevant cet homme tout en fer et s'en fut, tournant de loin en loin sa tête à la face étonnée. Le bon chevalier éprouva l'amertume de la solitude ; sa bouche était amère; des crampes avaient envahi son mollet gauche ; il était pris d'une étrange souffrance accrue d'un indicible ennui.
Un maheutre insolent passa et voulut le déranger par bravade ; le preux ne bougeant, ni ne daignant lui répondre, il s'approcha et l'accabla d'injures. Un furieux coup de taille lui fit sauter le chef, et, de sa poigne rude, le sire jeta le cadavre au delà d'un rocher ; mais la tête était hors de portée, et sous la visière baissée frissonnait un regard hostile.
La troisième journée dura plus que les autres, interminable.
Le vaillant était fort incommodé par la chaleur, et, bien que son extrême courage l'eût rendu insensible aux menus tourments de la vie, il était exacerbé par les piqûres des poux et des mouches, se frayant un chemin dans ses narines desséchées et le faisant éternuer sans cesse. Il éprouvait une violente envie de dormir et n'osait la satisfaire, craignant de remuer le pied sans le vouloir. Des visions s'échauffaient dans son cerveau ; ses pensées s'entrechoquaient avec fracas, comme des guerriers à la bataille.
Le soleil s'inclina sur l'horizon et les ombres du crépuscule se glissèrent dans les intervalles des montagnes violettes. Le bon seigneur poussa un profond soupir de soulagement, jugeant que la fin de son emprise approchait. La nuit vint, très noire et sans lune ; les ténèbres pesèrent lourdement. Les dents serrées pour se tenir éveillé, lui s'exaspérait de ne rien voir, comptant les moments écoulés aux battements de ses artères.
Une lumière sulfureuse brilla dans un coin. Il crut que la tête du mort était revenue à la vie ; cela arrive aux corps des impies décédés sans pénitence.
La lueur augmenta, laissant voir Satan, debout et impératif. De la pointe de son épée, le bon chevalier fit un signe de croix, recommanda son âme aux bons soins de saint Frumence et se mit en garde, pour défendre son vœu contre l'ennemi du genre humain.
Le diable ricanait sans rien dire, étendant ses ailes et les repliant avec un bruit de clapets. Soudain il se dressa et, avec un souffle empesté, essora dans la direction du héros. Celui-ci, pour ne pas être suffoqué par l'odeur, se boucha le nez d'une main et de l'autre fit tournoyer sa lame avec une telle vitesse que le démon ne trouvait pas jour pour l'approcher. Mais le bras musculeux, épuisé par les privations, commençait à faiblir; une dizaine de fois encore la pointe de l'arme décrivit avec peine une circonférence; le dévoué fut à la merci de l'adversaire et croisa les bras, s'abandonnant à la volonté de Dieu.
Une odeur exquise remplaça la puanteur diabolique; comme soufflée, la lueur sulfureuse disparut. Des lèvres chaudes et humides dénoncèrent la vieille félonie du Satan, qui avait appelé à son secours Lilith, la démolie aux cheveux roux des plaines d'Ascalon. Un corps tendre et souple se pâmait sur la cotte de mailles, avec une pression lente et continue; le bon sire avait peine à conserver son équilibre et le pied gauche immobile. Des soupirs doux et suaves se fondaient comme des fraises sur les papilles de sa langue, et, à sa honte, il sentait ses désirs s'émouvoir, ainsi qu'au temps très passé ils s'émouvaient devant la belle Hermelinde.
Par un dernier effort, il culbuta le succube. Et quand il releva sa grande taille, la conscience lui vint de la grandeur de son emprise, que le Tentateur lui-même essayait de faire échouer. L'orgueil de sa lutte ignorée dans la solitude fit bouillonner son sang intrépide, et, d'une main forte, il brandit à nouveau son épée, sans crainte de mollir, sans peur et sans reproche. La diablesse avait
fui et le démon ne ricanait plus ; il sanglotait de rage dans l'obscurité.
Une faible teinte bleuâtre s'aviva sur les hauteurs ; les objets devinrent distincts et les alouettes chantèrent à l'aurore. Un rayon de soleil perça les airs, et la partie supérieure de l'astre apparut. Le bon chevalier le regarda monter dans l'espace, et, quand le globe entier lui fut visible, il remercia courtoisement saint Frumence de l'heureux succès de son emprise, et sans se hâter leva le pied gauche.
Raoul Minhar
Elle gardait ses blancs moutons
Dans la prairie au clair de lune,
(J'aime la blonde, aussi la brune)
Elle gardait ses blancs moutons,
La bergerette aux blancs têtons.
Le fils du roi vint à passer
Qui par les bois faisait sa ronde,
(J'aime la brune, aussi la bIonde)
Le fils du roi vint à passer
Qui lui demandé à l'embrasser.
— « Ah ! fils du roi, pourquoi toujours
Aller au bois chercher fortune ?
(J'aime la blonde, aussi la brune)
Ah ! fils du roi, pourquoi toujours
Au moindre vent changer d'amours? »
—« Qu'y faire ? L'amour est changeant
Comme le ciel,la terre et l'onde.
(J'aime la brune, aussi la blonde)
Qu'y faire? L'amour est changeant.
Rien ne vaut l'or sinon l'argent.
—« Mais nous pleurons, nous, pauvres cœurs,
Sans espérance ni rancune,
(J'aime la blonde, aussi la brune)
Mais nous pleurons, nous, pauvres cœurs,
De l'abandon de nos vainqueurs. »
— J'aime la blonde et je fais bien,
Puisque c'est le trésor du monde.
(J'aime la brune, aussi la blonde)
J'aime la blonde et je fais bien,
J'aime la brune et n'y peux rien.
Gabriel Vicaire.
ll s'agit de Messieurs les Musiciens et de Messieurs les Librettistes. La récente exhibition, sur la scène de l'Opéra, d'une grande machine lyrique, extraite non sans douleur et sans tintamarre de réclame du prodigieux livre où Flaubert évoqua la vieille Carthage, montre une fois de plus l'impudence de leurs empiètements et de leurs déprédations. Des compères, quelques amis, nombre d'imbéciles naturellement, ont applaudi. Salammbô,— version Reyer-Du Locle — est à les en croire un triomphe pour la musique française ; les auteurs et les interprètes défaillent sous le poids des couronnes et l'unanimité des félicitations ; Ia direction jubile et de fortes recettes se trouvent assurées ; la partition est étonnante, l'orchestre et les chœurs sont mirifiques, les costumes somptueux ; les décors mis au concours ont même le mérite de l'inexactitude ; le ballet nous danse quelque chose avec des ribaudes (!) et des mercenaires. — Voilà qui est alléchant, et nous excusons les soireux d'avoir glapi sur tous les tons et dans toutes les langues qu'on n'avait jamais rien vu de pareil. — Leur satisfaction et la joie naïve des mélomanes ne m'empêchent nullement, toutefois, de retenir la morale de l'aventure : on a encore gâché, sali, abîmé, massacré une œuvre haute; suivant les habitudes des musiciens et des librettistes, on en a fait un guignol, un carnaval, une foire.
Mais il serait trop facile d'accabler M.Du Locle; sa littérature n'existe point; la pièce qu'il a tirée de Flaubert est au-dessous de toute discussion ; on n'y coudoie que la bêtise et l'absurde ; je ne pense pas qu'on puisse en lire dix vers sans pouffer ; des admirateurs de l'entreprise déplorèrent d'ailleurs ses tripotages (1); et sans les blâmer, constatant simplement que pour la besogne une certaine dose de candeur -
voire d'inconscience artistique — étaient nécessaires, j'estimerai surtout indécent qu'on se permette de remanier le livre d'autrui, de coupailler, d'amputer, de repétrir à sa guise un poème qui n'est pas le sien, d'en tirer du théâtre bouffon, de sots livrets pour les opéras.
Certes, je ne saurais me croire appelé à parier ici au nom de la Littérature et de l'Art; ces grands mots ont bien traîné et me semblent devenus puérils. Je veux dire mon sentiment personnel sur un fait qui me choque, sur un usage que, par un esprit de contradiction sans doute, je juge humiliant, — sur un procédé que la coutume approuve et qui me paraît indélicat. J'ajoute que je ne m'illusionne point sur la portée de ces revendications ; que je dénonce, par plaisir tout uniment, les inconvénients d'une trop longue tolérance, - et le blâme que peut-être m'infligera la galerie ne me chagrinera guère.
On ne nous dit point en somme que Flaubert ait permis à M. Du Locle de confectionner sa minuscule histoire d'amour, qu'il l'ait vu ce piteux livret de Salammbô, qu'il l'ait approuvé, — cette supposition déjà ne fait-elle pas sourire? — Pourtant, la question dépasse la petite plaisanterie de M. Du Locle. Il n'est pas plus coupable que tel « arrangeur » de Shakespeare et de Gœthe ; il l'est autant et d'aussi triste façon.
De ce qu'un auteur présent — ce fut hier le cas de M. de Goncourt — laisse retaper ses livres, s'amuse de les voir se profiler en scénarios sur les planches de l'Odéon et du Théâtre Libre, il ne résulte pas absolument qu'il soit licite d'opérer quand il tourne le dos, de le supposer toujours bénissant du chef. Bien mieux, — et il est cruel d'insister sur une chose aussi évidente, — l'idée d'une autorisation sollicitée implique la possibilité d'un refus; l'auteur seul a pouvoir de livrer, au public d'un Gymnase ou d'un Opéra-Comique, de lui-même ou par des mains tierces, l'œuvre qu'il a enfantée. Il disparaît, et personne, — pas même ses parents, ses héritiers, si souvent des cuistres, — à moins d'une clause testamentaire formelle, n'a le droit de s'entremettre au profit des vagues combinaisons de la boutique théâtrale. La jurisprudence accorde aux légataires le bénéfice d'argent,
des rentes durant une période connue, par le prestige d'ouvrages qu'ils ont presque toujours méprisés du vivant de leur producteur, auxquels — on peut le crier hardiment — neuf fois sur dix ils ne comprennent goutte, et il est bien juste qu'ils les conservent intacts.
— Quiconque maintenant abuse de leur silence, de leur futilité, de leur insouciance à sauvegarder la mémoire de celui qui les a enrichis à ses dépens, — quiconque favorise leur désir malhonnête d'augmenter les sommes qui leur sont allouées : par des tripotages au goût du jour, par des mutilations et des transformations niaises de romans en comédies, de poèmes en opéras, — quiconque les aide à battre monnaie en dénaturant les œuvres dont ils sont — pour si peu de temps — les dépositaires, commet une action répréhensible. — Et, bien que la loi ne connaisse pas de ce genre de délit — elle a tant d'occupations! — nous devons admettre que les librettistes, le plus souvent hélas, se conduisent, par cela, comme des malfaiteur.
Pour en finir avec la misérable pièce incriminée, je sais bien que des commérages nous transmirent le bref récit de quelques conférences entre Flaubert et M. Reyer ; leur entente, affirme-t-on, était parfaite ; ils aspiraient autant l'un que l'autre à voir Salammbô évoluer devant eux, déguisée en cantatrice. Théophile Gautier, dont fut priée la muse au labeur profane de l'adaptation, puis M. Mendès se récusèrent. M. Du Locle n'est que le pis aller, le Scribe quelconque, le premier librettiste venu, — parce qu'il fallait quelqu'un — Eh bien! c'est convenu. Que la faute lui soit légère; le code d'honneur de la confrérie a dû l'absoudre par avance; et pour sa satisfaction, je le reconnaîtrai publiquement, — car, après tout, je ne veux point m'attirer d'histoires, — je suis persuadé qu'il s'est mis en règle, qu'il garde en poche tous les consentements jusqu'ici exigés par l'opinion. S'il y tient même, tant il est loin de ma pensée de lui chercher querelle, Je le saluerai le plus galant homme de la terre; son seul tort fut une douce présomption, par quoi il demeure justiciable de la critique. — Cette déclaration, je la fais d'autant plus volontiers du reste que je m'attaque aux procédés quotidiens des librettistes et des compositeurs, non à leurs personnes; et je demeurerai persuadé de ceci, en dépit de toute information: — Salammbô n'a vu la rampe que
parce que Flaubert est mort. Vivant, il eût arrété les frais, le démarquage ; il eût reculé devant la caricature de son livre, le tapage ridicule et malsain, l'auréole de carton, le faux nez et les trompettes fausses d'un triomphe de mardi-gras.
Les plus grands sont dupes de ce grossier mirage de la scène. Mais après avoir songé, de consécration tardive, de gloire enfin conquise et vengeresse; comment Flaubert n'eût-il pas compris que la gloire irait à un autre et qu'il dressait le piédestal où l'on érigerait en bronze la statue trente fois laurée de Son Altesse le Musicien. — Il faut la crier enfin, cette chose énorme. Les musiciens sont des spoliateurs de gloire. M. Reyer, si haut dans l'empyrée, d'une valeur musicale qu'aussi bien je n'ai pas envie de contester, n'est aujourd'hui pour moi que l'interprète, seulement l'interprète d'une oeuvre dont le public lui attribuera toute la paternité, — vous entendez, toute. Salammbô sera de M. Reyer comme Faust est de M. Gounod, Hamlet de M. Ambroise Thomas. Ces escamotages s'accomplissent sous nos yeux tous les jours ; le musicien prend l'œuvre qu'il lui plaît de prendre, se drape dans le manteau du prochain et s'en va radieux sous les acclamations; la plupart croient que ce qu'il signe est à lui ; même, nous vivons dans des temps si goujats que ceux qui savent ne sourcillent point, trouvent le fait naturel; et comment la foule aurait-elle des doutes : un si grand homme ! — Questionnez dans la rue, au hasard, tel inconnu que vous aviserez, — il n'est pas indispensable de choisir un idiot, —demandez-lui ce qu'est le Faust; il vous répondra : Monsieur, c'est un opéra de Gounod; je l'ai vu représenter sur notre première scène lyrique! - Chez lui, cette idée est enracinée solidement, et tellement que vous ne le détromperez point; vous ne lui ferez jamais entendre qu'un certain Gœthe, poète allemand, — allemand, quel malheur! — écrivit le Faust préalablement en langue allemande ; que ce qu'il prend pour l'œuvre n'en est que le reflet, l'ombre tronquée, dérisoire et falote, la traduction incomplète et maladroite, l'abjecte parodie. — Ainsi l'on découvrit tout à coup que le Barbier de Séville appartenait à Rossini, Roméo et Juliette, Mireille au
susdit M. Gounod, Carmen à Bizet, Manon Lescaut et Werther à M. Massenet, Jocelyn à M. B. Godard ; parmi les deux cents pièces à musique qui firent la joie du siècle, en cherchant bien, on n'en trouverait peut être pas trente qui ne soient tirées d’œuvres littéraires antérieures. Walter Scott, Musset, Lamartine, Bernardin de Saint-Pierre l'abbé Prévost, et combien, ont été pillés ; surtout Shakespeare et Goethe. Quelquefois on change le titre ; de Wilhem Meister on fait Mignon; du Roi s'amuse on fait Rigoletto; de La Dame aux Camélias on fait La Traviata ; et l'on étonnerait infiniment les jeunes filles à qui l'on fait gazouiller les chœurs de Lalla Rouk, dans les conservatoires départementaux, en leur citant le romantique anglais dont hérita Félicien David.
De ces substitutions, aucun aveu ; tout le monde doit savoir ; mais on profite de l'heureuse et placide ignorance des populations ; le musicien gratte le nom du poète, écrit le sien à la place, en caractères d'affiche. Quant au librettiste qui prépara les chemins, crocheta les serrures, emporta le volume subtilisé dans la doublure de son paletot, on le mentionne à peine ; en lettres microscopiques ; maintes fois, — voyez les catalogues ; — on ne le mentionne pas du tout. Il est le chat qui tire les marrons ; que la pièce soit de lui (il en est qui inventent) où ramassée dans les bibliothèques de l'arrondissement, Sa Majesté le Musicien le considère comme un très humble personnage. Il le relègue dans un coin, avec les décors de M. Un Tel, les costumes de la Maison-Trois-Etoiles, tandis que sa célébrité rayonne, se prélasse sur les couvertures fioriturées et peintes des partitions.
Et n'est-ce pas, en fin de compte, le côté comique de ces exploitations hasardeuses, les compétitions, les duperies de gens qui ont fait un mauvais coup et ne s'entendent point sur le partage des dépouilles, se rabaissent mutuellement, à tour de rôle ; sur la brochure et la réduction au piano, et cependant ne peuvent se passer l'un de l'autre : — le librettiste parce qu'il ne sait faire, le plus souvent, que des livrets ; le musicien parce qu'il ne sait se servir de la littérature chipée telle qu'elle existe, — parce qu'il a besoin d'un M. Jules Barbier, d'un M. Scribe, qui taille, rogne, à sa petite mesure, cuisine le gâteau, découpe le pain en tartines, en fines lèches beurrées de lieux communs et de rimes centenaires.
En effet, — et l'irrévérence de ce qui me reste à dire ne va pas me réconcilier avec les mélomanes, — le musicien n'a pas d'idées. On s'est parfois inquiété d'établir pour quelles raisons il ne confectionnait pas ses pièces (2), pourquoi il s'esquintait à traduire en flons-flons les banalités et les basses sottises qu'on débite ordinairement sur les scènes, et ne se magnifiait point dans ses propres rêves. Il est indubitable que dans la majorité des cas il ne peut rien par lui seul ; son éducation artistique est très pauvre et l'éducation littéraire lui manque presque complètement. De très nobles exceptions, Wagner, Berlioz, qui surent merveilleusement exprimer leurs doubles conceptions d'art, semblent aux jeunes musiciens des génies si monstrueux qu'ils ne les évaluent point dans leur ensemble. Ils séparent le compositeur du poète et forcément n'imitent que ce qui passe à leur portée.
─ Imaginer sa pièce et sa partition, c'est, il est vrai, beaucoup de travail ; l'extrême longueur des études harmoniques les absorbe et leur sert d'excuse ; mais surtout, ils ne reconnaissent pas, pour la plupart, qu'ils doivent posséder mieux que leur technique.
J'en ai coudoyé quelques-uns de ces jeunes gens qui sont appelés à décrocher médailles et diplômes ; prix du conservatoire aujourd'hui, prix de Rome demain, ils sont, au point de vue métier, d'une force extraordinaire ; ils savent tous les trucs, toutes les ficelles ; ce qu'une orchestration peut offrir de beautés ne leur échappera point ; à dix-sept ans ils s'extasient sur un accord, sur une marche de basses ; dans une mesure de Delibes ils découvrent un monde ; à dix-neuf ans ils ont fourni leur première polka ; à vingt ans ils feront jouer des ouvertures, des caprices ; à vingt-cinq et peut-être plus tôt, — mon Dieu ! les prodiges sont fréquents, — une cantate, un ballet, une scène lyrique, un bout de symphonie ; quelques années encore et toujours bûchant, toujours perfectionnant leur algèbre musicale, — s'ils ne chutent pas dans la marmelade de l'opérette, — ils entreprendront les œuvres énormes, les opéras en cinq actes ; ils seront
les Maîtres et pourront gagner beaucoup d'argent ; certains iront enseigner dans la ville de province qui subventionna leurs études, ou, plus roublards, profiteront d'une vacance et de protections sérieuses pour se faire bombarder professeurs dans l'immeuble-caserne du faubourg Poissonnière. — Cependant, presque tous auront omis de se créer une âme ; ils auront oublié de développer leurs idées et n'en auront point ; ils n'auront cultivé que leur métrique, et — châtiment de leur excessive mais étroite science — forcés d'emprunter la littérature du voisin, ils ne seront pas même capables de distinguer entre la mauvaise et la bonne ; ils confieront Flaubert à M. Du Locle et prendront Jules Barbier pour un poète (3).
Des poètes véritables, il est bon de le remarquer aussi, ne consentiraient pas fréquemment à leur donner le tabouret. Être librettistes — tenir le second rang, et pour quelles piètres cérémonies, s'effacer, soupirer dans la langue de Baour-Lormian et de Casimir Delavigne afin que le compositeur soit mis en vedette et ses élucubrations — ne les tourmente guère. Ce ne fut jamais qu'en expiation de grands crimes qu'on vit d'authentiques littérateurs abdiquer pour un soir, renoncer à leur personnalité, tourner la manivelle à romances, faire à des amis musiciens l'aumône d'une historiette de leur goût. — M. Scribe, si longtemps le domestique d'Auber, n'est pas le modèle qu'il se proposent ; et volontiers ils représenteraient aux quémandeurs que le savetier du coin,
écrivain public à ses moments perdus, sait bien mieux se plier au lyrisme des situations.
Mais ces démêlés entre auteurs, et le choix de leurs serinettes, au demeurant importent trop peu pour qu'on s'y attarde. Je n'ai pas à faire le procès du genre opéra ; assommant s'il en fut, mesquin, borné, étroit, de vues courtes et immédiates, sans développement artistique vraisemblable et rabâchant perpétuellement son unique duo d'amoureux, il disparaîtrait dans la huitaine que je n'en verserais point de larmes. Il est au bout de « sa carrière », ainsi que chantent ses coryphées ; il ne sortira point du marécage où l'enlisa la sacro-sainte tradition. Que des musiciens sans idées, des librettistes qui n'en ont guère plus, s'accouplent dès lors dans l'ambition de perpétuer sa race, c'est fort indifférent ; nous subirons sans enthousiasme le ruissellement mélodieux qui nous menace dans l'avenir. Beaucoup d'eau passera sous les ponts avant qu'on ne relègue dans les greniers du théâtre l'antiquaille lyrique avec ses ténors dessus-de-pendule et ses bedonnantes prima-donna ; et prêcher les compositeurs actuels, leur montrer une forme meilleure et susceptible d'évoluer, de se rapprocher d'un idéal d'art, demanderait une abnégation dont je me sens incapable. ─ Ces notes n'ont été crayonnées en somme que par charité chrétienne, pour les avertir, leur crier casse-cou. S'ils ne veulent point se confiner dans la musique symphonique, où leurs aînés furent grands, qu'ils surveillent au moins leurs simili-poètes ; que diable ! il leur est facile de se rappeler réciproquement à la pudeur ; la stricte observation du septième commandement est évidemment gênante ; mais il est prouvé qu'on ne tire jamais une bonne pièce d'un livre ; leur intérêt n'est pas non plus de pousser les choses, car les industriels sont nombreux déjà, contre qui l'on réclame les mesures sanitaires ; et songez quel ennui, par ces temps de réglementation à outrance, de criailleries autour de la propriété intellectuelle ; un législateur fraîchement sorti de l’œuf pourrait avoir la méchante pensée de se rendre utile, de faire voter quelque formule vexatoire, pour les besoins de la cause ; — avec les musiciens, que de gens devraient porter la pancarte infamante, dans la chère utopie d'une idéale justice : — la loi punit les contrefacteurs.
