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- Le long de la forêt où nous avons passé,
- Taciturne et songeant qu'à travers le bois sombre
- Mon âme me suivait peut-être comme une ombre,
- Fidèle à la douceur reniée et mêlant
- Des larmes au cri dur du combat turbulent,
- Avec ces douces mains pour les chairs entamées
- Qu'ont les femmes en pleurs qui suivent les armées.
C'est une langue nerveuse et forte, sans mièvrerie, aux phrases solides qui ne craignent point de se charger d'incises. Il y a là une fière désinvolture, à la guise de Saint-Simon que M. de Régnier a dû beaucoup fréquenter; il advient même, parfois, que la volonté de produire une impression énergique et immédiate, coûte que coûte, l'induit à des façons de dire où la syntaxe n'est guère respectée :
- Avec de si doux yeux à nul ne leur mentir.
- ...................................................
- J'ai songé mon destin mourir devant la gloire.
Quelque liberté qu'il convienne d'accorder à l'écrivain dans le choix des moyens qui lui semblent le plus aptes à rendre sa pensée, le bénéfice qu'il retire à employer de pareilles tournures semble bien minime.
Mais ces petites rugosités, très rares au reste, ne servent peut-être qu'a donner par contraste plus de prix encore à l'ensemble de l’œuvre et en attestent mieux l'audacieuse et franche venue, en un seul jet de bronze, d'argent et d'or, et la statue se dresse, sans retouche, en son intégrité de vierge. Rien désormais ne demeure qui trahisse le procédé, la manière, la mode d'écrire. Voilà bien un livre de poète ayant adopté la seule attitude qui sied : ne se livrer à la foule que par le chant et sous le voile de triples écharpes et mépriser les manifestes quels qu'ils soient, comme mieux appropriés aux tréteaux, où des bateleurs indélicats promettent de montrer Aphrodite Anadyomène, alors que leur pauvre baraque renferme, pour tout trésor, le simulacre d'un phoque mort-né.
Pierre Quillard
(1) A propos de Tel qu'en songe (Libraire de l'Art Indépendant, 11, rue de la Chaussée-d'Antin).