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Il faut bien se garder de confondre le respect avec le sentiment qui nous pousse à défendre la gloire des hommes qui découvrirent les grandes lois scientifiques, qui édifièrent d'harmonieuses philosophies ou qui créèrent de belles oeuvres d'art. Pour de tels hommes, ce que nous ressentons est de l'admiration et de la sympathie. Aussi, quand nous les entendons attaquer, nous souffrons, tandis qu'un respectueux n'est qu'ennuyé, agacé au plus, quand on conteste l'excellence de ce qu'il respecte.
La preuve que ce n'est pas le respect qui attache aux savants ou aux artistes du passé, est en ce fait que l'on produit après eux, et surtout que l'on cherche à reproduire autrement qu'eux. Respectueux, l'on se dirait: « Ils ont trouvé toutes les formes, ils ont découvert toutes les lois », et l'on resterait inactif; ou bien l'on imiterait servilement les devanciers, le libre essor s'arrêterait de la pensée créatrice; l'idée et le style s'étioleraient dans le lien des formules, et l'oeuvre cesserait d'être vivace. Les exemples ne manquent pas, d'ailleurs, de soi-disant artistes qui furent respectueux: en littérature, Crébillon, Voltaire le tragique et tous leurs contemporains quand ils versifièrent, - les universitaires, les vaudevillistes et MM. de Bornier et Richepin; - en peinture, les Bolonais du XVIIe siècle, - MM. Bouguereau, Bonnat et Gervex; - en musique, Aubert, Donizetti, - MM. Ambroise Thomas et Massenet, - ont montré ou montrent encore ce que vaut le respect.
Il y a une irréductible antinomie entre le respect et le génie créateur, et, par la raison même qu'il chercha - et trouve - du nouveau, nul philosophe, nul savant, nul artiste admirable ne fut respectueux. De là les luttes que tous eurent d'abord à soutenir: est-il besoin de rappeler quelles railleries et quelles huées accueillirent Hugo et Baudelaire, Delacroix et Manet, Beethoven et Wagner?