Charles Merki.
(1) Article de M. Bauer, Echo de Paris, 16 mai.
(2) Voyez ce que dit à ce sujet M. Saint-Saëns (Harmonie et Mélodie). Il est juste de nommer Mme Holmes parmi les rares qui essayèrent d'écrire sur de personnelles données ; on parle aussi fort élogieusement de M. Gustave Charpentier.
(3) L'ignorance que je reproche aux musiciens peut sembler une accusation excessive : je citerai ce fait, montrant bien leur inintelligence, qu'ils n'ont pas encore appliqué dans la prosodie musicale la loi si simple de l'accent tonique, ─ indiquée dans toute grammaire un peu complète — et autrement appréciable dans le vers chanté que dans le vers déclamé. Chez eux, l'accent tonique (temps fort) tombe immanquablement, à la fin du vers ou même au milieu, sur la dernière syllabe des mots à terminaison féminine ; ils disent : la patri-eu, m'appel-leu, m'implo-reu ; exemple encore, le début de ce morceau que se disputèrent les orgues ambulants : Ne parleu pas Roseu je t'en suppli-eu. ─ Pardonnable à des méridionaux, cette articulation inepte, facile à observer dans n'importe quel opéra, suffit à faire prendre en haine toutes les roucoulades devant quoi se pâment les auditoires mondains. Dans les concerts, j'ai même entendu de très jolies dames décolletées bêler au féminin des phrases essentiellement masculines : amoû-reu, pû-reu, etc. Mais on pourrait s'en prendre à l'interprétation.
Bien des choses ne sont justes que dans la mesure où nous le décrétons. Nous avons même créé un mot pour indiquer ces choses qui sont justes sans l'être : le mot légal. Il est légal de posséder de l'argent sans l'avoir gagné ; il est légal que les enfants d'une femme aient un père et que ceux d'une autre n'en aient pas. Il est illégal, par contre, de se refuser à prendre les armes pour aller tuer son prochain de l'autre côté de la frontière.
La propriété n'est plus le vol : il y a prescription.
Il y a deux sortes d'inégalités : les inégalités artificielles et les inégalités naturelles. L'égalité consiste à supprimer les inégalités artificielles au profit des inégalités naturelles.
Nous jugeons des autres par leurs actions, de nous-mêmes par nos intentions.
Nous nous jugeons sur nos qualités ; les autres nous jugent sur nos défauts.
Nous ne pouvons nous juger du même œil dont nous jugeons autrui : nous connaissons trop la façon naturelle dont s'agencent tous nos actes. Nous nous comprenons, et, partant, nous nous pardonnons.
Nous ne blâmerions jamais, si nous pouvions saisir chez les autres, comme en nous-mêmes, les moindres causes des actions.
On s'indigne bien souvent contre un acte qu'avec les circonstances on aurait commis soi-même.
L'indignation est toujours étagée sur l'ignorance.
Il n'y a de justice indubitable que celle que l'on exerce envers soi-même, et elle est toujours partiale.
On juge les hommes beaucoup plus mal qu'ils ne méritent, quoique chacun d'eux ait fait beaucoup plus de mal qu'on ne pense.
Nos fautes sont des pavés qui retombent le plus souvent sur la tête des autres.
Nous sommes plus portés à juger avec notre goût qu'avec notre raison.
Le premier devoir du moraliste, c'est d'oublier qu'il y a une morale.
Pour juger sainement, il ne faut pas partir des principes, mais des faits.
En morale, comme partout, il ne s'agit pas de juger, mais d'expliquer.
L'explication d'un crime satisfait bien plus l'esprit que sa condamnation ne satisfait la conscience.
La justice dégénère vite en vengeance, aussitôt que l'on perd de vue sa seule raison, la raison sociale.
Il est plus important de faire croire à la justice que de l'appliquer.
Erostrate était-il si fou que cela, lui qui brûlait le temple d'Ephèse pour laisser son nom à la postérité ? Et ne sommes-nous pas bien plus fous que lui, nous qui, dotés par la nature d'une conscience qui devrait être impérissable, la sacrifions si souvent à l'opinion commune ?
Nous contentons notre conscience plus facilement que notre amour-propre.
Il n'y a pas de conscience plus ou moins calme : il n'y a que plus ou moins de conscience.
Les satisfactions de la conscience n'ont d'autre valeur que celle de la conscience elle-même. La conscience de Robespierre dut être satisfaite le jour où il eut fait guillotiner Danton.
Les inquiétudes de la conscience sont les aphrodisiaques de l'âme.
Les plus sensibles désillusions sont celles de l'amour-propre ; les plus cruelles, celles de la conscience.
Les gens qui ne transigent jamais avec leur conscience ont une conscience bien proche parente de leur intérêt.
Chacun se fait une morale à son usage personnel pour pouvoir, la conscience à l'aise, se livrer à ses petites malhonnêtetés.
Lorsque l'on raisonne sur un cas de conscience, c'est un mauvais cas.
La conscience est un juge qui accorde toujours des circonstances atténuantes. L'opinion en est un autre qui n'en accorde jamais.
Ceux qui sont à cheval sur les principes savent très bien en descendre pour franchir à pied les mauvais pas.
Une conscience trop scrupuleuse empêche parfois un honnête homme de devenir un grand homme.
L'intégrité n'est la suprême habileté que quand on a l'habileté de la faire valoir.
Le danger du crime tente d'héroïsme certains criminels.
Risquer sa vie pour un peu d'or ne sera jamais à la portée du premier venu.
Le remords est une faiblesse qui perd certains criminels, une habileté qui en sauve d'autres.
Les criminels à remords sont indignes de crimes.
Les gens capables d'éprouver du remords ne commettent généralement pas de crimes.
On voit des gens d'affaires commettre des faux pendant vingt ans et n'éprouver de remords que le jour où ils sont pris.
La minute où le remords est le plus vif est la minute de la guillotine.
La psychologie du crime serait sans doute intéressante, si le criminel n'était pas le plus souvent un être dénué de toute psychologie.
Louis Dumur.
Quel drôle de nom ! Passe pour Eugène. Mais Bosdeveix ! Comment le prononcer ?
J'avoue qu'au début c'était dur. Mon doigt paresseux désignait le plancher. Je disais pudiquement : « Je vous présente Msieur Gène », et n'importe quoi ensuite, des syllabes de pigeon. Ma bouche n'avait plus de dents. Je soufflais des bulles.
Maintenant ça va mieux. Je m'avance de trois pas sur le parquet ; j'arrondis mes mains en cornet et je crie à voix haute et intelligible :
— « Voici Monsieur Eugène Bosdeveix ! »
Aussitôt tous les traits d'esprit de France fusent vers moi, de leur volière. C'est un triomphe. Je me couvrirais d'une gloire moindre en récitant des vers dans un salon.
Il fait de la littérature. Je m'y attendais. Il a un durillon au bout de l'index gauche, la lèvre supérieure sèche, stérile ou ravagée, et des cheveux droits sur la peau bien tendue d'un crâne plein partout. Mais le continu sourire de ses yeux lui donne l'air gosse.
Il l'est, car soudain on le voit bondir, sauter des chaises, franchir une table, enjamber des personnes de taille élevée, monter ses quatre étages par la rampe, et courir, les pieds en l'air, d'une main agile.
Il rêve une bibliothèque où, d'un rayon à l'autre, il voltigerait sur un trapèze. Il rêve un théâtre où s'agiteraient des bonshommes de
vingt-cinq mètres. Il rêve, comme chambre à coucher, le Palais des Machines.
— « J'aurais, dit-il, un lit dans un coin, un petit lit de fer pliant ; à l'autre coin diagonalement opposé, une table de nuit. Dès mon lever, je fumerais ma pipe et j'emplirais le Palais de fumée, ainsi qu'une bouteille. Ensuite, j'ouvrirais les innombrables petits carreaux afin d'aérer. Ensuite, j'organiserais des courses de puces qu'on suivrait au moyen de télescopes. Ensuite....
« Mais heureuses les lettres jetées à la poste ! Quand on leur colle un timbre rare sur le dos, elles se retrouvent à l'étranger, en pays lointain. »
Correct, discrètement mis, Bosdeveix ne montre de coquetterie que dans le choix de ses cravates. Il les exige découpées au milieu d'une pièce d'étoffe intacte, larges comme des tabliers, et si étonnamment coloriées qu'à les regarder une fois, on n'en peut plus.
Toujours gai, il a écrit L'Angoisse, un livre désespéré, dans l'accent du désespoir, comme l'autre jeta son anneau à la mer, pour dépister le bonheur acharné, et il chante toutes les chansons populaires de Bruant, plus une.
Sobre, il imite l'ivrogne avec la perfection des grands poètes.
— « Bosdeveix, allons-nous prendre un bock ? »
— « Bravo, partons. »
Mais Paris tourne. Les cafés se succèdent. On ne prend jamais de bock.
— « Si nous en prenions un second, dit pourtant Bosdeveix, encore un autre, un dernier ? »
Et il marche, plus bavard qu'une pie aveugle, il marche pour causer.
— « Je suppose qu'un physicien… Quand un chimiste combine… Admettez qu'une âme immortelle vous regarde avec les yeux de son esprit… »
L'imprudent qui lui répond ou l'écoute a bientôt la tête comme du sucre en poudre. L'habileté consiste à dire : « Oui, oui, évidemment, évidemment »,
chaque fois qu'on rencontre un bec de gaz.
Les plus intimes causeries de Bosdeveix doivent se ressentir de ses lectures. Il dédaigne les livres modernes. Il aime cette sorte de vieux bouquins, très gros, si commodes, quand on n'a pas de chaise d'enfant, pour asseoir les bébés d'amis. Tandis que sur la cheminée, grâce à un mécanisme de son invention (1), un oiseau étrange, innommable, marque l'heure silencieusement, en ouvrant le bec, une fois pour une heure, deux fois pour deux heures, et ainsi de suite jusqu'à minuit. Eugène Bosdeveix lit Baruch de Spinosa, Spencer et Bain. C'est de tels maîtres qu'il apprend l'art délicat du roman.
D'où L'Angoisse, cette superbe brioche psycho-philosophique, cuite dans un four de campagne, pour une noce de trois villages devant durer quinze jours. Cette vulgaire irrévérence à propos d'un livre qui, présentement, fait dire : « Eh ! Eh ! » à des juges considérables et de goût difficile et sûr, que l'auteur me la pardonne parce que j'ai foi en lui.
L'Angoisse est son premier manuscrit imprimé. Bosdeveix n'a plus seize ans, mais il avait gardé un genre de virginité que redoutent les éditeurs, et il ne sait que d'hier qu'il faut laisser en blanc le verso d'une feuille. Peut-être lui a-t-il manqué de passer par les revues de jeunes où la graine d'originalité se décortique au frottement des graines voisines. Il me semble s'être encore peu servi de ses qualités. Or il possède, en toute propriété, développé, le sens du grotesque. On ne le dirait pas, mais on le dira. S'il perd l'habitude de penser sous l’œil pur de Kant, les fagots s'écarteront d'eux-mêmes, et le vrai Bosdeveix insoupçonné
apparaîtra, prêt pour la caricature du monde. Déjà j'ai vu, en lettres infinies, un titre prometteur : « Le Bouffon ».
Frottons-nous les genoux et attendons:
Mais tout ce verbiage ne signifie pas grand chose. Je me permets, sur un ton de suffisance à la mode, de jouer au conseilleur et de prévoir l'avenir garçon.
Je ferais bien mieux d'aller soigner mon style.
J'en conviens et j'y cours.
Jules Renard.
(1) Depuis quelque temps Bosdeveix étudie l’œil du hibou afin d'en fabriquer un semblable qui permettra de voir la nuit.
16 octobre 18..
« Ma lampe ne s'éteignait que très lentement.
« Entre le moment où je commençai à m'apercevoir que sa lumière diminuait d'intensité et celui où je fus plongé dans les ténèbres, il se fit d'insensibles, d'inappréciables dégradations : un laps de temps s'écoula, que je ne saurais exactement calculer. Tantôt mes souvenirs, fort vagues du reste sur ce point, me le représentent comme d'une certaine durée, d'autres fois il m'apparaît comme ayant été fort court.
« Bien que ce soit en cet intervalle précisément que se déroula cette scène extravagante, à laquelle je ne pense plus sans terreur, je ne puis cependant me former une plus exacte notion là-dessus. Non, en vérité, je ne puis pas.
« Or, à la lueur mourante et chaude de la flamme, — elle vacillait avec des tremblements d'agonie, — je fixai, certainement au hasard, mais bien attentivement, le centre du tapis qui recouvrait ma table. L'étoffe était verte, d'un vert assez foncé ; il y courait quelques arabesques jaunes. En même temps, je répétai à mi-voix — et par quelle fantasque inspiration étais-je mu ? — les syllabes de mon nom Lou… is… Bru… nel… Lou… is… Bru… nel…
« Soudain, il me parut qu'une partie de mon être, se composant plutôt de ma personnalité intime, de ce qui me semblait constituer en quelque sorte l'essence propre de mon moi, et toute spirituelle, appelons-la mon âme, s'était détachée du corps, qui, lui, restait assis, la tête penchée, les yeux fixes, les lèvres marmottant toujours Lou… is… Bru… nel… Planant au-dessus de
lui, je me regardais ainsi, d'un peu haut et à droite.
« J'avais bien une faible conscience de cet abandon, cependant cela ne laissait pas que de me surprendre. Sans y parvenir, je cherchai à mieux me rendre compte de ce singulier état. Des idées m'arrivaient, faibles, confuses, tels les rêves égarés d'un malade. Je me trouvais changé, autre qu'auparavant ; les objets, même accoutumés, prenaient pour mon nouveau moi des apparences insolites ; et je revoyais sans cesse, avec une croissante, une indicible anxiété, ma forme matérielle qui conservait immobile sa fixité d'attitude.
« Ah ! comme j'éprouvais à la considérer ainsi un orgueil vaste d'être libéré de cette enveloppe. Vide de tout esprit, ne conservait-elle pas de moi que le nom ? Et je la méprisais, heureux de me sentir transporté dans une atmosphère de rêve, dégagé de toute réalité lourde.
« C'est assurément cette sensation de légèreté, d'éloignement du monde normal, jusque-là le seul connu par moi, qui m'a le plus frappé. Je me pris alors à penser que ce changement de milieu pouvait ne pas être nouveau, que cette âme, irréductible à l'espace, devait l'être au temps. Aussitôt, ce fut d'abord peu précis, quelque chose d'analogue à un souvenir d'une pareille existence antérieure passa rapidement, puis une conviction là-dessus se forma. N'était-il pas vraisemblable de me supposer prisonnier d'incarnations successives, celle de Louis Brunel en étant la dernière, la seule qui répondît encore à l'appel de la conscience ?
« Car en vain je cherchais à me remémorer les détails de mes premières vies, je n'obtenais qu'une affirmation de leur réalité ; affirmation forte, sans que je connaisse plus sur quoi elle reposait.
« Où et quand avais-je précédemment vécu ? ces questions demeuraient sans réponse. Mais cette ignorance relative n'ébranlait pas ma conviction générale, et, rapprochant de cette certitude
les croyances morales, les idées religieuses qui m'avaient été inculquées dans mon enfance, je reconnaissais dans le fait présent une confirmation, tangible pour ainsi dire, du dogme de l'immortalité de l'âme.
« Très heureux d'avoir reconquis une foi perdue depuis longtemps, un inexprimable contentement, une immense joie m'envahissait. La Mort, la hideuse Mort ne pouvait donc rien sur nous : était-ce pas cette séparation que je constatais, n'entraînant rien que de très agréable et ne justifiant pas cette épouvante sotte de la plupart des hommes ? Oui, je retrouvais la délivrance dont certains philosophes et quelques poètes ont parlé. Pourquoi s'effrayer des apparences mensongères, de cette décomposition répugnante d'un corps, n'ayant, par cela seul qu'il se corrompt, plus rien de commun avec l'âme, notre unique moi, notre essence intime, notre individu même ?
« Donc, cette forme humaine que j'avais habitée, par qui j'avais vécu, souffert, aimé, s'allait anéantir, revenir se fondre au grand creuset, d'où elle éparpillerait ses atomes volatiles, dès lors sans cohésion. D'elle ne resterait, bientôt, même plus le souvenir, puisqu'en elle était localisée ma mémoire, comme le prouvait son silence sur une existence antérieure.
« Et j'allais sans doute apporter la vie et la conscience à un autre agrégat de molécules : lesquelles ?... et comment ?... et pourquoi ?...
« Un instant j'avais soulevé le voile de l'Isis mystérieuse et future, je croyais apercevoir déjà sa resplendissante divinité, connaître enfin la solution de ces problèmes où l'inconnu se dérobe à nos interprétations toujours insuffisantes, et voilà que retombait la pesante, l'indéchiffrable trame, protectrice de l'inaccessible, me laissant de cette chute errer à nouveau dans les ombres plus denses de l'incertitude et du doute vite revenus. Devant cette inaptitude à connaître plus que le présent, je fus étreint d'affres angoissantes.
« Quel dieu ou quelle fatalité poussait donc ainsi les êtres en aveugles, sans leur permettre de savoir et d'espérer ! Captifs d'éternelles erreurs, ignorants du but suprême de leurs efforts et si leurs efforts ont un but, savent-ils si ce n'est pas vainement que, depuis des myriades de siècles, les générations s'agitent dans un impénétrable Néant les entourant de toutes parts ? Oh ! la poignante morsure d'impuissance qui, plus cruelle, me déchirait à contempler la silhouette rigide, mal estompée par la lueur décroissante et faible de la mèche déjà fumeuse !
« C'était cela un être, ayant pensé, voulu, dont les yeux avaient pleuré de stériles larmes, dont les lèvres avaient dessiné d'inutiles sourires !... un homme, grain d'une poussière animée que le temps semait sans cesse par les espaces ; déplorable et très ignare amas de contradictions, dont l'inconsciente, dont l'inexprimable fatuité s'enorgueillissait de savoir et mesurait tout à ses infimes bornes ! Quand cette forme aurait été dissoute, tout serait dit sur la créature qui l'occupait.
« Mais alors, que deviendrais-je, moi ? Cette dissociation que je constatais en ce moment entre les deux éléments de ce que j'avais considéré une même personne, était-elle définitive; et dans ce cas pourquoi m'attarder au spectacle de mon enveloppe physique, morte à coup sûr ?
« Ce fut à l'instant exact où je posais cette question que se passa le phénomène inouï dont l'obsessionnelle hantise me possède depuis.
« Une seconde à peine, la chambre, très sombre, s'éclaira violemment.
« Devant moi, sur le mur, se trouvait en pleine lumière un de ces calendriers à effeuiller, assez communs du reste, et celui-là ne présentait rien de particulier : il portait la date du jour :
15
octobre
en grosses lettres noires.
Novembre
« Je ne me souviens plus de rien. »
17 octobre.
« ..... Ce matin, j'ai cherché soigneusement et partout les feuilles disparues : je n'ai pu les découvrir..... »
......................................................
— « Tel est le récit que je trouvai, écrit par Louis Brunel, lors de l'enquête à laquelle je dus procéder au sujet de sa mort violente. Par une étrange coïncidence, le 23 novembre un commencement d'incendie s'était déclaré dans sa chambre, occasionné sans nul doute par la chute d'une lampe placée auprès du lit.
« Le cadavre était à demi carbonisé, et cependant la tête, un peu plus respectée par les flammes, ne montrait pas la face grimaçante qu'il est d'habitude de rencontrer en pareil cas. Elle conservait au contraire un air calme, un peu souriant, comme si la douleur n'avait pas été ressentie. La main droite, intacte, tenait dans ses doigts crispés des pages de calendrier du 15 octobre au jour même de l'accident.
« La pendule s'était arrêtée sur la demie d'une heure. »
Feuilletant distraitement le manuscrit du mort, le docteur Nervis se tut, tandis que du regard il interrogeait Maurice de Hautval.
— « A vrai dire, répondit le jeune homme, il me semble que nous nous traînons, comme ce malheureux, dans un labyrinthe d'erreurs, de demi-vérités. Il y fait une nuit que le vacillant flambeau
de Raison ne suffit pas à dissiper, une nuit qui devant nous s'étend, se referme derrière, sans nul fil donné par une bienveillante Ariane. N'y marchons-nous pas à tâtons, courbés, car la voûte impénétrable de la Réalité est trop basse pour nous permettre d'aller le front haut ? et nous nous y heurtons en étendant les bras.
« Oui: Louis Brunel a raison ; votre science est vaine, qui reste à jamais incomplète et fausse, muette aux prières, et ne sait nous donner ni espoir ni confiance ! »
— « Je n'hésite pas, mon cher Maurice, à reconnaître avec toi que, souvent, derrière les phénomènes clairement visibles, se dresse la grande figure de l'Inconnu, du Mystérieux, parce qu'encore inexpliqué, deviné plutôt que senti. Mais, si l'Hypothèse va très vite en chemin, si les Imaginaires ont rapidement fait de trouver une solution, satisfaisante en apparence et suffisante en fait à beaucoup d'esprits simples ou trop pressés de conclure, il n'en est pas de même de la science, que tu sembles dédaigner.
« Elle commence par s'assurer d'inébranlables substructions avant d'édifier son œuvre, à laquelle des milliers d'ouvriers travaillent séparément. Par la combinaison de ces efforts simultanés, combinaison lente, très lente assurément, mais consciente, forte, parce qu'elle n'avance qu'à coup sûr et pas très loin, sur un terrain préparé, solide, elle exhausse peu à peu l'édifice de la connaissance, l'agrandit sans crainte de le voir crouler, sans la prétention aussi de l'achever d'un seul coup et de suite. D'ailleurs, dans le fait qui nous occupe, tout peut, il me semble, être ramené à des lois connues : dès lors, plus rien de surnaturel. Encore faut-il les connaître, ces lois !
« Et je ne parle pas pour toi, Maurice, en particulier. Mais combien, s'autorisant de vagues notions, ne trouvant pas en elles, et pour cause, la solution de problèmes complexes, les déclarent irréductibles aux données scientifiques, les rejetant
de ce fait même dans le domaine, pourtant vaste sans cela, de l'Inexplicable !
« Or, Louis Brunel présentait, à ce que j'ai pu en juger lorsque je lui donnais des soins, des symptômes ressortissant à une névrose, qu'on croyait autrefois le privilège exclusif de la femme et dont les recherches de ces derniers temps ont montré la fréquence, plus grande peut-être, chez l'homme : l'hystérie. Entre autres signes de cette affection, il offrait cette complète insensibilité de tout un côté, chez lui le droit, qu'il est ordinaire de trouver dans ce genre de maladie; d'autre part, des crises sur la nature desquelles il n'y avait aucun doute.
