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A Jules Renard.
Un grand salon dont une des trois fenêtres s'ouvre sur une terrasse remplie de chèvrefeuille. Nuit d'été très claire. La lune illumine toute la partie où se trouvent les personnages. Le fond reste sombre. On entrevoit des meubles de formes lourdes et anciennes. Au centre de cette demi-obscurité, une haute glace psyché de style, empire, maintenue de chaque côté par de longs cols de cygnes à becs de cuivre. Un vague reflet de lumière sur la glace, mais, vu de la terrasse éclairée, ce reflet ne semble pas venir de la lune, il parait sortir de la psyché même comme une lumière qui lui serait propre.
la mère : 45 ans, des yeux vifs, une bouche tendre; c'est une figure jeune sous des cheveux gris. Elle porte une élégante robe d'intérieur noire et une mantille de dentelles blanches. Voix sensuelle.
l'épouvanté : 20 ans. Il est maigre, comme flottant dans son négligé de coutil blanc pur. Sa face est terreuse, ses yeux sont fixes. Ses cheveux noirs plats luisent sur son front. Il a les traits réguliers rappelant la beauté de sa mère, à peu près comme un homme mort peut ressembler à son portrait. Voix sourde et lente.
Les deux personnages sont assis devant la porte ouverte.
la mère : Voyons, petit fils, à quoi penses-tu ?
l'épouvanté : Mais... à rien, mère.
la mère (s'allongeant dans son fauteuil): Quel parfum, ce chèvrefeuille ! Sens-tu ? Ça vous grise. On dirait une de ces fines liqueurs de dame...(Elle fait claquer sa langue).
l'épouvanté : Une liqueur, ce chèvrefeuille ? Ah ! ... oui, mère.
la mère : Tu n'as pas froid, j'espère, de ce temps-là ? Et tu n'as pas la migraine ?
l'épouvanté: Non, merci, mère.
la mère : Merci quoi ? (Elle se penche et le regarde attentivement.) Mon pauvre petit Sylvius ! Avoue-le donc, ce n'est pas gai de tenir