Notices littéraires : Jean Moréas

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NOTICES LITTÉRAIRES

JEAN MORÉAS


 Tous les lundis soirs, au Café Voltaire, se tiennent les assises du symbolisme. Durant qu'en face, au théâtre subventionné de l'Odéon, des adaptations ridicules achèvent de déconsidérer l'art officiel, quelques esthètes — non des moindres — complotent, dans l'azur des cigarettes, des rénovations prosodiques. On y rencontre Henri de Régnier, Vielé-Griffin, Dauphin Meunier, Albert Saint Paul, Maurice Du Plessys, Henri Cholin, Achille Delaroche, d'autres encore dont le catalogue Vanier enregistre les noms. Près de Charles Morice, à l'ovale penché de Véronèse, c'est Moréas qui préside, incontesté. Il s'est imposé non seulement par l'éclat de son génie, mais encore par la vertu de sa plastique. L'homme est loin d'être banal. Son profil ou brûle éternellement la flamme d'un monocle, sabré d'une moustache hautaine, détient, sous les ondes bleues de sa chevelure abondante, une assurance royale. Il respire à la fois le mousquetaire et le tzigane. Il a des gestes brusques de corsaires byronien et une voix dont l'airain martèle héroïquement les vers. Les papotages et les caquetages brusquement cessent, quand — toutes les trompettes de sa voix donnant — il tonitrue :


Je suis le guerrier qui taille
À grands coups d'épée dans la bataille



 Rien n'est plus piquant certes ! que de voir, au café et à la brasserie, un poète tel forcer au silence les tablées bourgeoises d'alentour et violer l'attention des boulevardiers imbéciles pour leur infliger la grandiloquence de ses vers. Or, c'est fréquemment qu'il les scande, ses vers. La poésie l'accapare et le retient. Il l'aime avec frénésie.
 « Je suis jaloux de Pindare, dit-il quelquefois ; je lui pardonne parce qu'il est Grec. »
 Je ne me souviens pas avoir jamais entendu Moréas parler d'autre chose que de son Art. On dirait qu'il n'a que cette préoccupation. C'est d'un tumultueux distique qu'il vous accueille, et longtemps encore après que vous l'avez quitté, sa voix vous poursuit d'un hémistiche fougueux.
 Voici quelque six ans qu'il a débuté par les Syrtes et les Cantilènes, volumes de vers où des beautés fourmillent, mais inégaux et où la main du Poète, parfois, manque d'assurance. Il appartenait au Pèlerin Passionné de nous révéler dans sa fleur un artiste impeccable, un rhéteur sûr de lui.
 Moréas s'est étiqueté symboliste. Il procède effectivement non par équations, non par syllogismes abstraits, mais par images successives. Il est ambitieux de suggérer plutôt que d'indiquer. Toutefois, comme la définition du symbolisme est chose assez flottante, il a pris soin de préciser son but qui est, dit-il, de montrer comment une sentimentale idéologie et des plasticités musiciennes se vivifient d'une action simultanée.
 Moréas est un exemple éclatant de ce que peut la ténacité jointe à beaucoup de réflexion. On le voit s'avancer progressivement au symbolisme. La transformation ne s'est pas faite d'un coup, mais, le symbolisme rencontré, le poète s'y est jeté furieusement, et il est parvenu, avec la merveilleuse souplesse de sa race, à faire du symbolisme sa renommée, à s'y spécialiser d'une façon plus éclatante que quiconque.
 Jean Moréas est foncièrement un élégiaque. C'est, sous des dehors de mameluck outrecuidant, de palicare, opine Anatole France, de timbalier riposte Aurélien Scholl, un petit page timide, un Chérubin frêle, un Fortunio délicat. Fréquente la voix câline murmure : « Allons, Moréas, chantez votre romance ! » et des nuits ioniennes aussitôt s'évoquent, toutes frissonnantes de Guzlas.
 Ses vers ont une langueur étoilée. Chez eux pas de brouillards saxons ni de neiges britanniques — mais un fonds de clartés grecques — toujours ! Moréas n'est pas un triste. C'est en vain qu'il se dolente des feintises et des perfidies traîtresses de l'Aimée, c'est en vain qu'il proclame sa lassitude de vivre et qu'il implore la mort, on sent permaner chez lui, comme chez les vierges d'Eurépide, l'amour profond de la lumière. Sa plainte de tourterelle apitoie davantage qu'elle n'épouvante, et lorsqu'il se plaint ses symboles sont de riantes images évoquées. Ses mélancolies ont encore la splendeur des couchants vénitiens. Il vous survient parfois même des étonnements à voir de quels soins minutieux et patients il ordonne ses rhythmes de désespoir. Un scholiaste de la bonne époque trouverait à admirer à chaque vers.