« Que se passe-t-il le 15 octobre ?
« Louis Brunel tombe à la suite des circonstances qu'il a lui-même indiquées, dans un de ses accès, qui, d'après la description qu'il nous laisse, contient tous les caractères du vigilambulisme hystérique. Tu sais, du reste, que cet état de dédoublement de la personnalité qui possède, avec le sommeil hypnotique, des analogies allant presque jusqu'à l'équivalence, est l'égal d'une attaque d'hystérie.
« C'est pendant cet état second que de son membre anesthésique, dont il ne pouvait par conséquent percevoir les mouvements, il arrache les feuillets du calendrier. Il voit alors une main exécuter cet acte et ne peut concevoir que cette main est sienne, puisqu'il n'en reçoit aucune sensation : aussi lui a-t-il semblé qu'il s'agissait d'un autre.
« Le lendemain, revenu à lui, il est extrêmement frappé de la lacune présentée par le calendrier, et, à la faveur de cette émotion, la scène qu'il a jouée la veille apparaît plus ou moins vaguement à sa conscience. Remarque à ce propos l'abondance avec laquelle il s'étend sur les détails la précédant et sa brièveté relative au sujet de la partie principale du récit.
« Pendant plus d'un mois la daté 23 novembre reste devant ses yeux : quoi d'étonnant qu'il se
« Au cours de cette nouvelle crise, les évènements qui ont eu lieu lors de la précédente reviennent en précis souvenirs — ce qui est de règle. Voilà expliquée sa facilité à retrouver les pages détachées, ce dont il avait été incapable à l'état de veille.
« L'attaque se termine, comme de coutume, par quelques gestes convulsifs auxquels nous devons probablement attribuer l'accident final, chute de la lampe, provoquant l'incendie dont il meurt. La sérénité du visage se rapporte naturellement à l'hémi-anesthésie du côté droit. Quant à l'heure précise, le motif en est plus simple encore : la chaleur développée au moment de la catastrophe et qui a arrêté la pendule ! »
Gaston Danville.
A Charles Morice.
Sous ses cheveux, pleurs d'un soleil occidental,
Sentant tourbillonner les ailes prophétiques
Des funèbres corbeaux aux plumes de métal
Qui clamaient les gibets émergeant des portiques,
Jésus, désabusé de l'ave des faubourgs,
Fuyait, à pas traînants, la muraille écarlate
Où vibraient les tubas de bronze et les tambours
Et les boucliers d'or des soldats de Pilate.
Il allait, soulevant les poudres du chemin,
Dardant ses bras en croix vers l'azur implacable
Où son œil épelait ton forfait, ô demain,
Eclaboussant de sang la Table irrévocable...
Sous son front se dressaient des hontes de banni
Blême du geste noir des sinistres solives.
Lorsqu'il fut arrivé sur le Gethsémani,
Le jardin bienveillant où croissent les olives,
Il se laissa tomber parmi les gazons roux,
Ecrasé sous le plomb des lois théologales,
Et laissant essorer – le menton aux genoux –
Des sanglots qui montaient dans le chant des cigales.
— « Mon père ! pleurait-il, mon père, pitoyez !...
Vous avez fait de moi le poète sublime
Qui ne trébucha point aux fossés côtoyés,
Qui ne saigna jamais aux stupres de Solyme !
Vous avez fait de moi le rêveur soucieux :
Vous m'avez mis au cœur la barbare Chimère
Brûlant les murs de chair qui l'exilent des cieux !...
— Dédaignant les grelots de la joie éphémère,
J'ai vécu dans l'azur de mon oeuvre lointain,
Espérant conquérir la pourpre des mémoires
Et laisser aux hivers du vieux monde latin
Le doux verbe d'amour, torche des noirs grimoires !
Je me suis dit: Comme un vaisseau, plein d'échansons,
Mon Cœur accostera les époques futures !
Nos fils conserveront le vin de mes chansons
Au fond de respectueuses architectures !
Je serai l'amulette et le bon talisman
Que portera la vierge au col de sa tristesse !
Je serai la maîtresse et je serai l'amant !
Sous tous les ciels, j'aurai la gloire comme hôtesse !
— Mon père, j'ai jeté tous les hochets humains,
Eternels contempteurs des triomphes du Verbe,
Ne voulant employer mes deux fragiles mains
Qu'à pétrir l'or têtu de mon oeuvre superbe !..
— Mais voilà qu'aujourd'hui des frissons singuliers
Se hérissent en moi, comme un nœud de reptiles?...
— Qui donc a fait ainsi craquer les lourds piliers
Soutenant les pignons de mes hauts péristyles ?...
Mon palais qui, déjà, se découpait dans l'air
M'a paru chanceler, des caves jusqu'aux dômes,
Ainsi que, dans les temps, au formidable éclair
De votre œil, ont tremblé les toits d'or des Sodômes !
Hélas ! Quel doigt mauvais courbe vers le ravin
Le mur présomptueux et les tours de mon rêve ?...
Des hiboux m'ont crié: — « Ton oeuvre sera vain !
« Tes marbres deviendront le sable de la grève !
« Tu connaîtras la nuit !.. » Et des corbeaux m'ont dit :
— « Sur ton palais détruit, la populace abjecte
« Dressera le gibet du serf et du bandit
« Pour y clouer le corps du trop fier architecte !
« Nous mangerons ta chair !.. » Des présages de mort
Surgissent sous mes pas en sifflantes vipères !...
Arrachez le serpent de l'angoisse qui mord
Mon cou, Dieu pitoyable, ô père de mes pères !...
Seigneur, n'endeuillez point mes roses lendemains!
Ne foudroyez, Seigneur, les clochers de mon zèle!..»
- Et Jésus enfouit son beau front dans ses mains
Et se mit a pleurer des larmes de gazelle...
Dans les cheveux émeraudins des oliviers,
Les cigales riaient. Au profond des vallées,
Le grelot des taureaux et le chant des bouviers
Se mêlaient aux doux cris des femmes cajolées...
Alors, les poings tendus vers Jérusalem,
Jésus gémit: - « Oh! maudit soit mon destin rude!
- Que ne suis-je resté l'enfant de Béthléem,
L'adolescent joyeux, couleur de multitude?...
Sans rêver les lauriers d'un forum courtisan
Ni ce triomphe vain que de vils bras opèrent
Que ne suis-je resté le petit artisan
Qui poussait en chantant le rabot de son père?
Buveur d'azur, chanteur de mots mélodieux,
Rêvant la bonne trêve aux haines empirées,
J'ai voulu leur parler le langage des dieu,
J'ai voulu leur verser le vin des empyrées, ...
- Et voilà que leurs dents ingrates m'ont crié:
Non! Plutôt, donne nous ton sang de pourpre à boire!
Il nous faut le sang de ton corps pilorié
Pour teindre le manteau de pourpre de ta gloire !...
- Certes, à ce jeu sombre, il existe un dupé,
Un gueux volé rêvant d'illusoires largesses!
- O mon père!.. J'ai peur!.. Me serais-je trompé?...
Tenaient-ils donc, ces fous, les réelles sagesses?
Étaient-ils les diseurs de vos bonnes leçons ?
Votre souffle azuré soufflait-il en leurs voiles
- Etait-ce le poète, amoureux de chansons,
Avare seulement de l'or de vos étoiles,
Le juste, qui chassait du Temple les marchands,
Qui versait aux passants le miel de ses paroles,
Etait-ce le glaneur de rêves et de chants,
Etait-ce le semeur du blé des paraboles,
Etait-ce moi, mon Dieu, qui faisais faux chemin?...
Ingénu, charlalan de louches utopies,
Ignare traducteur du royal parchemin
Erigeant en vertu ses rares myopies,
Etait-ce moi le piteux fou, le dément vil,
Babilleur de vers creux qu'on bafoue et qu'on raille?
Et ceux dont je pleurais le labeur puéril,
Ceux dont je proclamais la proche funéraille,
Lévites, marchands, rois, prêtres du bon Présent,
Savaient-ils donc le Mot dont Jésus désespéré ?...
— Ah ! que ne suis je encor le petit artisan
Qui poussait en chantant le rabot de son père !...
— Oh! pourquoi, quémandeur de socles idéaux;
Me suis-je retiré de la commune joute ?
Pourquoi les lourds destins, rudes et inféaux,
M'ont-ils forcé de fuir la banale grand'route?
-Loin des rhéteurs, et du forum, et du tambour,
Dans la fraîcheur des beaux palmiers de Galilée,
J'aurais pu, comme un autre, au fond d'un petit bourg,
Connaître les douceurs d'une vie étoilée!...
Et bâillonnant mon cœur, forçant mon être entier
A boire le désir de quelques minces sommes,
J'aurais pu demeurer l'hilare charpentier
Qui sculpte le cercueil et le berceau des hommes...
De l'aube au soir, courbé sur mon humble établi,
J'aurais goûté la joie ineffable que donnent
La fatigue des bras, l'ignorance ou l'oubli,
L'outil que l'on reprend, l'outil, qu'on abandonne...
Comme eux tous, j'eusse aimé la femme aux douces mains
Qui met de ses baisers, la maisonnée en fêtes...
Oh! chers beaux yeux de femmes ! astres de nos demains!..
Oh! Genoux indulgents pour reposer nos têtes !..
Oh ! Seins roses! donneurs des plus roses printemps !
Oh ! Caresses de soie!.. Obscur parfum des tresses !
Lèvres qui distillez les doux orviétans !...
Vous auriez éclairé la nuit de mes détresses!...
- Pourquoi m'avoir, Seigneur, signé de l'oint fatal!
- Ah! le doux souvenir des ciels de Galilée...
Que ne suis-je resté sous le chaume natal ?...
Il y avait un puits au fond de la vallée....
Des chansons frissonnaient dans les hauts palmiers verts
Et la lune argentait les micas de l'allée...
Chaque soir, à pas lents, des femmes allient vers
Le charitable puits au fond de la vallée...
Les seaux d'airain brillaient comme des vases d'or...
Elles allaient, sous le ciel bleu, semé d'étoiles,
Tandis que frémissaient avec des bruits d'essor
Leurs larges pantalons de tabis ou de toiles...
J'allais parfois m'asseoir au pied d'un vieux figuier
Près où temple, aux coupoles blanches, peu hautaines,
Les champs bariolés semblaient un échiquier...
Des enfants fleurissaient les roseaux des fontaines.
Je parlais aux marchands qui menaient les chameaux
Aux filles qui dansaient dans le gazon.. Oh! l'une,
Je me souviens. Ses yeux semblaient d'obscurs émaux,
Ses cheveux envolés étaient couleur de lune.....
J'eusse aimé m'endormir en la paix de ses bras
Et baigner mon front chaud parmi sa toison rousse,
Et causer avec elle à l'ombre des cédrats....
Elle était la plus belle et semblait la plus douce...
Je me chantais, la nuit, les mots qu'elle avait dits.
Son Souvenir parfumait d'ambre mes paresses...
Notre vie eût été l'éternel paradis,
Le bleu jardin, fleuri des exquises caresses.
- Quel doigt, quel doigt haineux, tortureur et jaloux,
M'a donc précipité, loin de sa chère couche,
Dans la fosse des ours, des tigres et des loups? ..
- Je mangeais quelquefois des muscats à sa bouche.
Notre vie eût été l'éternel paradis..
— Ah! Soyez maudit! Vous que j'appelais mon père,
Dieu, bourreau du poète et gloire des bandits!
Complice du vautour; compère des vipères!
Toi, qui nous mets au cœur les Rêves, ces cancers,
Sois maudit, créateur des tortures insignes,
Barbare potentat qui veux pour tes desserts
Le sang de tes bouffons et le râle des cygnes!...
Sois maudit, ô vieillard égoïste et brutal!...
Étrangleur d'alcyons! Badin tortionnaire
Qui plantas en mon front tes griffes de métal
Et qui mis en mon âme un peu de ton tonnerre
Afin de te jouer du fantoche odieux
Qui, sentant en sa chair la divine étincelle,
Prophétise et se dit de la race des dieux,
Et pense d'astres d'or emplir, son escarcelle!...
- Pour dorer d'un souris ta morne éternité,
Pour égayer ta vieille rate inassouvie,
Tu fis de moi le Fou, banni de la cité,
Qui cueille les chardons dans les champs de la vie!
Tu m'as fait chevaucher le Rêve décevant
Qui, loin de ses cheveux d'or dansant près des fontaines,
Galopait, à travers les foudres et le vent,
Vers l'illusoire tour des chimères lointaines!...
- Mais, aujourd'hui, le Rêve est mort, l'obscur cheval!
Et je n'espère plus le triomphal symptôme,
Ayant sondé la pente éternelle du val
Je roule dans l'enfer, chevauchant un fantôme!...
Je roule, loin des paix de l'égoïste azur,
Parmi le désespoir des énigmes bien tues!
Je roule dans le gouffre infiniment obscur
Où je ne verrai point surgir l'or des statues!...
- Mais, puisque j'ai perdu les idéaux songés!
Puisque je ne crois plus à mes chansons hautaines!
Puisque je ne peux plus - oh! désirs naufragés
Revoir les cheveux d'or dansant près des fontaines!...
Puisque je suis le blanc martyr, aux poings liés,
Dont craqué les os aux marteaux de la forge,
Et puisque, pour flétrir les édits dépliés,
Il ne me reste plus que les cris de ma gorge,
Je crierai vers ton trône et vers ton paradis
Mes malédictions et mes fous anathèmes!...
Dieu méchant! Dieu bourreau! Dieu noir! Je te maudis!
Et sur toi je vomis le fiel de mes blasphèmes!... »
- Et Jésus haletant, vers le ciel bleu cracha!
- Les cigales, alors, se turent dans chaque arbre,
Et l'astre agonisant, tout à coup, se cacha
Derrière les grands monts d'émeraude et de marbre...
Et l'azur, devenu terrible et frémissant,
Béa, comme troué de quelque lance impie,
Et ce fut le deuil lourd d'un grand fleuve de sang
Roulant vers l'horizon lointain d'Ethiopie...
Mais, éructant encor vers le ciel irrité
Le douloureux venin de sa rage futile,
Jésus s'en retournait déjà vers la cité
Ses deux lèvres saignant du blasphème inutile
Sous ses cheveux, pleurs d'un soleil occidental,
Toujours tourbillonnaient les ailes prophétiques
Des funèbres corbeaux aux plumes de métal
Qui clamaient les gibets émergeant des portiques...
Et bientôt, il pleura, ses yeux blasphémateurs
Au ciel, rêvant peut-être encor le bon dictame!...
- Mais l'Ange, messager des mots consolateurs,
Ne vint point éclairer le tombeau de son âme.
Octobre 1889.
G.-Albert Aurier.
...... saeroque dat oscula ligno
Transfixosque pedes clavis et pectus apertum
Sacraque profuso fletu rigat ora, suisque
Objicit hanc vitiis mortem, nec obire vicissim
Abnegat, ante novo malesanam crimine mentem
Quam sceleret tantosque Dei frustretur amores
(Jacobi Vanierii e sotietate Jesu sacerdotis, Praedium rusticum. Libro VIII°)
Grâce à quelques Grandmougin et à d'autres
Jean Béraud, se prétendant poètes peintres,
qui avilirent la légendé divine jusqu'à la rendre,
pour les bourgeois les moins suspects d'intelligence, presque aussi intéressante qu'un vaudeville ou un tableau de genre, Notre Seigneur Jésus-Christ fait momentanément, dans la presse et
dans le monde, une assez bonne figure. Le hasard
m'a mis entre les mains et la beauté du titre m'a
invité à lire un curieux livre : Theatrum doloris
et amoris, écrit au début du siècle dernier par un
Jésuite Bavarois, le Père François Lang, qui a arrangé, lui aussi, pour le théâtre le récit de la Passion.. Cette œuvre singulière pourrait bien être
le dernier drame liturgique, en pleine époque
classique, et la première tragédie religieuse où
l'on ait, avant le Petit Théâtre de la Galerie
Vivienne, remplacé les acteurs par de simples
marionnettes. Voici plus exactement comme elle
se présente au public:
Theatrum Doloris et Amoris sive consideratione
mysteriorum Christi patientis, et Mariae matris
dolorosae subcruce condolentis filio piis affectibus
conceptae, et in oratorio almae sodalitatis majoris
B. V. Mariae ab angelo salutatae Monachij per
verui jejunij Sabbathinos dies sub vesperum D D.
sodalibus pie meditantibus ad lampades expositae.
Nunc ad plurium utilitatem in lucem publicam
datac a P. Francisco Lang Soc. Jesu, ejusdem sodalitatis p.t.praeside,cum Privilegio Sac. Caesar.
Majest. et facultate Superiorum Venales prostant
apud Joannem Hibler Bibliopolam Monacensem.
Monachij. Typis Matliae Riedl, anno 1717.
in-4°
IV + 152 pages (1).
Quelle fut la vie du P. François Lang, on ne
le sait pas trop; celle d'un Jésuite, comme il y en
eut beaucoup, qui n'a pas laissé dans l'histoire de
sa Compagnie de souvenirs très éclatants. Il avait
été reçu en 1671; il mourut le 5 octobre 1572,
après avoir été de 1692 à 1761 directeur de la
congrégation latine (2). C'est entre ces deux dates
qu'il composa son Theatrum doloris et amoris,
pour l'édification des membres de la congrégation. Il faut peut-être rappeler que les congrégations de la Sainte Vierge, imaginées vers 1569
par Jean Léon, alors régent de cinquième en
Italie, avaient d'abord simplement réuni pour les
exercices pieux les élèves d'un même collège.
Mais elles s'étendirent bientôt et les anciens
élèves, dispersés dans la vie civile, s'y retrouvèrent sous la direction d'un Père Jésuite, auquel
s'adjoignaient un préfet, deux assistants et un secrétaire laïques. Les papes ne manquèrent pas
d'approuver ce mode de persuasion insinuante et
subtile. Grégoire XIII, en 1584, affilia à Rome
toutes ces congrégations, et Benoist XIV dans la
bulle d'or Gloriosae Dominae de 1748 en fit le plus
vif éloge. C'est à cette assistance de bonne
volonté, formée de gens relativement instruits,
que le Père Lang offrit, en vingt-deux samedis
soirs, le spectacle de la Passion. Il aurait pu,
comme d'autres Pères, s'illustrer par des tragédies
profanes, des Lysimachus et des Brutus, ou même
composer des ballets et les danser au besoin (3). Il
aima mieux reprendre, sans s'en douter, je le
crains, la tradition commencée plus de quinze
cents ans auparavant par le Christos paschôn.
Grâces lui en soient rendues!
Les membres de la congrégation se réunissaient
le samedi soir dans leur oratoire. Là, ainsi que
l'on fait maintenant pour les matinées, des rideau interceptaient la lumière naturelle et des
flambeaux et des lampes éclairaient seuls le
théâtre dressé dans le fond. Après une courte
prière intérieure, la toile se levait et des personnages figurés sur des transparents (« per chartas
transparentes! »), ou en bois peint et sculpté, représentaient le Mystère sur lequel, ce soir-là, portait
la méditation. Après une « exposition » des principaux motifs édifiants suggérés par la scène Evangélique, venait une « considération » silencieuse
d'à peu près un quart d'heure; puis on chantait
quelques strophes accompagnées de musique qui
exprimaient les « affections » de l'âme, émue
par un tel concours de la poésie, de l'éloquence et
de l'art théâtral. Ensuite le directeur passait à un
second, puis à un troisième point, avec ou sans
changement de décor, et l'exercice, pour cette fois,
était terminé. Ainsi que tout dramaturge un peu
sérieux, le Père Lang s'inquiète beaucoup des
conditions matérielles du spectacle, il essaie d'expliquer de son mieux comment manœuvraient.
ses marionnettes, taillées autant que possible
dans des planches plates et comme telles plus
faciles à ficher dans le parquet du théâtre. Il attache aussi une importance capitale à bien exécuter les changements à vue : pour cela, y a au parquet quatre rainures ; la première et la troisième portent un décor, les deux autres les personnages, ce qui permet de changer séparément les uns et les autres sans avoir besoin de baisser le rideau. On devine à la simplicité même avec laquelle l'inventeur parle de sa découverte qu'il a un juste sentiment de sa valeur, et au fond il est aussi légitimement satisfait de lui que cet étrange Père Kircher, de la même Compagnie qui avait, un demi-siècle plus tôt, trouvé la lanterne magique (4).
Peut-être les personnes qui n'éprouvent aucune indignation à voir les crèches de Noël les tombeaux du Vendredi-Saint et toutes les répugnantes polychromies de la rue Saint-Sulpice, s'étonneront-elles qu'à une époque de foi religieuse encore vivace, mais peu naïve, on ait toléré de semblables représentation. Le Père Lang leur avait d'avance répondu, en expliquant pourquoi il avait adopté cette méthode. « Ainsi, dit-il, ceux qui n'étaient point assez habiles à méditer, en voyant des figures matérielles, se trouvaient obligés d'imposer à leur imagination des formes déterminées; puis le cours naturel des idées les forçait à plier aussi leur volonté à l'obéissance de la vertu. » Et de fait le fondateur de l'Ordre l'aurait approuvé grandement dans les Exercices spirituels, il recommande d'une manière formelle « les applications des sens », la vue d'abord, et ensuite l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher (Cinquième exercice de la première semaine) semble même qu'Ignace de Loyola ait suggéré presque directement cette tentative en apparence singulière. N'a-t-il pas écrit: « Le premier prélude est une certaine disposition de lieu que l'on
se figure, pour laquelle comprendre il faut remarquer qu'en toute méditation que l'on fait sur des matières corporelles comme sur Jésus-Christ, on doit se représenter dans son imagination un lieu corporel où se passe la chose que nous devons contempler, comme un temple ou une maison en laquelle nous trouverons Jésus-Christ où la Vierge Marie et le reste de ce qui appartient au sujet de notre contemplation ».(5)
Bien plus ; le plan de ces méditations scéniques du Père Lang est le même que celui des Exercices spirituels de la troisième semaine. Chez Ignace de Loyola, « la première contemplation de cette semaine est du dernier souper de Jésus-Christ» ; le troisième point de la première exhibition est ici la Cène, et c'est tout au plus si en manière de prologue l'auteur a ajouté le départ de Béthanie et le lavement des pieds. Mais à part cette légère divergence, il n'a fait que mettre en action et illustrer de métaphores le livre du maître, bien plutôt que l’Évangile.
