Notices littéraires : Laurent Tailhade

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Ernest Raynaud, « Notices littéraires : Laurent Tailhade », Mercure de France, t. II, n° 13, janvier 1891, p. 20-25.


NOTICES LITTÉRAIRES


LAURENT TAILHADE
I

 L'homme connu, c'est quelque étrange et prestigieux qualificatif, tel que satrape, archimandrite ou prince du Saint-Empire, que l'on rêverait d'accoler à son nom. Et le fait est qu'il s'évoque pourpré, avec, dirait Verlaine, des somptuosités persanes et papales. Je ne sais pas d'artiste plus soucieux de sa personne, qu'il compose et raffine à la façon d'un poème. On ne le rencontre que rasé, verni, ganté. Tout ce qui émane de lui, ses lettres même ont un parfum aristocratique et doux. Il se vêt d'habits singuliers. On le vit, à Toulouse, porter la bure en signe de deuil. M. Jean Lorrain a cité de lui, quelque part, sa prédilection pour les gilets de soie éclatants et tumultueux. Naguère encore, affublé d'une cape, ne suggérait-il pas, dans les ruelles torves du quartier Notre-Dame et du Marais, une vision de Salamanque!
 Ses gestes, son langage ne sont pas moins apprêtés que ses vêtements. Servi autant par les richesses d'un esprit abondant que par les ressources d'une érudition profonde, c'est un causeur émérite, tel que je ne lui sais de comparable, parmi les gens de cette fin de siècle qu'il m'ait été donné d'entendre, que Villiers de l'Isle-Adam et Stéphane Mallarmé, avec chacun, je n'ai pas à le dire, un tour d'esprit propre sur lequel je me propose de revenir un jour.
 Chez Bruand, au Vachette ou dans le salon de la comtesse Diane, M. Tailhade fait revivre le langage à facettes et la préciosité fleurie de Voiture. Il y ajoute de l'incisif et du mordant. Il a des mots cinglants, des réparties féroces, et les velours de son élocution savante ne dissimulent pas toujours les griffes d'une ironie acérée. Avec cela, d'une humeur bouillante et d'un sang qui, à la moindre alerte, se retrouve espagnol .
 C'est lui qui, un soir, au café, invectivait de la sorte un pleutre borgne, attablé près de lui :
 « Je vous envie, monsieur : à l'heure de la mort, vous n'aurez qu'un œil à fermer et point d'esprit à rendre. »
 C'est encore lui qui, d'un feuilletoniste outrecuidant jusqu'à s'attribuer la traduction de je ne sais quel roman slave, disait :
 « Admirons bien humblement l'ingéniosité de cet auteur qui, ne sachant ni le russe ni le français, a su converser l'un de ces idiomes dans l'autre. »
Plus d'une des blessures qu'il fit à l'amour-propre d'autrui saigne encore. Demandez plutôt à Maizeroy, à Jean Rameau, à Pierre Loti et à tant d'autres. Sa haine a cela de bon, d'ailleurs, qu'elle ne s'attaque guère qu'à des parvenus de lettres. De bonnes âmes lui souhaiteraient plus de charité chrétienne. Je ne puis me ranger à leur opinion, estimant que nous aurions trop à y perdre.
 N'allez point au moins, sur la foi de cela, vous figurer Tailhade un triste et un rageur, une façon de Bloy ou de Huysmans. Il a des heures de haut comique, où il ne dédaigne pas les mystifications. Sur le boulevard Saint-Michel, de Bullier au café du Soleil d'Or, il effare les malheureuses filles qui traînent là une jeunesse d'emprunt et les médiocres résultats d'une élégance appliquée, en s'approchant d'elles, tout velours et leur flûtant des sucreries aigres de ce genre :
 « Desservie par un visage tel que le vôtre, madame, la prostitution doit être un métier bien pénible ! »
Ou encore :
 « Vous m'inspirez un sentiment bien pur : l'horreur du Péché ! »
Non moins amusant, certes ! quand, parmi des artistes, il s'écrie, avec dans les yeux toute l'amertume d'un Ovide exilé :

Cette noble lyre,
Dieux ! que ne l'ai-je eue !
Je voudrais tant lire
Des vers de Baju!

