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intervalles réguliers, des bouffées de fumée bleue dont l'âcre senteur corrigeait l'indéfinissable et fade odeur planant dans la demi-ténèbre.
Après avoir consulté ma montre, dont les aiguilles me désespéraient par leur lenteur à se déplacer, je laissai échapper une exclamation vive traduisant mon impatience ennuyée. Il daigna alors quitter un moment son macabre travail pour me dire, après avoir inspecté le ciel, que couvrait le manteau diaphane des brumes matineuses :
« Il ne peut plus tarder bien longtemps, monsieur le docteur ; il doit être, au moulage et on va l'apporter dans quelques instants. »
Puis, secouant les cendres du brûle-gueule, il se remit méthodiquement à l'ouvrage.
Vraiment cette attente trop longue m'agaçait, et la contemplation des tables, de la fontaine du bonhomme, que je connaissais également de longue date, ne me distrayait que médiocrement. Les Imaginaires, alors, me venant en aide, transfigurèrent l'espace morne et bassement réel : ne me trouvais-je pas dans quelque temple consacré à une farouche divinité, qui exigeait le tribut quotidien d'hosties humaines, et l'heure n'allait-elle pas sonner du sacrifice, que, grand-prêtre, j'accomplirais ? Et, de fait, la Science, que je m'honorais de servir en humble familier, figurait bien cette Idole, auguste, mystérieuse, puissante puisqu'elle commande à des milliers d'intelligences, et non pas fictive, mais vivant de souffrances, de labeurs douloureux, de sang, de larmes chaque jour versées pour elle, exigeante, ne livrant ses secrets qu'aux initiés ! Combien d'êtres se prosternèrent inutilement devant la Déesse au mutisme de sphynge et moururent, fervents martyrs, pour l'avoir connue... Et à mesure que les générations, toutes éphémères, disparaissaient, bues par le sable mol du Néant, elle s'exhaussait sur les féconds alluvions apportés par ces vagues de peuples, avant de disparaître.