L’œuvre qui en est provenue est fort surprenante et d'une agréable ambiguïté. On ne peut pas qu'elle ne fasse penser aux drames liturgiques ; cependant l'inspiration en est si différente, la langue si peu appropriée au sujet, que cette survivance du moyen âge dans un temps de pompe et de régularité classiques a quelque chose de quasi monstrueux. En bon humaniste, familier avec les élégances du discours latin, le Père Lang étale bravement toute la friperie cicéronienne et mythologique. S'il parle de la colère divine, ce ne sera pas sans l'appeler Nemesis. Jamais il ne dira l'enfer, mais bien Orcus ou Tartarus, et l'horreur de l'avarice ne saurait, à son gré, être mieux exprimée que par une allusion à l'Auri
sacra fames de Virgilius Maro : « A quoi ne pousses-tu pas les cœurs des mortels, faim impie du rouge métal! » Les flagellateurs du Christ ne sont autres que des Cyclopes ; Judas se conduit à l'égard du Fils de l'Homme comme Brutus avec Jules César ; les stoïciens ont prêté leur Sustine, abstine ; les grammairiens grecs, la division de la tragédie en protase, épitase et catastrophe ; bref, aucune fleur surannée n'est absente et voici même, dans tout son ridicule et sa hideur, Marcus Cicero, effigie antique d'Adolphe Thiers, qui apporte le fameux Quousque tandem.
Il est vrai qu'ici l'urbanité ne demandait pas moins : Jésus-Christ hésite à boire le calice ; l'Amour et la Douleur se combattent en lui ; il faut que cette lutte prenne fin, et, pour s'adresser au Sauveur et l'inviter à « avoir du Courage », ainsi qu'on dit de nos jours à la Roquette, ce n'est pas trop d'une apostrophe aussi correcte. Ce coup d'aile opportun relève ce qu'il y a ensuite d'un peu vulgaire dans le raisonnement du Père Jésuite: « Mais, ô Jésus très affligé, permettez-moi de vous objecter seulement ceci : qu'adviendra-t-il de nous malheureux, si vous refusez de mourir ? Buvez enfin le calice de la Passion!» Le discours est involontairement comique et blasphématoire; et ce n'est rien encore: nombre de passages sont plus extraordinaires. J'en citerai deux entre beaucoup. L'institution de l'Eucharistie est donnée comme « le stupéfiant projet de l'Amour ingénieux.» D'une part, l'ordre de son Père obligeait le Christ à quitter ce bas monde ; et d'autre part son amour pour les hommes lui commandait d'y rester : cruelle alternative. « Fais attention, ô âme, et sois stupéfaite! Il s'en est allé loin de tes sens, mais il reste avec toi cependant par la foi. Pour jouir de ton amour, il s'est caché sous le voile de l'hostie, où on le voit avec les yeux de l'âme, lui que les yeux du corps ne devaient plus voir. » Mais la plus admirable peut-être de ces imaginations dépasse en fantaisie charmante tout
ce que pourrait inventer Monsieur Jules Simon, en sa féconde cervelle de sacristain : Jésus-Christ dépouillé de ses vêtements inspire au Père Lang des réflexions on ne peut plus vertueuses : « Très divin Sauveur, comment avez-vous pu astreindre votre pudeur à un si épouvantable supplice? J'admets la perfidie du traître, j'admets la fuite des disciples, j'admets vos chaînes, les soufflets, les railleries, les crachats, les coups ; je n'admets pas votre nudité. La religion des anciens admire qu'une matrone, soit morte pour n'avoir pu supporter d'être mise à nu en public. Qu'il ne vous soit pas advenu la même chose, voilà ce dont s'étonne encore plus notre piété, et que vous ayez pu vivre après une telle honte! »
Hélas! tout n'est pas d'un grotesque si inattendu : il est difficile que le génie se soutienne sans aucune défaillance. Le Théâtre de la douleur et de l'amour n'est remarquable le plus souvent que par la platitude et la niaiserie tout élémentaires. C'est pitié de voir comme, dans les strophes destinées à exprimer les « affections » de l'âme, les beaux rhythmes d'autrefois sont déchus et maltraités. Il n'est pas pour l'oreille de plus grande fête que d'ouïr une prose latine de la bonne époque, avec ses alternances régulières de temps faibles et de temps forts, ses rimes pleines, ses riches allitérations qui se répondent symétriquement. Sans doute le Père Lang connaît, pour les avoir chantées au chœur, les hymnes merveilleuses qui font la gloire du catholicisme ; il ne craindra même pas de les démarquer et d'écrire, après le Dies iræ :
Cum fulgebit dies illa
Sorbens mundum in favilla.
Mais ce pauvre homme n'a aucune idée des lois rhythmiques qui assurèrent mystérieusement une puissance dominatrice aux proses du moyen âge ; et c'est hasard qu'il ait pu écrire une strophe comme celle-ci :
Tu, mi Jesu, vulneraris,
Duro serto coronaris,
Perforaris vepribus.
Heu! nos membra delicata,
Pervagamur mundi prata,
Ut cingamur floribus.
En général les accents tombent où ils peuvent ; les rimes sont réduites à de misérables assonances et la pensée va de pair avec cette indigente harmonie. C'est donc hasard, ou peut-être plagiat : car tout le poème consacré à la Couronne d'épines est ainsi fort convenable de technique et d'expression, au point de faire tache dans l’œuvre.
Mais en stricte équité, tout le monde ne peut pas être Adam de Saint-Victor, et il faudrait tenir compte au Père Lang des circonstances où il écrivait. Son auditoire était composé de gens honorables, occupant dans la société, des situations qu'on estime, magistrats, gros marchands, riches bourgeois prétendant à la littérature, et qui se flattaient de leur science à reconnaître au passage des centons d'auteurs latins. Il a donné à ces âmes vulgaire la pâture qui leur convenait : et c'est en cela que la psychologie des Jésuites se montre avisée. S'il est un peu étonnant que l'esprit subtil de M. Maurice Barrès se soit laissé piper par une œuvre aussi médiocre, du côté de l'intellect, que les Exercices d'Ignace, on ne peut nier que pour le troupeau l'emploi de moyens grossiers, matériels, presque mécaniques, ne soit d'une sûre efficacité. Aussi des livres tels que le Theatrum doloris sont-ils réconfortants pour notre vanité d'hommes modernes : ils laissent supposer que la stupidité ne soit point le privilège exclusif de ce siècle, ainsi qu'induirait à le croire d'abord l'universelle faveur que rencontrent chez leurs contemporains des scribes, comme MM. Dubrujeaud et Henri Fouquier, par exemple.
Pierre Quillard.
(1) Note bibliographique. Je signale aux curieux qui voudraient de plus amples détails deux autres ouvrages analogues du même auteur:
Theatrum solitudinis asceticoe sive doctrinae morales per considerationes. melodicas ad normam sacrorum Exercitiorum S. P. Ignacij compositæ et in alma sodalitate B.V. Maria ab angelo salutatæ Monachij per verui jejunij dies dominicas, horis pomeridianis, in Theatro exhibitæ. Nunc ad plurium utilitatem, etc. Venales prostant apud Joannem Hibler, etc. Monachij 1717, in-4, 315 pages.
F. Lang, Soc. Jesu dissertatio de arte scenica cum figuris explicantibus et de arte comica Monachij 1727, petit in-8 gravure.
(2) Bibliothèque des écrivains de la Compagnie de Jésus, par Augustin de Backer de la Compagnie de Jésus, avec la collaboration d'Aloïs de Backer et de Charles Sommervogel de la même compagnie. Tome II, Liège-Lyon, 1872; - et Baader, Lexicon verstorbener baierischer Schrifisteller, Augsbourg-Leipzig,1825.
(3) Cf. Histoire religieuse, politique et littéraire de la Compagnie de Jésus, composée sur les documents inédits et authentiques, par J. Crétineau Joly, Paris-Lyon, 1845-46.
(4) Ars magnae Lucis et Umbrae in mundà, Romae, 1645-46.
(5) Les Exercices spirituels de Saint-Ignace de Loyola, fondateur de la compagnie de Jésus traduits du Latin en Français par un père de la même compagnie. A Anvers chez Michel Buobbaert, à l'enseigne de Saint-Pierre, 1673 avec permission des supérieurs.
MIMES
I
LA PRINCESSE ÉLIACINE
Personnages.
Le Prince Damascenus.
La Princesse Éliacine.
La Nourrice de la Princesse Éliacine
Sardanapale.
Accoudés au balcon de pierre, où deux paons versicolore s'embrasent d'un suprême rayon, Damascenus distraitement regarde vers un invisible clocher que voilent des peupliers ; Éliacine effeuille son bouquet de marjolaines, et les fleurs incroyables tournoient et tombent sur l'eau verte qui les berce. La Nourrice, assoupie, a laissé choir les laines qu'elle tricotait. Sardanapale s'est couché à ses pieds.
la princesse éliacine
Entendez-vous sonner les cloches?... Entendez-vous sonner les cloches? Entendez-vous sonner les cloches?
le prince damascenus
Vous entendez sonner les cloches?
la princesse éliacine
J'entends sonner les cloches.
le prince damascenus
Vous entendez sonner les cloches?
la princesse éliacine
J'entends sonner les cloches dans l'air du soir et dans ma tête.
le prince damascenus
Les cloches sonnent dans l'air du soir et dans sa tête!... Vous entendez sonner les cloches?
la princesse éliacine
J'entends sonner les cloches dans l'air du soir et dans mon cœur... N'entendez-vous pas sonner les cloches dans votre cœur, Damascenus?
le prince damascenus
Éliacine, êtes-vous bien sûre d'entendre sonner les cloches? Le soleil n'est pas couché. Les cloches n'ont pas encore sonné l'Angélus.
la princesse éliacine
Les cloches de l'Angélus ont sonné dans ma chair, et ma chair tremble comme la robe des cloches, quand les cloches ont sonné l'Angélus... N'entendez-vous pas sonner les cloches, Damascenus? N'entendez-vous pas sonner les cloches dans votre chair?
La Mariée s'avance au son des cloches... Les cloches, les cloches de la Mariée... Mon bavolet s'en est allé avec le son des cloches.
Elle entend les cloches et vous ne les entendez pas, Damascenus?... Mais répondez-moi donc! Entendez-vous sonner les cloches?
Pourquoi voulez-vous que j'entende sonner les cloches? Ce n'est pas l'heure où l'on entend sonner les cloches... Vraiment, Eliacine, vous entendez sonner les cloches?
J'entends sonner les cloches dans l'air du soir et dans mon âme... Ah! Damascenus, ne les entendez-vous pas sonner les cloches?
Personne n'entend sonner les cloches. Les gens n'entendent pas sonner les cloches. Sardanapale n'entend pas sonner les cloches. Ce n'est pas l'heure où l'on entend sonner les cloches.
Il ouvre les yeux, remue la queue et signifie par un aboiement discret que, lui aussi, il entend sonner les cloches.
Sardanapale entend sonner les cloches. Les bêtes entendent sonner les cloches. Les gens entendent sonner les cloches. Il n'y a que vous, Damascenus, qui n'entendiez pas sonner les cloches!... Damascenus, les cloches sonnent dans l'air du soir et dans l'eau verte, les cloches sonnent dans ma tête, les cloches sonnent dans ma tête et dans mon cœur, les cloches sonnent dans mon cœur et dans ma chair, les cloches sonnent dans ma chair et dans mon âme... Les cloches sonnent dans l'eau verte!... Oh! je veux aller dans l'eau verte entendre sonner les cloches!... Les cloches sonnent dans l'eau verte! Oh! comme elles sonnent, les cloches, dans l'eau verte, Damascenus, comme elles sonnent, comme elles sonnent, les cloches, dans l'eau verte! Oh! les impérieuses cloches, qui sonnent
dans l'eau verte pleine de marjolaines! Damascenus, n'entendez-vous pas sonner les cloches?
la nourrice, rêvant
La Morte s'avance au son des cloches... Les cloches, les cloches de la Morte... Mon bavolet s'en est allé avec le son des cloches.
Le soleil meurt, le brouillard tombe, l'Angélus sonne, Eliacine ferme les yeux, Damascenus baise en pleurant ses lèvres mortes.
Fin
II
APHORISMICULETS
SUR LA CUISINE
1
Supprimer les petits pois, c'est priver le pigeon d'une des sauces auxquelles on le mange.
2
On peut dire d'une façon générale que les œufs durs s'obtiennent par une cuisson prolongée ; toutefois, il est prudent de ne pas la prolonger outre mesure : est modus in rebus.
SUR LA VOIX DU SANG.
1
Présentez un œuf rouge à une poule : elle méconnaitra le fruit de ses entrailles.
SUR L'HISTOIRE
1
Si Napoléon n'y était pas mort, l'île de Sainte-Hélène serait beaucoup moins connue qu'elle ne l'est : à quoi tient la célébrité des îles!
SUR LE COURAGE
1
La crainte, à y bien réfléchir, est une des formes de la peur.
Les passions sont moins vives, à trois ans qu'à trente.
A soixante ans, une Française a perdu sa première fraîcheur; Chose curieuse: il en est de même en Russie.
Lorsque le poupon assiste aux noces de ses parents, l'observateur se dit : « Voilà de la besogne faite. »
Les hommes seraient plus heureux, s'ils se comprenaient mieux: les désaccords viennent presque toujours de malentendus.
Soyez heureux : c'est là le vrai bonheur.
Quasi.
L'autre mois,parmi les livres que l'éditeur Gianotta de Catane prenait la peine de m'envoyer, il s'en trouvait un de critique littéraire signé Luigi Capuana (1). Ce fut le premier ouvert, car un ouvrage de M. Capuana a grandes chances de n'être pas quelconque; et, par le temps qui court, ceux qui valent la peine d'être lus se font rares, même chez nous. Mais quel ne fut pas mon étonnement à voir qu'il y était question du Théâtre Libre, du Théâtre d'Art; et que ces sujets y étaient traités avec une compétence, une politesse qui sont des leçons de prince à l'adresse de plusieurs de nos critiques patentés. J'ai cru donc
qu'il intéresserait les lecteurs du Mercure de France de savoir ce que pense un des bons critiques d'Italie des tentatives de ceux que l'on pourrait appeler ― en poursuivant la comparaison ébauchée au Figaro, par M. Huret, je crois, entre le Mercure de France et la Revue des Deux-Mondes ― vos poètes et vos auteurs ordinaires. Et si, par la même occasion, j'indique aux curieux de littérature étrangère un auteur très fort comme on dit en style de journal ― j'aurai vraiment atteint le but que je m'étais proposé - un but tout fait devoir présent, d'ailleurs, n'est-il pas vrai?
Deux mots sur l'auteur: M. Luigi Capuana est avec M. Giovanni Verga, dont il est, depuis de longues années, l'ami très intime, le représentant le plus en vue du naturalisme italien ― ou, selon la manière de dire de là-bas, du vérisme. Il a publié Giacinta, un roman brutal et palpitant que l'on a été jusqu'à comparer à Madame Bovary et qui eut bien quatre éditions. Ce qui, en Italie, indique un grand succès, car en librairie, comme en philosophie, tout ici-bas est relatif. On lui doit encore un recueil de contes pour les enfants vraiment délicieux, dont une traduction française serait tout indiquée ; deux ou trois romans: Le Parfum, Frisson, aucun n'atteignant la maîtrise de Giacinta; quelques volumes de nouvelles parfois exquises, jamais banales, et quatre volumes de critique parmi lesquels celui que j'ai l'honneur de vous présenter. M. Capuna est Catanais; il aurait donc dans ses veines, d'après M. Reclus, du sang grec plus pur que celui des Athéniens d'Athènes. Vous comprendrez alors pourquoi il est artiste au point qu'on l'appelle volontiers le Paul Bourget d'Italie (n'est-ce pas tout dire ?) et pourquoi aussi il ne se départ guère, en critique, de 1a plus aimable bienveillance. Il est des traditions de race comme il en est des traditions de famille, elles sont inoubliables — et ceux de la patrie de Théocrite ne seront jamais des barbares. Il est possible qu'ils en sachent beaucoup de choses bien moins long que nous, car, là-bas, la nature est trop belle ― et pour eux, le mot de Méphistophéles est, certes, plus vrai que pour nous ― mais n importe, vous ne leur ferez jamais prendre des lanternes pour des étoiles. Si peu qu'ils sachent,c'est assez pour nous pénétrer. Ne sont-ils pas fils de race la plus intelligemment artiste qui ait jamais été?
Ecoutez plutôt M. Capuana: sa critique, genre
Lemaître, n'a pas ombre d'érudition, et pourtant, quoiqu'elle parle d'étrangers qui lui sont presque des inconnus, elle est juste que c'est un charme et jusque dans les nuances des idées: « Armand de Pontmartin, dit-il, ne laisse rien qui puisse lui survivre. Avec lui, ses Causeries sont mortes. De son vivant, cette espèce de Marquis de la Seiglière de la critique littéraire faisait plaisir. Égaré dans la société nouvelle, il ne la comprenait, ni ne la voyait guère telle qu'elle était. Il la jugeait selon les critères d'un autre siècle, mais sa parole facile, plaisante, claire et élégante était une compensation. Il parlait des faits de la journée et pour cela il intéressait. » — « Alphonse Daudet, écrit-i1 dans un autre chapitre, est le Sardou du roman. Presque tous ses travaux sont, pourrait-on dire, le diagnostic de quelque curiosité maladive du public parisien. Or Daudet sait que la moitié du public européen, grâce aux chroniques des journaux, est pris, lui aussi, plus ou moins profondément, de la même curiosité malsaine. Le coup tiré sur Paris se répercute donc aussitôt à des milliers de lieues loin de Paris. Et Daudet ne s'est trompé qu'une fois, avec l’Évangéliste. » Il faudrait traduire encore ses considérations sur Jules Sandeau, qu'il appelle bien joliment, un écrivain clair de lune ; sur Émile Augier, dont il admire les grandes œuvres en regrettant trop de Gabrielle, trop de Paul Forestier; sur M. Edouard Rod, auquel il reproche de faire, au détriment de l'art, la part trop belle a la psychophilosophie ; sur M. Henry Becque enfin. Il admire comme il convient Les Corbeaux et La Parisienne et dit, avec raison, que la représentation de ses pièces seront plus tard « des dates mémorables dans l’histoire de l'art dramatique moderne ». Mais j'ai hâte d'arriver aux pages sur les œuvres et les auteurs dont je vous parlais en commençant. Après avoir répété l’intérêt et l'influence qu'eut en Italie le naturalisme français, M. Capuana se demande si le spiritualisme, le symbolisme ou le décadentisme ― car il hésite entre ces différentes appellations — semble promis à de si glorieuses destinées. Il en doute, mais ajoute en italien grécisant: « D'ailleurs, s'il y a des roses, elles fleuriront. Et puis, ce n'est pas un mal de donner un coup d’œil à ce que l'on va tentant autre part. L'expérience apprend. » Alors rapidement, d'après Charles Morice et d'autres esthéticiens qu'il ne nomme pas, M. Capuana cherche
à résumer les théories du Théâtre d'Art et du Théâtre Libre. A propos de ce dernier, il a tort de nommer un arrangeur de spectacles dont on ne doit parler que dans les compte-rendus des tribunaux, mais il a raison de signaler la concordance entre les efforts des George Ancey, des Pierre Wolf, de Paris; et des Hauptmann, des Sundernann, de Berlin. Il y aurait, sur ce point, toute une étude à faire; je la signale à qui de droit, des pièces comme l’Honneur, de Sundermann, méritant plus que notre curiosité. Comme exemple du Théâtre d'Art, il nomme Chérubin, de M. Morice, « qu'il n'a pas lu et dont il ne peut parler » ; la Fille aux mains coupées, de M. Pierre Quillard, « qui plait par l'étrangeté de la conception et par l'excellence de la forme »; et Madame la Mort, de Mme Rachilde, dont, au cours d'une analyse aimable, il traduit un fragment de la scène du second acte, entre Paul Dartigny, Lucie et la Femme voilée. L'étude se termine par des considérations coupées de citations sur l'Intruse et les Aveugles, de M. Maurice Maeterlinck. Voici la conclusion : « A observer ces différents ouvrages, on remarque bien clairement une confusion entre la poésie lyrique et la poésie dramatique, comme si l'on tentait d employer dans un art les moyens d'un autre. Les symbolistes citent Eschyle, Shakespeare, Molière parmi leurs prédécesseurs. Mme Rachilde avait, probablement en mémoire les fantômes de Banco et du roi de Danemark lorsqu'elle imagina le personnage voilé de Madame la Mort. Sans doute, Maeterlinck a cru faire du Shakespeare en notant les sensations d'où naît la terreur de l'inconnu. Et les caractères ? et les passions ? et le choc qui produit les catastrophes vraiment tragiques? Eschyle, Shakespeare, Molière s'en occupaient avant tout. Le fantôme qui apparaît sur l'esplanade du château d'Elseneur n'est pas une hallucination objective, mais c'est pour ainsi dire un être de chair et d'os. Il veut que le crime dont il a été victime soit puni, il vient demander vengeance. Hamlet ne sachant rien ne peut, par conséquent, se créer l'hallucination du fantôme de son père... Quant à la terreur de l'inconnu, plus qu'une sensation, c'est un sentiment qui peut devenir, si l'on veut, un moment de l'action dramatique mais qui ne saurait, comme semble le prétendre M. Maeterlinck, constituer toute l'action, tout le drame... Ah, avant de s'aventurer à la recherche
d'une nouvelle formule dramatique, ne serait-il pas plus sensé, plus opportun de rechercher si en débarrassant l'ancienne formule de toutes les inutiles conventions dont elle est encombrée il ne serait pas possible d'en extraire de nouveaux sucs vitaux pour l'art théâtral? A ce point de vue, retourner en arrière, refaire au théâtre une tentative pareille à celle des préraphaélites en peinture, pourra seulement, et si l'on veut, divertir un instant et intéresser un peu ― parce que l'habileté de l'artiste est grande et que le goût du spectateur est fatigué. »
Ces remarques sont sévères, mais elles sont courtoises ― on comprendra que je ne les discute pas. Je
ne tenais, d'ailleurs, qu'à vous indiquer comment le Paul Bourget d'Italie appréciait la fantaisie bizarre de Mme Rachilde, la poésie d'art de M. Pierre Quillard, l'étrangeté névrosée de M. Maurice Maeterlinck ou l'esthétique subtile de M. Charles Morice.
Il y avait aussi une politesse à faire ― elle est faite.
Ernest Tissot
(1) Libre e Teatro, Luigi Capuana, 1 vol. (Niccolo Gianotta, editore, Catane, 1892.)
Je n'ai presque rien à dire au sujet de cette brochure qui m'a valu quelques sarcasmes dont vous disposez. Je regrette que vous ne m'en ayez pas dédié de plus décisifs. Un peu de dureté ne m'aurait pas déplu, tant j'apprécie l'énergie du geste. Le geste c'est le style. Le vôtre, m'a-t-il semblé, est celui, d'un écrivain de mauvaise humeur: cette mauvaise humeur particulière aux gens d'éducation et qui se reconnaît aux calembours sans gaité.