 Je me souviens d'une nuit où, pénétrant dans un lieu toléré, le chapeau à la main, et tout le Grand Siècle dans sa révérence, il disait à la dame de comptoir :
 — « Ne pourriez-vous, madame, résoudre le doute où je suis de la présence en ces lieux de monseigneur le nonce apostolique ? »
 Et tout aussitôt de ressortir, imperturbable, tandis que, ne pouvant croire à tant de rouerie, les consommateurs s'interrogeaient du regard, pensant découvrir parmi eux le saint prélat.

II

 Dans les lettres, M. Tailhade débuta Parnassien. C'est au Jardin des Rêves qu'il dut de goûter le miel premier des renommées glorieuses. Ce volume renferme des choses fortes ou simplement gracieuses, où se trahit un culte appliqué de Banville. Je m'abstiens — encore que quelque douceur m'y serait départie — d'insister sur ce recueil, puisque l'auteur s'est mis en tête de le désavouer.
 Il est constant que M. Tailhade a, depuis, évolué du tout au tout.
 Dans Lutèce, cette feuille impertinente et savoureuse, à côté du Maitre Verlaine et de poètes succulents, tels que Griffin, Ajalbert, de Régnier, Dumur, Tailhade contribua à précipiter le mouvement décadent. Il formait avec Vignier et Moréas ce qu'on était convenu d'appeler le trio de fins poètes. Ces poètes se faisaient remarquer surtout par un soin de la forme minutieux jusqu'à l'excès et par la notation des sensations les plus fragiles.
 Lutèce morte , Tailhade poursuivit au Décadent (deuxième série) le cours de ses exploits avec plus de virtuosité que jamais. Là éclate dans toute sa splendeur, vers et prose, le magnifique, le radieux Tailhade. Et pourtant, ces choses splendides, le poète déclare n'y attacher d'autre importance que celle d'un menu tapotage au piano, soucieux, ajoute-t-il, de n'être point confondu avec les bardes irrémédiablement confits en Trissotin.
 A côté de poèmes catholiques fervents, il offre à l'admiration des poèmes d'un paganisme aigu. L'inconséquence est plus apparente que réelle, ces poèmes divers provenant tous d'un même fonds de sensualisme oriental qui est l'essence même de sa nature. Tailhade est surtout un plastique; toute la nature physique, les fleurs, les diamants, les métaux rares, les étoiles, s'épanouissent dans ses vers abondamment. Sa religion est surtout décorative. L'imagination s'y échauffe plus que le cœur. Ce qu'il chante, c'est, avant tout, la pompe extérieure du culte, c'est le flot d'encens à travers les vitraux orfèvres, le flamboiement des dalmatiques, la somptuosité des chapes, c'est toute la féerie des vêpres où des mousselines, de la soie et des velours processionnent dans le bruit montant des orgues et le concert des voix éperdues ; ou bien c'est la langue des offices du soir :

Un soir de flamme et d'or hante la basilique,
Ravivant les émaux ternis et les couleurs
Ancestrales de l'édifice catholique.

Et soudain — cuivre, azur, pourpre chère aux douleurs,
— Le vitrail que nul art terrestre ne profane
Jette sur le parvis d'incandescentes fleurs.

Car l'ensoleillement du coucher diaphane,
Dans l'ogive où s'exalte un merveilleux concept,
Intègre des lueurs d'ambre et de cymophane.

Il vit avec les saintes images.

J'ai choisi pour l'aimer d'une amour enfantine,
Sur l'icône enfumé peint aux quatre couleurs,
Un barbare portrait de Sainte byzantine.

.....................
Afin que soient les âmes tristes pardonnées,
La Sainte aux yeux plus purs que l'Onde et que le Soir
Croise dévotement ses mains prédestinées,

Ses belles mains qui n'ont touché que l'encensoir
Et l'unique froment réservé pour l'Hostie,
Et les nappes de lin où l'Agneau vient s'asseoir.

Limpide, avec l'immarcescible Eucharistie
Du pâle front auréolé de cuivre bleu,
Sa chair porte le scel de sa gloire impartie.

Ainsi dans la vapeur des baumes et le jeu
Des orgues, et le chant des vieux antiphonaires,
Elle écoute l'appel ineffable d'un dieu.

Et l'orgue, déroulant sa plainte et ses tonnerres,
La caresse de mots énamourés; le chœur
Des hymnodes lui dit les proses centenaires;

Car son âme ingénue et forte, son doux cœur
De neige, comme un vol béni de tourterelles,
Ont fui ce monde impur où le Deuil est vainqueur
.....................

