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de vous. Et en échange de notre patience ils nous soufflètent de notre image, de nos vilenies, de nos gestes absurdes. Ah ! qu'ils soient maudits au moins une fois, vos doubles! Qu'ils soient maudits, nos rivaux! Il y a entre eux et vous un pacte diabolique. (D'un accent désolé.) As-tu remarqué, par quelque matin d'hiver neigeux, ces oiseaux tournoyants au-dessus du piège qui scintille et leur fait croire à un miraculeux monceau d'avoine d'argent ou de blé d'or ? Les as tu-vus, comme ils tombent, tombent, un à un, du haut des cieux, les ailes meurtries, le bec sanglant, les yeux pourtant encore éblouis par les splendeurs de leur chimère! Il y a le miroir aux alouettes et il y a le miroir aux hommes, celui qui est à l'affût au détour dangereux de leur existence obscure, celui qui les verra mourir le front collé au cristal glacé de son énigme...
la mère (se cramponnant à lui): Non! Assez! je souffre trop! Ta voix me tue! L'angoisse me serre la gorge. Tu n'as donc pas pitié de ta mère, Sylvius? J'ai voulu savoir, j'ai eu tort. Pardon! Va chercher les lampes, je t'en supplie! (Elle se met à genoux, joint les mains) Je suis connue paralysée...
l'épouvanté (chancelant) :Je crains, moi, le miroir caché dans l'ombre, votre grande psyché, ma mère...
la mère (exaspérée) : Lâche! Est-ce que je n'ai pas encore plus peur que toi! M'obéiras-tu,à la fin!
l'épouvanté (se redressant, hors de lui): Eh bien soit! je vais vous chercher la lumière!
(Il s'élance avec rage, dans la direction de la psyché, derrière laquelle se trouve la porte du salon. Un instant, il court au milieu d'une nuit profonde.... Tout à coup, la bousculade terrible d'un meuble énorme, le bruit sonore d'un cristal qui se brise et le hurlement lamentable d'un homme égorgé...)
Rachilde