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Maison Cruxiolles, temple de Cloacine, ménagerie de carnaval et caricature de la mort, m'apparaît aussi frivole et moins pittoresque que l'obscur boyau des naturalistes romantiques, aux vitres poussièreuses aveuglées de taies en papier. Je regrette le désordre des bric-à-brac, les carcasses branlantes, les tronçons de momies, les bocaux chassieux, les animaux dépilés par des générations de parasites, les crocrodiles gâteux et les serpents bourrés de foin, pendus aux solives fumées. C'est à peine si le rictus des squelettes me reporte à des idées de littérature ou de philosophie macabres. Mais je subis alors une plus abominable hantise : — quand j'ai songé, trop longtemps, au prince Hamlet de Danemark, lequel jouait aux boules avec des crânes dans le cimetière d'Elseneur ; - à Lord Byron, qui avait fait monter en coupe le crâne d'un aïeul et s'en servait à table; - à Han d'Islande, qui buvait l'eau des mers dans les crânes des morts; — aux pieux cénobites des tableaux d'églises (à peine visibles tant le bitume des couleurs a tourné au cirage) et qu'on représente à genoux près de l'évangile, devant une croix de deux bâtons rompus et un crâne plus jaune qu'un fromage de Chester, - la nuit, tout le magasin des Sciences naturelles me pèse sur la poitrine : — les fœtus des bocaux montent l'escalier; l'écorché me tend les bras et danse la pavane; les tortues font claquer leur couvercles avec des bruits de mandibules; la chauve-souris volète, sa planche barbouillée de céruse dans le dos ;. l'ornithorynque pond ses œufs sur l'oreiller; le kangourou distribue ses prospectus et répète à « haute et intelligible voix » les cinquante noms illustres des panneaux; l'autruche me jette du gravier; la baudroie me tourne sur le ventre; les squelettes s'avancent en titubant et me prodiguent les confitures de grenouilles et d'araignées, me lancent les bustes, les boîtes de scarabées et de papillons, les marteaux des géologues, les pages de l'herbier, les fragments du ptérodactyle; le singe enfin, d'un terrible effort, déracine son arbre, et, poussant des clameurs vengeresses, brandissant cette matraque avec une joie de sauvage, - à grands coups, - ran ! ran ! ran ! - assomme les perroquets et les aras, assomme le requin-marteau, assomme le phoque, pulvérise les plâtres, casse les tibias et la mâchoire des squelettes, éparpille les œufs et les prospectus, crève les armoires, démolit toute la boutique et le père Cruxiolles lui-même,