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qui n'est pas moi, et qui m'inspire un effroi religieux. Je me courbe devant lui. Il est un fétiche que j'adore en moi-même. Ce n'est plus moi que je dois aimer, ou respecter. « Moi, dit M. Jules Simon, je ne suis pour rien dans cette affaire. » C'est l'homme que je respecte en moi. Ce que les autres craignent en moi, et ce qui leur impose, ce n'est pas moi, c'est toujours le fantôme en moi, et qui vient de l'autre onde. Et de même ce que je crains d'offenser en eux, ce n'est pas eux, que peut-être je déteste : mais c'est le spectre invisible qui est en eux, et qui est le frère de celui qui est en moi. Or, le monde, transformé par cette perpétuelle obsession du devoir, n'est plus un rendez-vous de vivants, qui aspirent à confondre leur sang dans l'amour ou à le verser dans des luttes passionnées. C'est un monde de fantômes immatériels et maniaques ; un lieu de frayeur où je dois craindre tous les autres et moi-même. Ce monde immatériel et tyrannique, c'est la hiérarchie sociale, assise sur des milliards de dévouements barbares, et d'ignorances saintes et sur le mépris e toutes les joies saines des désirs les plus profonds de la nature humaine.
Il est de pauvres exaspérés qui espèrent faire crouler par la force ce monde fantomatique. Ils ne voient point, dans leur généreuse illusion, que l'on ne détruit pas la force matérielle ce qui n'est qu'un mirage prestigieux de nos esprits. C'est donc dans les esprits qu'il faut détruire l'obsession mauvaise, et avec elle disparaîtra le labyrinthe inextricable des devoirs et s'effondrera la voûte écrasante du respect qui nous cacha le ciel au-dessus de nos têtes. Ce sont les âmes qu'il faut guérir du délabrement où les ont conduites l'abus du breuvage alcoolique des dogmes, les fatalités héréditaires des races vieillies et les suggestions délétères des éducations viciées. Puisse-t-il donc venir bientôt, le doux magnétiseur, qui d'un attouchement efficace dissipera l'effet des passes malfaisantes par où nous sommes plongés dans le sommeil inerte, et qui nous restituera notre libre vouloir, en nous délivrant de notre grande maladie morale, de l'idée fixe du devoir !
Théodore Randal.