Page:Mercure de France tome 001 1890 page 078.jpg
savait que penser. II n'y voyait rien de vilain qui pût le
tourmenter, et cependant, dans la nuit des draps, l'image de Violone flottait lumineusement, étrange et
douce comme ces images de femmes qui l'avaient échauffé
en plus d'un rêve.
Véringue se lassa d'attendre. Ses paupières, comme
aimantées, se rapprochaient. Il s'imposa de fixer le gaz
presque éteint, mais après avoir compté trois éclosions
de petites bulles crépitantes et pressées de sortir du bec,
il s'endormit.
III
Le lendemain matin, au lavabo, tandis que les cornes
des serviettes, trempées dans un peu d'eau froide, frottaient légèrement les pommettes frileuses, Véringue regarda méchamment Marseau, et, s'efforçant d'être bien
féroce, il l'insulta de nouveau, les dents serrées sur les
syllabes sifflantes :
— Pistolet ! pistolet !
Les joues de Marseau s'empourprèrent, mais il répondit sans colère et le regard presque suppliant :
— Puisque je te dis que ce n'est pas vrai, ce que tu
crois !
Le maître d'étude passa la visite des mains. Les
élèves, sur deux rangs, offraient sans conviction d'abord
le dos, puis la paume de leurs mains, en les retournant avec rapidité, et les remettaient aussitôt bien au
chaud, dans les poches ou sous la tiédeur de l'édredon
le plus proche. D'ordinaire, Violone s'abstenait scrupuleusement de les regarder. Cette fois, bien mal à propos, il trouva que celles de Véringue n'étaient pas très
propres. Véringue, prié de les repasser sous le robinet,
se révolta. On pouvait, à vrai dire, y remarquer une
tache bleuâtre, mais il soutint que c'était un commencement d'engelure. On lui en voulait, sûrement. Violone
dut le faire conduire chez M. le Directeur, Celui-ci, matinal, préparait dans son cabinet vieux vert un cours
d'histoire qu'il faisait aux grands, à ses moments perdus.
Écrasant sur le tapis de sa table le bout de ses gros
doigts, il posait les principaux jalons : ici la chute de
l'Empire Romain ; au milieu la prise de Constantinople
par les Turcs ; plus loin l'Histoire contemporaine, qui
commence on ne sait où et n'en finit plus. Il avait une
ample robe de chambre dont les galons brodés cerclaient
sa poitrine puissante, pareils à des cordages autour d'une
colonne. Il mangeait visiblement trop, cet homme ; ses