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susdit M. Gounod, Carmen à Bizet, Manon Lescaut et Werther à M. Massenet, Jocelyn à M. B. Godard ; parmi les deux cents pièces à musique qui firent la joie du siècle, en cherchant bien, on n'en trouverait peut être pas trente qui ne soient tirées d’œuvres littéraires antérieures. Walter Scott, Musset, Lamartine, Bernardin de Saint-Pierre l'abbé Prévost, et combien, ont été pillés ; surtout Shakespeare et Goethe. Quelquefois on change le titre ; de Wilhem Meister on fait Mignon; du Roi s'amuse on fait Rigoletto; de La Dame aux Camélias on fait La Traviata ; et l'on étonnerait infiniment les jeunes filles à qui l'on fait gazouiller les chœurs de Lalla Rouk, dans les conservatoires départementaux, en leur citant le romantique anglais dont hérita Félicien David.
De ces substitutions, aucun aveu ; tout le monde doit savoir ; mais on profite de l'heureuse et placide ignorance des populations ; le musicien gratte le nom du poète, écrit le sien à la place, en caractères d'affiche. Quant au librettiste qui prépara les chemins, crocheta les serrures, emporta le volume subtilisé dans la doublure de son paletot, on le mentionne à peine ; en lettres microscopiques ; maintes fois, — voyez les catalogues ; — on ne le mentionne pas du tout. Il est le chat qui tire les marrons ; que la pièce soit de lui (il en est qui inventent) où ramassée dans les bibliothèques de l'arrondissement, Sa Majesté le Musicien le considère comme un très humble personnage. Il le relègue dans un coin, avec les décors de M. Un Tel, les costumes de la Maison-Trois-Etoiles, tandis que sa célébrité rayonne, se prélasse sur les couvertures fioriturées et peintes des partitions.
Et n'est-ce pas, en fin de compte, le côté comique de ces exploitations hasardeuses, les compétitions, les duperies de gens qui ont fait un mauvais coup et ne s'entendent point sur le partage des dépouilles, se rabaissent mutuellement, à tour de rôle ; sur la brochure et la réduction au piano, et cependant ne peuvent se passer l'un de l'autre : — le librettiste parce qu'il ne sait faire, le plus souvent, que des livrets ; le musicien parce qu'il ne sait se servir de la littérature chipée telle qu'elle existe, — parce qu'il a besoin d'un M. Jules Barbier, d'un M. Scribe, qui taille, rogne, à sa petite mesure, cuisine le gâteau, découpe le pain en tartines, en fines lèches beurrées de lieux communs et de rimes centenaires.