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A Pierre Quillard.
La pathologie sociale, qu'il est réservé à l'avenir de concevoir, mais dont les premiers linéaments déjà nous apparaissent aujourd'hui, ne rencontrera guère de phénomène morbide plus étonnant à décrire que la domination, dans les siècles passés et jusqu'à notre temps, de l'idée du devoir. Nous disons l'idée, par condescendance à l'usage. C'est l'hallucination du devoir qu'il faudrait dire. Car il s'agit du plus détestable fantôme et de la plus funeste impulsion hystérique qui aient jamais obsédé les nerfs malades des hommes.
On a analysé, à l'étonnement unanime, de nos jours, toutes les formes de suggestion par lesquelles une idée fixe s'impose à nous et rend obligatoires pour nous les actes que nous désirons le moins. On a cité des hallucinations collectives et contagieuses. On a décrit dans le plus menu détail ce curieux phénomène de greffe psychologique, en vertu duquel une image transplantée dans un cerveau y prend racine, y pullule, se répand comme une plante grimpante le long de toutes les fibres nerveuses, les paralyse ou les actionne à son profit, et envahit tout l'organisme de sa végétation parasite. En sorte qu'un homme sous le coup d'une suggestion n'est plus un homme, mais un automate au service de l'idée suggérée, et en marche irrésistiblement vers le but que le tyran intérieur lui a prescrit. Nous avons vu cela, et nous l'avons appris comme chose nouvelle. Nous ne nous sommes pas aperçus que les plus lucides esprits parmi nous et les volontés les plus droites obéissent à une suggestion non moins fatale, si du moins nous avons affaire à d'honnêtes gens. Une idée fixe s'est emparée d'eux, sous la forme d'une mission qu'ils croient octroyée à chacun par une volonté supérieure à la leur, divine ou sociale. Cette mission s'est imposée à eux d'autant plus sûrement qu'ils y ont réfléchi davantage. Preuve certaine que l'obsession est incurable. Et cette obsession, c'est le devoir.