Notices littéraires : Louis Dumur

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Ernest Raynaud , « Notices littéraires : Louis Dumur », Mercure de France, t. III, n° 24, décembre 1891, p. 328-335


NOTICES LITTÉRAIRES


IV


LOUIS DUMUR


 « Juteux avait débuté par un volume énorme, écrit comme on donne un coup de massue, pesant d'invectives, de choses lourdes, pour effrayer et produire du bruit. Le livre avait fait scandale, un scandale cherché, voulu, avec un arrière-tintamarre de gros sous » (1).
 Irrésistiblement ces lignes me reviennent, au moment de parler de M. Dumur, qu'elles semblent caractériser. Je ne sais si M. Dumur a cherché le scandale, mais il l'a inévitablement provoqué à chacun de ses livres. Ça été d'abord La Néva, un recueil de vers rythmés étrangement, qui servit aux poètes, sous couleur d'agiter des questions prosodiques, à se vider réciproquement sur la tête des potées d'injures. Ce fut ensuite Albert, qui suscita de vives polémiques et dont on a dit, à la fois, que c'était « une gageure », « une foutaise » et « le plus beau livre du siècle ». Il demeure qu'un écrivain si diversement apprécié ne saurait manquer de puissance et que ses livres valent d'être discutés.
 Dans les feuilles littéraires, M. Louis Dumur fût souvent cité parmi les symbolistes et les décadents, poètes chez qui, avant que la renaissance romane ne vint tracer une éclatante ligne de démarcation, résidait tout l'intérêt artistique contemporain. M. Dumur ne fut pourtant jamais ni symboliste, ni décadent, et s'il se rattachait à ce double groupe, c'était plutôt par ses amitiés que par ses tendances. Il s'en distinguait en tous points, autant par ses défauts que par ses qualités. Il eut tout au moins l'avantage de ne jamais sacrifier à la fausse orfèvrerie, aux sonorités vaines du chaudronnier Hérédia, et de garder intact le culte de la langue, alors que tant de poètes mal inspirés, abattus sur elle comme une nuée de criquets, y exerçaient les pires ravages ; mais la grâce et la mesure lui restaient étrangères. M. Maurras le classerait parmi les barbares. Il parait bien, par ses écrits pleins de raideur génevoise et de brutalité voulue, que son éducation ne fut ni française, ni catholique au sens large du mot, c'est-à-dire païenne, puisque c'est par l’Église que nous a été transmis l'héritage païen. D'ailleurs, si M. Dumur se distinguait, par son art, des symbolistes et des décadents, il avait de commun avec eux qu'il se fourvoyait, bien que d'une autre façon. Alors que ceux-ci s'envasaient de plus en plus dans la bourbe et les marécages du Parnasse, M. Dumur se traînait à la remorque d'une formule vaine, épuisée. Je veux parler de la littérature romantique, dont il est le dernier représentant.
 Son Albert est un neveu de Werther et de René. Il est, comme eux, un apôtre de la désespérance. Il s'ennuie sans cause, même au sein des richesses, et dans les bras de ses amantes. Pour rester dans la note, il se tue d'un coup de revolver, non sans avoir débité maintes tirades qui sentent leur Obermann et leur Rolla d'une lieue.
 Le livre de vers (2) que M. Dumur publie aujourd'hui à la librairie Perrin, accentue encore cet esprit romantique. Il y est proclamé entre autres choses que :
 L'homme n'a pas d'idéal plus beau que la désespérance.
 Pourtant, avec l'âge, la passion s'est refroidie et le romantique est devenu égoïste. Il a retiré ses passions du monde pour les ramener à lui. Ce ne sera plus le jeune homme fougueux qui se jette désespérément dans la vie et dans l'amour, ce sera le vieillard qui goûte l'amertume en silence. « Puisque tu naquis au globe, dit M. Dumur, épuises-en la douleur. Sois comme le martyr qui veut le supplice et l'acclame, et songe qu’à vouloir vivre, l'homme se désespère et s'avilit. Le mal est partout. Toutes les fleurs du chemin sont des ronces. Il n'y a rien, rien!... qu'un peu d'orgie et Priape! »
 C'est, effectivement, à Priape que M. Dumur restreint sa conception de l'amour. Les notaires en retraite et les filles entretenues auraient tort de chercher dans ses vers pâture à leur sentimentalité. Il n'est ni romance, ni clair de lune, et il manque de goût pour la culture des fleurs bleues dont abonde le répertoire des ténors de Casinos. Il ne s'arrête pas aux madrigaux. Il use de la femme comme d'un remède, et, le soulagement obtenu, il ne lui reste qu'aversion et dégoût. Il semble même que tout souci plastique lui échappe. Il ne décèle nulle part le goût des lignes pures et des formes belles qui donne à quelques-uns l'illusion de l'amour. Il ne voit, il ne comprend que la « machine obscène ». S'il fut captivé d'une femme et s'il en compose le los, c'est parce que :
 Elle eut le don de plaire aux sens et d'être l'âme
 D'une nuit de plaisir.

