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(De lointaines harmonies émeuvent l'espace, le visage de l'homme irradie, un vol d'abeilles rousses entoure sa tête d'un nimbe vivant. Le chœur des voix s'approche, il retentit au-dessus du mont. L'homme écoute, extasié.)
Les vierges que tu possédas, les vierges toujours immaculées, te saluent, amant premier, époux très cher.
Pures formes, éternelles amantes qui m'êtes apparues jadis dans l'aube initiale, vous qui avez tendu vos lèvres à mes baisers, vous qui avez donné vos flancs à mes étreintes, je vous salue, épouses, moi, l'époux de votre dilection.
Élu, quel chagrin te poind, toi le seul de ta race qui vécus une minute de la vraie vie ? Tu nous connus et tu chantas; sous le plectre, la lyre surgie créa le monde une seconde fois. Aède immortel en qui s'incarna le Verbe, unique roi des rhythmes surhumains, les poètes mortels n'ont répété que les syllabes dites par toi au jour inouï des révélations. Nul mot n'existe que tu n'aies dit, nulle vision ne s'évoque que tu n'aies voulue. Que te faut-il? La gloire ne te suffit-elle pas d'être le père véritable des initiés qui semèrent tes paroles au vent des crépuscules, à la brume des matins?
Pourquoi les Glorieux à qui rien ne peut résister, ont-ils voulu que je connusse la terrestre fin des sages que mon esprit enfanta?
Les enfants que tu engendras ont tissé la trame qui te retient. Seule, leur mort peut te libérer de vivre.
Hélas! Hélas! Voyantes! Voilà qu'aujourd'hui va mourir le dernier homme qui savait mes noms multiples, le dernier qui redisait les poèmes hautains de mes fils. Avec lui, ils périront, avec lui, je périrai, et maintenant la douleur m'étreint de perdre une vile gloire. « Jusqu'au jour où nulle bouche ne répétera tes chansons et tes strophes, a dit le Maître auguste, jusqu'à ce jour, tu persisteras. » J'ai gémi de l'arrêt immuable, mais je n'ai jamais cru à la disparition des fervents, à la mort des prêtres. Dans ma solitude j'ai acquis les plus merveilleuses sciences. Me