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qui aspire et foule. L'encre monte. Ma main s'emplit de vie, et quand mon petit doigt cesse, elle court, légère, intelligente.
Autrefois, je piquais avec une aiguille ma feuille de papier. Je la couvrais de points nombreux « comme les étoiles du ciel »
- Pique, pique, ma bourrique:
- Veux-tu gager que j'en ai huit!
J'ai perdu cette mauvaise habitude assoupissante. Celle-ci me plaît à cause de sa simplicité et de son isochronisme parfait. Une, deux, une, deux...Elle exige moins d'accessoires. On n'a pas toujours des aiguilles sur soi. Au café, à la promenade même, mon petit doigt prend son élan et part. Quoi de plus pratique? Un petit doigt d'enfant en ferait autant. Mais tu changes de visage.
Je t'en prie: n'insiste pas.
Tu souffres ; tu rougis, et tes yeux, comme des pavots sous la pluie, débordent d'eau. Sois confiant. Ne l'ai-je pas été? Avoue pour te soulager et me consoler.
Tu ne peux pas savoir. C'est ma grande folie invincible. Ma femme a tenté l'impossible pour me guérir. Mes enfants m'ont supplié. Un médecin m'a dit : "Plus vous les arracherez, plus ils repousseront. En outre, votre nez enflera." Ni les propos menaçants du docteur, ni les tendres remontrances d'une famille aimante ne m'ont ému, et cette fois encore, j'en tiens un.
Un quoi? Laisse donc ton nez.
Tu me crois peut-être à plaindre. Tu ne me comprendras jamais. Sache au contraire que j'éprouve des impressions compliquées, connues des seuls initiés. La douleur et la jouissance se confondent. J'ai une narine en feu et de la glace dans l'autre. Je ne compte pas les éternuements