 Il a pour le commerce des chairs la sévérité d'un réformé, et il s'irrite que tout converge à ce but désastreux. Il appelle la femme « le gouffre de nos chutes ». Elle l'importune :
  Délace de mon cou tes bras,
  Tes poses molles, fille impure.
  Revêts tes linges, ta jaspure,
  Et fuis les lits que tu leurras.

 Il trouve l'amour « lascif ». Il le proclame un obstacle au bonheur.
 Qu'est-ce donc qu'il entend par bonheur? « C'est, dit-il quelque part, la quiétude de l'esprit. » On s'en doutait bien un peu, mais où trouver cette quiétude, en dehors de l'amour? Est-ce dans les livres ? Non, puisque Albert, qui est un peu M. Dumur, les déclare vains et insipides. Est-ce dans la contemplation de la nature ? Mais M. Dumur n'aime pas la nature, ou s'il l'aime, il n'y parait guère. Et d'ailleurs, la fréquentation des philosophes, en lui donnant le goût des abstractions, a restreint chez lui le don de contempler qui fait les merveilleux poètes. L'abus du syllogisme a développé sa raison aux dépens de son cœur. Il n'a pas plus de sensibilité qu'il n'a d'affections.
 Il trouve les fleurs tristes. Il hait le soleil :
 Oh ! voilez-moi le dur soleil de diamant.
 Il quête les ciels de boue. Il parle de la paix des grands brouillards, et, comme il a lu Baudelaire, il reprend :
 Peut-être que le cœur qui souffre et qui soupire
 Aime à trouver dans la nature le reflet
 Des larmes dont s'étanche en vain son long martyre.

 S'il décrit des paysages, ce seront des steppes inertes et engourdies de froid, des fleuves gelés, des villes ensevelies sous les neiges, pour ce que son cœur, qu'il appelle un glaçon d'hiver, y trouve d'affinités. Encore ces descriptions ne lui servent-elles que de termes de comparaison. S'il se complait à la peinture de la Néva, c'est qu'elle est le mot de la vicissitude humaine, c'est qu'il trouve à l'admirer l’étonnement et le frisson du vrai métaphysique ; et c'est justement ce souci de philosopher qui ôte à ses vers la couleur et la poésie.
 Une seule fois, il s'est senti attendri devant la nature, et le sonnet où il a mis son émotion est si agréable que je le veux citer en son entier  :

lampyres

 Les doux lampyres veulent luire en mes chemins,
 Et chaque pas les voit qui sourdent sous les herbes.
 Si les étoiles sont trop haut aux cieux superbes,
 Les doux lampyres me seront moins inhumains.


 Je me rappelle la fillette aux blanches mains
 Qui les aimait et leur jetait des yeux acerbes,
 Et les cueillait et les posait en fines gerbes
 Dans ses cheveux, tressés avec les purs jasmins.


 Et s'ils s'éteignent, que ma nuit en soit plus noire !
 Je laisse aux princes les idoles de la gloire,
 Aux sacrificateurs les chênes écartés,


 Aux chefs des peuples, les trésors et les empires.
 Combien sont douces les mollesses de clartés
 Que sèment aux chemins luisants les doux lampyres!


 Que M. Dumur n'a-t-il plus souvent regardé l'herbe où sont les verts luisants!
 La conception de la vie que dénotent les Lassitudes doit amener fatalement au suicide. Albert n'y a pas manqué. M. Dumur, je l'espère, s'en sauvera par la littérature, ce qui vaudra mieux pour lui et pour nous. En attendant la mort, il se réfugie dans le sommeil, et quel ennui lorsque le matin-geôlier rouvre ses yeux :
 O rêve, tu me fuis, tu m'abandonnes seul !
 Je vêts mes douloureux habits comme un linceul,
 Tous les dégoûts m'accompagnant en louche escorte.