Les silencieux sont des juges. Parmi ceux que vous avez excommuniés, certains se sont tus : Charles Morice, par exemple, votre aîné en tout. Moi, je ne me décerne pas le droit de vous juger, je préfère vous répondre ainsi que le fit Jean Carrère, qui vous
prouvait par le fait, en vous tendant la main, qu'il entend la charité chrétienne. Mais soyez sans crainte, ma riposte sera douce, car je suis vraiment « Un tendre poète mélancolique et sentimental » et la douceur est de ma nature; et je n'ai point d'esprit.
Pourquoi parler des Sept Sages et la Jeunesse contemporaine? Personne, excepté vous-même, ne s'est mépris. Le titre de la brochure et sa minceur ont tenu parole. J'ai surtout voulu faire œuvre d'espoir, ayant remarqué que depuis quelque temps un mouvement de réaction contre le scepticisme signalait dans les générations d'artistes dernières venues, et comme je m'étais débarrassé moi-même de nuisibles influences, je n'ai pas eu d'autre ambition que celle, justifiable, de propager un peu de cette confiance qui pour être quelquefois irréfléchie n'en est pas moins l'indice d'une vaillance féconde. J'ai parlé au nom d'amis inconnus, exprimant un désir encore vague qui se définira avec le temps, et manifestant des haines communes suffisamment explicites pour en déduire les conséquences. Plus tard, sans doute, quand je m'accorderai quelque autorité, je dirai tout ce que je pense, et alors vous vous convaincrez, vous qui lisez si mal et qui avez tant lu! que le sens que je donne au mot devoir n'est pas celui que vous supposez. Quant au mot amour, je suis sûr que vous n'en pénétrerez jamais le sens, puisque vous citez Scribe. Et vertu, vous le savez, ne signifie pas perfection, mais puissance, force, courage, en un mot : volonté. Jusqu'à présent les hommes n'ont peut-être pas fait un juste emploi de cette faculté divine, la volonté; et pourtant celui qui le saurait faire serait un homme heureux. Il y a bien d'autres mots sur lesquels il faudrait s'entendre: dévouement et sacrifice ne sont pas synonymes. Sacrifice dit douleur; dévouement dit joie. Écartons tout ce qui est douleur. Sensation et rêve sont choses inférieures parce qu'elles appartiennent au présent; sentiment et pensée sont choses supérieures parce quelles appartiennent à l'éternité. Que vous avez tort de toujours confondre romance avec sentiment!
« La philosophie que tout homme porte en soi à sa naissance » est la philosophie de ceux qui ne vont pas chercher l'idée de bonheur dans la Raison pure, où elle n'est pas, car pour eux la recherche du bonheur dérive tout simplement de l'instinct de conservation.
Il ne s'agit pas de nous transformer en automates. Nos seuls gestes permis sont prévus depuis nombre de siècles.
Je crois, avec beaucoup d'autres, qu'en morale comme en esthétique il est des vérités qui ne sont plus à découvrir, et nous avons autour de nous, épars et mêlés, tous les éléments d'une synthèse harmonieuse. L'Humanité est un violon qu'il faut accorder de siècle en siècle. Soyons bons accordeurs et rions des présomptueux qui veulent construire un violon nouveau. Il est des gens bien intentionnés, comme Ferdinand Herold, qui, d'un gros trait noir, biffent le passé avec une plaisante désinvolture. Battons les cartes, n'est-ce pas ? il y a maldonne. Bons joueurs à l'écarté peut-être, et c'est tout.
Vous vous souvenez du mot de Daudet: les normaliens d'en face ? On les rencontre à chaque pas les gens d'en face. Aujourd'hui ils sont anarchistes ou anti-sémites, même quand ils sont israélites, témoin votre ami Bernard Lazare, ce Gustave Planche ressuscité.
Charles Morice a écrit un livre d'une haute lucidité pour rappeler à ceux qui l'avaient oublié de quelle essence sont les dons et les desiderata du poète. Mais d'autres viennent d'Athènes ou de Marseille, sous l'armure de Mangin, ou la robe du Christ... de Grandmougin, et nous révèlent quelques-unes de ces vérités qu'il était tout au plus bon de nous rappeler modestement sans prétendre à leur découverte. Oui, faire des découvertes dans les trouvailles d'autrui ! selon le mot de Jean Dolent. Et Paul Roinard me disait: « Ce sont des poules qui viennent chanter sur des œufs qu'elles n'ont point pondus. »
En somme,vous me reprochez de n'avoir point fait de ces découvertes-là. Que voulez-vous? il y a des ridicules qu'on n'assume point.
J'en viens M. Jules Simon, que vous qualifiez un peu exagérément et qui fait la fortune des chroniqueurs comme la Valse des roses a fait celle des orgues de barbarie. Les mots grossis n'ont plus de sens. Allons, ne blaguez plus Dubrujeaud: vous êtes pairs. Les parvenus ne respectent pas les vieux serviteurs; M. Jules Simon est un vieux serviteur.
Et Musset? Un autre refrain! Amédée Pommier traitait Racine de polisson; Amédée Quillard, qui n'aime pas Amédée Brizeux, un poète évidemment de
troisième ordre, est-il excusable de plaisanter Alfred de Musset, ce pauvre chercheur d'absolu désespéré de son humaine imperfection et qui se réfugie dans la
souffrance en poète qui n'a point trouvé
ailleurs :
- Quand j'ai connu la Vérité
- J'ai cru que c'était une amie;
- Quand je l'ai comprise et sentie
- J'en étais déjà dégoûté.
- Et pourtant elle est éternelle,
- Et ceux qui se sont passés d'elle
- Ici-bas ont tout ignoré !
- Dieu parle, il faut qu'on lui réponde;
- Le seul bien qu'il me reste au monde
- Est d'avoir quelquefois pleuré.
Il est légitime d'admirer la sérénité; ne pas confondre avec vacuité. Beaucoup de jeunes gens lettrés, qui ont appris par cœur des dates et des noms de villes, possèdent ce que l'on appelle une intelligence meublée. La Poésie n'habite pas en garni.
Quelques derniers mots sur Maurice Barrès. J'estime que parmi les sceptiques de sa génération il est le seul qui soit intéressant. Il est parvenu au succès par les moyens qu'il jugea les meilleurs, mais il est parvenu au succès, et c'est la preuve que, lui, n'a reculé devant rien. Donc, il n'est pas du nombre de ces négateurs « galants hommes », disons bons garçons, d'autres diraient nigauds, dignes rejetons de Joseph Prudhomme, qui se promènent dans le monde avec des airs piteux. Je n'ai aucun ressentiment personnel contre M. Barrès; ma haine vous semblera avouable. Mais je ne me suis pas mépris quand je lui dédiai plusieurs pages de ma brochure. Disant de lui tout ce que je pensais, sans animosité, le montrant tel qu'il est, j'en ai fait un personnage historique et j'ai travaillé à sa consécration. Apprenez que, d'ailleurs, il m'en garde de la reconnaissance, car, de maints côtés, il m'est revenu qu'il s'en était trouvé très satisfait. Faites-en part aux personnes qui m'accusent de l'avoir voulu contrarier. Vous m'offrez l'occasion de m'en défendre, merci.
Adieu, mon cher Quillard, et à une autre fois, si bon vous semble.
Julien Leclerq.
Femme couchée (1). ─ Au loin, un paysage fait des masses d'ombre, forêts et monts; devant, entre des balustrades de basalte et de marbre blanc,une Femme couchée sur de l'herbe fleurie, qu'elle écrase, négligente. Elle est nue, d'apparence, en la chemise de linon collée à sa peau; du nombril au dessous des genoux une draperie rouge abrite les arcanes; les pieds nus se posent l'un sur l'autre; de son bras droit elle se dresse à demi, en faveur de la souplesse de son buste; du gauche elle enlace paresseusement un Amour; deux frères du Favori, à ses pieds, jouent, ceints de feuilles étoilées, avec des fleurs puisées en une corbeille, qui est la corbeille d'abondance des grâces surérogatoires dont le caprice de l'Unique se pare aux heures d'ennui d'être belle sans rivales.
La Dame sourit, énigmatique et ironique dans le cadre des blonds serpents que déterminent ses cheveux; l'air doucement et sûrement dominateur, l'air bien d'être la Reine — et, d'être là, parce qu'il lui plait de se faire voir, Vénus au repos et Vénus perverse, celle que l'on désire et celle que l'on craint, déité décevante et douloureuse, aussi une sorte de Notre-Dame qui garde de la tromperie des méchants coeurs et méchantes langues:
- Venus, princesse gracieuse,
- Prosternez, vous prie humblement,
- Cette serpent malicieuse
- Qui nous meurtrit visiblement (2).
Elle est encore un peu la Dame des légendes, en les heures du nonchaloir, celle qui se peut distraire à ne
rien faire, celle qui attend les hommages et ne les reçoit qu'à son gré:
- A vous seigneurie et justice
- Ressort à souveraineté...
- Mesmes, quant ung amant boutté
- Est en amours, vous le sçavez,
- Nous doit serment de feaulte;
- Car telz droiz nous sont réservez ! (3)
Celle que l'on aime à genoux:
- Eulx, à genoulx et clos les yeulx,
- Promectent que, jeunes et vieulx,
- Nous serviront sans contredire (4).
Celle qui se vante de ses aptitudes à l'amour: }}
- Aussi voz cuisses sont petites
- A les asséoir et tenir;
- Mais les nostres sont pieçà duictes
- Pour les aymans entretenir
- Que vous ne pourriez soustenir(5).
Et dans son regard de songe se voit peut-être aussi la terrible douceur qui effrayait les amoureux florentins de la Donna Angelicata:
- Se 'l viso mio alla terra s'inchina
- E di vedervi non si rassicura,
- Io vi dico, madonna,che paura
- Lo face, che di me si fa regina.
- Perché la beltà vostra pellegrina
- Quaggiù tra noi soverchia mia natura,
- Tanto che quando vien, se per ventura
- Vi miro, tutta mia virtù ruina(6).
(Si mon visage à la terre s'incline. - Et,vous voyant, ne se rassure, — Je vous le dis, Madame, c'est la peur — Qui a fait cela, la peur devenue ma reine. -C'est pourquoi votre beauté pérégrine, - Ici-bas, parmi nous, gouverne ma nature, — Tant que, quand elle advient, si d'aventure — Je la regarde, toute ma force est en ruine.)
Mais surtout elle est, et elle est là par la raison que la beauté a droit aux premiers plans, parce qu'elle
présente le droit au rêve, le droit pour de blonds cheveux serpentins pour des yeux clairs et noirs, pour une bouche dédaigneusement voluptueuse, pour des seins purs, pour la sérénité des lignes sous le linon et la draperie pourpre, pour des pieds innocents de la chaussure, pour de longs doigts d'oisive amoureuse, — le droit de meurtrir les fleurs et les hommes : femme, Aphrodite et courtisane.
L'imagier.
(1) Ecole de Botticelli. Au Louvre, galerie des Primitifs italiens. N°1299 du catalogue.
(2) Le Rousier des Dames, sive le Pelerin d'Amours, nouvellenment composé par Messire Bertrand Desmarins de Masan. (XVe siècle).
(3) Le Débat de la Demoiselle et de la Bourgeoise, nouvellement imprimé à Paris, très bon et joieulx (XVe siècle).
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Cino da Pistoja.
Un discret printemps souriant, avec apparues sous de claires feuillées, des gracilités juvéniles et féminines que baigne une singulière et charmante et limpide atmosphère, faite d'un lumineux poudroiement de délicat bleu-gris et de vert trop tendre...
La genèse de cette oeuvre, à vrai dire, peut-être la sait-on trop. Malgré soi, l'on imagine une espiègle femmelette vêtant, jadis, en une pieuse et passionnée Mascarade, la défroque du grand maître Manet, son veston de velours et son pantalon de nankin, sans compter son feutre ni sa gambier, et ensuite — très ensuite — mettant longtemps, bien longtemps, à dépouiller, pièce à pièce, comme à regret, l'aimé et glorieux déguisement.
Et, en vérité, cette exposition, n'est-ce point, tout simplement, l'histoire de ce lent, de ce pénible déshabillage, l'histoire de la veste de velours faisant péniblement place au corselet de soie; du pantalon de nankin quitté, en rechignant, pour les bas à jour et les jupes de surah ; du feutre mou, pour le chapeau de bergère ; et de la brosse aux durs crins, pour la houppette à veloutine ?
Voyez :la Femme en noir, la Femme à l'éventail, cette si intéressante Plaine de Génevilliers, ce Portrait de Mme***; cette Vue de Paris, cette Enfant à la perruche, toutes ces toiles et tous ces pastels relativement anciens. Madame Berthe Morisot, si j'ose ainsi dire, fumait encore la pipe, alors, en buvant la bière dans le bock du Bon Bock... Mais bientôt c'est le Lac du bois de Boulogne, la Mangeuse de pommes,
l'heure où, le carnaval fini, il faut quitter les mâles oripeaux du bal pour reprendre ses cotillons et ses gestes de toujours. Et voilà que la métamorphose est accomplie et que c'est une femme qui s'assied maintenant devant le chevalet pour peindre cette Fillette assise, si exquisément poupée qu'on songe à telle autre de Renoir, ce Déjeuner sur l'herbe, ces Aloës, ces Faneuses, cette Bergère couchée, cette Fillette au panier, cette Petite fille à l'oiseau, ces Cygnes, toutes ces apriliennes apparitions de gamines roses, de babies rieurs, surgis en ce clair envolement de cendre bleue, de cendre verte, dans cet air si transparent et si tendre, surtout - oh ! surtout — toutes ces délicates aquarelles, tous ces jolis croquis si légers d'enfants, à peine rehaussés de cobalt et de vermillon éteints...
Ah ! vraiment, la pipe et les culottes sont loin ! et loin aussi les belles qualités mâles, un instant apprises du maitre d'autrefois, la précise et synthétique vision des formes et des couleurs, l'horreur du joli sentimental ! La houppette a fait son œuvre et il a plu quelque poudre de riz, il faut bien l'avouer, dans le bateau des Canotiers d'Argenteuil. Mais pourtant l'oeuvre reste, malgré tout, intéressant, à cause même de cette inattendue interprétation du plus masculin génie qui fût, à cause même de cette légitime et savoureuse féminité, si loin de la redoutable féminité de ces dames des « Femmes peintres » ...
Je suis, en vérité, fort embarrassé pour dire de cette entreprise, excellemment artistique, tout le bien que j'en pense, l'ayant déjà, et hautement, proclamé dans la préfacette du catalogue qu'on me fit l'honneur de me demander. Aussi me résouds-je à simplement recopier à l'usage des lecteurs du Mercure les quelques lignes hier imprimées sur ce sujet :
Le public parisien de cette fin de siècle, qui ne rappelle que de fort loin, il faut bien l'avouer, le public florentin du temps des Sforza, ou les Hellènes du temps de Périclès, estime avoir suffisamment sacrifié au culte de l'Art lorsqu'il a pris, par douze mois, quatre ou six heures sur ses occupations de bourse, d'industrie, de négoce ou de sport, pour aller faire quelques tours dans ces grands bazars nationaux qu'on nomme les Salons. Cela suffit à son appétit esthétique, mais aussi, qu'on le concède, démontre son admirable sobriété et un souci vraiment admirable de la qualité des victuailles ingurgitées.
Je sais des commerçants et des banquiers d'aujourd'hui qui, pour avoir acheté à ces étalages forains que patronne l'Etat, quelque sucre de pomme ranci de M. Lobrichon ou quelque poussiéreux pain d'épice à l'anis de M.Loustauneau, se comparent mentalement à Mécène, à Leon X où à Laurent le magnifique.
Ces singulières jouissances suffisant an public de maintenant, ne le turlupinons donc point trop — d'autant plus que ce serait sans doute très en vain - par d'amères critiques sur sa cuisine et ses pâtisseries d'élection. Bornons-nous à constater, une fois de plus, et pour les rares curieux des choses intellectuelles (si toutefois il en existe encore dans ce siècle de financiers, de jockeys et de droguistes), que l'art contemporain n'est point dans ces énormes déballages officiels où beaucoup sont tentés de le chercher, dans ces grotesques foires, moins courues des vrais artistes que des camelots en quête d'écouler leurs pacotilleux rossignols et des saltimbanques mendiant à coups de grosse caisse lézardée des bravos et des sous, sans parler des bestiaux phénomènes venus là pour les médailles!...
Sans doute, je sais qu'on peut objecter des noms glorieux égarés en ces infamantes galères, Puvis de Chavannes, Rodin, Carrière, Whistler, Sisley, Henner, quelques autres...
Mais, comptez-les !... Et puis, si vous avez quelque imagination, songez à la formidable besogne qu'aurait le Christ ressuscité s'il lui fallait, une seconde fois, chasser les marchands du temple, les autres, tous les autres - un Christ qui serait bien un peu, n'est-ce pas, le cousin de l'Hercule chez Augias!
Hélas ! les miracles sont rares, en cet âge de houille, et nous n'avons guère le droit de compter sur un nettoyage aussi fabuleux. Le mieux, en attendant l'improbable fouet du Christ ou le balai d'Hercule, c'est d'aller chercher ailleurs nos jouissances artistiques. Et, certes, ces jouissances artistiques, on peut les trouver ailleurs, qu'on le sache bien.
Loin des Salons, dont les jurys prudents les bannissent, ou dont spontanément ils s'exilent eux-mêmes, loin des mercantiles préoccupations, loin des salopes usines de pastichages et maquillages à la mécanique de leurs prétendus confrères, il est, certes, des artistes véritables qui aiment à se réclore en leurs beaux rêves, travaillant glorieusement à des œuvres méprisées, cherchant sans souci de la mode, de la fortune ni de l'actuelle popularité, à naïvement fixer, dans la glaise on sur leurs toiles, les plus subtils frissons de leurs âmes de poètes et préférant à toutes les médailles et à toutes les croix la seule approbation de leur conscience. Ils sont là, dans ce tréfonds perpétuellement fermentant, qu'ignore le public, mille jeunes hommes ardents, convaincus et désintéressés. Ils ont bouleversé, avec des fougues belles d'enfants révolutionnaires, les vieilles formules de l'école, les ponctifs de l'Académie, tous les clichés surannés dont vivent les bons élèves.
Ils se sont exaltés, les uns, tout à la joie des sensations, découvrant les féeries oubliées du soleil, les autres, tout à la joie de l'idée pure, proclamant les incomparables splendeurs du rêve, tous broyant sur leurs palettes moins de couleur que d'amour.
Malheureusement, le public, jusqu'à ce jour, au cas improbable où le désir lui fût venu de connaitre ces obscures alchimistes de ce qui sera peut-être le Grand-Œuvre de demain, en eût été assez empêché, les ateliers de Montmartre étant hauts et le Bottin discret à leur sujet. Aujourd'hui, il n'en est plus ainsi. Gràce à l'initiative de M. Le Barc de Boutteville, les œuvres des jeunes peintres novateurs, leurs études mêmes sont groupées et offertes à l'examen des curieux, à côté de celles des maîtres dont ils se réclament. Certes, l'homme de goût et de bonne volonté, rara avis, qui s'égarera en cette Exposition, n'y trouvera point que des chefs d'oeuvre. Il y remarquera bien des tâtonnements d'écolier, bien des essais maladroit, bien des efforts avortés, mais il ne pourra, je crois, s'empécher de constater combien, pourtant, ces essais originaux et personnels, même les plus inférieurs, sont plus interessants et plus vraiment de l'art que les banales merveilles patentées des Salons. Quant au gros public, nous n'en donnons point, il rira, pour témoigner de sa parfaite incompréhension. Mais ainsi, mon cher Le Barc, vous aurez toutes les gloires: celle d'avoir aimé, découvert et encouragé les vrais artistes, celle d'avoir assumé les railleries de vos contemporain, et enfin celle de pouvoir compter, je l’espère, Sur la reconnaissance de la postérité.
Tout, répétons-le, est, par un charmant en dehors de tout académisme, par un rare individualisme intransigeant, par un absolu passionnement d'art pur, intéressant dans cette exceptionnelle exposition, et tout citer serait simple loyauté, n'étaient les rigueurs de notre cadre : — et les belles têtes mystiques et les Synthétiques paysages de Filiger, et les fantasmagories coruscantes d'Angrand, et les études de portraits d'Anquetin, aujourd'hui amoureux des belles pâtes de Manet, et le Jet d'Eau si naïvement et si somptueusement conte-de-fée d'Emile Bernard, et les discrets mystères de Maurice Denis, et les aveuglantes averses de confetti multicolores de Dubois-Pillet, de Signac, de Lucien Pissarro ou de Luce, et les mélancoliques Sources d'amertume de Jeanne Jacquemin, et les extrême-orientales tératologies de Ranson, et les chavanesques baigneuses de Petitjean, et les merveilleuses tapisseries de haute lisse de Séruzier, et les fantaisies distinguées de Willette et celles un peu crapuleuses de de Feure, et les âpres mièvreries
de Zandomenéghi, et cet admirable éventail de
Gauguin, et ces lumineux givres de Vogler, et ces cruelles réalités de Lautrec, et ces jolies arabesques de Bonnard, et ces particuliers quais de Seine de Fournon, et ces symphonies en bleu, en jaune et en rose de Henry-Edmond Cross, et ces Gausson et ces Albert et ces Guilloux et ces Legrand et ces Moret et ces Paillard et ces Roy et tout, tout, je vous dis, tout !...
G.Albert Aurier
La Fin du vieux temps, Pièce en trois actes, en prose, de M. Paul Anthelm.
Thermette Muselle et Marc Fauchureur s'aiment: le garçon demande la fille en mariage ; le pére, Toine, volontiers consentirait, mais, nature timorée, sans volonté aucune, il a bien quarante ou quarante cinq ans qu'il tremble encore devant son père comme un moutard: il renvoie l'amoureux au vieux Muselle, qui décidera. Marc, luron solide, travailleur possesseur d'un bien équivalent à celui dont Thermette héritera un jour, est un paysan nouvelles couches, qui exploite ses terres selon les progrès acquis et y applique les plus récentes méthodes. C'est pourquoi le vieux routinier de Muselle lui refuse Thermette. Il décrète qu'elle épousera Balthazar Quinçon, un pur, celui-là, qui ne mange pas de pain blanc, reste fidèle aux anciens us et ne changera rien plus tard au Musellion. Mais dans le temps que Balthazar fait une vaine cour à Thermette, les bêtes de la propriété sont atteintes de maladies ou meurent. Les paysans croient à un mauvais sort. Alors Marc, qui n'a point perdu tout espoir, reparaît, affirmant que les sorciers et les sorts sont des billeversées; si les bêtes dépérissent, c'est qu'un gredin s'y emploie, et il se charge de le découvrir. Le vieux Muselle accepte qu'il se poste pour la nuit dans la grange, avec Toine et un autre compagnon. Et en effet arrive le mendiant Tiolon (soudoyé par quelqu'un de la famille) avec ses herbes maléfiques. Toine reçoit un coup de couteau du gueux qui s'échappe. Tout le Musellion est sur pied. Toine va mourir, il supplie son père de donner Thermette à Marc. Le vieux s'obstine, s'emporte, refuse — et Toine meurt. Désespoir de Muselle, qui, par crainte des visites nocturnes du fantôme de son
fils, se résigne enfin au mariage de Thermette avec
Marc; mais il quittera la maison. Bonheur, prospérité, naissance d'un enfant; - et cet enfant, Muselle voudra le voir, l'aimera, et se réconciliera par lui avec le jeune ménage: le vieux temps est mort.