 Ne vous semble-t-il pas que, pour si transportés qu'ils soient dans une sorte de région immatérielle et de rêve, ces poèmes témoignent surtout d'une délectation purement physique ? Quoi d'étonnant que le Poète ait la même flamme dans la voix pour chanter le bel azur de l'Hellade, la fleur païenne des lauriers-roses,

Et Narcisse au grand cœur qui mourut de s'aimer.

 Lisez Psaume d'Amour, lisez Hymne Antique, et vous constaterez qu'il y brûle la même ardeur sensuelle, et que c'est le même cœur qui s'applique à des soins différents. Partout d'ailleurs le coloriste triomphe, et vous trouverez dans ses poèmes (ai-je dit que M. Tailhade était d'origine basque?) toute la radieuse mollesse, tout le lumineux velours des toiles de Murillo.

III

 La partie la plus savoureuse de son œuvre en est la moins austère. Il a cultivé un genre spécial de ballades et de quatorzains d'une bouffonnerie quelque peu acerbe, dont il reste — en dépit de toutes revendications possibles Coppéennes et Banvillesques — l'initiateur. Son esprit caustique et mordant s'y exaspère, et c'est d'un tour de bras preste non moins que vigoureux qu'on l'y voit fustiger tout ce ramassis de filles du monde, de bas bleus avariés, de rastaqouères de lettres et de pleutres circoncis qui encombrent notre littérature et nos boulevards. C'est un carnaval réjouissant où peu d'épaules esquivent les étrivières. A côté de cela, des strophes d'art pour l'art, d'un délié qui va jusqu'à l'évanouissement, d'un délire abondant qu'Aristophane lui-même n'a pas connu, et qu'il lui a plu de sigiller de ce pseudonyme cocassement épique : Mitrophane Crapoussin.
 Toutes ces pièces éparses en mille revues vont incessamment paraître en librairie. Les quatorzains et les ballades s'étiquèteront « Au Pays du Mufle », et les autres poèmes, tout de mysticisme et d'orfèvrerie, formeront le recueil pancarté « Sur champ d' or » Ce sera pour l'un de mes amis du Mercure de France l'occasion de vous en reparler, avec plus d'autorité et tous les développements désirables.
 En attendant, je ne puis résister au désir de vous citer un sonnet du poète. C'est un peu du Tailhade à l'eau de rose, mais beaucoup d'esprits délicats préfèrent ce Tailhade-là, et d'ailleurs le sonnet n'a pas encore été publié, que je sache.

HÉLÈNE
(Le laboratoire de Faust daus Wittemberg)

Des âges écoulés j'ai remonté le fleuve,
Et, le cœur enivré de sublimes desseins.
J'ai quitté le Hadès et les ombrages saints
Où l'âme d'une paix immuable s'abreuve.


Le Temps n'a pu fléchir la courbe de mes seins.
Je suis toujours debout et forte dans l'épreuve,
Moi, l'éternelle vierge et l'éternelle veuve
Que la guerre a bercée aux clameurs des tocsins.

O Faust! je viens à toi du sein profond des Mères.
Pour toi, j'ai vaincu l'ombre pâle où des Chimères
Tragiques et les Dieux roulent ensevelis.

J'apporte à ton désir, du fond des jours antiques.
Ma gorge, dont le Temps n'a pas vaincu les lis,
Et ma voix assouplie aux rythmes prophétiques.

 En résumé, l'œuvre de Tailhade est considérable — considérable — j'y insiste, à l'adresse surtout de ces gens de lettres qui vont encombrant les comptoirs de librairie de leurs intarissables productions mort-nées, et qui affectent de priser un confrère au poids de ses volumes. En dépit de ses trois livres, le poète est jeune encore (il n'a que trente-cinq ans), et c'est une sorte d'Achille tout bouillant de projets. Il ne m'appartient pas de dire quelles affres poignantes ont blanchi ses cheveux et ridé sa tempe avant l'heure, mais j'ai bien le droit de rappeler que la vie fut dure à ce délicat. Si sa voix longtemps fut silencieuse, c'est qu'elle était étouffée de trop d'orages. Ce n'est pas de tous — et c'est tant mieux! — que l'on peut dire : Impavidum ferient ruinæ:.

Ernest Raynaud.


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