 En la lueur haïe où vont errer mes pas,
 Tu me seras un grand regret de chose morte,
 Alors que ce qui reste n'en console pas !

 Il serait malaisé de retrouver les sources du pessimisme de M. Dumur. Les héros romantiques devenaient sombres à la suite d'épouvantables forfaits. Ils sentaient sur eux le poids du remords. Schopenhauër lui-même devint amer d'un amour contrarié. Mais M. Dumur est trop jeune pour avoir éprouvé ces rudes secousses. Je crois qu'il est pessimiste de tempérament, comme on est jaloux ou cruel. Il dit lui-même que, dès le berceau, il soupçonna la vie d'être immonde. Est-ce qu'Albert, à huit ans, ne fait pas déjà la leçon à son curé en lui déclarant qu'il trouve l'univers inutile?
 Cette façon de japper après le monde, comme un chien, choque un peu le goût de notre race où les plus éprouvés, les plus assurés, s'il en est, de l'inutilité du monde ont soin de s'armer de scepticisme. Il en va mieux ainsi, ne serait-ce que pour ne pas paraître tout nu devant les hommes, comme dit finement M. Maurice Barrès. M. Dumur, lui, se montre tout nu, et, qui pis est, il fait la culbute pour qu'on se retourne.
 Malgré tous ces anathèmes systématiquement jetés à grands coups de plume tonitruante, malgré ce parti pris de violence et de brutalités dans ses livres, M. Dumur n'est pas, comme on pourrait le croire, dans la vie, un agité et un bruyant. Il se montre au contraire très réservé, et il a le désespoir discret. Ce n'est pas lui qui fait retentir les salons de ses vers. Il ne déclame pas et c'est à peine, même, s'il cause. Les yeux songeurs sous la double vitre du lorgnon, avec, toujours, une spirale de fumée bleue aux lèvres, c'est un doux et un studieux, plus amateur de livres que de femmes. Je suis persuadé que ses orgies ― un mot bien démodé dont il abuse ― se réduisent à quelques modestes repas chez Duval ou à quelques bocks bus le soir, au Café, entre amis. En tout cas, je puis assurer qu'elles n'ont rien de néronien et de sadique et qu'on n'y fustige pas des femmes nues, au dessert, non plus qu'on n'y brûle des esclaves enduits de résine. Même on n'y fume pas l'opium dans des crânes d'enfant, les pieds nonchalamment appuyés sur un tigre, selon le vœu de M. Rollinat.
 M. Dumur conserve, jusque dans sa mise, cette discrétion de bon goût, et son commerce a des charmes. Dans cette petite chambre meublée de la rue Jacob où il habitait naguère, et où ses doigts s'aventuraient parfois à traduire au clavecin l'inquiétude de son âme, j'ai gardé le souvenir de charmantes causeries d'art, de délicates et cordiales voluptés.
 Il me reste à parler des innovations prosodiques de M. Dumur. J'hésite à le faire, car, outre qu'elles ont été maintes fois discutées (3), elles me semblent ne devoir engendrer que des controverses ennuyeuses et stériles. L'intérêt d'un poème résidant en la phrase chantée, il semble bizarre et pédant d'indiquer le mouvement et la mesure dans lequel il est écrit : C'est là l'avis de M. Dumur lui-même, auquel je ne puis que souscrire. Il suffit qu'un vers soit jugé harmonieux. Savoir quelle sorte de pièces, iambiques ou anapestiques, le composent, n'ajoute rien à la jouissance. Le lecteur, s'il n'est grammairien ou scoliaste, s'en soucie peu, et, pour le Poète même, son oreille est un guide plus sûr que tous les traités de prosodie du monde. Le véritable artiste trouve d'instinct les combinaisons métriques les plus hardies, et, s'il s'inquiète d'en formuler les lois, ce n'est qu'après coup et par jeu. D'ailleurs, en ces temps d'affranchissement à outrance des rythmes et des rimes, les vers de M. Dumur ne sauraient étonner, quand bien même il n'eût pas livré le secret de leur facture.
 Il me suffira d'énoncer que M. Dumur rythme ses pièces d'après l'accent tonique. Je crois bien que sans le savoir tous les bons poètes rythment ainsi. Je me souviens qu'un soir, ouvrant le Pèlerin Passionné, M. Dumur trouva que les vers de Moréas pouvaient très bien se scander selon sa méthode, et pourtant M. Moréas n'y avait pas pris garde. Il avait simplement obéi au sens intérieur qu'il a de l'harmonie. Si M. Dumur ouvrait Racine, il verrait quel perpétuel souci il y est tenu de l'accent tonique ; souci instinctif, bien entendu. Quel vers des Lassitudes mieux martelé que celui-ci, par exemple :
 Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur,
où les syllabes d'elles-mêmes se scandent?
 Quand M. Dumur emploie la rime et s'astreint à un nombre de pieds régulier, il intéresse vivement; mais il inquiète lorsqu'il fait ses vers-blancs et qu'il allonge indéfiniment ses stiches.
 Je crains que des oreilles françaises ne puissent jamais s'accommoder de cette sorte de vers. Des innovations analogues, antérieurement tentées, n'ont eu aucun succès. La plus célèbre fut celle de Baïf, lequel inventa, outre ses vers mesurés à la façon grecque et latine (Ce petit Dieu | cholere archer | léger oiseau...), des vers construits d'après le système syllabique et qu'on a surnommés baïfins. Je trouve aux vers baïfins comme un avant-goût des vers de M. Dumur, dans ceux-ci par exemple :
Muse, royne d'Elicon, fille de mémoire, ô déesse,
O des poètes l'appuy, favorise ma hardiesse.
Je veu donner aux François un vers de plus libre accordance,
Pour le joindre au luth sonné d'une motus contraincte cadence.
...................................................
Je veu d'un nouveau sentier m'ouvrir l'honorable passage
Pour aller sur votre mont m'ombroyer sous votre bocage,
Et ma soif désalterer vostre fonteine divine Qui sourdit du mont cavé dessous la corne Pégasine...