Histoire touchante, pas vrai ? Le mendiant, les sorts, les herbes de la Saint-Jean, la maladie des bêtes, l'avarice rurale, les amours contrariées, la thèse sur le progrès, le coup de couteau, le poupon conciliateur (etc.,etc.,etc.), ce sont là de ces choses que le public accueille avec la joie de retrouver de vieilles connaissances. Une lacune, pourtant, car, enfin, si la vertu est récompensée, le crime n'est pas suffisamment puni. Pour une fois - que M.Francisque Sarcey m'en absolve - j'indiquerai la scène à faire. Au lieu de se suicider après avoir occis Toine, le mendiant, disparu du pays, serait ramené par le remords au troisième acte, dénoncerait la gueuse qui le payait pour perpétrer ses crimes, et on les arrêterait tous les deux. On remarquera que, du même coup, par ma combinaison : 1° on punirait intégralement le crime ; 2° on ajouterait deux éléments d'émotion dont tout le monde déplore l'absence, le remords et le gendarme; 3° on corserait le troisième acte, en vérité trop simplet. M. Anthelm pourrait alors compter sur un gros succès à l'Ambigu, et le répertoire garderait sa pièce au même titre que Bruno le Fileur ou Marie-Jeanne la femme du peuple.
Il y a tout de même longtemps que l'âme de Madame Sand ne fut à pareille fête: on se serait cru aux beaux jours des Petite Fadette et des François le Champi - à cette différence près que les paysans de George Sand étaient des poètes, tandis que ceux de M. Anthelm ont de l'esprit comme un journaliste et parlent comme des maîtres d'école.
M. Antoine a haussé le vieux Muselle jusqu'au « caractère », et je ne sais trop si un autre eût été écouté durant l'extraordinaire troisième acte. M. Janvier (Balthazar Quinçon) est toujours tout à fait bien. Interprétation parfaite d'ailleurs avec MMmes Luce, Colas, Barny, Méréane, Garniery; MM. Damoye, Arquillière, Pons-Arles, Gémier et Verse.
Louer la mise en scène du Théâtre Libre est devenu un cliché. Je noterai cependant pour son étonnante précision celle du deuxième acte : la grange.
Alfred Vallette
Libri e Teatro, par Luigi Capuana (Catane, Niccolo Gianetta).— V. page 249.
Bruges-la-Morte, par Georges Rodenbach (Marpon et Flammarion). — Je l'avouerai d'abord, ce qui me choque décidément dans ce livre vient de l'illustration ; les similigravures de Bruges qui doivent « collaborer aux péripéties » dans le roman d'Hugues Viane, me semblent plutôt se développer à part ; elles donnent bien une impression de la ville morte, mais qui se dresse à côté dans notre esprit, chemine parallèlement au texte, n'y ajoute rien, demeure différente. — Il faut songer en somme que la pensée littéraire émane d'une oeuvre pour la refaire en nous qui la lisons, que l'oeuvre n'existe pour nous, telle que l'auteur l'a réalisée, qu'au moment seul où sa vision devient la nôtre, au moment fugitif où nous sommes si imprégnés de lui que nous avons son âme. La disposition du jour, l'association éventuelle des idées retardent ou précipitent cette communion dans l'illusoire ; on peut passer en deçà, au-delà du point précis où elle doit s'accomplir ; l'atmosphère d'aventure, le jeu des contingences suscitent l'état d'esprit nécessaire ou l'empêchent, et nous avons tous jugé insipides, un soir, telles manifestations d'art un peu subtil qui d'habitude nous agréent, simplement parce que les circonstances n'étaient point favorables. — De quel profit maintenant sera l'image sur papier, si fidèle qu'on la suppose ? Elle est une interprétation de fait une réalité brutale qui s'interpose maladroitement, gène et violente le rêve, le limite, le circonscrit, le ramène à de l'immédiat ; devant, la fluidité charmante des simulacres, le voile flottant et mystérieux des apparences, elle apporte son extériorité, sa prétention à une existence effective ; elle donne une idée quelconque, une reproduction quelconque des choses ; elle ne donne pas l'idée qui plane au dessus et au delà des monuments et des petits bonshommes. - D'ailleurs, un livre véritable, vivant de lui-même, s'affranchit facilement de ce secours un peu puéril ; dans ces pages de Bruges-la-Morte,
hier dans le Règne du Silence, n'avons-nous pas vu se lever ces villes défuntes des Flandres, que chérit et raconte pieusement M. Rodenbach ; ne savons-nous pas les vieilles maisons se décalquant sur l'eau immobile des canaux, les églises, les béguinages, les banlieues désertes qui agonisent dans le brouillard d'hiver ; ne sentons-nous pas peser l'ombre des
hautes tours ; ne sommes-nous pas pénétrés de l'immense tristesse des cloches, de l'ennui et de la solitude des dimanches ; n'éprouvons-nous pas, comme son Hugues Viane, une impression poignante de mort, de deuil, à vaguer sous la brume le long des quais aux maisons jalousement closes, par les rues mélancoliques et grises « où tous les jours ont l'air de la Toussaint » ? — M, Rodenbach a voulu cette fois indiquer l'influence qu'exerce une ville de physionomie aussi inquiétante sur les êtres qui acceptent ou subissent son affliction résignée, qui aiment sa tristesse, son délaissement, sa misérable détresse de chose condamnée. Elle les façonne, dit-il, selon ses sites et ses cloches ; elle est presque humaine ; elle oriente l'action ; elle conseille, dissuade, détermine les actes, les surveille en sa dévotion jalouse ; elle obsède l'âme et sa présence, comme un reproche, retient l'être dans la voie douloureuse lorsqu'il tente de retourner au soleil du dehors, à la vie claire et joyeuse. Hugues Viane, dans la vénération des félicités abolies, y croit trouver la sœur moribonde de son cœur moribond ; il se réfugie dans la ville de silence, de piété, de petites pratiques religieuses et de petits commérages ; il y dorlote ses souvenirs, s'y trouve non point consolé, mais moins seul, en communauté de renoncement et de veuvage ; la ville a pour lui la charité du repos ; elle parle de Dieu ; elle prie ; elle dresse en témoignage de sa croyance les bras de pierre de ses clochers ; elle sanglote ses carillons, ses glas de désespoir ; elle pleure avec lui les joies si lointaines de sa jeunesse. Il peut s'agenouiller devant de chères reliques, près d'une chevelure morte, des portraits, de petites dépouilles, et n'être point ridicule ; la ville est miséricordieuse. — Mais voici
qu'il retrouve l'idole, qu'il pense mériter encore de vivre, qu'il s'éprend d'une femme rencontrée, ressemblant si bien à la morte qu'on dirait la morte revenue. Elle a les mêmes yeux, le même visage, la même chevelure d'or, jusqu'à la même voix. Il l'aime pour ce miracle, veut la confondre avec l'ancienne ; il la recherche et en fait sa maîtresse. — Cependant, la ville réprouve le pieux mensonge, qui l'illusionne ; il doit convenir qu'il s'est trompé ; la nouvelle femme n'est l'autre que par des apparences ; ses cheveux d'or sont teints ; elle n'est qu'une fille. Dans le naufrage de cet amour qu'elle n'a pas compris, Jane a encore l'imprudence du définitif sacrilège ; elle ne tient Hugues que par la chair, l'habitude de son corps, la crainte à présent de se retrouver seul en face de la cité douloureuse devenue hostile ; elle s'introduit dans sa maison, ose porter les mains sur les petites dépouilles, les choses du passé, les portraits qui lui sont pareils et la chevelure de la morte, alors que le conseil de la ville se fait plus impérieux, triomphe dans le chant des processions, le cliquetis
des encensoirs, tandis qu'on promène sous les fenêtres la châsse du Précieux-Sang et que toutes les cloches carillonnent l'incertitude de la joie. Hugues l'étrangle, de la chevelure qu'elle a saisie, de la chevelure vindicative, qu'elle profane, qui lui sert de jouet, parce qu'elle n'a pas deviné le mystère et que le respect de la morte était la condition de sa vie, — parce qu'elle-même doit s'identifier à la morte et, dans cette ville de rêve, devenir le rêve.
J'ai dû entrer dans quelques détails en parlant de ce livre,
et je pense que beaucoup encore serait à dire. M. Rodenbach a mis dans Bruges-la-Morte nombre des jolies choses précieuses et charmantes de ses poèmes ; mais on nous a tant rasés avec les symboles que je crois méritoire de ne point insister. En terminant, je le féliciterai — sans malice — d'avoir écrit en bon français un livre très simple, très beau, et pourtant si subtil que des chroniqueurs ingénus avouèrent n'y avoir rien distingué (2).
C. Mki.
Pélléas et Mélisande, par Maurice Maeterlinck. (Bruxelles, Paul Lacomblez). — M. Maurice Maeterlinck manque d'égards pour les critiques : il était convenu tacitement que son domaine propre était le royaume de la terreur et de la mort et qu'il n'avait pas le droit d'en sortir ; petit à petit les plus obtuses brutes du journalisme s'habituaient à la topographie de cette intelligence que l'on pouvait prévoir, à une semaine prés, l'époque où notre ineffable Maître — j'ai nommé M. Francisque Sarcey — en aurait pu décrire toutes les allées et tous les sombres parterres. Et voici que tout d'un coup, en ce nouveau drame, l'indélicat poète se permet de
troubler toutes les notions reçues et d'obliger ces messieurs à trouver d'autres phrases, d'autres épithètes, des sottises encore inédites. Cependant, pour qui ne s'arrêterait pas à l'extérieur, c'est bien encore la même idée directrice qui a ordonné la création de Pélléas et Mélisande comme celle de l'Intruse ; ici, avec une grande richesse de détails, une variété charmante de gestes et d'attitudes, plus près à la fois et plus loin de nous, l'éternel spectacle se déroule, et, selon la parole du vieil Arkël : « Il n'arrive peut-être pas d'événements inutiles », apparaît l'inévitable nécessité des actes humains.
Un soir, dans la forêt, Golaud rencontre une petite fille épouvantée qui pleure près d'une fontaine, où sa couronne est tombée, couronne de princesse inconnue et mystérieuse.
Encore qu'elle s'effraie un peu de ses cheveux gris, il fait d'elle sa femme et la ramène au château héréditaire d'Allemonde, où habitent autour d'Arkël ; l'aïeul, sa mère Geneviève, son frère Pélléas et le petit Yniold, son fils du premier lit. Dès la première rencontre, avant d'avoir prononcé une parole, par l'élection des Puissances suprêmes, Pélléas et Mélisande s'aiment éperdument. Longtemps, « ils jouent en rêve autour des pièges des destinées » ; et quand ils échangent leur baiser de noces adultères, Goland tue Pélléas et blesse légèrement Mélisande, qui meurt peu après non de la blessure, mais d'une incurable nostalgie.
Telle est l'affabulation : on n'en pourrait imaginer de plus initiale. Mais comme chaque scène conduit plus près de l'abîme ouvert pour eux, depuis l'origine des âges, les acteurs de ce drame ! Ils ont un pressentiment obscur des choses qui adviendront, et nul contraste n'est plus poignant que celui de leur amour ingénu et de leur tristesse secrète ; ils devinent qu'on n'échappe pas à sa destinée et qu'il y a une harmonie préétablie entre les événements et l'inconscient désir de notre volonté. Certes, ils semblent étrangers à ce qui leur arrive, et qui sait cependant si la cause réelle de tout cela n'est pas en eux-mêmes. La scène du meurtre est bien caractéristique : ils viennent de s'embrasser brusquement ; ils ont peur de leur joie nouvelle et ils s'arrachent presque à leur destinée, comme s'ils devaient se mentir toujours. Mais ils aperçoivent Golaud qui les épie, aviné, prêt à l'égorgement, et alors leur âme véritable se dévoile et c'est un débordement forcené de passion :
Pélléas. — Va-t'en! Va-t'en ! il a tout vu ! il nous tuera !
Mélisande. — Tant mieux ! tant mieux ! tant mieux !
Pélléas. — Il vient ! il vient ! ta bouche ! ta bouche !
Mélisande. — Oui !... Oui! Oui !
Pélléas. — Oh! Oh toutes les étoiles tombent !
Mélisande. — Sur moi aussi! sur moi aussi !
Pélléas. — Encore ! donne ! donne !
Mélisande. — Toute ! toute ! toute !
La venue de Golaud semble seule les jeter dans les bras l'un de l'autre : point ; ils s'enlaçaient déjà ténébreusement d'autres soirs ; mais ils n'étaient pas sincères, et il a fallu la terrible lumière des heures éternelles pour qu'ils cessassent de ruser avec le sort et avec eux-mêmes.
Mais le charme suprême, c'est que ce drame qui prête ainsi à penser soit en apparence aussi simple qu un conte de fées ; il en a les vives et charmantes couleurs, la grâce juvénile, l'élégance romantique, et c'est merveille que M. Maurice Maeterlinck sache ainsi prononcer les fraîches paroles de la légendé et pense en même temps avec la grave lucidité d'un contemplateur.
P. Q.
Les Vergers illusoires, par André Fontainas (Librairie de l'Art Indépendant. — En 1889, M. André Fontainas publiait Le Sang de Fleurs, recueil de poésies éparses
jusque-là dans diverses revues qui témoignaient d'un noble effort vers un art intègre et loyal, mais n'avaient guère entre elles d'autre lien que ce souci même de bien faire. Maintenant, après le silence, le recueillement, l'ombre obstinément faite autour de soi, le dédain absolu des vaines luttes, le poète se rappelle à nous, non plus par une collection un peu artificielle de vers composés au hasard des heures, mais par un livre d'une belle unité.
Un jour, l'âme leurrée par des gloires et des baisers chimériques, le Châtelain aventureux quitte les terres de la vraie joie ; il appareille, loin de la Princesse du manoir, vers les havres aux fruits d'or, que recèle pour sa folie, « dans l'horreur consolatrice et les ténèbres », la brume merveilleuse des flots polaires. Là, « des formes de mensonge lui apparaissent et s'évanouissent avant qu'il les ait saisies, jusqu'au moment où, comme un étranger, il revient vers la maison désertée. Des voix obscures l'injurient ; mais la Princesse en deuil lui rouvre la bonne demeure et « avec un geste lent d'oubli qui lui pardonne » recueille le Voyageur, las des chemins, des vagues et des grèves.
L'oeuvre n'a point dans son développement réel cette apparence de conte logiquement conduit ; elle ne se suit pas avec autant de rigueur. Sinon ce ne serait qu'une fable sans autre portée. Mais des motifs secondaires s'y entrelacent et des correspondances lointaines s'établissent pour le plaisir de l'imagination. Il advient même à une ou deux reprises que des poèmes soient presque trop excentriques à l'idée primordiale et y semblent comme arbitrairement réunis : ils diffèrent de ton et la technique en est moins souple que dans le reste du livre. Cela est surtout sensible dans la seconde partie (Voir p. ex: Celui qui s'embarquait, et, O toi, la fleur de sang). Cependant l'harmonie générale n'est pas troublée par ces rares — et si légers - disparates ; et Les Vergers illusoires laissent en définitive cette exquise impression d'une allégorie qui hésite perpétuellement, comme la vie elle-même, entre l'émotion sentimentale et l'anxiété intellectuelle, l'une n'étant peut-être après tout que le signe de l'autre. Il faudrait citer quelques passages pour donner une idée plus exacte de cet art savant et volontaire, riche de rythmes et d'images. Mais il y aurait péril à isoler telle ou telle partie, et à la dénaturer par conséquent. Ne pourrait-on, pour une fois, croire sur parole le critique, ce juge qui n'a pas plus que les autres magistrats le droit de juger et qui, honteux en secret de jouer un rôle si méprisable, est plus suspect, hélas ! d'acrimonie que de bienveillance?
P. Q.
Chatte et Chats, par Raoul Gineste, Préface de Paul Arène (Flammarion). - « ...Raoul Gineste, compatriote du
doux Gallus aimé par Virgile, tient sans doute de cette origine le besoin de précision et de clarté classique; charme de ses vers, ainsi que l'inquiétude du Mystérieux dont, au soleil couchant des décadences latines, se troublaient les âmes. » Cette phrase de la préface de M. Paul Arène résume, je crois,
toute la critique à faire de ce livre aimable. Beaucoup de pièces, assez anciennes, sont édifiées selon la technique du Parnasse ; quelques-unes étaient fort connues avant la publication en volume, par exemple Les Vieux chats :
Comme ils sont tristes les matous,
De n'être plus sur les genoux
Qui leur faisaient un lit si doux...
Les bonnes vieilles, leurs maîtresses, sont mortes, et elles ont emporté tout le vieux bonheur : cajoleries, gourmandises, longues paresses au coin de l'âtre pendant qu'elles tricotaient
En rêvant au bel houzard bleu
Qui reçut leur premier aveu,
et que
Le ragoût qu'on allait manger
Cuisait avec un bruit léger.
Ils rôdent abandonnés, étiques et funèbres, sur les toits, guettant une nourriture,
Et quand ils voient passer en bas
Des bonnes femmes à cabas
Qui trottent menu d'un air las,
Le bon goût des crèmes sucrées .
Où trempaient les croûtes dorées,
Revient a leurs lèvres sevrées...
A signaler encore La Fileuse, Métamorphose, Freya, la Baladade du coupeur de chat, « l'homme au shako jaune merdeux » : cette ballade nous laisse le regret que M. Raoul Gineste n'en ait point écrit d'autres.
A.V.
La Messa a Psiche di Emma (E. Viola Ferretti - (Città di Castello, tipografia dello stabilimento S. Lapi). - Ce volume nous est parvenu orné d'une dédicace bizarre dont voici la traduction : « Au Mercure de France, qui tente de galvaniser les symboles, un vieux rat de librairie matérialiste adresse [ce livre ] par dilettantisme d'antithèse. - Milan, 18 avril 1892. » Le vieux « Rat », qui n'est sans doute ni l'éditeur, ni la signorina Emma, a cru nous jouer un bon (ou mauvais) tour, en nous obligeant à lire cette historiette, et il ne s'est trompé qu'à moitié. Dans ce conte fantastique assez compliqué qui commence au Ve siècle et finit aux XVIIIe, la Psyché est une statuette, jetée dans un puits par le dernier poète païen ; un couvent se bâtit autour du puits ; Psyché « revient », se promène, est vue par un peintre, qui, croyant faire une Vierge pour l'église du couvent, fait une Psyché. On dit la messe devant cette Psyché, - ce qui n'est pas bien grave. Quant à l'expression la messe à Psyché, elle est singulièrement fausse, car on ne dit la messe ni à aucun personnage, ni à aucun saint, ni même à la Vierge. Le petit blasphème final est donc assez maladroitement raté. Je supplie le vieux « Rat » de ne plus m'envoyer que des chefs- d'oeuvre.
R.G.
L'Amour cynique, par Alexandre Boutique (Dantu - Tout bien considéré, Jules Simon a pu se permettre la lecture du dernier feuilleton de l’Echo de Paris, car l'Amour cynique représente une oeuvre saine... étant donné que pousser à la roue de la reproduction de l'espèce est faire acte de bon citoyen par le temps qui court. Voici, dépouillée de la magie des phrases, l'intrigue toute nue de ce roman naturaliste : un homme exceptionnellement armé pour les luttes amoureuses rencontre deux femmes (la mère et la fille), dont l'une, la mère, est particulièrement ouverte aux aspirations sentimentales, et l'autre, la fille, possède un entendement relativement fermé aux choses de la passion. Cet homme a pour maîtresse la première et pour légitime compagne la seconde. Entre les deux son cœur éprouve des oscillations terribles. Finalement, la jeune mariée meurt d'avoir découvert que les idées d'un gendre s'adaptent quelquefois merveilleusement au cerveau d'une belle-mère.(Nous aurons sans doute mis tous les points sur les i en ajoutant que le cœur du héros donne sept oscillations en trois heures...) Il ne nous convient pas de chicaner Alexandre Boutique sur le choix de son sujet: le romancier qui désire l'oreille du grand public n'a pas à reculer devant la violence du document humain, et en fait de roucoulement voluptueux le plus gros ut de poitrine est encore la meilleure note. Malgré certaines dissertations médicales placées de-ci de-là comme d'impatientants prenez garde à la peinture, nous sommes allé jusqu'au bout du livre avec beaucoup de plaisir. Un régal de chair fraîche, quoi ! Et le savant garçon boucher qui disperse l'étal à droit a tous nos compliments.
***
Brunettes, ou petits airs tendres, par Jacques Madeleine (L. Vanier). — Le titre est charmant. C'est celui sous lequel Ballard recueillit, au commencement du XVIIIe siècle, tant d'anciennes chansons, galantes ou populaires. On trouve dans les Brunettes de Ballard La Belle dans la vigne :
Ah ! mon beau laboureur !
Beau laboureur de vigne,
O lire, ô lire,
Beau laboureur de vigne,
O lire, ô la.
N'a vous pas vu passer
Marguerite ma mie ?
O lire, ô lire,
Marguerite ma mie
O lire ô la.
Dessous un prunier blanc
La belle est endormie,
O lire, ô lire,
La belle est endormie,
O lire, ô la.....
On y trouve une des plus anciennes versions de A la claire Fontaine et tout plein de joliettes choses:
Dedans une plaine,
Pensant à l'amour :
J'rencontray Climein',
Me mis à ses genoux...
Le livret de M. Jacques Madeleine est un assez agréable assemblage dé versiculets érotiques et évocateurs de retroussis, de blancheurs et de roseurs... le tout teinté d'un sentimentalisme qui n'est ni naïf, ni pervers. Petits airs tendres, tendres, tendres....
