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l'épouvanté (lui saisissant le bras et se levant): Mère, avez-vous rencontré les glaces raccrocheuses qui vous happent au passage dans les rues des grandes villes ? Celles qui vous tombent dessus brusquement comme des douches ? Les glaces des devantures entourées de cadres odieusement faux, comme le sont de fards et de stras les créatures à vendre ? Les avez-vous vues vous offrir leurs flancs rayonnants où tous les passants se sont successivement couchés ? Les infernaux miroirs ! Mais ils nous harcèlent de tous les côtés ! Ils surgissent des océans, des fleuves, des ruisseaux! En buvant dans mon verre, je constate mes hideurs. Le voisin qui croit n'avoir qu'un ulcère en a toujours deux !... Les miroirs, c'est la délation personnifiée , et ils transforment un simple désagrément en un désespoir infini. Ils sont dans la goutte de rosée pour faire d'un cœur de fleur un cœur gonflé de sanglots. Tour à tour pleins de menteuses promesses de joie ou remplis de secrets honteux (et stériles comme des prostituées), ils ne gardent ni une empreinte, ni une couleur. Si devant le miroir que je contemple elle a glissé aux bras d'un autre, C'est toujours moi que je vois à la place de l'autre ! (Furieux.) Ils sont les tortureurs scandaleux qui demeurent impassibles, et cependant, doués de la puissance de Satan, s'ils voyaient Dieu, ma mère, ils seraient semblables à lui !...
la mère (d'un ton suppliant): Sylvius! la lune est à l'angle du mur. Va chercher une lampe, je veux y voir...
l'épouvanté (d'une voix redevenue sourde): Oh ! je vous dis ces choses parce que vous m'y forcez ! Je n'ai vraiment aucune qualité pour devenir le révélateur funeste, mais il est bon que les femmes aveugles apprécient, par hasard, l'épouvantable situation qu'elles font aux hommes qui voient, même dans les ténèbres. Vous installez somptueusement chez nous ces geôliers impitoyables, il nous faut les supporter pour l'amour