 Mais Baïf a piteusement échoué comme les autres.
 M. Dumur sera-t-il plus heureux que ses prédécesseurs? Tout en lui souhaitant le succès, je me hâte d'ajouter que ces tentatives ont cela de bon qu'elles témoignent d'une intelligence vigoureuse tendue vers l'inédit.
 Un esprit rare et hardi, peu satisfait des formules vivantes, incliné vers tout ce qui germe; un critique érudit et un noble poète, suivi d'autant plus de jalousies qu'il a mieux dépassé le cercle étroit des coteries qu'il a traversées, mais que n'émeuvent ni les sarcasmes ni la haine des impuissants, M. Anatole France devait fatalement s'inquiéter de Louis Dumur et de ses tentatives. Il les a qualifiées d'intéressantes et a jugé ses vers harmonieux. Ce jugement d'un homme doublement compétent, au goût sûr et impeccable, suffirait à classer M. Louis Dumur parmi les plus scrupuleux poètes de ce temps-ci; mais aux éloges mérités, j'ai le devoir — adversaire, puisque roman! — d'apporter les réserves les plus sévères. Ces poètes à côté desquels marche M. Dumur ne furent que des transitoires. Leur influence ne peut survivre — quel que soit leur talent personnel — à la mort de l'école symboliste, dont, à tort ou à raison, ils se réclamaient. Que vont devenir ces poètes en désarroi, licenciés par le chef dont ils suivaient l'heureuse Étoile? L'Avenir ne peut être à l'erreur symboliste, ni à l'erreur romantique. L'Avenir n'est pas non plus à ces autres rimailleurs stériles, où se perpétue l'agonie du Parnasse, si dégénérés, si avilis qu'ils n'ont plus de jouissance qu'a brouter les chardons de Mendès. La voix de Vérité a parlé haut par la bouche des muses romanes. En dehors d'Elles, il n'y a ni espérance, ni salut.

Ernest Raynaud.


 (1) Albert, par Louis Dumur.
 (2) Lassitudes, un vol. in-18 (Perrin et Cie).
 (3) On n'a pas oublié notamment l'article autorisé et documenté de notre ami Édouard Dubus, paru ici même (mai 1890, n° 5, p. 145) lors de la publication de La Néva.



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