R. G.
L'Angoisse, par Eugène Bosdeveix (Paul. Ollendorff). -
L'épigraphe de ce livre singulier, qui tient du roman et de la dissertation philosophique, est suffisamment significative et résume bien l'enseignement qu'il en faudrait tirer : « Quel mal est comparable à la pensée ? » La thèse est celle-ci : quand un homme s'abandonne à une perpétuelle observation de soi-même, ce qui fut le monde, les êtres, sa propre personnalité, tout s'évanouit en présence de l'Analyse maudite ; la vie n'est plus pour lui qu'une hallucination continue, la folie consciente d'un damné qui touche à l'infini dans un gouffre amorphe de ténèbres, sans que rien, heurt douloureux, lueur apparue, donne un rythme quelconque et un intérêt au mouvement uniforme de cette chute. L'effort n'est point banal et honore grandement qui essaya d'intéresser à un tel drame, si peu semblable aux habituelles histoires d'amour, d'ambition, voire de simple bavardage mondain où s'égaient la plupart des écrivains français, en ce temps. Mais l'oeuvre n'est pas égale toujours à l'idée qu'on s'en pourrait faire et provoque dans son ensemble une critique fort grave. Ce ne sont pas les actes mêmes des personnages, mais leurs discours assez monotones, des paroles empruntées aux manuels de psychologie, qui marquent les différentes stations du récit : à quoi bon alors la forme du roman, sinon pour animer ce qui, dans les livres spéciaux, est, précisément par l'analyse, mort, fragmentaire et assez vain. Un épisode seul satisfait à toutes les exigences esthétiques. Le pitoyable héros de cette tragédie intellectuelle, Christian, s'est repris à vivre de la vie normale, instinctive par de hautains raisonnements métaphysiques. Ellen d'Hinisdor lui a persuadé, pour quelques jours, que la volonté était supérieure à l'intelligence et constituait la vraie vie. Non sans se reprocher une sorte d'attentat à l'esprit pur, l'analyste se laisse lier peu à peu aux chaînes heureuses du sentiment et de la sensualité ; et les deux amants revivent les âges jeunes et beaux « où le péché n'existait pas ». Mais un jour, en pleine extase, sans raison, Christian, séparé de sa maîtresse qui cueille des fleurs, oublie la femme qu elle est devenue et « recherche le mystère et le prestige de ses yeux de jadis », alors qu'elle était seulement l'éloquente prêtresse, à peine vivante. Dès lors l'analyse le ressaisit tout-entier et la chute est irrémédiable. C'est une scène très
poignante. Mais partout ailleurs règne, dans le livre, l'abstraction fatigante et inutile; et l'on pense malgré soi, à cause d'une certaine gaucherie, que toute cette science, psychologique et autre, n'est pas très bien assimilée. Le drame même s'en trouve diminué. Christian ne serait-il malheureux que pour avoir mal compris ?
La langue aussi est inégale, diffuse et parfois inexacte. Elle rappelle en quelques passages les poncifs romantiques: « S'il est des anges, elles doivent être toujours ainsi » ; et elle est aussi surchargée de termes techniques ou savants, non sans quelque méprise. Ainsi il faut dire le « chérubin », comme tout le monde, ou le « keroub », comme les hébraïsants mais point le « kéroubin »,qui n'est ni du vocabulaire courant, ni du vocabulaire des érudits. De même, il serait abusif de s'imaginer les « aruspices » comme des personnages qui détenaient de graves secrets hermétiques : c'étaient de pauvres petits sacrificateurs étrusques, sans aucune valeur sacerdotale, des diseurs de bonne aventure peu considérés, qu'on expulsait de temps à autre de Rome, à la manière de gens suspects et interlopes. Critiques de détail peut-être méticuleuses, il faut l'avouer, et qui n'enlèvent que peu de son très haut intérêt à une œuvre de si rare intention.
P. Q.
La Vie sans lutte, par Jean Jullien (Bibliothèque Artistique et Littéraire). — Livre antérieur, j'imagine, au Maître et à La Mer; au reste, mêmes simplicité de conception et d'exécution, mêmes qualités d'observation menue, mais, ici, avec des fugues romanesques plus fréquentes. La première des trois nouvelles qui le composent, La Vie sans lutte, repose tout entière sur cette fausse idée si répandue que la condition sociale de l'ouvrier est préférable à celle de l'employé. L'auteur nous montre un rond-de-cuir appointé à 2.100 fr. et qui, avec des écritures expédiées en dehors du bureau, doit vivre sur le pied d'environ 3.000 fr. Certes, ce n'est pas riche. Mais prenons un ouvrier gagnant une journée moyenne, soit 7 fr.: un ouvrier sérieux et qui ne se dérange point, de bonne santé, dont le métier ne chôme jamais, ne travaille guère — dimanches, fêtes et circonstances inévitables retranchés — que 300 jours par an; total : 2.100 fr., juste comme l'employé. Mais il faut observer que l'ouvrier a donné toute sa journée à son patron, qu'il ne gagnera rien une fois sorti de l'usine, et que, à moins de s'établir (cas exceptionnel), sa condition ne s'améliorera jamais — tandis que l'employé d'administration, par augmentations periodiques, gagnera jusqu'à 3.6000 fr., à supposer qu'il ne passe sous-chef (cas exceptionnel correspondant à l'établissement de l'ouvrier). Je ne dis rien de la retraite, que l'employé paie de ses propres deniers. Quant à la « représentation » qui incombe à l'un et dont l'autre est dispensé, ce n'est vrai qu'en province; à Paris, l'employé vit comme il l'entend, demeure où il veut (celui de M. Jean Jullien habite une rue et une maison impossibles); il peut enfin n'avoir pour vêtements que ceux qu'il porte tous les jours, alors que l'homme des ateliers est obligé d'en avoir plusieurs. L'idée de La Vie Sans lutte est donc plus que contestable. Je préfère En Seine, esquisse rapide de la vie des mariniers : de jolis paysages, et parfois d'une notation très intense. Mais Premier amour, la plus longue des trois nouvelles, me parait supérieure aux deux autres, bien qu'elle ne soit qu'une simple historiette, sans autre prétention : toujours de jolis tableaux, et, ce qui est plus rare aujourd'hui, un peu d'émotion sincère, point romance. Pourquoi faut-il que le dénouement (pas neuf par surcroît) vienne tout gâter? D'ailleurs, le romanesque et le convenu abondent surtout dans les deux premières nouvelles, en ce livre qui vise à l'exactitude : on le déplore d'autant plus que le don d'observation est pour beaucoup dans le talent de M. Jean Jullien.
A.V.
La Forêt enchantée, par Louis Duchosal (Genève, Gauchat et Eggimann).— M. Louis Duchosal est un poète d'imagination tendre et délicate. Sa langue, claire et simple, son vers, un peu mou de facture, ses images, discrètes et un peu monotones, sont loin d'être sans charmes, et il y a dans la Forêt enchantée, surtout au second livre, quelques poèmes qui vous laissent un agréable souvenir, tels : Perdu dans la Forêt, Epître aux Roses prochaines, Passante, Sur l'épinette, Au premier amour, Viviane, et une suite de lieder doux et mélancoliques et des plus gracieux, dont celui-ci :
- De la laine de mon amour
- Je tresse un poème ineffable
- Qu'une dame, reine d'un jour,
- Traverse comme dans la Fable.
- Cette dame, d'un geste doux,
- Semble commander quelque empire,
- Et mon rêve, papillon fou,
- S'est laissé prendre à son sourire.
- Mon pauvre cœur est devenu
- Une lyre aux cordes fragiles
- Où frissonne un air inconnu
- Qui n'est que pour ses doigts agiles.
Aussi regrettons-nous que M. Duchosal ait, çà et là, omis d'effacer des taches; certaines phrases sont d'une syntaxe douteuse, les images se suivent parfois avec quelque incohérence; et enfin, pourquoi, à côté des frèles lieder que nous citions, imprimer cette lourde Ode de Genève, d'un lyrisme suranné, dune émotion trop locale, et qui ne s'harmonise pas avec le reste du livre ?
A.-F.H
The Princess Maleine and the Intruder, by Maurice Maeterlinck. With an Introduction by Hall Caine. (Londres, Heinemann.) — Au jugement d'Arthur Symons, qui rédige, dans l'Athenoeum (23 avril), une bonne notice sur Maeterlinck, cette traduction est une pure parodie; l'Intruse est un peu moins massacrée que la Princesse Maleine, mais l'opérateur semble n'avoir compris le texte français que par à peu près.
R.G.
De Branche en Branche, par Achille Grisard (sans éditeur). — Des vers pleins de bonnes intentions, mais qui s'en tiennent là. Sous prétexte de morigéner les décadents:
Symbolistes divers, décadents extatiques,
Restez dans vos brouillards et dans vos songes creux,
l'auteur nous inflige toute la séquelle des vieux clichés :
Pégase d'un seul bond escaladant les cieux...
L'amant farouche et fier de la Muse aux doigts roses...
Vos fils sauront vaincre ou mourir en braves...
Oui, je pleure comme un enfant...
Elle avait des yeux bleus, portait un nom de fleur...
Les bois sont remplis de frémissements...
... et le vieux maître
Qui nous montra toujours le chemin de l'honneur...
Dans une seule pièce, je remarque : les grands bois, cueillir des roses, des oiseaux bleus, lointaines grèves, joli printemps, couleur du Temps, courir dans les bois; les filles, les garçons, la terre étrangère, les ronces des buissons, la forêt mystérieuse, les blancs muguets, c'est toujours la même histoire, une autre patrie ; j'ai souffert, j'ai pleuré ; une idylle flétrie. Vive la simplicité, sans doute, mais vive la jeunesse : et tout cela c'est bien vieux. Dans ce volume, une pièce passable : Usine abandonnée, et une pièce bien : En pleins bois, où se trouve un joli effet de crescendo-diminuendo finissant sur un vers élégant agréablement amené. Mais quand, dans tout un volume, il n'y a qu'une pièce à citer... on ne la cite pas.
L. Dr.
C. Mki.
Chansons poilantes, par Alcanter et Saint-Jean (au Nouvel Echo, 19, rue Cassette). — Pour moi, je préfère m'en prendre à M. Willy ; discutailler avec des chansonniers — littérairement les derniers des êtres — laisserait croire que
nous sommes aussi bêtes qu'eux; si l'on m'écoutait, ils
seraient ce soir murés dans leurs beuglants, sous un mortier de chaux vive. — Mais M. Willy, qui est conscient, qui certes ne s'illusionne guère sur la valeur des idioties présentes, que nous veut-il avec sa préface en boniment de foire? Quoi! la chanson ? — Quoi! la chanson littéraire? — Nous devons nous esclaffer devant ces niaiseries, ces pétarades, ces coq-à-l'âne; devant une Marche des Calicots, une Complainte des Académiciens:
C'est Victor Duruy;
Qui porte des bas de lain'?
M. Willy, avouez-le; pour faire plaisir à des copains, vous nous en jouez une bien bonne.
C. Mki.
L'Esclandre, par Nada (Savine). — L'auteur, à en juger par la gravure qui sert de frontispice à l'ouvrage, nous a paru d'une beauté rêveuse, un peu mièvre, digne de tous les éloges. Nous avons le regret de ne pas pouvoir en dire autant de son œuvre.
G.D.
(I) Aux prochaines livraisons : Les Aubes mortes (Jho Pâle);
Empedocle (Mario Rapisardi) ; Raggi e Ombre (Alfio Belluso) ; Le Policier (Oscar Méténier) ; Paraiso perdido (A. de Oltveira-Soares) ; La Voie Sacrée (Jules Méry) ; Comic Salon (Willy) ; L'Athènes de la Sprée (Luc Gersal) ; Les Illuminés (Jac Ahrenherg et Fernande de Lysle) ; Coups de Plume (Firmin Vanden Bosch) ; Anarchistes (John-Henry Mackay, trad. de Louis de Hessem) ; Les Sphynx (Jean La Fargue); Pour l'Amour des Vers (Cornelius Price); Dans la Fournaise (Théodore de Banville); Tiradentes (Montenegro Cordeiro) ; L'Amoureuse Chanson (Jean de Brion); De Jérusalem à Constantinople (Lucien Trotignon) ; Poésies ; Contes de Fées (Mme Gurman); Contrastes et Charbons verts (Dimokidès).
(2) On lit en effet dans le XIXe Siècle du Ier juin : — « Je voudrais pouvoir dire du bien de ce roman et je serais tout disposé à le faire si je l'avais compris... C'est le cas de dire que la sauce fait passer l'anguille. Les descriptions de la ville de Bruges sont peut-être fort poétiques mais elles sont si confuses que l'on pourrait prendre en y allant le Pirée pour un homme et les béguinages pour des maisons de tolérance. » — Sous la signature de M. Théodore Cahu ; — et sans commentaire.
La National Review de juin contient une intéressante étude d'Arthur Symons sur Paul Verlaine; en voici la conclusion :
« ..... Ce que Verlaine a fait de sa vie, cela nous intéresse seulement en tant que sa vie a créé ou modifié l’œuvre de l'artiste; et en lui vie et art ne font qu'un, aussi sûrement qu'ils ne font qu'un en Villon. Depuis les Romances sans paroles jusqu'aux Liturgies intimes, chaque période de cette « fièvre appelée la vie », il l'a chroniquée et caractérisée en vers. Le vers a changé comme la vie a changé, demeurant fidèle à certaines caractéristiques fondamentales, comme l'homme, à travers tout, est demeuré fidèle à son étrange et contradictoire tempérament. Verlaine a fait quelque chose de neuf du vers français, — quelque chose de plus pliable, de plus exquisément délicat et sensitif ; la langue, avant lui, avait quelques qualités de moins. Il a inventé cette nouvelle sorte de poésie impressionniste, « la nuance, la nuance encore », qui semble correspondre si subtilement aux dernières tendances des autres arts : la peinture de Whistler, la musique de Wagner. Lui-même, créature de passions et de sensations, ballottée çà et là par tous les vents, il a donné une voix à tous les vagues désirs,à toutes les tumultueuses impressions de cette faible et frénétique créature, le moderne homme des villes. Il a mis cela en une musique
tantôt exquise, quand le mode est exquis, tantôt dissonante, quand le mode est dissonant; musique toujours aiguë et musique toujours flottante, telle qu'on n'en avait jamais entendu de pareille. Ainsi, bien nouveau et bien typique apparaît ce chanteur qui n'a chanté que lui-même : ses chagrins, ses fautes, ses détresses; ses heures de joie, les heures où il se croyait heureux; les heures où la chair triompha et les heures de mystique communion avec l'esprit : les couleurs, les sons qui le délectèrent, les mains qu'il baisa, les pleurs qu'il essuya. »
R.G.
Revue Philosophique, dirigée par M. Th. Ribot (Juin). Sous le titre : Existence et développement de la Volonté, M. Fouillée entreprend une étude psychologique fort importante. Non seulement il tend à montrer la présence constante de la volonté dans tous nos actes psychiques, mais encore il s'attache à révéler l'ubiquité du vouloir et du sentir. La philosophie générale, selon lui, verra dans l'énergie physique l'expression extérieure de l'énergie psychique, c'est-à-dire de la volonté, qui est omniprésente et constitutive de la réalité même. L'auteur s'inspire, comme on devait s'y attendre, de sa théorie des idées-forces, exposée déjà plusieurs fois dans ses travaux antérieurs. M. Fouillée nous fait à ce propos l'honneur de nous citer à plusieurs reprises, en nous reprochant, entre autres, une contradiction à propos de la non-subordination des centres moteurs aux centres sensoriels. Nous ne pouvons ici entrer dans toutes les considérations qui seraient nécessaires pour nous justifier, aussi ferons-nous seulement observer à l'éminent professeur que seules les interprétations et non les observations auxquelles nous avons fait allusion ont prêté à discussion.
Rapprochant de M. Spencer le baron d'Holbach, et comparant à la Morale Evolutionniste le Système de la Nature, M. A. Lalande montre ingénieusement la parenté d'esprit de ces deux auteurs, qui contraste avec la différence considérable de temps et des milieux dans lesquels ils vivent.
G.D.
Les « Numéros exceptionnels » de la Plume sont presque toujours intéressants; celui qui fut, en mai, consacré au Jargon de maistre François Villon infirme gravement cette règle. Le laborieux disciple du laborieux Vitu s'est donné beaucoup de mal — pour rien; l'« interprétation » de M. Jules de Marthold, en effet, outre qu'elle paraît inexacte, est encore un peu plus obscure que l'original. Ne parlons pas des bizarres prolégomènes où une érudition confuse étale des naïvetés de cette force : « Ballade, le mot lui-même tient du Jargon en ce qu'il est d'importation étrangère, venu de l'Inde, où les danseuses chantant étaient appelées Balladières (et non Bayadères), et par nous emprunté à l'Italie où l'avaient introduit les Zingari qui le tenaient des Arabes. » Je ne crois pas que l'on puisse accumuler, en si étroit espace, plus d'incohérences. Tout le monde, en effet, tous ceux, du moins, qui
possèdent quelques notions de linguistique, savent que le mot Ballade et ses congénères viennent du bas latin balla, balare, ballare, balator, billator, balatio, vallatio, ballimathia, balisteum,etc., etc., et que la probable origine de ces formes est le grec βαλω, βαλλιξω ; le provençal donne ballar; l'italien,ballare; l'espagnol et le portugais,bailare; le wallon,baler; l'anglais, bale; l'allemand, ballen; l'ancien français, bal, baul, baule, baler, bauller, baloier, etc,
« Les langues de l'enseingne vont au vent baloiant. »
L'ancien français donne encore balestiaux et balets, et le français moderne balistique, baliste, ballast, ballaster, etc., et l'expression de langue verte balade, balader, se balader. On voit la fécondité de cette famille. Quant au mot ballade lui-même, le provençal donne ballada, et l'italien ballata, chanson à danser ; et quant à bayadère, c'est purement et simplement le portugais bailadeira, danseuse.
Tout cela prouve que M. de Marthold, ignorant les plus élémentaires mécanismes de la linguistique, aurait mieux fait de s'abstenir d'une étude où cette connaissance est indispensable.
Le numéro suivant de la même revue (1er juin) s'enrichissait d'un Supplément poétique où je trouve une pas banale pièce, Evanescences; les fuyants vers de M. Alfred Thooris disent les quatre initiations pour lesquelles s'éclairent « les ogives »,
Où planent des luminaires et les Saints en dérive.
La communiante, « comme une hymne vers Dieu passe...» :
C'est la première fois que le Rêve pérennel
Communie à genoux et a peur des souffrances
Dont palpite tout bas le nouveau de sa chair,
L'âme sourde aux évanescences
De l'encens et des prières !
Principales matières de Mélusine (Mai-Juin): Un Ancêtre du quatrième Etat, par M. Gaidoz, notice sur un curieux placard ancien dont la revue donne en même temps le fac-simile; La Pernette, par M. Van Duyse, texte d'une version du XVe siècle; La Fille qui fait la morte pour son honneur garder, par M. J. Couraye du Parc, version normande de cette jolie chanson populaire :
- Dessous les lauriers blancs,
- La Belle se promène,
- Blanche comme la neige,
- Fraîche comme le jour.
- Trois jeunes capitaines
- Vont lui faire l'amour...
La Fascination (Suite) par M. J. Tuchmann, etc.
R. G.
Le Livre d'Art (Dir. Paul Fort, 12, avenue du Bac, Asnières) est une suite aux Programmes-Revues du Théâtre d'Art. Son premier numéro, dont le rédacteur en chef est notre collaborateur Remy de Gourmont, a paru en mai, avec
des poésies de P.-N. Roinard, A.-Ferdinand Herold; une traduction par Remy de Gourmont de deux anciens poèmes mystiques, un article du même : Le Paraclet des Poètes; un poème en prose de Saint-Pol-Roux : Le Paon; un conte de Rachilde : Piété mondaine; et des dessins de MM. Emile Bernard et Jean Verkade.
L'Art et l'Idée (Mai) donne un très intéressant article de M. Octave Uzanne sur le statuaire-décorateur Joseph Chéret, « une des physionomies les plus modestes et les plus originales de ce temps ». M. Joseph Chéret est le frère de Jules Chéret. « Les deux frères ont, du reste, une grande parenté d'art; chez eux, quoi qu'ils fassent, ils apportent la vie, le mouvement intense, jusqu'à la frénésie voluptueuse des corps dessinés ou modelés; ils conduisent sabbat charnel fougueux, entraînant, diabolique, et ils rendent palpitant tout ce qu'ils créent..... Les vases de Chéret, par exemple, les cratères, les coupes, les amphores élégantes, les jarres ventrues qu'il a décorées, ou, pour mieux dire, enguirlandées de femmes mythologiques, d'amours folâtres et de babys exquis sont des productions sans équivalent. Joseph Chéret a apporté dans cette manière un frison nouveau....; on reconnaît dans l'arrangement de ces vases, dans l'ensemble de ces décorations charmantes, ce sentiment profond, inné, païen, de la femme; que lés artistes du XVIIIe siècle portaient si bien hors d'eux. » Reproductions dans le texte et hors texte de vases, fragments décoratifs, cheminées, médailles créés par M. Joseph Chéret, puis un portrait-croquis inédit de l'artiste par son frère Jules. — Au sommaire du même numéro : Propos de table de Victor Hugo à Guernesey, et Les Étapes de la Réclame curieuse et amusante histoire du puffisme à travers les âges.
A.V.
Dans la Société Nouvelle, de beaux poèmes d'Emile Verhaeren; la suite du remarquable roman de William Mooris, l'esthète socialiste anglais (Nouvelles de nulle part); une étude de Charles Henry sur la transformation de l'Orchestre.
Dans le Banquet, d'excellents vers de Grégoire Le Roy, mais point inédits, et une étude biographique un peu incomplète sur ce bon poète, trop discret.
Deux excellents calembours de M. René Ghil dans les Écrits pour l'Art : « M. Péladan (Joseph... fin de bon sens) ................... » — « pour les Débats,(des bâts d'ânes.) ... »
P.Q.
Gazzetta Letteraria : un bon article de Giuseppe Depanis sur le dernier roman de Gabriele d'Annunzio, l'Innocente : « Comme œuvre d'art pure, c'est un des meilleurs livres publiés en Italie; la forme est merveilleuse par la clarté des images, la ciselure du style, la franche saveur d'italianité de la langue : quelques chapitres ont un relief et une force de coloris extraordinaires... »
Cronaca d'Arte : de jolis vers français d'Alberto Sormani :
- Comme une barque, perdues les rames,
- je ne vaux plus rien. Amour est mort.
Vita Moderna (Milan): une étude de Enrico A. Butti sur geux nouveaux romans français. Ce jeune romancier avoue un goût particulier (et bien dangereux) pour La Sacrifiée de M. Rod et le manuel d'anthropologie préhistorique que M. Rosny publia (en collaboration avec Louis Figuier et Camille Flammarion) sous le titre de Vamireh.
