Page:Mercure de France tome 005 1892 page 083.jpg
selon l'étrange désordre de cette vision, assume un aspect qui ne peut être comparé qu'à celui d'une goutte d'eau sale examinée au microscope. « La Nature vue à travers un tempérament »,― définition de tout art par M. Zola: rien certainement en peut être plus exact ou plus expressif s'il faut définir l'art de M. Huysmans.
Pour se faire une idée bien adéquate de M. Huysmans, il est nécessaire de connaître l'homme.
« Il m'a donné l'impression d'un chat », a écrit une interviewer; « il est courtois, très poli, presque aimable, mais tout nerfs, prêt à sortir ses griffes contre le monde entier. » Et, de fait, il y a en lui quelque chose de son animal favori. La figure est terne, à la fois vive et fatiguée, avec un regard de malice plutôt bienveillante. A première vue, elle est commune, les traits sont ordinaires, on croit l'avoir rencontrée à la Bourse ou au Stock Exchange. Mais graduellement cette étrange et invariable expression, ce regard de bienveillante malice vous capte à mesure que s'étend sur vous l'influence de l'homme lui-même. J'ai vu Huysmans dans son bureau (il est employé au ministère de l'Intérieur et employé modèle); je l'ai vu au café, en diverses maisons; mais je le revois toujours tel qu'il m'apparut chez la bizarre Mme. B. C***. Il est à demi étendu sur un sofa, roulant une cigarette entre ses doigts fins et expressifs, ne regardant personne, ni rien, pendant que Madame B. C.*** va et vient avec une vivacité sûre de soi au milieu de son extraordinaire ménagerie de bibelots. Les dépouilles du monde entier sont là, en cet incroyablement petit salon; elles sont sous les pieds; elles grimpent aux murs; elles s'accrochent aux écrans, aux piédouches et aux tables; un de vos coudes menace un joujou japonais et l'autre une bergère de Saxe; toutes les couleurs de l'arc-en-ciel éclatent en un barbare discord de notes. Et, dans le coin de cette chambre fantastique, Huysmans se carre indifférent sur le sofa, avec l'air de quelqu'un de parfaitement résigné aux embêtements de la vie.
Quelque chose est dit par M. R. G.***, l'un de mes amis, qui doit écrire dans une revue en formation, le Mercure de France, ou peut-être par M. A. V.***, le jeune directeur de cette revue, ou peut-être encore (si cela n'était pas impossible) par le taciturne Anglais qui m'accompagne, ― et Huysmans, sans lever les yeux, sans prendre la peine de parler bien distinctement, relève la phrase, la transforme, ou plutôt la transperce, la retourne, en fait une phrase, parfaite d'impromptu soigneusement élaboré. Peut-être ne s'agit-il que d'un livre stupide que quelqu'un a mentionné, ou d'une femme stupide; et à mesure qu'il parle le livre surgit dans sa monstrueuse, devient un miraculeux chef-d'oeuvre d’imbécillité; l'importante petite femme devient devant vos yeux une grandissante horreur. C'est toujours le déplaisant aspect des choses qu'il saisit, mais l'intensité de sa révolte contre cette déplaisance met comme une touche de sublime à l'intensité de son dégoût. Chaque phrase est une épigramme et chaque épigramme occide une réputation ou une idée. Il