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et c'est cette espèce d'hystérie qui arrive à son paroxysme dans l'état d'âme des héros et des ascètes.
Quand un névropathe sent s'opérer en lui le dédoublement de la personnalité, il constate lui-même qu'il est devenu un autre. Et de même l'ascète, le néophyte converti au bien, ont dépouillé l'ancien homme. Le névropathe croit que le monde, lui échappe. Les objets ne lui offrent plus ni relief ni résistance ; et son corps lui semble avoir perdu tout son poids. Il se sent infiniment léger ; il voit la terre infiniment loin de lui. Il a peur de lui-même et dé ses facultés nouvelles ; et dans sa propre âme il ne se reconnaît plus. Mais ce portrait n'est-il pas aussi celui de l'homme moral ? Il a, lui aussi, perdu le sens et le contact du monde extérieur. Non seulement il ne le perçoit que d'une perception vague, mais il l'abhorre. Et son propre moi sensible le tourmente et s'insurge contre la personne nouvelle et s'effraie de l'intruse. Et ainsi le domaine de la personne morale n'est plus vraiment de ce monde. Elle est étrangère même à notre âme. Elle vit ailleurs. Elle communie avec le monde intelligible.
Par un déplacement psychologique souvent observé, c'est donc le second moi, le moi parasite, factice et morbide, qui acquiert là prépondérance. Le vrai moi maintenant n'est plus le moi qui voit et qui entend, qui désire, qui aime et qui hait, qui rit et qui pleure, mais le moi anesthésique, figé dans un vouloir unique et maniaque. Est-ce même encore un moi ? En psychologie on appelle phénomènes « subconscients » ou « impersonnels », ceux qui échappent aux prises de la conscience vulgaire. De même c'est un moi impersonnel que ce moi dont le vouloir, éternellement inconnu, n'est aperçu que du plus vague des sentiments. Fichte a judicieusement dénommé ce moi en l'appelant « moi absolu ». C'est lui qu'on appelle plus généralement la « personne morale » ; et Victor Cousin a montré avec exactitude combien la personne morale en nous est étrangère au moi vivant et réel.
« Il faut bien distinguer en nous, dit-il, ce qui nous est propre de ce qui appartient à l'humanité. Les particularités font l'individu, et non pas la personne; et la personne seule en nous est respectable et sacrée, parce qu'elle seule représente l'humanité. Tout ce qui n'intéresse pas la personne morale est indifférent » Ce qui me tyrannise sous le nom du devoir, c'est cet être intérieur, ce fantôme qui habite au fond de mon âme,