La Critica Sociale réclame, article de M. G. de Franceschi, la liberté pour la femme. Mais la femme, en comparaison de l'homme, est scandaleusement libre dans la société actuelle! Elle n'est soumise à aucune des obligations qui mangent la vie du mâle... Elle est libre comme le moineau, — et aussi paillarde, ce qui fait que le mâle ne proteste pas contre ses privilèges.
R. G.
Au Louvre: aperçu, à travers les palissades, une nouvelle salle de sculpture en formation : des gargouilles, des chapiteaux, des bustes, des grotesques, des animaux fantastiques, une grande mosaïque, etc.
Le legs Léon Moreaux vient d'être exposé dans la salle des acquisitions nouvelles. De Jean Weenix, des gibiers; de Hondecœter, des Aigles s'abattant sur une basse-cour; de Huysum, des Fleurs dans un vase; de David Teniers, le jeune, un Paysage avec figures ; d'Adam Pynacker, un Paysage au soleil couchant; de Ruysdael, l'Entrée d'un bois. — En somme, de quoi honorablement orner les murs de la salle à manger d'un bourgeois de goût.
Sur les murs : à côté des Chéret, toujours le maître de 1'affiche : Bruant dans son cabaret et Reine de joie, par Lautrec. D'Ibels, Mevisto, affiche pour l'Horloge; de Maurice Denis, une affiche pour la « Dépêche » de Toulouse.
Expositions.
Chez Georges Petit : Exposition des cent chefs-d'œuvre ( à voir quelques maîtres anglais — si rares en France — et quelques autres ).
Chez Le Barc de Boutteville, 47, rue Le Peletier : la Deuxième Exposition des Peintres Impressionnistes et Symbolistes. (Voir page 260 l'article consacré à cette exposition.)
Chez Boussod et Valadon, 19, Boulevard Montmartre: l'exposition de tableaux, pastels et dessins de Berthe Morisot (Voir page 259 l'article consacré à ce peintre.)
Galerie Sedelmeyer : Exposition Eugène Jettel.
A Anvers, Salon de l'Association pour l'Art : Jules Chéret, Camille et Lucien Pissarro, Signac, Georges Minne,
Van Rysselberghe, G. Lemmen, Seurat, Constantin Guys, Vincent van Gogh, Lautrec, Hiroshigé, W. Pinch, Anna Boch, Walter Crane, Toorop, Anquetin, Maguerite Holeman, le potier Delaherche, Morren, Thornley, H. van de Velde, P. Bonnard, Mauritz Banner etc.
Conférence. — M Ch.-Henry Hirsch a fait, le 13 mai, salle du Select Théâtre, une conférence intéressante sur Le Symbolisme et le Romantisme en peinture de Maurice Denis et Henry Degroux. Avoir, à ce propos, parlé de Puvis de Chavannes, très bien; mais de Monsieur Rochegrosse ?
Chez les éditeurs.
Une exquise couverture pour « Reine de Joie », par Bonnard.
Des couvertures illustrées de chansons de Cafe-Concert (Maquis, éditeur), par Ibels : Mimi ; La Morgue ; La Chanson du Machabée ; La Chanson du Rouet ; Maternité ; La Lettre d'un Mari trompé; L'Argent.
De Paul Renouard (Gillot; éditeur): La Danse, vingt dessins transposés en harmonie de couleurs (du Degas mièvre, joliet, parisien, avec, en moins, l'esprit, la philosophie, le génie et la maîtrise de Degas).
Le dernier mot de l'art est le Panorama à vapeur de M. Poilpot. Le « Pseudo-Vengeur » sombre (sous l'admiration du public), pendant qu'un ingénieux mécanisme agite, roulis et tangage combinés, le plancher réservé aux spectateurs ; y a des baquets.
G.-A. A.
Le mois dernier à la salle Pleyel, l'admirable quatuor Ysaye a donné quatre séances de musique de chambre. Elles étaient consacrées à des œuvres de compositeurs français modernes. Dans la première, nous entendîmes le quatuor à cordes de Castillon, œuvre imparfaite, où pourtant se retrouve, en maints endroits, le haut artiste qu'était Castillon, et où il y a un morceau d'une forme bien curieuse: c'est celui où s’enchevêtrent l'andante et le scherzo. De Castillon également l'on nous donna le quatuor avec piano : là, point d'imperfection, l’œuvre est puissante et belle. A la même séance fut joué le Concert pour piano, violon et quatuor à cordes, de M. Ernest Chausson, qui, peu auparavant, avait été exécuté pour la première fois à la Société Nationale. C'est une œuvre très heureusement venue, très délicate et très charmante, et dont la Sicilienne est d'une incomparable séduction.
La seconde séance fût pour des œuvres de M. Vincent d'Indy; en y joua son quatuor avec piano, dont la Ballade est si émouvante, et son quatuor à cordes, oeuvre superbe, et d'un grand maître.
M. Gabriel Faure eut pour lui la troisième séance, que
remplirent ses deux quatuors, si élégants, si légers, si tendres.
Enfin, pour clore cette belle série, le quatuor Ysaye nous fit entendre deux chefs-d'œuvre du plus admirable des maîtres français, le quatuor et le quintette de César Franck.
En somme, ces quatre séances furent une joie; et, alors que les critiques, en leur outrecuidance, proclament M. Reyer chef de l'École musicale française et que la foule applaudit sa lamentable Salammbô, nous avons pu, une fois de plus, y constater qu'il y a chez nous de vrais musiciens et de purs artistes.
A.-F. H.
Stendhal. - Pourquoi M. Stryenski, éditeur d'un roman posthume de Stendhal, l'a-t-il publié sous le titre de Lamiel, alors que Stendhal lui-même l'avait annoncé sous le titre de Amiel? On lit, en effet, au verso du faux titre de La Chartreuse de Parme, par l'auteur de Rouge et Noir, 2e édition, Paris, Ambroise Dupont, 1839, à la suite de la liste des œuvres parues de l'auteur: Sous presse, Amiel, 2 vol. in.-8°.
R. G.
Barbey d'Aurevilly n'a-t-il pas collaboré, vers 1830, à une revue qui paraissait à Caen, le Momus Normand? On désirerait quelques détails à ce sujet.
Lucien D.
Marée. - Voici quelques notes complémentaires à mes premiers renseignements. En 1819, il se vendit à Paris pour plus de trois millions de marée; les poissons les plus communs étaient le hareng, la raie, la plie, la morue, le maquereau, la vive, le merlan, etc., et d'autres, maintenant inconnus tes que le gournal, - et des oiseaux de mer, non moins inconnus à cette heure, tels que les alètes, chère réputée maigre. Un des plus anciens et importants documents touchant la vente du poisson frais à Paris semble être une ordonnance du roi Jean, rendue en 1352, qui instituait une commission de quatre conseillers au Parlement et d'un juge au Châtelet pour surveiller et protéger le commerce du poisson de mer. Une autre ordonnance de Charles V constate encore, en 1569, l'existence d'une corporation de marayeurs (gens qui amenaient en grand'hâte et nuitamment le poisson de la côte à Paris), à laquelle il accorde certains privilèges et garanties, car « ils estoient tellement grevez et endommagez, qu'ils délaissent quasi comme du tout à envitailler la ville de Paris ». Les ennuis des marayeurs venaient du péage qu'on exigeait d'eux, en vertu de droits féodaux ou royaux, sur différents points
de la route de la mer à Paris. L'ordonnance les relevait de ces impôts et organisait une compagne de gardes spéciaux chargées de défendre leurs intérêts. Ces gardes rédigèrent une sorte de code de la marée qui resta en vigueur jusqu'en 1678, où fut créée au Parlement une Chambre de la marée pour connaître seule de toutes les contestations des marayeurs avec les agents du fisc. Outre les marayeurs, il y avait les pourvoyeurs du roi, toujours en chemin entre les ports de la Manche et Paris, chargés de recruter les meilleurs morceaux; néanmoins les marayeurs avaient le privilège d'acheter même avant les pourvoyeurs du royaux. Autre privilège: il était défendu de saisir pour dettes leurs voitures ou leurs chevaux. Leur seule obligation était de ne pas s'arrêter en route et de ne vendre leur poisson qu'à Paris; il fallut une permission du roi pour que, en 1753, le Parlement étant exilé à Pontoise, les voitures de marée y fissent escale à certains jours.
On pourrait aller à bien plus haut que le roi Jean si l'on voulait donner sur ce sujet mieux que des indications; il serait facile, par exemple de parler du droit de hallebic, établi à Paris sur le poisson frais et supprimé en 1325 par Charles le Bel: cet impôt datait du XIIIe siècle. Mais ces notions suffisent à prouver qu'avant les chemins de fer et très anciennement, Paris était pourvu de marée; elle y était même abondante, d'après le chiffre donné au début de cette note. Quant au poisson salé ou fumé, il a toujours abondé à Paris et dans toute la France: les Normands péchaient le hareng dès le XIe siècle, comme nous l'apprends la charte de fondation de l'abbaye de Sainte-Catherine-lez-Rouen, qui date de 1030. Le poisson de rivière était commun au point que les valets de meuniers retenaient, en Normandie, de n'être nourris de saumon que trois fois par semaine. La législation sur la pêche fluviale, telle qu'elle est encore en vigueur, remonte en grande partie à Philippe le Bel.
A. D. M.
Shakespeare. - On nous écrit:
Paris, 1er juin 1892.
Monsieur et cher confrère,
Je lis dans le n° de mars du Mercure une fort intéressante note sur Shakespeare, de la quelle il semble résulter que le plus ancien document français sur l'illustre dramaturge est dû au chevalier Temple, Utrech, 1693. L'auteur de la note termine en disant. « Cette mention est bien antérieure à celle que l'on doit à Clément, rédacteur dans les premières années du XVIIIe siècle du catalogue manuscrit de la Bibliothèque nationale. »
Or il est bon de rappeler ici que Nicolas Clément est l'auteur de deux catalogues méthodiques. Le premier, commencé en 1675 et achevé en 1684, comprend entre autres un exemplaire du Shakespeare in-fol. de 1632. Ce travail avait été préparé à l'aide de fiches manuscrites que la Bibliothèque
poeta anglicus
« Ce poète anglois a l'imagination assés belle, il pense naturellement, il s'exprime avec finesse ; mais ces belles qualitez sont obscurcies par les ordures qu il mêle dans ses comédies. »
Ce qui permet à M. J.-J. Jusserand, à qui nous empruntons
les éléments de notre dire, de conclure ainsi :
« Quoi qu'il en soit, et en attendant quelque nouvelle découverte qui vienne le déposséder de cette qualité le bibliothécaire royal, Nicolas Clément, doit être considéré maintenant comme le premier de nos compatriotes qui ait formulé son opinion sur Shakespeare… » Revue Critique, 1887, 2° sem.,p 362.
En effet, le passage cité plus haut a manifestement comme date extrême 1684, c'est-à-dire qu'il est au moins de neuf ans antérieur aux lignes du chevalier Temple. Il est vrai que, quoique conservé dans un document officiel, il n'est pas imprimé. Et sur ce point M. R. G. garde gain de cause. Votre éminent collaborateur nous fournit d'ailleurs trop rarement l'occasion de le rectifier pour qu'il ne nous pardonne pas ce
petit complément d'information.
Puisque nous en sommes sur la littérature anglaise, je prendrai la liberté de révéler à M. Vielé-Griffin, dont vous analysez dans votre n° de mai une étude sur Walt Whitman publiée dans les Entretiens, que Jules Laforgue n'est pas proprement le premier traducteur français du poète américain. Bien auparavant, à savoir dès 1861, M. Louis tienne, au cours d'un travail important, quoique peu admiratif, sur Walt Whitman, poète, philosophe et « rowdy », donnait dans la Revue Européenne (1er novembre) la traduction de plusieurs morceaux caractéristiques des Leaves of grass. Permettez-moi de remarquer à ce propos que les jeunes lettrés négligent peut-être un peu trop dans leurs enquêtes toutes ces anciennes revues des deux premiers tiers du siècle. J'imagine qu'en y fouillant intelligemment ils y découvriraient plus d'un précurseur.
Veuillez, etc.
Paul Masson
Un inédit de Baudelaire. — M. H. Hignard, Doyen honoraire de la Faculté des Lettres de Lyon, qui fut, en 1835, interne au Lycée de cette ville avec Baudelaire, dont il demeura toujours l'ami, a fait dernièrement, à Cannes, une conférence sur son ancien condisciple, au cours de laquelle il a dit une poésie datant de la jeunesse du poète et qui, du moins il croit pouvoir l'affirmer, n'avait jamais été imprimée nulle part. ― Pourtant, ajoute-t-il, je trouve dans la bibliographie très détaillée qu'on doit à l'éditeur Pincebourde l'indication suivante : « Recueillement, Revue Européenne, 1er mars 1861 ; Le Boulevard, 2 janvier 1862 ». Ce titre conviendrait à la pièce ci-dessous reproduite ; mais, comme il se rapporte également à un poème des Fleurs du Mal, on ne saurait rien certifier. — L. de S.-J.
- Hélas ! qui n'a gémi sur autrui, sur soi-même ?
- Et qui n'a dit à Dieu : « Pardonnez-moi, Seigneur,
- Si personne ne m'aime et si nul n'a mon cœur !
- Ils m'ont tous corrompu ; personne ne vous aime ! »
- Alors, lassé du monde et de ses vains discours,
- Il faut lever les yeux aux voûtes sans nuages
- Et ne plus s'adresser qu'aux muettes images,
- De ceux qui n'aiment rien consolantes amours.
- Alors, alors il faut s'entourer de mystère,
- Se fermer aux regards, et, sans morgue et sans fiel,
- Sans dire à vos voisins : « Je n'aime que le ciel »,
- Dire à Dieu : « Consolez mon âme de la terre ! »
- Tel, fermé par son prêtre, un pieux monument,
- Quand sur nos sombres toits la nuit est descendue,
- Quand la foule a laissé le pavé de la rue,
- Se remplit de silence et de recueillement.
Liste des souscriptions (suite ; v. nos deux précédentes livraisons) :
Exemplaires sur papier pourpre-cardinalice (à 35 fr.) : Librairie Flammarion.
Conférence de M. Charles Morice. — Sous les auspices du Théâtre d'Art, le mercredi I5 juin, M. Charles Morice a fait, pour un auditoire de poètes et d'artistes, une causerie charmante, à propos du mot Poésie. Causerie, et non conférence, car bien que seul M. Charles Morice ait pris formellement la parole, il le fit avec un tel soin d'éviter toute pédagogie qu'une sorte de colloque mental s'établit entre lui et ses interlocuteurs muets, dans la salle, ceux-ci ne rompant le silence que pour approuver la plupart des idées qu'ils exposait avec infiniment d'ingéniosité et de délicatesse. Il a établi tout d'abord l'antinomie cruelle qui a fait la grandeur de la poésie ( « elle est l'expression humaine,
individuelle, de l'absolu » ) et montré tout ce que le désaccord fatal entre l'expression déterminée et la pensée infinie conférait de tragique à cette lutte avec l'Ange. « Le mot propre que nous cherchons anxieusement, qui n'existe pas peut-être, serait Dieu ; et c'est par un jeu de prestige quasi surnaturel, par l'alliance d'autres mots, que nous donnons quelques fois l'illusion de celui-là. » En passant, puisqu'il faut encore le redire, le causeur a nettement écarté toute relation entre la poésie et la morale ou l'économie politique, la méprise venant de ce que pour l'une et les autres « l'instrument, l'instrument matériel, la plume, est le même. » Et n'est-il pas humiliant de penser qu'un Jules Simon a le droit de s'appeler « écrivain » tout comme Hugo ou Baudelaire ? Puis des considérations, très spécieuses du moins, d'après Edgar Poe, sur l'impossibilité de créer « un long poème » qui soit vraiment organique. Dès que le poème dépasse 300 vers (Poe disait 100), on n'en peut plus percevoir les rapports, les rappels, ce qui constitue l'unité vivante, et, de fait, il n'y a plus d'unité. Peut-être cependant pourrait-on donner l'impression d'un « présent éternel » et non d'une succession en de longs poèmes, en ramenant, à temps, des motifs principaux. Une rapide histoire de la poésie, étudiée en ses âges extrêmes, l'époque des épopées indo-européennes et le XIXe siècle, permet de montrer l'invasion de l'esprit critique dans le domaine même de la poésie ; de là les deux seuls mythes créés depuis l'antiquité : Faust et Don Juan. De là aussi, pour le poète conscient de sa responsabilité, une angoisse terrible et les cris de douleur que nous avons entendus depuis cent ans. Et cependant le poète conserve le don d'enfance, être hybride, monstre pitoyable et sublime en sa double nature, et par des symboles (distingués très sagacement de l'emblème et de l'allégorie), il communique à autrui son frisson intérieur devant le spectacle du monde, autant du moins qu'on peut communiquer quoi que ce soit à une autre pensée, les monades hélas! n'ayant point de fenêtres. Les hommes aussi reprochent, à tort, au poète d'être différent de son œuvre ; il n'est lui que quand il chante. Mais il ne faut pas moins que la mort pour le révéler.
Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change
selon l'admirable vers de Stéphane de Mallarmé, à qui M. Charles Morice et ses auditeurs rendirent un juste et unanime hommage.
Je crains que ces notes éparses ― la mémoire d'une causerie sinueuse n'est fidèle qu'à demi ― rendent mal le très réel plaisir que nous goutâmes ce soir-là, et qui fut à peine interrompu par quelques objections tacites (p. ex., à un moment donné, M. Charles Morice a paru admettre que l'idée du progrès, fort contestable en elle-même, pût s'appliquer à la poésie), et deux ou trois fois par le regret d'ouïr des métaphores qui n'étaient pas inédites. Qu'on considère cependant comme la faute est légère et combien il est regrettable de ne pouvoir pas répéter des images excellentes, parce que
d'autres, grâce aux hasards de la naissance, purent les inventer avant nous, qui les aurions bien trouvées tout seuls.
P.Q.
Liberté de la Presse. Pour un article publié dans l’En-Dehors; les compagnons d'Axa et Matha ont été condamnés dernièrement a dix-huit mois de prison et 3000 fr. d'amende chacun. M. Jules Méry, poursuivi en même temps pour un autre article du même journal, en a été quitte pour trois mois de prison et 50 fr. d'amende. Il est vrai que son avocat l'avait tout simplement représenté, assis qu'il était entre ses deux co-accusés, « comme le Christ entre les deux larrons.» Cette attitude légendaire, encore qu'elle lui ait été attribuée probablement sans son aveu, lui a acquis d'une façon inespérée la bienveillance du jury.
M. Ibsen écrit en ce moment un drame intitulé : La Règle.
M. Edouard Dujardin a fait représenter, le 17 juin, dans la salle du Théâtre Moderne, le Chevalier du Passé, tragédie moderne en 3 actes et en vers libres (2e partie de la légende d’Antonia). Nous rendrons compte de cette représentation dans notre prochaine livraison.
on acheterait :
Maurice Barrès : Une Heure chez M. Renan, éd. or. br.
Darmesteter : De la formation actuelle des mots nouveaux.
Tristan Corbière : Les Amours jaunes, éd. or. br.
Paul Verlaine : Sagesse; éd. or. br.
Henri de Régnier : Apaisement.
Entretiens Politiques et Littéraires : n° 2.
Mercvre de France (Sér. mod.) : n° 1 et 14.
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Henri Becque : La Navette (Tresse et Stock). État médiocre ...........................2 fr.
Jean Dolent : L'Insoumis, eau-f. d’Eug. Millet (Cournol). Épuisé .......................4 fr.
Paul Verlaine : Liturgies Intimes, av. portr.(H commerce) ..............................6 fr.
Hortensius Flamel : Le Livre d'Or. Révélations des destinées humaines au moyen de la chiromancie transcendante, la nécromancie, etc., et toutes les sciences divinatoires (Paris, Lavigne, 1842)...........................3 fr.
Jules Tellier : Nos Poètes (Dupret, 1888). Épuisé..............................5 fr.
H. de Beaunis : Le Somnambulisme provoque..............................3 fr. 50
Bossuet : Méditations sur l'Évangile, ouvr. posth.(Paris, Pierre-Jean Mariette, M. DCC. XXXI). Ed. or., 8 vol. in-12 rel. veau fauve plein, haut. 23 mill., b. état..............................100 fr.
Bossuet : Elévations a Dieu sur tous les mystères de la religion chrétienne. ouvr. posth.(Paris, Jean Mariette, M. DCC. XXVII). Ed. or., 2 vol. in–12..............................20 fr.
Lacordaire : Discours de Réception à l'Académie Française (1861). Ed. or. br..............................1 fr.
Théodore Hannon : Rimes de Joie, éd. définit. augment., eau-f..............................2 fr.
Catulle Mendès : Hesperus (Lib. des Biblioph., 1872.) Publié à 5 fr., épuisé. Rare..............................5 fr.
Pradon : Les Œuvres de M. Pradon, en 2 tom., nouv. édit. (Paris, Comp. des Libraires, 1754). Rel. veau anc..............................2 fr.
Ettore Calcolona : 6 comédies reliées ensemble, in-12, savoir : L'Infanta Villana (Naples, 1719) ; Gli Dishonori che onorano (N., 1703) ; La Forzadella Fedelta (N., 1720) ; Il Consiglier del suoproprio male, ovvero la Rosaura(N., 1690) ; Chi Trionfa morendo ovvero S. Casimiro (N., 1676). ― Il Consiglier a q.q. trous et de nombreux raccommodages..............................5 fr.
Gianmaria Cecchi : Comédie : La Dote, La Moglie, Il Corredo, La Stiava, Il Donzello, Gl'Incantesimi, Lo Spirito. ― Venise, Bern, Giunti, I585, in-8 (mouillures)..............................5 fr.
Entretiens Politiques et Littéraires : n°13, 23, 24, 25. Le n°..............................0 fr.60
Mercvre de France : n°16, contenant le Joujou Patriotisme. Epuisé, tr. rare (sans couvert.)..............................2 fr.
La Vogue (1886) : 9 n° tome I (2, 3, 4, 6, 8, 9, 10, 11, 12), et le n°1 du tome II. ― Le tout..............................9 fr.
Chaque n° séparé..............................1 fr. 25
Revue d'Aujourd'hui (1890) : Les 14 n°..............................12 fr.
Art et Critique (1890-1892, 1re et 2me sér.) : n°21, n°36 à 45, n°47 à 95. En tout 60 n°..............................20 fr.
Chaque n° séparé..............................0 fr. 60
Paul Gauguin : Album (10 pl.)..............................80 fr.
Odilon Redon : Des Esseintes, pl. lith. tirée à 1oo ex..............................10 fr.
E. Bernard : Bretonneries (5 pl. lith.), épuisé..............................20 fr.
Mercvre.
(1) Au Mercvre de France, le mardi, de 3 à 6 heures, ou par correspondance. En sus des prix marqués, frais d'expédition et, s'il y a lieu, de recouvrement.