Je ne suis pas un ignorant dont les Muses ont ri !

s'écrie quelque part Moréas. Non certes ce n'est pas un ignorant,et peut-être M. Montorgueil, le critique si acéré, n'a-t-il pas tous les torts de s'en plaindre.
 Non pas qu'il faille voir chez Moréas, comme le veulent certains esprits malveillants, un simple rhéteur à la façon des grœculi de la décadence romaine. Je suis convaincu qu'il porte en lui cette âme émerveillée et ce don d'étonnement facile qui est la marque distinctive de tout élu des Muses. Il a gardé toute la fraîcheur d'impressions des aèdes premiers. Il est arrivé à rajeunir des comparaisons que l'on croyait à jamais usées, comme par exemple des femmes et des fleurs. Il parle, sans ridicule aucun, de sa lyre, du zéphir, de Venus Cyprienne. Il chante, comme aux premiers âges, l'amour, le soleil levé et le printemps.
 Il s'est façonné une langue adéquate à ses sentiments. C'est sur le terreau poétique des XIIe et XVIe siècles qu'il cultive les délicates fleurs de sa rhétorique. Il garde de ces âges-enfants la caractéristique : grâce et mignardise. La langue dont il use, avec ses ingénuités de terroir, excelle à traduire l'amoureuse langueur. Allez donc avec la langue incisive et nerveuse que nous a faite l'ère des armées permanentes et des assemblées législatives (ou tant de manifestes et de placards électoraux!) soupirer des aveux tendres d'amant. Il ne pouvait fixer autrement dans leur toute intensité les adorables langueurs de son âme. Susurres de ruisselets matinaux, frisselis de feuilles mouvantes, chansons d'oiseaux que la saison presse, tous les soupirs, ses vers les ont avec des grâces comme chez Théocrite, et des mollesses comme chez Tibulle.
 Moréas n'a pas recueilli seulement d'anciens mots, mais encore d'anciens tours. Il a instauré les coutumes de versification abolies par la réforme de Malherbe à côté d'aucunes siennes nouvelletées. C'est un oseur. Il a des rhythmes imprévus et des modes prosodiques étranges où le goût médiocre se déconcerte.
 On a reproché aux symbolistes d'éluder les difficultés du vers réglementaire dans le seul but de simplifier leur tâche de poète et d'écrire — pour tout dire — avec moins de conscience que leurs aînés. C'est là une objection spécieuse. Oui certes! il y a dans un sonnet de tel Parnassien, de M. Albert Merat ou de M. Emile Blémont, par exemple, plus d'art qui se laisse voir, plus de travail apparent, plus d'efforts à première vue appréciables. Les poèmes à forme fixe constituent une œuvre de patience dont nul n'ignore les périls. Tout de suite y éclate le mérite de la difficulté vaincue. Dans les pièces de l'école symboliste, au contraire, le vers s'écourte et s'allonge au seul gré du sens harmonique de chacun. Les lois intimes en échappent, mais — qu'on y prenne garde ! — les lois individuelles du génie sont autrement rigoureuses que celles de la tradition, par cette raison que le caractère d'authenticité dont elles sont douées de par leur origine céleste les rend, sous peine de déchéance, inviolables au poète.
 Moréas, à qui suspecte la légitimité et la splendeur occultes de ses innovations, répond superbement : « Et qui me saurait tenir en suspicion ? N'ai-je pas déjà fait preuve de quelque supériorité en la poétique réglementaire ? » Cette crânerie dans la discussion l'honore.
 Résumons en disant que le Pèlerin Passionné est un livre qui date. Quels que soient les effarements et les indignations qu'il suscite, il est appelé à irradier notre histoire des Lettres.
 Même dans cette revue forcément si rapide de l'œuvre de Moréas, il sied de prendre le temps d'un salut à cette Galatée où se symbolise — de sorte que glorieuse ! — la navrante destinée du POÈTE. C'est la Passion— entendez ce mot au sens mystique — de toute Âme fière qui ne renonce et qui, ne pouvant oublier sa divine essence, ne veut sacrifier rien de ses vertus. Il y a là, transposé pour flûtes cristallines, mais avec non moins d'intensité douloureuse, ce motif désolé que, déjà, Alfred de Vigny avait orchestré pour les orgues profondes :

Seigneur, vous m'avez fait puissant et solitaire...


 Je finirai sur cette remarque que deux noms naturellement s'imposent à qui s'entretient de Moréas:
 Ronsard, qui, parlant à sa lyre, s'écriait :

Je pillai Thèbe et saccageai la Pouille,
T'enrichissant de leur belle dépouille.


et Chénier, dont ce vers implique l'esthétique vœu :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques

.
 Mille affinités existent entre ces trois génies d'origine commune presque. Comme ses aînés, Moréas a tenté la renaissance gréco-latine et de ramener l'azur et le soleil dans notre littérature menacée de trop de brouillards. Il a tenté même davantage. Il a poursuivi dans les idées et les sentiments, comme dans la prosodie et le style, la communion du moyen-âge et de la renaissance. Il a voulu que, par lui, prit fin cette hostilité du mysticisme et du paganisme dont la lutte s'est perpétuée implacable durant des siècles, et que son œuvre en fût comme le trait d'union. S'il était vrai que Moréas eût réussi dans cette tâche, il serait plus qu'un homme, il serait un dieu. Notre admiration serait sacrilège d'aller jusque-là. Accordons-lui que de ces deux principes ennemis il a fondu en lui non pas l'esprit mais la lettre, et ce ne sera pas lui faire un mince éloge — non, certes !

Ernest Raynaud.

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